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CASTELLANE, Boniface de (1867-1932) :  Vingt ans deParis(1925).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (05.X.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-52) du numéro 52 (octobre 1925) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


Vingt ans de Paris

Choses vues

par

BONI de CASTELLANE



~ * ~


Mon divorce fut prononcé le 5 novembre 1906.

Il était cinq heures de l’après-midi. Anxieux d’avoir des nouvelles etne tenant plus en place, je sortis pour faire les cent pas devant lademeure de mes parents. Il commençait à faire nuit, lorsque s’arrêta unfiacre. Un homme sans chapeau en descendit, qui, ne me voyant pas, seprécipita sur la sonnette et entra.

Au bout de deux minutes, une seconde voiture vomit un gros monsieuressoufflé et tuméfié, qui portait un melon et une redingotedéboutonnée. Je reconnus un grand bijoutier de Paris.

Puis arriva une jeune personne, simplement mais élégamment vêtue,tandis que je regardais avec anxiété du côté de la gare des Invalides,guettant la voiture de mon avoué.

Soudain, j’aperçus un visage imberbe dont le nez proéminent appartenaità un antiquaire auquel je devais une assez forte somme d’argent pourdes tapisseries d’Audran que j’avais achetées peu de jours avant maséparation.

Ces visites inattendues n’auguraient rien de bon.

Je ne voulais pas retourner chez moi sans mon avoué, afin den’affronter ce groupe qu’en sa présence. Impatienté de ne pas le voirvenir, je descendis jusqu’au quai d’Orsay, puis revins sur mes pas, etme décidai enfin à pénétrer dans l’antichambre. Là, je me trouvai enface d’une demi-douzaine de gens qui discutaient entre eux avec tant devéhémence que, tout d’abord, ils ne m’aperçurent pas.

Je m’approchai, et leur demandai, le sourire aux lèvres : « Qu’y a-t-ilpour votre service ? » Tous ces personnages que, jusqu’alors, j’avaisrencontrés dans leurs magasins, empressés et obséquieux, s’étaientredressés, et me toisaient d’un air courroucé.

L’un d’eux me dit : « Ça y est ! » Je lui demandai avec aménité : « Dequoi voulez-vous parler ? » Il me regarda ahuri et furieux, comme si jevoulais me moquer de lui : « Monsieur le Comte, vous êtes divorcé. »

J’appris ainsi la grande catastrophe.

Aussitôt commença un concert de discussions, dans lequel chacun parlaità la fois.

Plusieurs autres créanciers s’étaient joints au premier groupe. C’étaitun véritable parlement. Les uns pensaient obtenir un règlement par ladouceur ; les autres songeaient déjà à employer la force. En un clind’œil, ils avaient passé de la confiance à la terreur. Un marchand, quim’offrait encore la veille d’emporter sa boutique entière, réclamaitimmédiatement le prix de sa facture.

On s’adressait à moi comme aux guichets d’une banque sur laquellecourent des bruits alarmants ; et, moi, je ne pouvais donner desatisfactions à qui que ce fût, ayant quitté l’avenue du Bois sans unsou.

Un de ces lascars, qui demeurait près de Saint-Germain-des-Prés, allajusqu’à m’appeler par mon petit nom : « Boni, dit-il, soyez gentil. »

Cette familiarité déplacée me rendit ma fierté. Je me retournai,indigné, et mis tout ce monde à la porte en répétant la parole du ducde M… qui, harcelé par ses créanciers, leur dit : « Je suis si fâché,messieurs, que je ne me fournirai plus jamais chez vous ! »

Mon divorce provoqua des articles de journaux dans le monde entier, etparticulièrement en Amérique.

Une caricature d’un grand journal de New-York me représentait emportantsur mes épaules deux gros sacs remplis de dollars. Cette image necorrespondait malheureusement à aucune réalité.

Une autre me montrait en haillons. Celle-là était plus exacte…

La presse s’accrochait à moi comme la teigne. Je n’ouvrais pas unegazette sans lire les détails les plus pénibles et les plusfantaisistes sur ma vie intime.

La foule a du goût pour les catastrophes. Mes libéralités n’étaient pasparvenues à me faire pardonner la trop grande fortune dont j’avaisdisposé.

Les théâtres, les cafés-concerts me mettaient en scène.

J’appris par la rumeur publique qu’Eve Lavallière devait me représenteren travesti, aux Variétés.

J’allai trouver le directeur de ce théâtre pour lui dire combien jem’en sentais ému. Il me pria de m’adresser à l’interprète elle-même,qui était une amie personnelle de l’auteur, et il me promit son appuiauprès d’elle.

Je frappai un soir à la porte de sa loge. J’entrai, et j’y vis MlleLavallière qui, sans autre costume qu’un maillot la couvrant des piedsau cou, se préparait à danser un pas savant.

Elle était à cette époque d’une beauté très prisée par les amateurs.Mince et souple, avec de fines jambes, elle ressemblait à une chatte.On s’attendait aussi bien à la voir sauter sur une commode qu’esquisserun pas sur le plancher.

Elle jouait de ses jolis pieds avec coquetterie et était loin d’évoquerl’idée d’une sainte destinée à finir ses jours dans un ermitage.

Ses grands yeux barbouillés de noir me fixèrent tout d’abord étonnés ;puis elle me dit, en me prenant par le menton : « Je sais ce qui vousamène. »

« Cette affaire m’est pénible », insistai-je.

Pour toute réponse, elle leva une jambe très haut, fit un bond élégantet retomba en riant.

« Je ne comprends pas votre intervention, s’écria-t-elle. La réclameque je vous fais est prodigieuse. »

Elle prit l’attitude qui lui paraissait le plus apte à me représenter,tendit les épaules, bomba la poitrine, creusa les reins, se tenantdroite, la tête en arrière, le nez au vent ; si bien que, tout d’uncoup, je la vis avec des yeux bleus, le teint clair, et les cheveuxblonds. Elle avait un air insolent et prétentieux, percha mon chapeausur le haut de sa tête, mit un faux col en papier qu’elle avait sous lamain, enfila une redingote grise fort serrée à la taille qui, pendantsur ses jambes nues, paraissait cocasse.

Elle me ressemblait de façon frappante : « Comment me trouvez-vous ? »fit-elle. Je lui répondis : « Comme je dois être ridicule ! » – « C’estpourtant bien ainsi que vous m’apparaissez », ajouta-t-elle.

« O ! Eve, répliquai-je, que d’erreurs se commettent en ton nom ! »

Elle ajouta : « Je m’appelle aussi Lavallière, et je sais me repentir. »

Après une nouvelle pirouette, elle écouta mes doléances. Je luiprésentai mes arguments avec tant d’affabilité qu’elle en fut touchée,et nous arrivâmes à un accord.


Ma situation financière était assez mauvaise.

Mon passif dépassait mon actif ; et, comme capital, il ne me restaitque moi-même. Je cherchai alors à déterminer ma valeur et à savoir sije pourrais tirer de mes efforts, de mon cerveau et de mon activité cequ’il me fallait pour régler mes affaires embrouillées.

Il me restait quelques objets inutilisés, que j’avais jadis placés dansdes garde-meubles, et dont j’essayai de me défaire. Jacques Seligmannme les acheta volontiers. Un scrupule me hantait à l’idée que, si j’enavais payé une partie de mes propres deniers, le solde en avait étéréglé avec l’argent de ma femme.

Malgré les difficultés dans lesquelles je me trouvais, et quoiquej’eusse pu équitablement conserver une partie de la somme touchée, jela remis en totalité à Me Kelley, sollicitor de Mme Gould. J’espéraisqu’il me rendrait ce qui m’en revenait. Il n’en fit rien, et empochabel et bien le tout pour le compte de sa cliente, sans même meremercier.

J’étais harcelé de tous côtés. Les gens auxquels je n’étais passympathique avaient beau jeu de rire à mes dépens, plutôt que de meplaindre.


J’allai un jour chasser en compagnie d’un grand-duc et de quelquesamis, au château de Mme Z… Son mari compatissant trouvait mon sortinjuste. Par contre, sa fille, qui venait de se marier, avait sansdoute entendu mal parler de moi et ne partageait pas la bienveillancede ses parents. Ce fut elle qui me reçut à la porte de la galerie.S’adressant à un pékinois blanc et noir, assez hargneux, qu’elleportait dans ses bras, elle lui dit en me désignant : « Tu vois cemonsieur. Eh bien, tout ce qui lui est arrivé est mérité. » Et, meregardant bien en face, elle reprit : « Oui, c’est bien fait ; c’estbien fait ! » Il ne me restait qu’à saluer et à remercier cettenouvelle mariée de son accueil bizarre. Je ne pus m’empêcher de luirépondre : « Je félicite monsieur votre mari… » Au lieu de montrer dumécontentement, j’affectai de rire de cette gaminerie de mauvais goût.

Sur ces entrefaites, le père entra et demanda : « Que se passe-t-il ? »Je lui répondis : « Votre fille est en train de me faire descompliments. » Mais il avait entendu une partie de la conversation et,prenant dans ses bras le petit chien : « Toi, tu as bien de la chancequ’on ne te dise pas des choses désagréables. »

Je passai néanmoins une très bonne journée et m’amusai beaucoup de lafaçon dont la chasse était organisée. Pour étonner les invités, onlâchait des perdreaux dans les battues. Les tireurs étaient rangés lelong d’un affût. De l’autre côté de l’obstacle, on entendait legrincement des paniers d’osier qu’ouvrait un garde. Les pauvres oiseauxs’élevaient alors tout droit dans les airs, éblouis par le jour et laliberté, et planaient comme la colombe du Saint-Graal. Le grand-ducavait toutes les faveurs. La plus belle compagnie lui fut réservée. Achacun de ses coups de fusil, un oiseau tombait lourdement, comme s’ilétait en plomb.

Puis ce fut le tour des faisans qui, sortant de leurs caisses,n’avaient ni queue ni ailes, et semblaient nous faire des grimaces duhaut du ciel.


J’habitais la maison de mes parents, 27, rue de Constantine. Ma mèreavait transformé un de ses cabinets de toilette en chambre à coucherpour moi. On y plaça un petit lit de fer ; et c’est là que je vécuspendant plusieurs années, à côté du fumoir de mon père, où je recevaisles personnes qui venaient me voir.

J’étais sans charge, nourri, logé. Mais la sollicitude de ma famille,si grande fût-elle, m’étouffait comme l’atmosphère trop tiède d’unechambre de malade. Je n’avais pourtant pas lieu de me plaindre. Jen’avais qu’à remercier la Providence de l’aide que je trouvais.

Mes parents avaient, à mon sujet, plus d’inquiétude que moi-même. Mamère, en particulier, assez attachée à mon ex-femme, se trouvaitterriblement affectée d’une situation contraire à ses sentimentsreligieux et à ses traditions.

Elle était encore fort jolie, fine et d’une grande distinction. Labonté de son cœur l’aveuglait parfois dans son jugement à mon égard.Cependant, elle craignait de se laisser aller à trop de sympathie pourson fils, et cherchait à se montrer sévère au delà de son sentiment,d’ailleurs sans y réussir.

Plus forte de santé que la plupart de ses contemporaines, elle vivaitde ses préoccupations comme d’une seconde nature. Quand je rentraisvers minuit, elle ne dormait pas encore et m’appelait pour me demanderce que j’avais fait, ce que j’avais entendu dans la soirée. Je luirépondais souvent d’assez mauvaise humeur.

Mon énervement se communiquait aux personnes de la maison. Il n’est pasjusqu’au cuisinier Guérin qui, m’ayant vu naître, et perdant toutcontrôle sur lui-même, ne menaçât de rendre son tablier si on ne letenait pas mieux au courant de mes affaires.

La souffrance provoque des mouvements de colère, dénués deraisonnement. Rien n’était fait pour me calmer. J’étais obligé de mecontenir, non seulement vis-à-vis de la partie adverse, mais encorevis-à-vis de ceux qui m’aimaient le plus.

J’évoluais dans une atmosphère d’agitation, traqué au dehors et sanstranquillité dans mon nouvel intérieur.

Selon l’expression de feu ma grand’mère de Juigné, tout cela n’étaitplus « dans l’ordre ».

Mon père, plus philosophe et moins sensible, avait foi dans ma force derebondissement. Il ne se trompait guère, car, devant tant de lancesempoisonnées qui me visaient de tous les côtés, je parvins à me raidiret à les empêcher de pénétrer en moi.


Beaucoup de faux amis, qui avaient jadis profité de ma splendidehospitalité, se réjouissaient de me savoir en proie à de graves ennuis.

Une nuée de gens auxquels j’avais prêté de l’argent n’eurent qu’uneidée : me fuir, de peur que je ne leur réclamasse ce qu’ils medevaient. Ils étaient partagés entre deux sentiments : la satisfactionde me savoir embarrassé, et la crainte que mes embarras ne fissent tortà leurs intérêts.

L’un d’eux, à qui je rappelais que je l’avais obligé d’une forte somme,me répondit cyniquement : « Tu te mets dans une situation inextricable.» Il me fit pitié, et, malgré que je ne fusse pas riche, je lui fisremise de sa dette, et même lui avançait quelques louis qui merestaient.

On m’a raconté depuis qu’il disait du mal de moi. Je ne suis passurpris. Car rien n’est aussi difficile que de se faire pardonner unprêt d’argent.

A certains, j’avais signé des billets à ordre pour leur permettred’attendre des jours meilleurs. Au lieu de les rembourser à l’échéance,ils laissèrent les tiers-porteurs me poursuivre. Je me suis trouvéainsi responsable de multiples dettes que je n’avais pas contractées.Je dus, pour payer ces traites, imaginer de si savantes combinaisonsque ma situation empira encore.

Un jour, je me rendis chez un huissier chargé de la procédure contremoi.

Il demeurait à Montmartre, au quatrième étage, et de ses fenêtres onembrassait Paris tout entier. J’entrai, fort ému, chez lui, et fus reçupar sa femme. Deux couverts étaient préparés sur une petite table ornéed’une jacinthe. Un beau portrait au pastel de ce vieux bonhomme faisaitpendant à celui de son épouse. Ces tableaux étaient évidemment lesœuvres d’un bon artiste, et nous entamâmes à ce propos une conversationqui n’avait aucun rapport avec le sujet qui m’amenait là.

Mme X… était fort jolie, et je crus m’apercevoir qu’elle considéraitson vieux mari avec un certain dédain. Un sentiment utilitaire me vintà l’esprit. J’eus tout de suite l’intuition qu’il serait adroit de luifaire un brin de cour. Elle n’en parut pas effarouchée. Peut-être,grâce à l’intervention de cette dame, obtiendrais-je du mari desfacilités de paiement qu’il ne me donnerait pas sans cela ? Bref, jefis si bien que le renard me prit en affection, et c’est tout juste sije n’obtins pas la radiation de ma créance. En tout cas, il m’accordatoutes les satisfactions possibles. Mais, malheureusement, il s’aperçuttrès vite de ce qui s’était passé et se vengea de façon amusante. Ilavait aussi entre les mains le dossier d’un de mes débiteursinsolvables. Il me conseilla d’accepter en paiement de ma créance uneautomobile qu’il savait hors d’usage. Je ne pus refuser et j’acceptai.

Je n’arrivai jamais à me défaire de ce vieux rossignol et fus bel etbien obligé de rembourser la somme qu’on exigeait injustement de moi.La voiture resta pour compte, et l’huissier eut sa revanche.

D’autres de mes débiteurs faisaient semblant de ne pas me voir dans larue, de peur que je ne les arrêtasse. Si je les appelais au téléphone,ils changeaient le son de leur voix, pour dire qu’ils étaient sortis.

Il y en avait pourtant un à qui j’avais l’habitude de téléphoner lematin très tôt. C’était, dans la politique, un personnage important.

Les premiers temps, il prit différents prétextes pour remettre sonéchéance ; puis, se fatiguant de ma persistance, il chercha à se fairepasser à mes oreilles pour son domestique. Il me répondit un jour : «Monsieur est sorti. » Mais, comme je reconnaissais sa voix, je luiadressai de dures vérités à l’adresse de son soi-disant patron. Il dutles accepter et, me parlant à la troisième personne : « Parfaitement,dit-il, je transmettrai la commission de Monsieur à M. le Président. »

Inutile de dire que je ne revis jamais mon argent. J’avais eu au moinsla satisfaction d’avoir fait jouer à un ancien président un rôle devalet de chambre.

Le soir, je sortais volontiers dans le monde, où l’on s’étonnait de mevoir si placide. Tandis que mon cœur étouffait, une espèce de forceintérieure épanouissait un sourire sur mes lèvres. Je m’hypnotisaismoi-même et me persuadais qu’il y avait une certaine volupté àsurmonter de pareilles difficultés.

Seuls, mes anciens collaborateurs artistiques se conduisirent bien. Ilsm’offrirent de travailler avec eux et de me consoler de mes déboires.

Quelques fournisseurs, cependant, se montraient moins délicats. Tel unfleuriste de la rue Royale qui avait bien souvent livré des fleurs pourl’avenue du Bois-de-Boulogne, et aussi pour les grandes fêtes duMarais. Que de belles décorations nous avions imaginées ensemble ! Sesemployés habiles les arrangeaient avec goût, sous ma direction.

Je me rappelle des guirlandes faites de petites branches d’hortensiasbleus et roses, reliant à des candélabres qui en complétaientl’harmonie un surtout de table en argent, orné de cristaux.

Je me souviens également d’un arrangement de table fait avec desananas, des raisins noirs, des figues et même des tomates, rappelantcertains tableaux décoratifs du temps de Louis XIV. L’ensemble étaitflanqué de vases de Sèvres verts, dont émergeaient des branches devermeil avec un éclairage aux bougies.

A droite et à gauche de ce riche motif central, des fûts de canonssupportaient des jéroboams qui basculaient sur leurs chars dorés, etdont je versais moi-même le champagne pour mes invités.

En l’honneur de la grande-duchesse Wladimir, j’avais mis les unes prèsdes autres d’énormes roses Majesty, qui ne laissaient libre que laplace des assiettes. Ce tapis parfumé faisait un effet splendide.

Une autre fois, je dessinai avec des œillets une sorte de petit parc àla française, dans lequel les statuettes et les motifs étaient d’or etd’argent. Rien de plus somptueux, au milieu de ces couleurs vives, quela vaisselle en vermeil, copiée sur un modèle du XVIIe  siècle, etsur laquelle je posai des assiettes de Sèvres rose qui se reflétaientdans le métal et sur lesquelles des cerises ou des brugnons prenaientl’apparence de pierres précieuses.

Mon fleuriste, qui avait pris plaisir à ces manifestations et trouvéson profit dans mes dépenses, me réclama assidûment une somme de quatrecents francs. Il vint plusieurs fois me trouver sans que je le reçusse,car je ne pouvais solder sa facture. Fatigué de ces courses inutiles,il remit sa créance entre les mains d’un huissier. J’avais cependantété son meilleur client et dépensé chez lui environ cinq cent millefrancs en l’espace de douze ans. Il aurait pu me faire crédit, maispréféra me poursuivre.

Le geste maladroit de ce commerçant me remplit de tristesse, car ilm’ôtait une illusion de plus et me donnait l’impression d’avoir perdutout mon prestige. Il y a des symptômes qui avertissent un malade dudanger qu’il court et le découragent.


Cependant, je ne cherchais pas à excuser mes erreurs. Un jour, MmeStandish était venue dîner chez mes parents, en compagnie de M. l’abbéMugnier : Je n’hésitai pas à dire, à l’ébahissement de mes auditeurs,que je méritais en partie mon sort ; mais je faisais remarquer que,s’il est parfois juste de subir la punition de ses fautes, il nes’ensuit pas que ceux qui vous l’imposent aient, pour cela, raison.

Acceptant l’épreuve avec humilité, je n’en constatais pas moins quej’étais traité sauvagement et contre tout droit.

Mon esprit était, malgré tout, si peu absorbé par mes soucis que jetrouvai le moyen, tout en souffrant ainsi, d’interpeller legouvernement sur le Maroc. Je développai à table, devant l’abbéMugnier, la thèse anticoloniale que je devais porter à la tribune lelendemain.

L’abbé me dit : « Comment avez-vous le temps de penser à ces questions? » Je répliquai : « Je ne veux songer qu’à celles-là. Autrement, jeserais trop malheureux. » Il sembla frappé de ma capacité detransposition et me fit mille compliments que je reçus d’un ton un peusec, car je n’aimais pas qu’on me rappelât mes ennuis.

Ce brave prêtre et ami avait espéré me consoler. Je lui dis avecorgueil : « J’aime à servir les autres, et je n’attends rien en retour.»

Puis la conversation changea. Quelqu’un lui ayant demandé s’il croyaità l’Enfer, il répondit : « Certainement. Mais je pense aussi qu’on n’yrencontre personne. »


Les déceptions sentimentales que j’éprouvais auraient pu atteindre masanté. Cependant, je ne me portai jamais aussi bien et, comme uneplante qui renaît de ses propres déchets, je ressortais constamment dela lutte quotidienne avec une vigueur nouvelle. Je me sentais apte àfaire face à toutes les exigences du sort. Un surplus de sève mepermettait de renouveler en moi-même mes forces. Aussi pénétrai-je dansl’opinion publique comme un coin dans une planche pourrie.


Après un temps de retraite volontaire, j’éprouvai le besoin dereprendre contact avec mes semblables.

Il était de mode de monter à cheval au bois de Boulogne le matin, avantmidi. Mon frère me prêtait une élégante jument qu’il envoyaitm’attendre au Café Chinois, à l’entrée de la porte Dauphine. Mais aulieu de m’y rendre, comme autrefois, dans un phaéton à deux chevaux,impeccablement attelé, je prenais un simple fiacre.

Ce véhicule était ordinairement traîné par une vieille rosse grise,comme on en voit aux combats de taureaux, et mené par un cocher àchapeau haut de forme de linoléum blanc. Je côtoyais ainsi les beauxéquipages et passais devant l’ancien palais où j’avais habité douzeans. Jetant de son côté un regard furtif, j’avais de la peine à merappeler même que je l’avais construit.

Cependant, ma mise était toujours aussi soignée que par le passé. Jepartais à cheval, une fleur à la boutonnière, en chapeau haut de forme,pantalon à sous-pieds et redingote grise.

D’un temps de galop, je faisais le tour du Bois, oubliant mesdifficultés, évitant de laisser entamer ma sérénité par quoi que ce fût.

Jamais je n’eus plus de morgue qu’au moment où l’on me croyaitirrémédiablement vaincu.


Ce qui me parut le plus douloureux fut ma séparation d’avec mesenfants. Je me rappellerai toujours le moment où, après le départ de mafemme, je cherchai à les voir à l’hôtel Bristol. J’entendais leurs voixsans pouvoir les atteindre, et j’en étais terriblement affecté.

Ils partirent pour Biarritz avec leur mère, sans mon autorisation. Amoins de commencer un nouveau procès, je ne voyais pas le moyen de lesretenir. Ce déplacement, d’ailleurs, ne pouvait qu’être bon pour leursanté. J’aurais eu tort de m’y opposer. Mais je me rendis, moi aussi, àBiarritz, avec l’idée d’avoir enfin avec eux quelque entretien intimede nature à impressionner leur mère, s’ils le lui rapportaient. Je nedescendis pas à l’hôtel du palais, quoique j’eusse une envie démesuréede les voir. Je redoutais cette première rencontre. Je fis le guettoute une journée sur la plage ; ils ne parurent pas. Triste etmélancolique, je pris, pour tuer le temps, une voiture qui me menajusqu’à Saint-Jean-de-Luz. Comme j’arrivais près de la maison qu’habitaLouis XIV, une trompe se fit entendre, et j’aperçus Mme de Castellanedans son automobile, accompagnée de mes trois fils. Ils firent semblantde ne pas me voir. En cet instant, je me sentis plus isolé que jamaiset je rentrai les larmes aux yeux.

Aussitôt arrivé à l’hôtel, j’écrivis à mon ex-femme pour lui demanderde m’envoyer mes fils. Le lendemain, leur précepteur les amena pourdéjeuner à Saint-Jean-de-Luz. J’y vins tout tremblant, comme à unrendez-vous d’amour. C’était la première fois que je les revoyais,depuis mon départ de l’avenue du Bois-de-Boulogne.

J’éprouvais je ne sais quel sentiment d’infériorité, mélangéd’humiliation et de révolte. Mais j’avais pris la résolution de medominer. Je ne sais si les aînés – le plus jeune avait trois ans etdemi seulement – se rappellent mon émotion. Quand je leur parlais,j’avais la gorge serrée. Je tâchais de découvrir ce qu’ils pensaient,et s’ils me plaignaient. C’est ce dernier sentiment que mon orgueil mefaisait le plus redouter.

Un journal malencontreux publia ce même jour la liste des gensvillégiaturant à Monte-Carlo et citait mon nom auprès de celuid’ennemis personnels de Mme de Castellane. Elle crut que j’y étais, eneffet, en leur compagnie et eut, paraît-il, une explosion de colère quise manifesta par son refus de me rencontrer.

La note du journal était perfide et mensongère. Je n’avais pas été dansle Midi, et les personnes citées n’y étaient pas non plus.

Le déjeuner avec mes fils eut lieu sur la terrasse de l’hôtel, en facede la mer. Leur précepteur y assistait ; on lui avait imposé de ne pasles quitter. Mes plaisanteries forcées, qui donnaient le change à monchagrin, faisaient rire les enfants jusqu’aux larmes. Sous leurhilarité se cachait une nervosité compréhensible.

Après un mauvais repas, sur une table couverte de hors-d’œuvre secs,vint le moment de la séparation. Je dus renvoyer mes fils dans la mêmeautomobile jaune de 40 chevaux que j’avais aperçue la veille, tandisque, moi, je reprenais mon fiacre.

Le roi Edouard était à Biarritz. L’ambiguïté de ma situation me fitéviter de me trouver en face de lui. D’ailleurs, je savais qu’il mejugeait avec sévérité, et qu’il n’aimait pas le bruit qu’avait provoquéla dislocation de mon ménage.

Il voyait beaucoup, à ce moment-là, une des femmes les plus charmantesde l’Angleterre, l’honorable Mme Kappel, qui se montra d’une grandebonté pour moi et calma aussitôt la mauvaise humeur royale à mon égard.

Après cet épisode pénible, je repartis pour Paris, mécontent de n’avoirpas obtenu ce que je voulais, mais heureux d’avoir repris contact avecmes trois enfants.

*
*    *

J’étais resté sans ressources. Il fallait trouver le moyen desubsister. Je cherchai d’abord à gagner quelque argent en publiant desarticles sur les affaires étrangères ; mais ils étaient sipitoyablement payés (200 francs l’un) que j’y renonçai vite.

Moi qui avais tant dépensé pour propager mes idées et soutenir lesdifférentes ligues, j’étais  obligé, maintenant, d’avoir recours àla presse. C’était le monde renversé. Pendant longtemps, j’avais faitdire à chacun ses quatre vérités dans le Soir, et voilà que,désormais, comme un simple journaliste, je cherchais à écouler mesproductions dans les salles de rédaction.

On m’y faisait parfois des observations qui m’exaspéraient. Un jour,j’apportai à Brunetière quelques idées pour la Revue des Deux Mondes.Il était assis dans un vaste fauteuil dont il tenait les deux bras dansses mains crispées. Il commença par me faire une sorte de conférenceaussi ennuyeuse que ses entretiens sur Bossuet, qui avaient le don defaire pâmer les snobs et quelques femmes du monde.

Je lui avouai la préoccupation que me donnait une politique quitendait, selon moi, à la destruction de l’empire des Habsbourg.

Brunetière n’était pas un voyant ; il ne comprit rien à ce que je luidisais, et refusa de publier mon travail. J’en éprouvai quelqueirritation.

J’avais été obligé de vendre le Soir, qui ne pouvait vivre sans unesubvention trop forte pour moi. Pollonais, ce brave néo-chrétien qui ledirigeait, perdit la tête à l’idée de cet abandon, traîna encorequelque temps, écrivit des articles réactionnaires au Gaulois ouailleurs, se montrant plus catholique que le pape, et menant une viemisérable. Un jour où je lui parlais de mes adversaires politiques, ilreprit avec hauteur un mot de Talleyrand qui, dans sa bouche, nemanquait pas de saveur : « Délivrez-moi de mes amis : quant à mesennemis, je m’en charge ! » Je lui fis comprendre qu’il ne s’appliquaitpas à son cas.

Vers ce moment, j’appris que mes merveilleux équipages du Marais et deParis allaient être mis en vente ; mais ils étaient d’une qualité siparfaite et d’un type si spécial qu’ils ne trouvèrent pas acquéreur etdurent rentrer dans leurs remises.

Il n’en fut malheureusement pas de même de certains objets d’art dontMme de Talleyrand se défaisait sans raison. Son but, paraît-il, étaitde se débarrasser le plus possible de tout ce qui me rappelait à sonsouvenir. En même temps, comme à Versailles pendant la Révolution,lorsqu’on arracha les fleurs de lys des fers forgés et des balcons,elle fit supprimer mon chiffre sur son palais et gratter le relief demes armes sur son argenterie. Ce fut un grand malheur pour celle-ci,qui s’en trouva considérablement abîmée.


Ne sachant qu’imaginer pour m’enrichir, je tentai de vendre desproduits pharmaceutiques. Je m’intéressai aux inventions d’un jeunechimiste qui me vantait certaine pommade pour le teint. J’engageaiquelques-unes de mes amies, restées fidèles à mes conseils, à en faireusage et j’achetai le brevet. Ce produit était d’un prix exorbitant, etses effets, par surcroît, furent déplorables.

L’une des malheureuses qui l’employa et s’en couvrit le visage pleurade démangeaisons. Elle me fit appeler pour constater mon œuvre. J’allaila voir et la trouvai barbouillée de cet onguent noir et toutegémissante de douleur, tandis qu’à ses pieds opérait un pédicurechinois. Ce tableau pittoresque était pitoyable. Je cherchai ailleurs.Je n’étais décidément pas destiné à embellir mes contemporaines.


Je pris alors le parti de me lancer dans le commerce des objets d’art.Avec quelques sommes que j’avais recueillies, je furetai chez lespetits marchands des boulevards Raspail et Saint-Germain, et j’ytrouvai quelques occasions que je revendis avec bénéfice à des gens quine les auraient pas remarquées sans moi. A une vieille dame qui avaitété fort belle, j’octroyai une psyché pour qu’elle pût contempler lesrestes de sa beauté. Elle m’en sut gré et devint obsédante.

J’achetai une statue équestre de Louis XV en plâtre, d’une hauteur decinquante centimètres, pour laquelle une riche Américaine voulut bienme donner quatre fois le prix que je l’avais payée. Je compris tout leparti que je pourrais ainsi tirer de mes talents, et je menai à bonnefin plusieurs opérations du même genre.

Au marché aux puces, où j’allai me promener un matin, je découvris unepelle et des pincettes dont les manches étaient finement ciselés. Jem’en rendis acquéreur, et les cédai à un marchand avec un grosbénéfice. Mon activité et mon flair m’apportaient, peu à peu, leséléments de la richesse.

De mes connaissances et de mon goût, je pouvais donc tirer quelquechose de lucratif ! J’avais une fortune inexploitée dans mon cerveau !Je ne l’avais jamais employée que pour le bien et la satisfaction desautres. Je me lançai en grand dans ce que le hasard ne m’avait fait,jusqu’alors, qu’essayer en petit.

Ce qui me fatiguait le plus, c’était la correspondance, dont je n’avaispas l’habitude, et dont je dus m’occuper moi-même, car je n’avais plusde secrétaire.

Je me trouvais soudain en rapport avec un monde tout à fait différentdu mien et je me heurtais à des difficultés imprévues, comme de trouverdes formules pour la fin des lettres.

Je ne pouvais pourtant pas imiter mon ami, le duc de B…, qui, nesachant comment terminer ses réponses à ses fournisseurs, mettait : «Je me porte bien ».

On juge du cas qu’ils faisaient de cette information.


Bientôt, je fus adulé par les antiquaires et, à la fois, redouté d’eux.Ils craignaient la concurrence que je pouvais leur faire. Certainsdemandèrent à s’entendre avec moi. D’autres, moins avisés, medéclarèrent une guerre sourde. Tantôt ils s’ingéniaient à déprécier mamarchandise, en jetant sur son authenticité une suspicion mensongère ;tantôt ils se servaient de vilains procédés pour m’empêcher de m’endéfaire.

L’un d’eux, furieux de mes succès, me rendit responsable de ses échecs.Un jour, à mon insu, il courut chez une cliente qui nous était communeet lui dit perfidement que si j’avais déconseillé chez lui l’achat d’uncertain tableau, c’était parce qu’il m’avait refusé une commissionexorbitante. Rien n’était plus fallacieux. Si je n’avais pas engagé lapersonne à suivre son inclination, c’est que la toile en question étaitrepeinte et mal restaurée.

Je m’étais fait une règle de ne jamais accepter qu’une rémunérationlégale. Je pus donner la preuve de la perfidie de l’antiquaire ; etc’est lui qui se brouilla avec la dame, et non pas moi.

Le plus sûr moyen de s’enrichir est d’être honnête. C’est parce que jene suis jamais entré dans une combinaison équivoque que je pustraverser toute une partie de mon existence sans atteinte ; et, commeil n’y a pas de sot métier, je ne regrette pas d’avoir adopté celui-là.

Rien n’est plus attristant que de voir acheter par de malheureuxAméricains, dont on abuse, d’innombrables horreurs qu’ils paient desprix insensés.

L’un d’eux, M. X…, faisait voir chez lui des Van Dyck, des Velasquez,des Rembrandt, des Raphaël et d’autres soi-disant merveilles.

Je fus indigné du vol dont il avait été l’objet. Deux moyens seprésentaient à moi pour gagner sa confiance : l’un qui consistait àadmirer, malgré tout, ce qu’il possédait et à le flatter ; l’autre, àlui avouer la vérité sur l’inauthenticité de sa collection. Jem’arrêtai au deuxième. Je lui dis que ses tableaux étaient abominableset tout juste bons à mettre au feu.

Il eut un premier mouvement de colère, non pas contre le marchand, maiscontre moi, et, les larmes aux yeux, faillit me prier de prendre laporte. Il se sentait humilié de passer pour un ignorant, et d’avoirfait un marché de dupe. Cependant, il n’osait proférer contre monjugement aucune parole désobligeante.

Quelques jours après, il m’appela au téléphone ; mais ce fut pour mefaire des reproches. Il avait montré sa collection à un critiquecélèbre, qui écrivait dans les journaux, et qui, sans doute intéresséaux affaires du marchand, en avait fait l’éloge. Mon Yankee m’envoulait. Je ne me décourageai pas et lui adressai un  expertsérieux qui lui tint le même langage que moi.

Dégoûté, le malheureux passa l’éponge sur les mauvaises opérationsqu’il avait faites et se décida à me garder sa confiance. Il reconnutplus tard que je l’avais sauvé d’un désastre encore plus grand.

Sa femme, plus intelligente que lui, m’avait aidé à lui ouvrir les yeux.


Je parlai une après-midi à Mme Doucet, la célèbre et charmanteantiquaire, de la malveillance d’un de mes amis au sujet d’un objetprovenant de ses magasins. Elle mit les deux poings sur ses hanches,telle Mme Angot, et s’écria : « Le cochon », en accentuant l’o commes’il était coiffé d’un accent circonflexe.

Au même instant, le personnage en question apparut. Passant de lacolère à la douceur, et avec le sourire franc dont elle a le secret,elle lui dit gentiment : « Comment allez-vous, mon cher ? » Il avaitentendu l’exclamation. « De qui parliez-vous avec tant d’éloquence ? »demanda-t-il, – « De vous, » répondis-je. Il se mit à rire, etl’incident finit sans plus de complication.


La guerre perfide que me faisaient certains marchands rendait monnouveau métier difficile. Il m’aurait fallu trouver un amateur quiadmît son incompétence et mon savoir, et qui consentît à se laisserguider par moi.

Un oiseau de ce genre est assez rare. Il faut beaucoup d’esprit pouravouer qu’on ne sait rien. Un homme riche est persuadé qu’il a lascience infuse. Il déforme les idées des autres et, après s’en êtreservi, relègue l’intermédiaire en dehors de ses combinaisons, car ilcomprend généralement mal ce qu’on lui explique.

La difficulté n’est pas de faire quelque chose de bien si l’on en a laliberté ; mais c’est d’adapter une œuvre au caractère du client pourlequel on travaille.

Je dis à l’un d’eux : « Je me déclare incapable de m’occuper de vous.Vous n’avez aucun goût et n’êtes pas apte à en acquérir. » Il devintmon ennemi irréductible, mais je préférais ne pas me rendre responsablede ses erreurs.

Une Roumaine, Mme N…, aimait les appartements « tarte à la crème »,Dieu seul sait pourquoi. Elle me consulta. Je ne fus pas même poli. «On n’a qu’une envie, lui dis-je, celle de lécher vos murs. Ils ontl’air fabriqués par le pâtissier Rumpelmayer. » Elle m’en voulut à mortet ne m’invita plus.

Ce qu’il y a de plus difficile dans le commerce, c’est le client ; etparfois, quand on a mis la main sur lui, il a des engouementsdéconcertants.

Il y avait une riche Américaine de San-Francisco qui demeurait dans unhôtel de la place de l’Étoile.

Un jour, elle fit venir un des amis et lui dit, tout enthousiasmée : «J’ai un projet magnifique : je vais acheter l’Arc de Triomphe et letransporter en Amérique. »


Beaucoup de gens bavardent sur l’art et la politique comme s’ils ycomprenaient quelque chose. D’où tirent-ils leurs appréciations ? Onn’en sait rien. Il est impossible de corriger leur mauvais goût, quirelève d’une personnalité inapte à s’améliorer avec l’âge.

Souvent, des Américains achètent des bibelots espagnols ou italiens,sans se rendre compte de ce qu’est l’Espagne ou l’Italie. Alors, ils necoordonnent plus leurs idées. Je préfère ceux qui font carrémentprofession d’ignorance. L’un d’eux n’hésitait pas à mettre sur le socled’une statue antique un volant de dentelle en point de Venise. Onpouvait en rire ; mais cela dénotait au moins de la fantaisie.

Ma réputation de connaisseur ne faisait que se développer. Les moindreschoses que je plaçais chez moi passaient pour des merveilles. Jepeinturlurai mes murs et j’étalai mon goût, obtenant ainsi d’assezjolis résultats, sans presque dépenser d’argent.

Qu’était devenu le temps de ma splendeur, où je n’avais qu’à désigneravec ma canne, dans un magasin, tel ou tel objet et à me le faireenvoyer sans même m’enquérir de son prix ? Où sont ces moments devolupté qui me permettaient de me rendre instantanément possesseur deschoses dont j’avais envie, ou de pouvoir, une fois mon désir assouvi,les retourner au marchand, comme si elles eussent tout à coup perduleur valeur à mes yeux ? Désormais, plus de ces gestes magnifiques. Monrôle se bornait à apprécier ou à critiquer ce que mes clientsachetaient.

Je reçus un jour les photographies de tapisseries merveilleuses, quiétaient en Espagne. Je me mis en rapport avec leur propriétaire et,pour le compte d’un grand antiquaire, je partis pour Madrid afin de lesacheter. Elles étaient la propriété d’un grand seigneur. Je me mis enrapport avec leur détenteur momentané. Brodées d’or et d’argent, ellesreprésentaient des scènes bibliques dans des costumes de laRenaissance. Je ne puis oublier certain lit de Vénus, couvert d’unecourtepointe richement tissée de matière précieuse, et des borduresd’une richesse allégorique extraordinaire.

J’obtins du propriétaire qu’il me fixât pour ces tapisseries un prixminimum, que je télégraphiai à mon acquéreur. En réponse, celui-ci mepria de transmettre une offre moindre, qui ne fut pas acceptée. Entretemps, il chargeait un tiers d’acheter les tapisseries au prix demandé,et à mon insu, pour éviter d’avoir à me remettre une commission.

En rentrant à Paris, je rendis naïvement compte de ma mission à qui dedroit et je n’y pensai plus, jusqu’au jour où je vis les tentures enquestion chez un de mes amis. On m’informa qu’elles venaient de chezcelui qui m’avait envoyé en Espagne. J’entrai contre lui dans unecolère violente. J’eus la chance qu’il ne voulut pas se présenterdevant moi, car je l’eusse assommé.

L’expérience de ces petits jeux me vint avec le temps ; j’en arrivai àles admirer. Mais j’avoue qu’à mes débuts, j’étais, en affaires, aussiinexpérimenté que M. de X… vis-à-vis des femmes. Discutant un jour dela vertu d’une de nos amies, cet homme laid et sans charme me dit : «Je sais qu’elle est honnête, car j’ai essayé de la mener à mal, et ellen’a rien voulu savoir. »

Je ne ressens pas de fausse honte à être commerçant. Quand on n’a plusd’argent, il faut s’en procurer, se montrer habile, et faire valoir sestalents.

Il y a des personnes qui s’indignent à l’idée qu’un homme du mondetouche des commissions. En agissant ainsi, il fait comme les banquiers,mais ne l’avoue généralement pas. Il ressent d’hypocrites scrupules et,niant l’évidence, il imite les chiens qui se cachent le nez dans lescoins, en croyant qu’on ne les voit pas.

Il n’y a pas de raison pour ne pas faire de son savoir une marchandise.On peut le vendre comme un livre, des bois ou des céréales. En cela, jesuis devenu très moderne. Mais ce n’est pas chose facile à réaliser.

De nombreuses personnes ont tenté de faire comme moi, sans se douterdes difficultés qu’elles rencontraient. Presque toutes ont échoué.

Pour réussir, il faut posséder un sens psychologique pénétrant etlivrer une perpétuelle bataille diplomatique.

Pendant qu’une dame, voulant user d’astuce, me confiait qu’ellerenonçait à s’offrir un certain objet que je savais lui plaire, ellechargeait un homme fort riche de l’acheter pour elle. Mais, à son insu,ce nouvel intermédiaire se trouvait être un de mes agents. Elle croyaitm’éliminer, et me faisait rentrer dans l’affaire indirectement. Celas’appelle être le dindon de sa propre farce.


Le comte Robert de Montesquiou, avec moins de goût que d’imagination,me faisait concurrence. Il avait un grand talent dans la manière dontil présentait la marchandise.

Devant moi, un jour, il fit voir à une de ses amies une assez vilainetable de nacre, style Napoléon III, d’un blanc cru, qui ne pouvaitconvenir dans un aucun milieu. Mais il l’avait placée derrière unrideau rouge, et surmontée d’un vase de cristal contenant une rose àlongue tige.

Comme un prestidigitateur, il écarta le velours, délicatement, pour quele meuble n’apparût pas tout d’un coup. Il commença alors un discoursdans lequel il comparait sa blancheur à celle de la peau de lavisiteuse, la finesse des pieds à celle de ses chevilles, le parfum dela fleur à celui de ses cheveux, et le tout, dans un langage siprécieux et avec un vocabulaire tellement choisi, que la dame s’emballapour ce vilain bibelot et voulut l’emporter dans sa voiture.

Pour faire comme Montesquiou, il suffit d’avoir du bagout.

D’ailleurs, le goût n’est jamais absolu. M. Camille Groult, qui enétait rempli, tenait le sien d’une sensibilité exaspérée. Chez le DrCarvalho, il dérive d’un esprit symbolique. Au duc de Mortemart, ilvient de son culte pour la tradition. Mme Sert peut avoir un goûtdifférent, et tout de même intéressant pour des raisons contraires : iltient à son imagination qui défie tous les raisonnements. Le marquis deBreteuil, lui aussi, avait du goût, mais il était doué surtout d’unsens commercial qui lui faisait apprécier la valeur d’un objet plutôtque sa beauté intrinsèque. Toutes ces personnes, néanmoins, pouvaientse tromper, car, pour avoir un goût impeccable, il faut voir etcomprendre, ce qui est chose rare et constitue un élément vital en mêmetemps qu’un grand charme, autrement dit unir aux connaissances lasensualité du regard et une logique raisonnée.


J’ai conservé avec les marchands pour le compte desquels je travaillaisdes rapports courtois, sans cependant admettre qu’ils me fassent unegrâce, persuadé que mes services valent ce qu’ils les paient, etbannissant toute familiarité de nos rapports.

Mais voici la plus jolie de mes histoires :

Dans une de mes pérégrinations, j’avais acheté un meuble de Boule apteà compléter la série de ceux qui se trouvaient dans le palais quej’avais édifié avenue du Bois-de-Boulogne. Il eût été amusant,pensai-je, qu’une somme, même modeste, rentrât dans ma poche, d’unevente à Mme de Talleyrand. Comment faire ? Je me sentais excité à cettepensée. J’en parlai à un de mes amis, qui fit présenter le bureau chezelle. Elle en fit aussitôt l’acquisition, dont on me remit le montant.La drôlerie du fait doubla mon plaisir. Je gardai précieusement cetargent, et le laissai capitaliser.

Le jeu des antiquaires est parfois assez traître. Tandis qu’ilsflattent le client en sa présence, ils le débinent derrière son dos. Al’un, ils recommandent de ne se défaire de ses objets que pour unesomme exorbitante. En termes techniques, cela s’appelle les clouer. Lepropriétaire, qui est généralement un naïf, raconte partout qu’on lui aoffert tant de ses meubles. Un jour vient où il a besoin d’argent. Ilcherche à les vendre pour le prix conseillé au même marchand, qui serécuse tout d’abord, sous prétexte qu’il n’en a pas l’emploi, etfinira, étant données les circonstances, par obtenir ce qu’il veut àvil prix, parce qu’aucun amateur ne s’est présenté dans ces conditions.A un autre, les antiquaires avisés tiennent un langage différent. Ilsdébineront carrément sa marchandise et le décourageront.


Quoique je n’aie pas une goutte de sang juif dans les veines, je devineà merveille, leurs combinaisons et possède des aptitudes certaines pourleur métier. Il est moins intéressant que celui du politicien, maisplus lucratif et exige d’aussi rares facultés.

Quitte à éveiller les soupçons par des aveux, j’ose dire que, pard’habiles jeux de conversation aux heures voulues, même devantcertaines personnes que je ne connaissais pas, il m’est arrivé degagner des sommes importantes.

Ce qu’on fait anonymement a parfois plus de poids que ce que l’on faitouvertement.

Mais, pour réussir, il faut constamment avoir l’esprit en éveil etjuger vite les possibilités, tout en gardant un air indifférent. C’estun effort fatigant et qui, si l’on ne réussit pas du premier coup, estapte à vous dégoûter, d’autant plus que d’autres écueils intellectuelsse présentent devant vous.

C’est ainsi que j’ai l’esprit de construction trop développé pour nepas éprouver de la peine à dévaster une maison et à en tirer desboiseries pour les transporter dans un autre local qui n’est paspréparé à les recevoir. N’ayant pas d’anarchie dans le cerveau, je saismal me servir d’une décoration de salle à manger pour un cabinet detoilette, ou d’un motif de salon pour un boudoir.

Les Israélites, qui ont de grands talents pour ce commerce, sontsouvent des démolisseurs. Ils sont inconsciemment irrités par le désird’enlever une chose de sa place pour la transporter ailleurs. Ilstriturent les belles choses, leur font subir de graves mutilations, etles utilisent dans des endroits pour lesquels elles ne sont pas faites.J’ai de l’arrangement une tout autre conception. Je pense qu’il fautdécorer suivant un ordre, une hiérarchie et une mesure, et nonaccumuler des antiquités sans rime ni raison.


Mes occupations laissaient mes soirées libres, et j’aimais à dîner dansce charmant restaurant qu’était le Café Anglais, dont le nom, pour lanouvelle génération, n’est plus qu’un souvenir.

Sa disparition constitue une véritable calamité pour Paris.

C’était un lieu d’aristocratisme, plutôt que d’aristocratie. On yrencontrait une société d’élite, des poètes, des hommes de lettres, desfinanciers, des étrangers, de grands seigneurs.

De temps en temps, une hétaïre de marque, couverte de splendidesjoyaux, s’y fourvoyait, accompagnée du vieil imbécile qui l’entretenait.

L’atmosphère reflétait la bonne compagnie, sans abolir la galanterie.

La bienséance du lieu bannissait toute attitude qui n’aurait pas étéconvenable, tandis que la promiscuité des artistes plaisait aux femmesdu monde, friandes de petites émotions.

On y pouvait parler d’affaires. Des cloisons d’acajou séparaient lestables au rez-de-chaussée. L’on se trouvait comme dans des stalles,laissant libre cours au service.

Les cabinets particuliers, revêtus de boiseries comme dans un yacht,s’ouvraient sur un escalier étroit, mais bien tenu.

L’argenterie était bien astiquée ; la cuisine, excellente. On y buvaitdes vins généreux.

J’allais souvent là avec une charmante camarade, brune, simple dans soncœur, compliquée dans son imagination, dont la nature sensible étaitpourtant un peu perverse. Son esprit boulevardier m’amusait etendormait mes soucis. Le marquis de X…, qui était pied bot, risqua unjour une plaisanterie de mauvais goût sur son chapeau qui, suivant lamode du jour, était placé très en arrière, surmontant une touffe decheveux au-dessus de la nuque. Il lui demanda si la modiste lui vendaitces toupets cousus dans la doublure de la coiffure. Piquée, elle luirépondit : « Votre question est indiscrète. Le cordonnier vousapporte-t-il un pied dans votre bottine ? »

A la porte du Café Anglais se tenait chaque soir une bouquetièrefameuse, qui avait fait ses débuts sous l’Empire, et qu’on appelaitIsabelle tout court. Elle se disait royaliste et réactionnaire, etgagnait des sommes considérables. Dans la journée, on la voyait auxcourses, où elle avait la permission de se promener au pesage avec sesbouquets.

Elle marquait de la recherche dans sa mise, couvrait ses mains demitaines en dentelle et sa poitrine d’un tablier de linon blanc, surlequel se détachait son panier de fleurs.

Comme elle me portait chance, chaque fois que je la voyais, je luifaisais cadeau d’un peu d’argent. Elle passait pour avoir été jolie, etappelait chacun par son petit nom.

Le prince de Sagan comptait parmi ses amis. Charles Haas également.Tout le monde aimait Isabelle. Elle aurait pu faire une fortune, maiselle prétendait n’avoir pas le sou. Elle était sans doute la proie dequelque bel ami qui lui reprenait chaque soir ce qu’elle gagnait dansla journée.

Elle aimait les gens élégants et m’offrait constamment des rosesqu’elle avait, soi-disant, choisies pour moi.

« Vous êtes un homme chic, me disait-elle, il n’y en a plusaujourd’hui. Après Bozon (c’est ainsi qu’elle appelait le prince deSagan) et vous, la race en aura disparu ! »

*
*    *

Par mes efforts, j’étais parvenu à gagner une somme suffisante pourrégler mes dettes et me payer, 2 place du Palais-Bourbon, unappartement.

Ce local, quand j’y entrai, était fort laid, mais donnait sur uncarrefour d’une grande distinction, malgré l’horrible statue de laJustice qui le décore.

Le grand salon d’angle lui donnait l’air d’une lanterne. J’en tirai unparti habile, et j’employai, pour l’arranger, mes anciens entrepreneursde l’avenue du Bois. Je recouvris les murs de toiles peintes à ladétrempe, d’un ton gris et rose, que j’avais achetées à Bologne. Ellesrappelaient des Pannini, représentaient des colonnades et des palaisfantastiques, et s’alliaient fort bien avec l’atmosphère de Paris.Elles alternaient avec des glaces et des bibliothèques. De tous côtés,on courut pour admirer mes talents. Comme je n’avais pas assez demoyens pour acheter de beaux meubles, j’eus l’idée d’en faire faire enbois blanc, que je peignis habilement. Ils furent très appréciés.Chacun ne pensait qu’à les acheter.

Mon affreuse maison avait été transformée en un lieu élégant oùaffluaient les artistes et les gens du monde. La table de la salle àmanger, appuyée d’un côté contre une grande glace, paraissait le doublede sa réelle grandeur. Ce trompe-l’œil eut un véritable succès.

Je tenais à ce que la composition de mes dîners fût d’autant pluschoisie que je me sentais moins fortuné. Un jour, je réunis à ma tableEdmond Rostand, très épris des choses de goût, Henri de Régnier, ledélicat conteur, sa femme, la gracieuse Gérard d’Houville, et lacomtesse de Noailles, qui fut d’une éloquence géniale.

Elle est une des personnes les plus remarquables de notre époque. Sontalent et le feu de sa conversation font d’elle un être extraordinaire,qui remplit d’admiration ses interlocuteurs.

Elle ressemble à un oiseau des îles, au bec pointu et au verbe délié.Elle a le cerveau aussi rempli que le bazar de Stamboul, où l’ondécouvre des perles d’un orient merveilleux.

Mme Muhlfeld, le Mécène exquis, servait de lieu entre toutes cespersonnes et Gabriele d’Annunzio, qui était apte à tout apprécier, mêmele truquage qu’il voyait chez moi.

Sa réputation était celle d’un homme dangereux. J’aimais beaucoup seslivres, surtout le Feu et l’Intrus.

Petit, avec quelques rares cheveux roux sur la tête, le teint pâle, leregard réfléchi, les yeux verts, il avait un aspect maladif, ce quin’empêchait pas ses immenses succès féminins. Peu de femmes résistaientà ce petit homme. Une fois tombées sous sa coupe, il les dominait.

Son influence est comme celle des parfums : elle captive, attire etfatigue. On ne sait si elle vient de la curiosité qu’il suscite ou dumagnétisme qu’il dégage. Je ne me défendis pas contre l’attrait qu’ilm’inspirait et le lui avouai. Il en parut touché et vint me revoir.Nous échangeâmes quelques idées sur des questions artistiques etpolitiques. Nous n’étions pas toujours du même avis, mais mesconceptions sur l’architecture avaient l’air de le séduire. Il visitaVersailles en ma compagnie, et je pus lui donner, sur place, lesexplications que je ne lui avais prodiguées que de loin. Il comprenaittout et se plut à m’entendre dire que le palais du Roi Soleil étaitmoins intéressant par les scènes qui s’y étaient déroulées pendant laRévolution que par l’âme de Louis XIV qui l’avait construit ; que LouisXV, Mme du Barry, Mme de Pompadour et même Marie-Antoinette n’y avaientjoué que des rôles d’importance secondaire.

Un monument, lui dis-je, est l’expression matérielle plus ou moinsvisible de l’état d’esprit d’un pays, d’une époque, ou d’un homme.Versailles en est un exemple frappant. Le lit du roi s’y trouve àl’intersection de la croix sur laquelle est axé le plan général, àégale distance du salon de la Paix et du salon de la Guerre qui sontcomme les deux plateaux d’une balance dont l’autocrate est le centre.L’histoire entière du règne est inscrite entre ces deux idées dans lespeintures du plafond de la galerie des Glaces, au centre de laquelle onlit cette inscription : « Le Roi gouverne par lui-même », sous leportrait du souverain représenté en Empereur romain.

Vu de l’extérieur, le château parut également intéresser d’Annunzio parson symbolisme : « Un monarque absolu, ajoutai-je, doit vouloir quedans sa demeure personne n’habite plus près du ciel que lui. Aussi, letoit de Versailles est-il plat dans toute sa longueur et le plafond dela chambre de Sa Majesté monte-t-il jusqu’en haut.

Toutefois, le respect de Dieu porte le Roi à édifier une chapelle plusélevée que l’ensemble de sa demeure. Mais, il a soin de la situer surle côté, et non dans le milieu, montrant ainsi que l’Église ne doit pasdominer dans l’État, mais seulement collaborer avec lui. Prince dedroit divin, Louis XIV règne dans le centre de son palais qui,lui-même, est le centre de son royaume. Les influences autres que lessiennes, même les divines, ne doivent s’exercer qu’à travers sa volonté.

Je faisais remarquer à mon ami que le contraire paraît en Espagne, àl’Escurial, où Philippe II, de race germanique, encore plus catholiquequ’Espagnol, avait bâti sa chapelle dans le milieu de son palais,tandis que sa chambre se trouvait humblement sur le côté.

M’appuyant ensuite contre la fenêtre centrale qui a vue sur laterrasse, je commençai un véritable cours d’architecture, attirantl’attention de mon interlocuteur sur l’habileté avec laquelle Le Nôtreavait su tirer parti de l’inégalité des bras de la croix que forme ledessin du parc. La conformité du terrain voulait que le bras quiaboutit à la fontaine de Neptune fût plus court que l’autre. Jouanttantôt de l’abstrait, tantôt du concret pour tout équilibrer, le grandarchitecte du jardin avait su détailler l’espace du côté de la moindrelongueur et l’unifier sur l’autre, de façon que l’attention fût souventarrêtée à droite par de nombreuses fontaines et portée à les énumérer,tandis qu’à gauche, le regard courait d’un seul bond jusqu’au pointblanc qui termine et couronne la grande pièce d’eau des Suisses.

Puis j’analysai le dessin du tapis vert, et je disais que les statuesou les vases qui le bordent ont une autre raison d’être que lafantaisie, car ces points blancs occupent inconsciemment l’esprit etgrandissent l’espace un peu court qui sépare les jardins du grand canal.

D’annunzio, intéressé par toutes ces remarques, me dit : « En somme,vous pensez que les jardins de Versailles pourraient être appelés lesjardins de l’intelligence ». Avant notre promenade, il ne les avait pasvus sous cet aspect symbolique, et n’avait pas aperçu le rapport del’endroit avec les conceptions à la fois constructives, chrétiennes etindépendantes du Roi Soleil.

Nous parcourûmes ensuite au Petit Trianon ces parterres soi-disantanglais, dessinés à coups de sentiment, dont la pauvreté égale latristesse et qui correspondent si parfaitement à la fin de la monarchieau XVIIIe siècle.


D’annunzio devint mon ami.

Les gens extraordinairement différents des deux mondes que jeréunissais chez moi l’amusaient. Il me demanda sur ma vie desexplications que je ne sus pas lui donner. Je lui montrai seulementque, par son curieux enchevêtrement, elle était difficile, pénible, etparfois fastidieuse. « Néanmoins, me dit-il, elle me paraîtintéressante. » Et moi d’ajouter que nous ne sommes tous que desmarionnettes dont les ficelles sont tirées par une main invisible.

Nous fûmes amenés ainsi à parler du théâtre de poupées, qui meparaissait l’expression ultime de la vie. D’Annunzio prétendait que jen’avais rien de commun avec une marionnette, mais que je luiapparaissais plutôt comme le metteur en scène qui faisait mouvoir lesautres et il m’envoya un jour à ce propos un livre vénitien, quicontenait la dédicace suivante : « Au comte de Castellane, passé grandmaître en l’art de tirer les fils. »

Il était d’ailleurs lui-même un acteur brillant.

Un soir, j’avais prié quelques amis à dîner, pour les lui présenter.

Nous étions peu nombreux. Il s’était affublé, pour venir jusque chezmoi, d’une pèlerine de drap noir, dans le genre de celles que l’onportait autrefois à Venise.

A la fin de la soirée, je le conduisis jusqu’à la porte d’entrée, et,au moment de sortir, à ma grande surprise, il recouvrit son nez d’unpetit masque de velours noir pour ne pas être reconnu dans la rue, sedonnant ainsi des airs de condottiere qui dépeignent tout son caractère.

Quand il faisait jouer la Pizanella au Gymnase, il s’attachait à tousles détails, et se préoccupait autant de la mise en scène que du fondde son œuvre. Comme il cherchait des objets pour compléter son décor,je lui prêtai quelques potiches et des meubles et me donnai ainsil’impression d’avoir contribué au succès de son œuvre.

Son appartement personnel ne ressemblait à aucun autre. Il n’avaitjamais d’argent, malgré qu’il touchât pour ses livres des sommesénormes. Il les dépensait sans compter, et c’est un des traits les plussympathiques de son caractère. Après moi, il est l’homme le plusluxueux et le plus prodigue que j’aie connu.

Son salon tendu de soies claires, achetées en Italie, était meublé avecde grands canapés couverts de coussins et des tables basses couvertesde fleurs. L’épithète de séducteur s’applique à lui plus qu’à n’importequi. S’il sent chez quelqu’un de la résistance, il déploie vis-à-vis delui une habileté prodigieuse pour le conquérir.

La lutte ne lui fait pas peur. L’obstacle ne le rebute jamais. Il sefait tour à tour profond, sévère, léger, coquet, amusant, souple commeun gant.

Je l’ai vu, dans un salon, aborder une dame prévenue contre lui et laretourner au point d’en faire, peu de temps après, sa maîtresse.

Il aimait les chiens et les sports originaux, et faisait courir degrands lévriers blancs dans des réunions sportives restées célèbres.

Je doute qu’avec sa nature exubérante et toute son imagination il aitconnu autre chose que la passion et ait jamais ressenti un amourprofond.

Il sait trop bien décevoir avec l’habileté d’une Célimène pour ne pastoujours dominer.

On disait de lui qu’il faisait attendre ses belles amies. Un soir, dansune maison où j’avais dîné, l’une d’elles était venue le chercher avecsa voiture. Ne le voyant pas descendre au bout d’une demi-heured’attente, elle envoya une première fois le valet de pied le prévenirde sa présence. D’Annunzio ne bronchait pas ; une demi-heure plus tard,même démarche, sans plus de résultat ; puis une troisième, unequatrième fois, et ainsi de suite. Ce petit jeu dura de dix heures dusoir à une heure du matin.

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*    *

J’étais resté en bons termes avec Mlle Marbury et Mlle de Wolfe, etallais souvent à Versailles quand Mlle Morgan n’y était plus. J’avaisplaisir d’y rencontrer ce que l’Amérique contient de gens riches, lesclients de mes hôtesses.

Quoique la danse ne fût pas encore une maladie comme aujourd’hui, oncommençait déjà à pratiquer le fox-trott et le tango. Je me sentaisdémodé, car je n’aimais que parler de politique ou d’art, et il eûtfallu, pour que je me trouvasse bien dans cette compagnie, que je fussesurtout préoccupé de sauter sur mes deux pattes. Mes hôtesses neperdaient pas le nord et, au milieu du vacarme des orchestres nègres etdes mouvements inarticulés, savaient poursuivre leurs buts avechabileté. Quant à moi, j’avais de la peine à glaner, dans le champ deces millionnaires excités, les personnes pouvant être utiles à mesobjectifs. La nouvelle existence que je menais, et qui me forçait àavoir perpétuellement l’attention en éveil, m’était pénible.

Il faut un grand effort pour faire pénétrer dans la caboche de certainsrichards autre chose que ce qu’ils ont dans leurs pieds.

Cependant, je rencontrai à la villa Trianon un cerveau aigu et profond,celui de Mme George Blumenthal. Cette petite femme aux traitsréguliers, à la coupe de visage d’un bel ovale, aux cheveuxnaturellement ondulés, au regard douloureux, à la santé fragile,possède des pieds et des mains de fée, des poignets et des chevillesfines comme celles d’une gazelle. Elle parlait intelligemment de lapeinture moderne. J’eus le plaisir de causer avec elle. J’avais quelqueprétention de m’y connaître. Nous allâmes ensemble chez des marchandsou voir les châteaux royaux. Son instinct, plutôt que sesconnaissances, ne la trompait jamais.

Je n’ai pas eu l’occasion d’apprécier ses aptitudes au point de vue dela composition et de l’architecture. Mais, ce dont je suis sûr, c’estqu’elle est un amateur impeccable.

Par contre, certains Américains, que je ne veux pas nommer, meparaissent être des rêveurs. Ils avaient des imaginations folles à based’impuissance, et de la difficulté à s’élever. Pour se faire comprendred’eux, il fallait commencer un véritable cours d’histoire de France àHugues Capet, et le finir à notre époque, ce qui est un peu dur quandon parle toute la journée.

Mes explications se perdaient dans leurs cerveaux sans préparation,comme des gouttes d’eau dans la mer. Pour varier j’essayais parfois decauser politique avec eux, sans plus de succès. Un jour, rappelant lesaffaires du Maroc, j’avais cité le Maghzen comme responsable decertains troubles. Le monsieur me dit : « Je le connais. Je l’ai vuquand j’étais à Tanger. » Il était de ceux qui prennent le Pirée pourun homme.

Un autre demanda devant moi la hauteur du pic de la Mirandole et où ilse trouvait.


Je menai ce client entendre Sarah Bernhardt dans Lorenzaccio. Entredeux actes, j’allai rendre visite à la grande artiste dans sa loge.Elle me dit : « Je désire connaître votre appartement. » Je l’invitai àdéjeuner. Elle choisit son jour après mille hésitations. Mon Américainétait ravi de connaître notre étoile dramatique.

Quatre jours avant la date convenue, je reçus une lettre sur papiergris, revêtu d’une écriture penchée et d’un immense chiffrecabalistique. Sarah y demandait quels seraient mes autres invités, etréclamait la présence de Francis de Croisset, pour lequel elleprofessait une véritable adoration. Je lui promis d’accéder à sondésir. Elle devait lui donner le bras, car elle prétendait ne paspouvoir gravir seule un escalier, même très doux.

Les innombrables succès qu’elle avait remportés sur les scènes du mondeentier auraient dû lui donner de l’assurance. « Mais, disait-elle, jen’aborde jamais un salon pour la première fois sans trembler. »

Le lendemain, on m’apporta une nouvelle missive, confirmant lapremière, mais dans laquelle elle me priait, étant donné l’éclat dusoleil, de faire fermer toutes les persiennes quand elle arriveraitchez moi. Je jurai de remplir également cette clause.

Puis vint un troisième billet dans lequel elle avouait son horreur pourl’électricité qui lui rappelait la rampe du théâtre, et demandait qu’iln’y en eût pas. J’avais d’autant moins de peine à satisfaire cetroisième désir que je n’allume que des bougies dans mes salons.

A sept heures du matin, le jour du déjeuner, arriva un nouveau messageannonçant que Mme Sarah Bernhardt serait chez moi à une heure précise.

Or, ce même jour eut lieu l’enterrement de Mme la duchesse de Noailles,à Champlâtreux. La messe devait être à dix heures dans la chapelle duvillage. Je quittai Paris vers neuf heures en automobile avec mon frèreStanislas.

Il faisait froid. Le temps était clair. J’avais donné, avant de partir,tous les ordres pour que le repas fût exactement prêt à mon retour. Monmenu avait été particulièrement étudié. Tout devait être conforme auxvœux de la vieille déesse. Mais, avant d’arriver à destination, notreautomobile dérapa et nous fûmes, mon frère et moi, violemment projetéscontre un arbre qui brisa les carreaux de notre voiture et nous mit enpéril.

Le vicomte d’Harcourt, qui accomplissait le même triste pèlerinage quenous, nous voyant sur la route en chapeau haut de forme et redingote,nous recueillit et nous amena jusqu’à Champlâtreux. Une vitre, en secassant, m’avait balafré la figure et je saignais abondamment sans m’enapercevoir.

Nous avions couru un réel danger. Comme nous étions sans voiture pourle retour, quelqu’un voulut bien nous ramener.

J’arrivai place du Palais-Bourbon, à temps pour recevoir la grandeSarah. J’avais convié à ce repas sir George Graham, alors conseiller àl’ambassade d’Angleterre, aujourd’hui ambassadeur à Bruxelles.

J’étais à peine chez moi vers midi, qu’un avant-dernier billet meparvenait, écrit de la main de sa femme de chambre, pour m’assurer queMme Sarah Bernhardt se préparait à venir, et que je devais l’attendre.Je répondis au porteur : « Je vous remercie. C’est entendu ; pourl’amour du ciel, ne reparaissez plus. »

J’avais fait placer au bas de mon escalier un palanquin et deux valetspour le monter. Les persiennes des fenêtres du salon étaienthermétiquement closes, les chandelles allumées comme pour une réunionde nuit. La cuisinière se sentait en émoi. Moi-même, j’étais nerveux.C’était bien de l’embarras pour un simple repas.

Mon Américain arriva le premier. Mes autres invités le suivirent deprès. Ils attendaient tous depuis quelques moments, lorsqu’un coup desonnette se fit entendre à la porte. Un domestique s’élança pourouvrir. Je m’avançai tout ému. Nous crûmes que notre étoile allaitapparaître. Mais non. C’était une lettre que me tendit un gamin, cettefois, et dans laquelle la Princesse du Théâtre me disait que, touteréflexion faite, elle ne pouvait se décider à sortir, en raison du malde tête que lui avait occasionné la préoccupation de sa visite chez moi.

Dépité, je rouvris les fenêtres, fis éteindre les bougies, et l’on dînaaussi bien que si elle avait été présente. Mon Américain, cependant,était fort contrarié de ne pas rencontrer le vieil objet précieux quiavait fait tant de manières pour si peu de chose.


On me présenta à cette époque M. Hauzeur, qui me proposa de l’aider àfaire connaître un instrument de musique d’invention nouvelle, dont ildétenait le brevet, et m’assura que je pourrais réaliser ainsi unebonne affaire. On l’appelait un « orphéal ».

Ses touches s’appliquaient sur un piano ordinaire, et, grâce à une clefplacée sur certaines cordes, lui faisaient rendre les sons les plusdifférents : ceux d’un cor de chasse, comme ceux d’un violon, d’unorgue et d’une flûte.

Je crus tout d’abord à une plaisanterie, mais je fus obligé de merendre à l’évidence. Je conviai le grand organiste Galleotti à venirjouer de ce clavecin merveilleux, et réunis, pour l’entendre, environdeux cents personnes qui s’empilèrent dans mon appartement trop exigupour les contenir, et avaient plus envie de causer entre elles qued’écouter.

Galleotti fut admirable. Je me voyais déjà à la tête d’une fortune.

Le propriétaire me remercia de ce que j’avais fait, et je donnai unedeuxième audition pour les artistes, ceux-ci plus attentifs et plussilencieux : d’Indy, Ducasse, Charpentier, Lalo, Ravel, Mme Brévalrépondirent à ma convocation. Debussy seul manqua à l’appel.

Mais, après mes efforts de propagande, tout à coup, comme si le diablemettait obstacle à la réalisation de toute affaire qui m’intéressait,je n’entendis plus parler de l’orphéal.

J’en fus pour mes frais de deux soirées qui avaient coûté fort cher.

Une autre fois, je conviai à dîner la grande-duchesse Wladimir, legrand-duc Paul et sa femme, la comtesse Hohenfelse, qui vient depublier ses Mémoires sous son nouveau nom de princesse Paley, ladyRandolph Churchill, le duc et la duchesse de Broglie, lady Paget, etquelques autres personnes.

Mon maître d’hôtel avait reçu l’ordre d’annoncer le dîner en disant : «Leurs Altesses Impériales sont servies. » Il s’embrouilla et s’écria :« Ses Altesses royales est servie. »

Cela ne m’empêcha pas de me sentir gai et content. Mais ce fut le jourdes gaffes.

Je fis servir mon meilleur champagne. Mon échanson disait d’une voixforte à chaque convive le nom du cru qu’il était appelé à déguster. Ilservit la grande-duchesse Wladimir la première et lui cria dansl’oreille, assez haut pour que toute la salle l’entendît : « BrutImpérial, 1890 ». La grande-duchesse tressauta. Le grand-duc Paulaussi. Tous mes convives éclatèrent de rire. Cette bévue s’étaitproduite comme un attentat.

Pour comble, ce soir-là, j’avais commandé pour le dessert du riz àl’impératrice, et la grande-duchesse me dit en plaisantant : « J’espèrequ’au moins celui-là n’est pas empoisonné. »

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*    *

L’hôtel Ritz, le meilleur du monde, devenait un lieu de réunionélégant, Mme Moore l’avait sanctionné tel par sa présence. Il seprêtait à tous les exploits mondains, et l’on préférait y recevoirplutôt que de réunir ses amis chez soi.

De tous les pays on arrivait place Vendôme. Les Anglais, les Argentins,les Américains du Nord surtout y affluaient. Dans la salle à manger,déjà alors, le bruit était tel qu’on se serait cru dans une cage deperroquets au Jardin d’Acclimatation.

Une nuit, un incendie éclata. Toutes les dames se levèrentprécipitamment au signal du feu. N’étant pas dans leurs plus beauxatours, prises à l’improviste, elles eurent de la peine à sereconnaître dans les couloirs. Les fausses mèches et les fardsmanquaient à leurs élégances, et elles eurent une vision exacte de cequ’elles seraient si, par malheur, elles étaient privées un jour desheureux effets de l’art que leur assurent les habiles réparateurs enbeauté de Paris.

Olivier, le maître d’hôtel du restaurant que l’univers apprécie,commençait à user de son influence. Devenu l’ami de ses clients, ilétait dépositaire de leurs désirs. Chacun voulait être servi par lui.Il connaissait déjà le monde mieux que personne.

Un perpétuel courant d’air dans le grand hall du Ritz avait le don deravir les étrangers qui souffrent moins des rhumatismes que nous.

Peu à peu, les duchesses se mélangèrent avec des roturiers, lesbanquiers avec des femmes pieuses. Un état de flirt latent planait surcette société bigarrée, sans qu’on en pût déterminer exactementl’intensité.

Le bijoutier Cartier faisait du Ritz son champ d’action. MM. Worth etPaquin y glanaient de nouvelles clientes. Jacques Seligmann, Jonas, lesantiquaires en général, venaient y observer les gens derrière lescolonnes et faire de l’œil aux plus fortunés. Des rois en exil fumaientnonchalamment en compagnie de quelques fidèles désœuvrés. Des princesmalheureux y côtoyaient des souverains demeurés dans leurs fonctions.

La vie chez soi se transformait en vie publique dont le Ritz devenaitle théâtre et, tandis que les restaurants élégants se fermaient,l’hôtel ouvrait grandes ses portes.

Mme Georges Blumenthal y louait des chambres, et y donnait desconcerts. Mme Makay y portait ses merveilleux bijoux. L’élégance destoilettes s’y étalait avec impudence, tandis que l’arpentaient, danstoutes les directions, des jeunes gens vieux avant l’âge, à l’airsouriant comme s’ils étaient dans un endroit de fête, et pourtantdésabusés en présence de ce mouvement précipité et vide, donnantl’impression de l’action alors qu’en réalité il n’est que du vent.


Le Ritz est un hôtel dissipé dans lequel il y a du vacarme, del’électricité, des friandises, tandis que des esprits malins semblentgrouiller jusque sous les tables.

Une lumière intense et une musique tapageuse y donnent, le dimanchesoir, l’impression de bacchanales, et on s’y étourdit au point d’yperdre la mémoire. Au sortir de cet endroit, il ne reste que la visiondes tables portées au-dessus de la tête des clients par des garçonstranspirant dans leurs habits noirs, de bouchons volant dans toutes lesdirections, de valets affairés s’épongeant la figure avec leursserviettes au milieu de vieux os et de détritus qui traînent par terre.

Et, pendant que tout ce monde remue, s’agite, danse et répand deseffluves de mauvaise parfumerie, les ampoules électriques fixent chacunde leur regard dur et étonné.

Un mélange de cake-walk d’accent américain avec les sons inarticulés del’orchestre produit un effet infernal et répand dans l’air une sorte decourant malsain, susceptible d’attirer des bombes. Impossible, danscette atmosphère de folie furieuse, de penser ou de mener à bien uneconception intelligente. Et pourtant, c’est là que se réunit l’élitedes hommes d’affaires. Aussi n’est-on pas surpris que la situationgénérale soit aussi angoissante. Depuis que l'hôtel Ritz est devenu lecentre de toutes les attractions mondaines, les cerveaux des gens quile fréquentent se sont atrophiés.


L’on est pris de regrets à la vue de lady Ribblesdale dans ce mondehétéroclite.

Née miss Willing, cette admirable dame, qui avait été mariée enpremières noces au colonel Jacques Jacob Astor, dont le nom résonnecomme des castagnettes, et épousa ensuite lord Ribblesdale, l’un deshommes représentant le mieux le type du gentleman anglais, n’est pasfaite pour ce milieu.

D’une beauté impeccable, douée d’une teinte de nonchalance, elle attendles événements plutôt qu’elle ne cherche à les diriger, et semble avoirun cerveau empreint de bel esprit. Sa grande élégance, sa beauté, sontact parfait, sa manière douce lui concilient les gens qui laconnaissent.

Je l’ai connue avant mon mariage, à New-Port. Ensuite, j’avais été reçuchez elle dans un palais Renaissance d’un assez mauvais goût, dont ellen’était pas responsable. Sa belle-mère habitait en sa compagnie.D’horribles objets, achetés chez des marchands peu scrupuleux,meublaient ses appartements inartistiques.

Le lendemain de mon mariage, en partant pour l’Europe, nous voyageâmesavec la jeune Mme Astor. Je me rappelle son air incrédule en meregardant, ainsi que Mme de Castellane. A Londres, nous l’invitâmes,elle et son premier mari, à dîner. Je fus très touché des marques debienveillance qu’elle donnait à mon épouse. Je la vis ensuite presqueannuellement au moment de ses voyages à Paris, et lui rendis visiteplus tard à Londres, lorsqu’elle était devenue lady Ribblesdale, danssa jolie et hospitalière demeure de Grosvenor Square.

De son premier mariage, lord Ribblesdale avait eu trois filles : ladyWilson, lady Lovet et Mme Capel, qui comptent parmi les femmes les pluscharmantes de l’Angleterre, et connaissent toutes les finesses de notrelangue.


A l’hôtel Ritz, on voyait aussi parfois Mme Asquith qui, cependant,avait l’habitude de descendre chez Maurice de Rothschild, avec safille, la princesse Bibesco, et son fils.

J’ai un souvenir très précis du jour où je la rencontrai pour lapremière fois à Paris, il y a de nombreuses années. Elle n’était pasmariée, moi non plus. C’était un matin, au bois de Boulogne ; ilfaisait chaud. Devant moi galopait une jeune dame, droite, bien assise,avec un chic infernal, un chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, uneamazone courte et pratique. J’étais accompagné du duc de Luynes. Nousallongeâmes le galop de nos chevaux afin de rattraper cette intrépidecavalière, dont la jument, qu’elle montait avec crânerie, les mainsbasses, donnait des coups de tête, malgré une martingale assez serrée.Arrivés à sa hauteur, nous reconnûmes miss Margot Tennant. Mon ami meprésenta à elle. Elle nous salua d’un air radieux, et ne changea rien àl’allure rapide de son cheval.

Déjà alors, son visage anguleux, son regard perçant, ses traits marquéset pleins de caractère reflétaient une intelligence vive. Je continuaima promenade à côté d’elle. Elle lançait avec désinvolture desréflexions à l’emporte-pièce, les plus amusantes et les plus colorées,sur les gens qui passaient, et se moquait des amazones contournées etvagues des Françaises. Mais elle savait entrecouper de remarquessérieuses ses réflexions remplie d’humour, et effleura des sujetsprofonds et philosophiques, ce qui paraissait assez bizarre pendantcette course rapide sous un soleil de plomb.

Quelques années plus tard, je la retrouvai mariée. Elle eut la bonté dem’inviter à déjeuner quand j’allai à Londres. Son mari, ce jour-là,s’assit à un bout de la table, selon la mode anglaise, elle en face, àl’autre. J’étais placé à sa droite.

Sa maison est simple et de bon goût. Le grand homme d’État anglais meparla des ministres français, en particulier de Joseph Caillaux, aveclequel, disait-il, il avait eu de bonnes relations, et qu’il trouvaitintelligent.

Une autre fois, je fus convié chez eux pour entendre un pianiste. J’yrencontrai le Tout-Londres élégant. Mme Asquith, qui est assez mime,copia les gestes de l’un de ses invités, en plaisantant sur son compte,et, les deux poings sur les hanches, fit valoir son don d’observationmalicieuse. Puis elle s’approcha du piano, protégeant de son regardpénétrant l’artiste aux longs cheveux qui faisait entendre des sonsharmonieux, tandis que les gens de la société qui, en Angleterre, n’ontpas de véritable penchant pour la musique, ne cherchaient qu’à boire duthé ou un verre de porto, en attendant le moment de se libérer de cequ’ils considéraient comme une corvée. Mme Asquith battait la mesureanguleusement et imposait silence avec des « chut » courroucés à ceuxqui se permettaient de faire du bruit.


Je rencontrai aussi, dans ce caravansérail, lady P…, une très belle etnoble dame de l’aristocratie anglaise. Elle me rappela en riant unepetite histoire qui avait amusé, quelques années auparavant tous lessalons de Londres.

Lady P… se trouvait certain soir au bal chez le duc de Westminster etse sentait mécontente de ce que son mari, qui préférait finir sa soiréeau cercle, la laissât seule. Ne sachant qu’inventer pour la distraire,celui-ci lui offrit de lui faire faire ma connaissance.

La belle dame répliqua : « Inutile, mon ami. Vous êtes bien bon. M. deCastellane n’est plus une nouveauté pour moi. Voilà vingt ans qu’il estmon amant. »

On parle souvent chez nous de la pruderie des Anglaises. Cette anecdoteprouve cependant qu’elles ont parfois des libertés de langage et unesprit qui dépasse leurs actes.

Dans les atmosphères mondaines du Ritz, on voyait Mme de Koven,sentimentale et cultivée, s’intéressant à la littérature ; Mme Roch,qui jouait avec succès au bel esprit et groupait autour d’elle lesintellectuels qu’elle pouvait attraper. Harry Leer, qui avaitcomplètement déserté son pays, représente exactement le type adéquat àce milieu. Il vit sur cette croûte internationale comme un coq en pâte,et y évolue, amusant chacun par ses plaisanteries spirituelles.

Quand ces gens importants par leur lucre disparaissent, ils ne laissentpas de trace. Leur nom s’éteint, et ceux qui couraient après eux deleur vivant n’ont même plus une pensée à leur égard, tant il est vraique seule la valeur morale survit à la génération.

Une de ces assidues du Ritz était Mme Fish, qui paraissait loin d’êtreune artiste, mais réunissait les gens les mieux posés.

Elle avait un rire bruyant qui dénotait un caractère franc, et aussi del’indifférence pour toute autre chose que les menus faits de la vie dechaque jour.

Je la rencontrai une fois, à mon retour du Midi, en train de visiterles ruines de Nîmes.

En me voyant, elle me dit, au milieu des vociférations : « I hateruins. Their are too many in this country. »

Elle s’amusait à jouer à cache-cache avec moi derrière les piliers quisoutenaient les arènes, sans en regarder la beauté. A New-York, samaison dénotait une complète absence de goût.


Il est curieux de constater que l’énorme richesse de certainesAméricaines leur donne une allure spéciale, et même une faculté de nousimpressionner. Nous interprétons leurs gestes différemment, et leurfortune devient ainsi presque une qualité équivalente à de l’esprit. Onles écoute avec intérêt dire des vérités premières, et même notrejugement sur leur personne en est parfois influencé.

Toutefois, il y a des gens qui ne sont pas dupes de l’argent. Je merappelle à ce sujet un mot spirituel.

Certain dimanche soir, une demoiselle de New-York, de visage peuattrayant, mais qui était fort riche, passait dans les salons du Ritzdevant le marquis de M… : « Comment la trouvez-vous ? » medit-il,  ̶  Vue de dot, elle me paraît pas mal. »


Toutes ces Américaines sont bien habillées et font ainsi souventcontraste avec les dames de notre vieille noblesse française. Celles-ciont encore l’air assez convenable quand elles sont simplement mises.Mais quand elles veulent s’endimancher, pour un mariage, par exemple,et qu’elles s’empanachent d’un jeu de plumes qu’elles ne mettent jamaissur leur chapeau dans le sens où la mode l’impose, elles en arrivent àressembler à des sauvages.

Ces saintes femmes sont parfois fort amusantes quand elles ont le désirde se montrer up to date.

J’étais chez une de mes tantes, dans un château féodal fort ancien,entouré de fossés profonds, et dans lequel on ne pénétrait que par unpont-levis. A l’intérieur, on voyait des portails du comte de Chambord,du pape Pie IX, et quelques souvenirs de famille. La tradition entièresemblait s’être réfugiée dans ces vieilles murailles.

Après le dîner, je dis aux propriétaires : « Comment passez-vous vossoirées dans cet endroit sévère ? » Mon oncle me répondit, du ton leplus assuré : « Nous nous tenons au courant des dernières publicationset, souvent, nous nous amusons à lire à haute voix les pièces dethéâtre les plus intéressantes. Il y en a une qui a bien amusé ta tantel’autre jour : Ne te promène donc pas toute nue. »


Je continuais à fréquenter les gens du monde. Ils n’étaient, engénéral, en ce qui me concernait, ni charitables, ni faciles àcontenter. Il me revenait à chaque instant des propos aigres tenus parles uns ou par les autres.

Quand je m’en plaignais, ils se sentaient un scrupule de s’être montrésmalveillants derrière mon dos et manifestaient d’autant plusd’amabilité en me parlant qu’ils avaient été plus sévères pour moi auclub ou ailleurs.

Ils éprouvaient sans doute ce sentiment de gêne et de remords que l’onpeut observer dans une église, chez des personnes qui, après avoirentendu une partie de la messe, font, en s’en allant avant la fin del’office, une génuflexion profonde et respectueuse, et des signes decroix affectés, comme pour dire : « Pardonnez-moi, je n’ai plus letemps d’attendre. Il faut que je file ! » et croient ainsi s’excuser dumauvais effet de leur départ précipité.

Je me liai avec quelques femmes du Nouveau Monde et fréquentai certainsmilieux, où elles passaient pour intellectuelles. Je n’ai pas, quant àmoi, constaté de réels progrès chez elles. Trop pratiques et près deleurs intérêts, elles demeuraient généralement superficielles.

L’une d’elles avait acheté une table de Boule, sur laquelle elle mepria de donner mon avis. Je lui affirmai qu’elle datait du milieu durègne de Louis XVI. Elle me répondit avec un air entendu : « Vous nevous doutez pas de ce dont vous parlez : le Boule est Louis XIV. » Ellene savait pas que sous Louis XVI on l’imitait, en modifiant quelquesornements, de façon qu’ils s’adaptassent mieux au goût du temps. Notreconversation s’envenima. Dépitée, cette dame en référa à son mari, quiosa me traiter d’impertinent. Je lui répondis : « Ce n’est pas ma fautesi votre femme est ignorante. » Il prit mal cette observation et nousfaillîmes avoir un duel. Mais je trouvai suffisant de m’être déjà battutrois fois, et n’avais pas de raison de risquer ma vie pour une table.L’affaire s’arrangea.

Il est rare de reconnaître ses erreurs, et mon bonhomme ne voulut plusme revoir. Si j’avais été intéressé, j’aurais laissé ce ménage dans sonillusion, et tiré profit de mon intimité avec lui, sans m’occuper del’authenticité de ses objets d’art.

J’ai rencontré parfois des Américains de grande compréhension et debonté, qui jugeaient à leur juste valeur les gens maltraités par lesort.

Quelques-uns d’entre eux me firent gagner de l’argent en achetant pourmoi, à bas prix, des valeurs qu’ils revendaient très cher. Je fis ainsides bénéfices qui augmentèrent mon pécule, et, pour employer uneexpression triviale, mirent du beurre dans mes épinards. Je n’ai jamaisrencontré un Français compatissant qui fît la même chose. Mescompatriotes sont, en général, des gens ordonnés, mais avares etpetits, sans reconnaissance pour ce que l’on a fait pour eux.

L’aide sociale n’est pas un vain mot pour les hommes du Nouveau Monde.Ils volent au secours d’un camarade dans un sentiment d’humanitéadmirable ; chose bizarre, c’est plutôt parmi les Juifs que parmi leschrétiens que j’ai rencontré de ces oiseaux rares.

Aussi me suis-je beaucoup plus attaché à l’Amérique depuis mon divorce.Si ce pays n’avait pas une presse qui rend insupportable d’y vivre,voilà longtemps que je serais allé là-bas faire fortune et y apporterle fruit de mon expérience.


Le roi de Minneapolis, dont j’ai oublié le nom, qui avait entenduparler de moi, voulait avoir mon paraphe au bas d’un livre dans lequelil groupait les noms de toutes les personnalités connues. Il s’étaitfait une bibliothèque d’ouvrages modernes, et recueillait dessignatures et des dédicaces de leurs auteurs.

Arrivé à Paris, il groupa une foule d’hommes de lettres attirés parl’immense réclame qu’il s’était fait tailler dans les journaux.

J’entrai chez lui avec Jules Lemaître et m’inscrivis sur son registre.

Ce petit homme ressemblait à un gros rat sans queue, plus apte à rongerles bouquins qu’à les collectionner.

Il avait accumulé des millions, se croyait un génie et avait fait letour du monde pour poursuivre sa manie. Mais la signature dont il étaitle plus fier était celle de Li-Hung-Tchang, le fameux Crésus chinois.

C’est à des futilités de ce genre que s’occupait beaucoup de ceux quin’ont plus besoin de travailler.


Roosevelt ne m’oublia pas ; quand il vint à Paris, il me reçut à sonambassade.

Sans race, il avait la figure ronde comme une soupière, et avenantecomme ce qu’elle contient généralement, un buste trapu, des mainsépaisses, des pieds courts et larges, l’air fort.

Les membres de l’Ambassade l’entouraient, enthousiasmés d’être dans sonvoisinage, tandis que les invités défilaient en grand nombre.

Il me rappela la visite que je lui avais faite à Washington et réponditévasivement aux choses que je lui dis.

Il revenait d’un long voyage en Afrique, où il avait tué des bêtesféroces. Fier de ses exploits et convaincu qu’ils étaient suffisantspour prouver ses capacités de tout ordre, il avait donné, en Égypte,des conseils à l’Angleterre puis, à Paris, d’autres destinés à laFrance.

J’essayai de lui parler politique ; mais il me répondit : « Je joue augolf ; je monte à cheval ; je ne porte jamais de chapeau ; je développemes muscles par des massages savants, et, avant tout, j’adore lachasse. J’ai tué des tigres, des lions, des panthères, des hyènes, deschacals. » Je ne pus placer un mot, et me contentai d’exclamations aubout de chaque période.

Ses phrases étaient entrecoupées de saluts qu’il adressait à droit et àgauche, comme s’il s’approuvait lui-même, et suivies d’une cascade de :« Yes… yes… yes… yes… yes… »

Il m’apparut comme une force de la nature, plutôt que comme une lumière.

*
*  *

Le duc d’Orléans m’invita à un déplacement de chasse à Twickenham. Jem’y rendis, accompagné de mon valet de chambre. Nous arrivâmes à cinqheures du soir, conduits de la station jusqu’à la maison dans uneautomobile dont la corne résonnait harmonieusement. Ce détail m’atoujours frappé. Je fus accueilli avec bonne grâce. Le prince me ditqu’au milieu de mes ennuis, il tenait à m’assurer de son amitié.

La chasse aux faisans fut belle. Le duc et la duchesse de Luynes, ainsique ma belle-sœur, la comtesse Jean de Castellane, se trouvaient parmiles tireurs.

Mme la duchesse d’Orléans, née archiduchesse d’Autriche, vivait encoreavec son mari. Elle avait l’accent traînant, mais son habitude descours lui faisait à la fois poser la question et donner la réponse, cequi évitait à son interlocuteur de parler. Elle cherchait à plaire àson mari, mais n’y réussissait guère.


J’assistai à une soirée à l’ambassade de Russie, où se trouvaient tousles grands-ducs. Il y avait entre autres la princesse Paley, alorscomtesse de Honhenfelsen, avec laquelle le grand-duc Paul avaitcontracté un mariage morganatique. Elle portait des bijoux royaux ; lagrande-duchesse Wladimir en prenait ombrage et la regardait de travers.

Je fis la connaissance, ce jour-là, de Mme Maurice Rouvier, personned’une grande intelligence, qui secondait avec tact son mari, alorsministre des Affaires étrangères. J’avais eu avec celui-ci de bonsrapports et partageais ses idées relatives au Maroc. Il approuvait maligne de conduite sur le sujet et faisait de son mieux pour tirer laFrance du mauvais pas dans lequel l’avait engagée M. Delcassé.


M. Iswolski ne m’aimait pas. Il sentait que je craignais ses menéespanslavistes et antiautrichiennes. C’était un moujik à figuredéplaisante, avec un tout petit nez gras, impertinent, au milieu d’unvisage rond sous des petits yeux clignotants, avec lesquels il nevoyait pas clair, ce qui l’obligeait à porter un monocle et à regarderde travers les gens qu’il abordait, mais cela ne l’empêchait pasd’avoir les plus grandes prétentions de séduction ; aussi semontrait-il très empressé auprès des belles dames.

Sous un aspect sucré, il cachait une âme haineuse.

Pour être juste, toutefois, il faut reconnaître que, comme ministre desAffaires étrangères, il avait accompli deux grandes et bonnes œuvres :celle du rapprochement de la Russie avec l’Angleterre, et celle del’entente de son pays avec le Japon, après la guerre russo-japonaise.

Cependant, ses sentiments de vengeance l’aveuglaient. Il avait ététrompé par le baron d’Ehrenthal, à propos de l’annexion de la Bosnie etde l’Herzégovine, et il ne lui pardonnait pas, transformant ainsi unequestion personnelle en une affaire européenne. Aussi, ses effortstendaient-ils à la dislocation de l’empire des Habsbourg, véritablerempart du conservatisme en Europe. Il ne comprenait pas que cedémembrement serait le signal de la révolution générale, dans le paysdes tzars en particulier.

Sous le prétexte de discuter de la décoration des salons de la rueGrenelle, il me fixa un rendez-vous ; j’y vins à l’heure et au jourindiqués, et, à ma grande surprise, au lieu de me parler de ce pourquoi il m’avait convié, il ne discuta que de politique. Il mereprochait d’inspirer les articles de M. François Deloncle quiparaissaient de le Paris-Journal, en particulier celui concernant lesaccords de Racconigi. Je partageais, en effet, les idées de cetexcellent patriote, que j’avais eu le tort de combattre dans lesBasses-Alpes quelques années auparavant. Quant aux salons qui avaientété le prétexte de ma conversation avec l’ambassadeur, ils furentoubliés. Ils restèrent sans restauration, aussi sales que le jour oùj’avais été convié pour les arranger. Les vieux rideaux de soie rouge,style Napoléon III, continuèrent à pendre aux fenêtres, tandis que, surles murs, une étoffe de la même couleur, mais noircie par la fumée,servait de fond à des tableaux sans valeur. Aux jours de réception, lebuffet était orné d’un service de porcelaine de Sèvres commandé, jecrois, par Alexandre III, et dont la couleur bleu vif hurlaitabominablement à côté de la tenture, tandis que des roses de tous lestons formaient une haie de bouquets devant les valets de pied auxcheveux poudrés, et chamarrés de décorations.

Les hommes politiques et le grand monde se donnaient là rendez-vous.

J’y rencontrai Joseph Caillaux, et j’eus avec lui, dans l’embrasured’une fenêtre, une conversation au sujet du Maroc. Je ne pouvais medéfendre d’avoir pour lui de l’attirance, malgré que nous nepartageassions pas les mêmes idées. Son tort était de ne pas aimerl’Angleterre. Je lui en faisais des reproches. Il était d’unchauvinisme exalté. Son action au Maroc avait été la conséquence desfautes commises par son prédécesseur.


De mes entretiens avec M. Iswolski, je tirai des conclusions précises.Il semblait nourrir déjà le fol espoir de voir un jour la Russie enpossession de Constantinople. En parlant de cette capitale, il me dit :« Elle devrait nous appartenir. »

Nous entretenions auprès du sultan un ambassadeur et nous préparions unemprunt turc, gagé sur le même Constantinople. J’eus de la peine àconcevoir l’aberration de l’ambassadeur de Russie, mais mon imaginationn’exagérait rien. Je n’eus plus qu’une idée : empêcher son pland’aboutir.

Sur ces entrefaites, l’archiduc héritier, François-Ferdinand, chercha àfaire contracter à Paris un emprunt dont une partie serait destinée àVienne et l’autre à Buda-Pest. En échange de cette réalisation, il yaurait eu moyen d’obtenir la neutralité du gouvernement autrichien dansle cas d’une guerre générale.

Le prince Windish-Gräetz vint à Paris à cet effet, accompagné de M.Singer, qui représentait la presse de son pays, et de M. Krasny,directeur du Comptoir d’escompte de Vienne. Ils devaient jeter lesbases de l’opération. Ils furent menés chez le ministre des Affairesétrangères et chez le président de la République. Ceux-ci n’eurent riende plus pressé que de s’ouvrir de leurs propositions à l’ambassadeur deRussie et à celui de l’Italie qui, naturellement, s’y opposèrent detoutes leurs forces et les firent échouer. MM. Isvolski et Tittoniétaient, d’ailleurs, appuyés par leur collègue d’Autriche lui-même, lecomte Scezen, qui voyait d’un mauvais œil l’intervention en France depersonnages étrangers à son ambassade.

Il se montrait cependant pour moi fort aimable et me couvrait depolitesses. Il m’invita à dîner rue de Varenne pour rencontrer leprésident de la République. J’acceptai. M. et Mme Poincaré arrivèrentquelques minutes après moi. Nos amphitryons allèrent au-devant d’euxjusqu’à l’antichambre.

M. Poincaré, selon son habitude, fut courtois. Mais je reconnus, ausalut plein de dignité que me fit Mme la présidente, que je n’avais pasle don de lui plaire. J’essayai de causer avec elle et lui rappelai quej’avais eu l’honneur de dîner à ses côtés chez la princesse de Ligne.Elle me répondit d’un ton sec : « En effet, monsieur », ce qui meglaça, et elle continua la conversation avec un autre convive. Depuislors, j’ai le regret de dire qu’elle ne se départit jamais à mon égardde sa prudente réserve, et qu’elle continue à me regarder sans plaisir.

Tous les diplomates en fonctions à Paris se trouvaient à ce dîner.Parmi eux, je citerai le marquis de Villa-Urrutia, ambassadeurd’Espagne, ainsi que la charmante marquise, dont la couronne demarguerites en diamants était d’un effet magique au-dessus de sonvisage expressif et douloureux.

Après le repas, je m’approchai de notre chef d’État et lui glissaiquelques remarques sur la politique extérieure, sur mes craintesrelatives au Maroc, sur l’espoir que j’avais de voir la France coopérersur tous les sujets avec l’Angleterre ; enfin, sur les dangers d’unepolitique antiautrichienne. Il m’écouta, mais répondit évasivement. Jesentais que mes paroles allaient à l’encontre de ses conceptions.

Vers dix heures et demie du soir, je me retirai, inquiet de cet étatd’esprit et persuadé que de graves événements se préparaient.


C’est à cette époque que M. Bunau-Varilla, avec lequel j’étais en bonstermes, m’exprima le désir de connaître le baron de Schœn. Je venais dedécliner une invitation de l’ambassadeur allemand à rencontrer M.Poincaré. Jusqu’alors, je m’étais abstenu d’assister à une réceptionofficielle rue de Lille.

Par contre, je demandai au baron de Schœn de venir déjeuner chez moi.Il accepta, et put causer à ma table avec le propriétaire du Matin.Celui-ci désirait obtenir une audience de Guillaume II.

Sa requête ne fut jamais transmise à qui de droit.

Quelques jours plus tard, j’étais convié de nouveau en l’honneur duprésident de la République à l’ambassade d’Italie, où devait dînerJoseph Caillaux. Mais cette soirée tomba le jour de l’assassinat dupauvre Calmette, et, bien entendu, le ministre français s’était excusé.Les autres personnages officiels étaient venus. J’arrivai vers dixheures du soir et trouvai tout le monde consterné. Un silence de glacerégnait dans les salons. Je connaissais le drame, et j’avais été au Figaro prendre des nouvelles de son directeur, que l’on disait dansun état désespéré.


J’avais demandé à M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, derencontrer le cardinal Vanutelli chez moi lorsqu’il viendrait à Parispour le centenaire d’Osanam. Avant de me répondre, il m’adressa à sonchef hiérarchique, M. Poincaré, qui ne crut pas devoir accéder à mesinstances et lui fit décliner toute entrevue avec un prince del’Église. Il eût pourtant été intéressant que le gouvernement de laRépublique fût en contact avec un membre du Sacré Collège, en vue del’élection possible d’un nouveau pape. Pie X était dans un état desanté presque désespéré. On pouvait craindre sa mort d’un moment àl’autre. Mais nos hommes d’État alors n’avaient pas de plan, allaientau plus pressé, bouchaient les trous à mesure qu’ils se produisaient etmettaient en pratique le principe de Waldeck : « La vie d’un peuplen’est faite que de quarts d’heure. »


Le jour du grand Prix, en 1914, j’assistais à une garden party chez lebaron et la baronne Edmond de Rotschild, dans leur propriété deBoulogne-sur-Seine. Je n’avais pas été à Longchamp.

Paris était encore en fête. La plupart des gens qui se trouvaient àcette réunion ne soupçonnaient pas les événements que je sentais devoirse produire. Des ambassadeurs, des ministres, des gens du monde sepromenaient tranquillement au milieu des parterres luxueusementtapissés de fleurs, dont les essences n’eurent pas le don de me plaire.

La maison, de style Napoléon III, n’a rien d’attirant. Le parc estdivisé en petits jardins japonais ou autres, où l’on constate l’effortde l’argent plutôt que du goût.

La baronne, remplie de bonté, accueillait ses invités avec la bonnegrâce que tout le monde lui connaît.

« Vous savez la nouvelle ? » me dit le ministre de Grèce. Je répondis :« Non. Qu’y a-t-il ? »  ̶  « L’archiduc héritier vient d’êtreassassiné à Serajevo. C’est un événement important, qui peut être grosde conséquences. »  ̶  « Oui, lui répondis-je. C’est sûrementla guerre. » Quelques personnes qui étaient autour de moi se mirent àrire de mon pessimisme, et un homme du monde ajouta : « Vous ne savezdonc pas qu’il n’y aura plus de guerre ? »

Au début de la Conférence de Paris, je fus particulièrement frappé dumanque d’envergure de la plupart de ceux qui en faisaient partie.

Elle avait plutôt l’air d’une réunion du conseil d’administration d’unebanque en faillite que d’une réunion de gens qui devaient sauverl’Europe.

L’avidité du public à être au courant des plus petits détails desnégociations et à en être informé journellement enlevait tout caractèrede dignité à cette manifestation. C’était le règne des marchandages et,sauf certains Anglais et les représentants de l’Église catholique, lesdiplomates montraient une grande ignorance de toutes choses.

Ils avaient l’esprit simpliste, le nez sur leurs affaires, et nevoyaient pas plus loin que lui.

Je ne pouvais m’empêcher de me rappeler la réponse de la femme dechambre de ma grand’mère, qui était un jour dans le train avec elle, età qui mon aïeule demandait, en désignant au loin du doigt quelque chosequ’elle distinguait mal à l’horizon : « Mademoiselle Portot, qu’est-ceque je vois là ? » A quoi l’autre de répliquer : « Mais, madame, c’estvotre index. »

Les plénipotentiaires m’évoquaient Mlle Portot.
 
 Dans ma modeste sphère, je tentai de faire contraste avec cetteambiance, d’attirer de hautes personnalités qui seraient heureuses dese rencontrer sur un terrain hors des sphères officielles.

Ma maison était assez jolie et paraissait celle d’un grand seigneurd’autrefois ; je voulus montrer à mes hôtes étrangers un peu de cettesérénité qui manquait à nos négociateurs et qui était, jadis, l’apanagedes Français.

A l’instar de Talleyrand, je jugeais que c’est aux dîners quiparaissent les plus banals que s’ébauchent les conversations les plusimportantes ; c’est par des allusions insidieuses et suggestives dansles entretiens mondains que l’on peut faire pénétrer le pire despoisons dans l’esprit des gens.

Pour cela, il suffit d’avoir un but précis et le don de distiller sonvenin avec tact et légèreté. Je sais faire cela, et je m’amusai, fautede situation officielle, à nouer les fils qui, réunis en faisceau,donnaient la vie aux questions à l’ordre du jour.

J’eus la chance, à ce moment, de gagner assez d’argent pour procurer àmes convives, après les dîners que je leur offris, des distractionsd’art, de musique ou de littérature, ce qui ne les empêchait pasd’aller causer dans une pièce éloignée ; et, comme je ne sais pas faired’économies, j’employai à cela le fruit de mon travail.

Quand j’invitai lord Balfour, je me sentais ému de recevoir un desgrands hommes de l’Angleterre.

Barrès, Paul Deschanel, Barthou vinrent dîner avec lui chez moi, ainsique Mme la comtesse Jean de Montebello, la princesse de Ligne, le comteet la comtesse Melchior de Polignac, le vicomte et la vicomtesse deRohan. Comme j’étais souvent embarrassé pour placer à table mes hôtesde marque, j’eus l’idée d’asseoir les dames aux quatre coins, de façonà créer plusieurs droites et plusieurs gauches, pour tous cesprésidents du Conseil ou de la Chambre, hommes d’État, grands seigneursanglais, académiciens et autres.

M. Balfour arriva, accompagné de mon excellent ami, sir Jan Malcoln,son secrétaire particulier.

Très racé, grand, avec une belle tête, un front élevé, et portant enarrière les cheveux longs, il a l’aspect loyal et réfléchi. Derrièreson binocle, son regard un peu lourd et plein d’une placide assuranceinspire le respect.

Il s’exprime avec une clarté lumineuse en anglais, mais avec moins defacilité en français, ce qui donne à sa parole, lorsqu’il parle notrelangue, une sorte d’hésitation qui sert ses inspirations.

Ce qu’il dit est empreint de philosophie, et correspond aux conceptionsqu’il a publiées dans son beau livre Defence of philosophic doubt.

Les Français, à cette réunion, paraissaient d’une race tout à faitautre que la sienne. Paul Deschanel se montrait soigné, ce qui estassez particulier pour un homme politique de chez nous. Barthou avaitune physionomie intelligente, et, quoique de petite taille, seredressait comme un coq. Quant à Barrès, il regardait d’un airnonchalant et parlait sur un ton traînant, en artiste, non enphilosophe, en amateur de lettres, non en homme d’État.

Après le dîner, M. Balfour causa longtemps dans un coin avec Mme deMontebello. J’avais invité quelques amis pour la soirée, entre autresle comte d’Haussonville, qui aurait voulu s’entretenir un peu avec lereprésentant de l’Angleterre. Mais il était si occupé que je n’osai ledéranger, et le comte d’Haussonville me dit : « Laisse-le sauverl’Europe avec la comtesse, s’il en a envie. »

Quelques jours après, j’étais reçu à déjeuner chez M. Balfour, rueNitot, où il avait pris un appartement pour le temps de la Conférencede Paix.

Je lui ménageai une entrevue avec Mgr  Cerretti, de passage àParis, et qui devait plus tard exercer les fonctions de nonce. Jetravaillais avec assiduité à toute combinaison qui pût épargner àl’Autriche une destruction complète, et tentais partout de faireprévaloir mes idées auprès des gens puissants que j’approchais. M.Balfour me dit : « La monarchie des Habsbourg est perdue, et c’est unmalheur de n’avoir pas pu la sauver. » En parlant ainsi, il subissaitsans doute l’influence du président Wilson, qui habitait en face dechez lui, place des Etats-Unis, et qui, d’accord avec lesplénipotentiaires français, préconisait, pour  notre malheur, ledémembrement de l’empire central.


J’eus l’honneur de recevoir, à plusieurs autres reprises, M. Balfour,en particulier un soir avec Claudel, que l’amitié de Berthelot bombardaplus tard ambassadeur du Japon, après lui avoir donné à ce moment unposte de ministre au Danemark.

A ce dîner se trouvait Venizelos, un des personnages les plusintéressants de notre époque. Comme son nom semble l’indiquer (VeniseElos), ce Crétois doit sans doute descendre d’une famille vénitienneétablie dans son île au temps de la domination des Doges, car ilressemble beaucoup plus à un Italien qu’à un Grec.

Il a des yeux perçants, la ligne du nez au front fortement cassée, unebarbe grise, et l’air d’un renard. Ses idées sont justes, sous bien desrapports, et grande est son habileté. N’a-t-il pas été le patriote quia réuni la Crète à la Grèce contre l’instinct des Anglais qu’il sut,malgré cela, se concilier dans cette entreprise difficile ?

J’avais fait sa connaissance à Paris, avant la guerre, quand il étaitvenu jeter les bases d’un emprunt pour son pays, et qu’il se présentaitavec l’auréole de cette annexion.

Le roi Constantin ne m’avait pas dit du bien de lui et ne l’aimait pas.J’attribuai sa malveillance à de la jalousie. Je me sentais porté verscet Oriental érudit et politique, qui semblait sympathique aux Anglais.Je ne pourrais lui faire qu’un seul reproche  celui de se montrerplus Grec qu’Européen. C’est là une distinction qu’on peut faire entrelui et M. Balfour, dont les idées correspondent à une conceptioneuropéenne aussi bien que britannique.

Après le dîner, avant que Mme Eve Francis ne récitât des vers deClaudel, l’Anglais et le Grec eurent, dans un coin du salon, uneconversation qui les absorba longtemps. En les observant ainsi unis, onpouvait voir déjà se dessiner les sympathies d’Albion.

M. Balfour paraissait faire plus de cas des talents littéraires de M.Claudel que de ses opinions politiques.

Puis ce fut le tour de M. Bratiano. Le plénipotentiaire roumain n’avaitpas le don de plaire aux Anglais. Il avait pourtant un esprit élevé, etje tentai des efforts pour le remettre en bons termes avec M. Balfour.Je l’invitai à dîner avec lui, et le fis rencontrer aussi chez moi avecson compatriote, M. Take Jonesco, dont il ne partageait pas toutes lesidées. Il fut particulièrement séduit par sa conversation avec lacomtesse de Montebello et me dit : « Elle est le plus grand hommed’État que j’aie rencontré à Paris. »


Je groupai aussi le général Pershing, le général Bliss, le maréchalJoffre, le général Mangin, M. Hymans, le ministre belge, Nansen, lefameux explorateur, Paderewski, le Prince Fuad, M. de Guiers, l’hommed’état réussi, et tant d’autres…

Le général Pershing, fort aimable, eut, depuis son retour en Amérique,l’affectueuse pensée de m’envoyer des cartes.

Avec une figure anodine et des traits sans caractère, il montrait uneaffabilité très grande pour ceux qui l’approchaient.

J’avais connu Paderewski lors du mariage de mon cousin germain, leprince Radziwill, avec la comtesse Branicka, il y a environ quaranteans.

Nous nous étions rencontrés plusieurs fois depuis. Je fus enchanté derenouer des relations avec l’apôtre inspiré, le cœur pur,l’intelligence éveillée qu’est ce merveilleux musicien, tout en pensantqu’il était assez curieux que la destinée d’une nation fût confiée auxmains d’un pianiste, quelque génial qu’il fût.

Paderewski connaissait mon goût pour la Pologne et me savait gréd’avoir publié une brochure en sa faveur, à la fin de la guerre, et desarticles favorables à son pays, dont l’un était intitulé : DeuxFrances en Europe.

Comme beaucoup d’artistes, Paderewski porte de longs cheveux. Sestraits réguliers, ses yeux clairs, son regard franc, et sa moustacheblonde lui donnent un grand air de sérénité. Il est secondé avecdévouement par sa charmante femme.

Il arriva pour déjeuner chez moi très en retard, et, dès les premiersmots de conversation, s’exprima avec méfiance sur le compte desAnglais. Lui aussi rêvait plus de la Pologne que d’un équilibreeuropéen, et se rendait mal compte en tous les cas que, sans l’appui del’Angleterre, aucun pays ne peut renaître, vivre ou se développer.

Pendant le temps du Congrès, il se refusait à toute manifestationmusicale et préférait se cantonner dans ses fonctions d’homme d’État.


Une des personnalités que je vis le plus souvent chez moi fut legénéral Thompson, plus tard ministre de l’Aviation dans le ministèretravailliste de M. Ramsay Mac Donald.

Cet homme élégant, mince, qui a une tête fine et des membres muscléscomme ceux d’un chevreuil, donnait l’aspect du plus parfait gentleman.

Ses idées me parurent tout d’abord assez peu claires ; son atavisme lerendait évidemment conservateur, mais un désir de se montrer à lahauteur de la situation lui faisait admettre que même un homme racépeut s’adapter aux théories du jour et entrer dans les combinaisons lesplus avancées.

Il me parut religieux et tout aussi patriote que n’importe lequel deses compatriotes ; mais il adoptait volontiers déjà les idées du LabourParty, et permettait de penser que, si jamais l’Angleterre tombaitentre les mains de celui-ci, elle ne se livrerait à aucune excentricitéet ferait honneur à son vieux bon sens. Les gens titrés nel’effarouchaient pas ; il aimait à causer avec eux et à faire unedistinction entre leurs idées un peu désuètes et celles un peu plushardies qu’il affichait. Si nous avions chez nous des socialistes decette qualité, nous nous pourrions nous considérer comme fort heureux.


Le général Bliss était bien l’homme le plus charmant que l’on puisseimaginer, et ses conceptions très opposées à celles du présidentWilson, son chef, lui faisaient entrevoir, avec un chagrin qu’il nedissimulait pas, la dislocation de l’Europe centrale à laquelle onétait en train de se livrer. Le côté révolutionnaire antipolitique etdésordonné de ceux qui présidaient aux destinées du monde leremplissait de chagrin ; j’eus avec lui des conversations où nous nousentendîmes parfaitement au sujet de la monarchie des Habsbourg.

Il aimait à venir chez moi et à causer notamment avec mon ami, M.Philouze, qui dirigeait alors l’Europe nouvelle. Cette revue a depuispris une orientation différente, sous l’experte direction de MlleLouise Weiss.


Je comptais le général Mangin parmi les personnes les plusbienveillantes à mon égard, et j’en suis extrêmement fier. Je conservepour son caractère une grande admiration, si, par ailleurs, j’en ai unemoins développée pour ses idées. Il était trop colonial pour mon goût.Quoiqu’on ne soit jamais plus patriote qu’il ne faut, il avait un sensde la France qui ne me semble peut-être pas avoir été toujours trèsjuste.

Sa tête ressemblait autant à celle d’un empereur romain, telle qu’onles voit sur les médailles antiques, qu’à celle d’un oiseau de proie.Il venait d’être l’objet d’injustices dont il avait le tact de ne passe plaindre publiquement.


Le ministre de Norvège, le charmant baron de Wedel, qui devait passerla soirée chez moi, m’annonça qu’il aménerait Nansen, le fameuxexplorateur et philanthrope.

J’étais très flatté à l’idée de le recevoir et au regret de n’avoir àlui montrer que les deux malheureux salons dont je disposais. Maisj’avais demandé à Mlle Vallin de chanter, ce qu’elle fitmerveilleusement.

Nansen parut frappé par l’air de la Pentecôte de Bach. Sur ses traitstaillés à la hache, on voyait l’homme de science et d’imaginationpuissante rêvant de tous les arts. Ses yeux bleus sont vagues ; sonregard clair est pensif, comme empreint de fatalité. Son grand corpsosseux et haut donne l’impression d’un iceberg sculpté.

Je le revis plus tard en Angleterre, à un déjeuner chez lord Curzon, oùses voisins lui parlaient en français. Il savait à peine leur répondre.


Philippe Berthelot, qui vint plusieurs fois chez  moi à cemoment-là, n’eut qu’une idée : contrecarrer mes projets.

Le comte de Derby fut envoyé alors comme ambassadeur d’Angleterre àParis et y prit l’influence que l’on sait. Je l’avais rencontré d’abordchez le général Spears, où nous eûmes, dans un coin du jardin, unentretien sur l’Autriche.

Il avait écouté mes paroles avec bienveillance. Mais, dès qu’il connutles démarches auxquelles je me livrais pour arriver à mes fins, il meconsidéra comme dangereux et espaça nos conversations.


Très persistant de ma nature, je profitai des relations existant entrel’empereur d’Autriche et un de mes amis, le Dr Seeholzer, qui avaitécrit une brochure sur mes idées politiques, pour demander à celui-cide me mettre en rapport avec Charles IV.

Je partis secrètement pour Lausanne et descendis dans un hôtel en facede la gare. Seeholzer vint m’y trouver ; il m’avait ménagé l’entrevuesouhaitée.

Je me sentais fort ému à l’idée de voir ce prince malheureux, ami de laFrance, dont la situation me représentait un peu celle de Mgr le comtede Chambord. La tradition de l’Europe semblait s’être réfugiée entièreen lui, tandis que les idées du monde moderne s’opposaient à elle detoutes les façons.

Sa situation pendant la guerre avait été sans issue. Il détestait cequ’il voyait, et n’avait eu qu’une pensée : conclure une paix séparéeavec nous.

Sa propre alliée, l’Allemagne, ne pensait qu’à la dissolution de sonempire, afin d’en mieux partager les morceaux. Les Alliés s’acharnaientsans raison contre lui, et la révolution grondait autour de son trône,surtout en Bohême.

Jamais situation n’avait paru plus tragique. Il eût fallu un géant poury résister.

Je tenais à savoir si, le cas échéant, on pourrait compter sur leprince pour reconstruire une Europe telle que je l’imaginais.

Après une demi-heure de trajet en automobile de Lausanne à Prangins,pendant lequel Seeholzer et moi nous causâmes de l’avenir du monde, jefus reçu chez Sa Majesté et entrai chez elle, les larmes aux yeux. Onnous fit attendre quelques instants dans le salon et un aide de campvint annoncer l’Empereur-Roi.

Charles apparut : grand, beau, avec le regard bon, mais la bouchematérielle, un peu bestiale, et la figure écrasée. Le sourire auxlèvres, il me tendit la main, me parla dans un français impeccable, etpria les personnes présentes de le laisser seul en ma compagnie.

Je l’assurai d’un dévouement qui me venait d’une conception françaiseet traditionnelle, et lui affirmai que je croyais servir mon pays enm’abouchant avec lui.

Il me rappela que nous nous étions rencontrés chez le duc  deRohan quinze ans auparavant, quand il était encore tout jeune, auchâteau de Josselin, en Bretagne, et me parla avec attendrissement dela France et de son désir de s’entendre avec les hommes d’État de monpays. « Ils ne m’ont pas compris, disait-il, lorsque je voulais fairela paix, et ils se sont trompés. L’existence d’une Autriche estnécessaire à l’équilibre européen, comme une France forte lui estindispensable également. » Il ajouta : « Ma femme est d’originefrançaise et partage mon opinion. »

Il me demanda si j’étais en bons termes avec les hommes du gouvernementanglais et si je pouvais le mettre en rapport avec eux.

Il ajouta : « Quand je dus quitter ma chère patrie, l’officier anglaisqui s’était chargé de nos personnes a été déférent et parfait. Grâce àlui, nous avons échappé à de graves dangers. »

Sa Majesté me retint à déjeuner, ainsi que le Dr Seeholzer, et meprésenta à l’impératrice Zita, qui portait à son cou deux rangs deperles considérables, que j’eus le chagrin de voir plus tard malvendues sur le marché de Paris.

La salle à manger était grande, nue, arrangée de la façon la plussimple et le repas mal servi et détestable.

Les enfants, beaux comme des anges blonds et royaux, arrivèrent aumoment du dessert.

Après déjeuner, nous fîmes une longue promenade dans le parc, nousentretenant toujours des mêmes choses, et moi donnant au Souverain, surnos hommes d’État, les appréciations qui pouvaient lui être nécessaires.

Il semblait fort intéressé et heureux à l’idée de se mettre en bonstermes avec nous. Il me dit : « J’ai choisi la villa de Prangins parceque, tout en étant près de ma chère patrie, je veux pouvoir regarder etvoir les rivages de France. Mon ambition, si je ne rentre pas chez moi,serait d’aller demeurer chez vous. Je voudrais tant qu’on me comprît, àParis ! »

*
*   *

Le salon de lady Hood faisait concurrence au mien. Cette dame étaitvenue à Paris pour créer un foyer de réunion pour les diplomatesanglais et pour ceux des autres nations.

Ses dîners étaient charmants. Il m’a été donné plusieurs fois decompter parmi ses convives. On rencontrait chez elle tous les gens aupouvoir, ou les ambitieux qui désiraient y parvenir.

Je voyais dans ses salons sir Ere Crow, très fier des remaniements quel’on faisait subir au centre de l’Europe, et, comme je ne partageaispas son opinion et lui exposais mes théories sur l’Autriche, il me dit: « Vous me faites l’effet d’être dans les nuages. » Je lui répondis :« Peut-être. Mais avez-vous remarqué que ce n’est que dans les nuagesque l’on voit les éclairs qui illuminent l’horizon ? »

Il demeura stupéfait et n’eut plus rien à ajouter.

La tête du maréchal Wilson semblait sculptée à la hache. Il avait ungrand nez de travers, des traits forts, des yeux clairs et l’airpréoccupé de tirer parti de ses habiles combinaisons politiques.

J’eus l’occasion de causer, chez lady Hood, avec Berenson, qui sevoyait déjà ambassadeur de Pologne aux États-Unis ou des États-Unis enPologne : on ne sut jamais au juste. Des princes royaux de passage àParis se donnaient rendez-vous après dîner dans cette maisonlibéralement accueillante et s’ingéniaient à modifier l’œuvre qui avaitété si maladroitement élaborée, le matin, dans les conseils officiels.

A ce moment, habitait dans un hôtel de la rue du Mont-Thabor, sirThomas Barclay, avocat anglais, qui, particulièrement épris des fatalesidées du président Wilson, avait épousé ses utopies et désirait lesfaire prévaloir. Il organisa un banquet auquel je fus convié pourrencontrer son puissant ami.

Je me rendis à son invitation, après le dîner seulement, et fusprésenté au président de la République américaine, auquel on nommaitune quantité de gens qui ne l’intéressaient guère. Je passai inaperçudans la foule.

Il avait, paraît-il, consulté des voyantes et fait tourner des tablesavant de donner ses directives, ce qui en explique l’échec.

Je voyais souvent Georges Leygues, président de la Commission desAffaires extérieures à la Chambre auquel je portais les renseignementsque je recueillais dans mes conversations.

Il semblait acquis à l’idée que la destruction de l’empire centralserait un désastre pour la France, mais n’avais pas la force d’imposerses vues d’équilibre européen.


Vint la paix. Je n’avais pas voulu aller à Versailles le jour de sasignature, pour ne pas voir l’horrible mise en scène que je prévoyais,et parce que je désapprouvais que ce traité fût signé en France, et nonà Potsdam. J’en rougissais pour nos rois, qui n’auraient jamais admispareille anomalie.

Puis eurent lieu les fêtes de la rentrée des troupes, le passage desmaréchaux sous l’Arc de Triomphe, et, en tête d’eux, le cher vieuxmaréchal Joffre, très embarrassé sur son cheval trop fringant.

Les étrangers affluaient à Paris. Je continuai à faire beaucoup defrais pour eux.

La reine de Roumanie, que j’avais eu l’honneur de recevoir commeprincesse héritière à bord de mon yacht, à Cannes, en 1898, étaitdescendue à l’hôtel Ritz. Elle accepta de déjeuner chez moi.

Elle est une des plus jolies femmes de son époque, et connaît son rôlede souveraine. Elle aime son « métier », selon sa propre expression.Elle donne facilement une poignée de mains, salue avec grâce, se montresimple dans ses paroles, et vit en femme moderne, fumant des cigaretteset s’intéressant à toutes choses.

Elle adore la vie, et, quoique dénuée de morgue, sait toujours tenirses distances.

Elle alla avec simplicité rendre visite au président du Conseil, M.Clémenceau, au lieu d’attendre qu’il vînt jusqu’à elle.

J’invitai, pour la rencontrer, le maréchal Joffre et sa femme, lordRobert Cecil, le duc et la duchesse de Grammont, M. et M AlbertBesnard, les artistes tant admirés, ma mère, des aides de camp, desdames d’honneur et quelques amis.

La voiture de la souveraine était si longue qu’elle eut de la peine àtourner dans la petite cour de mon hôtel.

C’était au mois d’avril : il faisait un temps radieux. Je reçus lasouveraine tout d’abord dans le jardin où j’avais fait apporter descaisses remplies de prunus roses et fleuris, pour donner l’illusion duprintemps.

Les fenêtres de la salle à manger, qui était au rez-de-chaussée,restèrent ouvertes pendant le repas, qui fut très élégant. Aussitôtaprès, nous montâmes dans les salons pour entendre le grand chanteurKoubitsky, qui rappelait à la reine ses origines du côté de sa mère,née grande-duchesse de Russie.

Sa Majesté prit place dans un grand fauteuil et posa sur ses genoux lebouquet d’orchidées que j’avais fait préparer pour elle. Ma chèrepetite chienne Bouboule la regarda fixement pendant quelques minuteset, tout d’un coup, rompant avec toutes les lois de l’étiquette, sautasur ses genoux, écrasant ses fleurs et l’embrassant. La souveraine n’enfut pas choquée et garda Bouboule auprès d’elle.

Le maréchal Joffre assistait à ce déjeuner. Je ne pus maîtriser monémotion en le voyant entrer chez moi pour la première fois, car il mereprésentait le seul de nos généraux auquel on pouvait attribuer unevictoire exclusivement française et qui, à un moment déterminé, avaittenu dans ses mains le sort du monde entier. Son œil était clair etbon, et le nom de grand-père que lui donnaient les soldats correspondexactement à l’impression qu’il produit à prime abord.

Un peu lourd d’aspect, il ne peut être un cavalier brillant, mais onsent en lui l’homme réfléchi, dont le fluide est imprégné de chance etde succès. La reine Marie, qui ne le connaissait pas encore, futheureuse d’être en rapports avec lui. Mme la maréchale, qui se trouvaitassise à ma gauche pendant le déjeuner, eut l’occasion de causer avecmoi d’objets d’art et de décoration, et je remarquai avec plaisircombien elle s’entendait à ces questions.

Quelques jours après, elle m’invita à déjeuner au Café de Paris. Enobservant son mari, je me faisais la réflexion qu’en France nos plusgrands officiers ne sont pas suffisamment récompensés. En Angleterre,on les pensionne, on leur donne des apanages, on les traite avecmagnificence. Chez nous, on semble les oublier ou leur en vouloir deleurs succès.

N’avait-on pas hésité, au moment du retour des troupes, à faire passerle vainqueur de la Marne sous l’Arc de Triomphe ? La jalousie estvraiment le sentiment le plus ancré dans le caractère français.


J’eus l’honneur de recevoir à ma table, en même temps que la reine deRoumanie, lord Robert Cecil, à la bienveillance duquel j’ai étéparticulièrement sensible. Cet homme d’État est le fils de lordSalisbury, qui fut si longtemps premier ministre en Angleterre.

Son visage osseux et son regard perçant lui donnent un aspect énergiqueet fin. Il est grand et racé, et ne ressemble pas aux hommes de sportde son pays.

On sent qu’une seule chose le préoccupe : la politique et les idées.


Ma mère, qui avait fermé ses salons pendant la guerre, se remettait àrecevoir quelques amis ou bien des personnes s’occupant de charité.

Des portraits de famille sont suspendus sur les murs du salon, ainsique des souvenirs de nos rois ; entre autres, un beau tableau peint parBrun, représentant Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Élisabeth et laprincesse de Lamballe avec Louis XVII et la duchesse d’Angoulême,jouant sur des coussins de velours, aux pieds de leurs parents, auchâteau des Tuileries.

Un buste de Louis XV, sculpté par Lemoine, orne la cheminée, et lemobilier se compose d’objets provenant de différents héritages.

Ma mère est assise dans un grand fauteuil capitonné, près du foyer, etsemble présider une assemblée. Dans la pénombre, son profil fin sedessine sur la tenture comme celui d’un camée, et son visagearistocratique montre tout de suite à qui l’on a affaire.

Elle est cultivée ; elle a reçu dès son enfance l’éducation parfaite,non seulement de l’esprit, mais aussi du cœur ; et l’on sent que c’estdans un cadre de tradition et de bon ton qu’elle a pris l’habitude dedévelopper les vertus exceptionnelles qui font d’elle un personnage, àl’époque que nous traversons.

Son indifférence pour le luxe et les choses extérieures lui vaut de nepas tenir, comme moi, un compte trop important des ordonnances de sonsalon. Les fleurs n’y abondent pas. Le bon ton seul y domine.

Elle y reçoit quelques hommes politiques, de temps en temps un maréchalde France, des académiciens, des amis ou des hommes de lettres. On yrencontrait autrefois Galliffet, ou le prince Auguste d’Arenberg,dernièrement décédé, qui s’endormait toujours sur un fauteuil près dusien. Le comte d’Haussonville, l’ami fidèle qui continue à y venir, etaime à se quereller avec la maîtresse de maison sur les questionspolitiques qui les divisent. C’est qu’elle a été élevée en légitimiste,tandis qu’il est né orléaniste, ce qui, aujourd’hui encore, constitueune différence totale dans la manière de voir.

Paul Bourget, qui assistait quelquefois à leurs discussions, n’hésitapas à dire un jour : « D’Haussonville, dans sa prière du matin, doitdire : « Mon Dieu, faites revenir la monarchie légitime, afin que nouspuissions bientôt assister à un nouveau 1830. »

En dehors de ses amies intimes, la duchesse de Doudauville, laprincesse d’Arenberg, la comtesse d’Haussonville, la marquise de Luartet ses proches, ma tante la marquise de Juigné, les filles de celle-ci: la marquise de Saint-Chamans et la comtesse de Clermont-Tonnerre, mamère voit peu de dames et s’occupe surtout de charité. Elle est levée àsept heures du matin, et commence sa journée en assistant à la messe ;elle part ensuite pour l’hôpital en compagnie de Me Gosset ou de MePascalis pour assister à des opérations chirurgicales et aider lesmalheureux qui en sont l’objet à les supporter. Ou bien, elle s’en vavoir des pauvres à Grenelle, surtout des Auvergnats habitant labanlieue, chez lesquels elle sert les intérêts politiques de mon frèreen même temps que leur bien. On peut dire qu’elle a la passion dudévouement poussée à l’extrême.

Quand elle organise une vente de charité ou un après-midi de gala, elleme prie de m’occuper de la partie mondaine ou artistique, desprogrammes, ce que je fais volontiers, sachant que tout ce qui touchema mère est à base de loyauté, de distinction et de vertu.

Quel contraste avec le monde interlope et pourri des dancings ou deshôtels dans lequel je suis obligé de vivre depuis tant d’années !

Quelqu’un qui jugeait ma mère et ma belle-sœur, la comtesse Jean deCastellane, disait : « La première a l’air d’une duchesse, et ladeuxième d’une grande-duchesse. »

Il y a évidemment une distinction entre ces deux catégories de dames ;si l’une est essentiellement française, l’autre paraît internationale.


Les vieilles maisons d’autrefois reçoivent moins, et l’on s’habitue àfréquenter un monde nouveau. Des femmes spirituelles remplacent de plusen plus les duchesses d’autrefois.

Mme Schaikewich a un milieu agréable. Jolie, bonne, serviable, douce,elle emploie sa placide indolence à retenir autour d’elle les hommesintelligents du jour. Intime amie d’Hébrard, d’Anatole France, deBriand et de tant d’autres, elle a l’air réservé et observateur, etsait inspirer des dévouements à toute épreuve.

Mme Muhlfeld, la dame au beau visage, aux yeux de velours brun, auxtraits réguliers, aux dents d’une blancheur éclatante, aurait sansdoute voulu continuer les traditions du salon de Mme de Luynes ; maisles temps que nous traversons ne lui ont pas permis d’exercer sur leshommes politiques l’influence que cette dernière avait su acquérir.

On voit cependant défiler chez elle les Henri de Régnier, André Gide,Paul Valéry, Jacques Blanche et autres rois de la littérature moderne,ainsi que quelques hommes d’État.

Cette charmante femme est devenue un centre important del’intellectualité française ; elle pousse des artistes, obtient poureux des avantages, et se trouve en quelque sorte leur providence.

Elle reçoit, étendue sur une chaise longue dans un salon jaune, etsait, par mille compliments flatteurs, persuader ses invités, mêmemédiocres, de leur valeur.

Je n’eus qu’à me louer du dévouement qu’elle me montra en touteoccasion.

Je reçus le shah, dont le représentant à Paris, le prince Samad KhanMontazos Sultaneh, est un des diplomates les plus remarquables de sontemps.

J’avais convié, pour rencontrer Sa Majesté, Mme Léon Barthou, laprincesse de Ligne, la duchesse d’Harcourt, ma mère, qui présidait latable, et les aides de camp. Dans le jardin figurait, dessiné avec deslumières électriques, le lion qui se trouve dans les armes persanes.

Sa Majesté, sentant le froid pendant le dîner, fit signe au maîtred’hôtel, au lieu de s’en plaindre à moi, et dit à haute voix, d’un tonimpératif : « Fermez la porte qui est dans mon dos », donnant ainsi desordres directement, comme on l’eût fait sans doute dans son pays.

Le shah de Perse craint les maladies.

Une de mes amies, très enrhumée, lui rendit visite, et se plaignit d’unfâcheux coryza. Sa Majesté se leva automatiquement et prit dans satable de toilette du coton, dont il se mit deux tampons dans le nez. Ilcausa ainsi avec la dame des choses les plus importantes.

Au moment où elle s’apprêtait à le quitter, il retira l’ouate de sesnarines et tendit ensuite la main à son interlocutrice, satisfait depenser qu’il allait cesser de courir un risque.

Le prince Firouze était ministre des Affaires étrangères etj’ambitionnais de me faire donner une concession de chemin de fer dansson pays. En même temps que je reçois du monde, j’aime à tirer parti delui. En cette affaire, je ne réussis pas.


Le ras Makonnen vint dîner chez moi avec plusieurs aides de camp, àpeau noire comme la sienne, qui ne s’expriment pas en français. Laconversation ne fut donc pas très active entre eux et leurs voisins detable.

Le ras, dont le beau regard paisible et profond ne manque cependant pasde volonté, parle bien notre langue, et a l’aspect d’un grand seigneurraffiné. D’ailleurs, ne prétend-il pas descendre d’une des races lesplus anciennes du monde ?

Il est fin, beau et rappelle le roi mage Balthazar dans les tableauxprimitifs. On l’imagine fort bien apportant à l’Enfant-Jésus desprésents d’Éthiopie.

Je voulais l’avoir avec le shah de Perse dans mes salons, etquelques-uns de mes amis craignaient déjà qu’il ne pût y avoir conflitentre le shah et le ras ; mais je ne pus les réunir le même jour, et ledanger fut  écarté.


Un matin, je reçus la visite de mon fils aîné qui vint me parler d’unmariage pour lui. Je lui fis remarquer combien il était jeune poursonger à la vie matrimoniale et, tout en approuvant le choix de soncœur, lui demandai quelque temps pour me prononcer.

Le lendemain, il revint me voir et me dit : « J’ai réfléchivingt-quatre heures, mais ne puis pas attendre plus longtemps.Voulez-vous me donner votre consentement ? » J’accédai à son désir ; etson mariage avec Mlle
Patenôtre, fille de notre ancien ambassadeur à Washington et à Madrid,fut décidé sur-le-champ. Je ne connaissais pas cette jeune personne,mais je savais qu’elle était bien élevée et charmante sous tous lesrapports.

J’entrevoyais à l’occasion de ce mariage mille difficultés pour moiavec Mme de Talleyrand. Je promis de rendre visite à Mme Patenôtre, ceque je fis le jour même. En pénétrant chez elle, je pâlis et tremblaide tous mes membres. Mais à peine eus-je fait la connaissance d’Yvonne,que j’acquis la certitude que le bien que j’avais entendu dire d’ellen’était pas exagéré. Le mariage fut fixé pour le jour de l’Épiphanie.

Je revins chez moi rue de Lille et, tout de suite, me mis en quête detrouver pour ces enfants un souvenir qui leur fît plaisir. J’achetai,chez M. de Cansons, directeur de la maison Jamarin, quatre coffrets enlaque japonaise que je fis monter par Jansen sur des socles dorés, et,pour rappeler les présents des rois mages, je les remplis d’un lingotd’or pur, de myrrhe et d’encens. J’ajoutai, dans chacune des caisses,un manchon : l’un en zibeline, l’autre en chinchilla, le troisième enhermine, et le quatrième en petit-gris, pour ma future belle-fille. J’yjoignis pour mon fils quelques livres de chevet dont je choisis deséditions remarquables : une Histoire universelle de Bossuet, la Somme de saint Thomas, la Cité de Dieu de saint Augustin, et lesœuvres complètes de Shakespeare.


Un jour, je déjeunais à l’ambassade d’Angleterre, lorsque la princesseBibesco, l’auteur célèbre d’Isvor et du Perroquet vert, me fitsavoir que Sa Majesté le roi de Roumanie viendrait chez moi le soirmême, sachant que j’avais réuni quelques amis. Je n’eus que le tempsd’organiser ma soirée un peu plus brillamment.

Le hasard m’avait fait convier, pour amuser mes hôtes, leprestidigitateur Guiliguili, qui accomplit de véritables miracles.

J’avais chez moi, ce soir-là, plusieurs Anglaises de marque : lamarquise Curzon de Keddleston, Mrs Asquith, la duchesse de Sutherland,lord et lady Granard, et quelques autres.

J’étais en bas de l’escalier pour attendre le roi, lorsque sortit d’unemagnifique automobile, que je croyais être la sienne, leprestidigitateur, au-devant duquel j’allai jusque sur le trottoir, parconfusion.

Il était vêtu d’un costume d’Égyptien magnifique et portait un fezrouge ; il s’installa dans un coin de la salle à manger, un peuhargneux de penser que Sa Majesté se faisait attendre. A peine lesouverain fut-il arrivé que la représentation commença.

Le roi paraissait particulièrement intéressé ; et je ne pus m’empêcherde remarquer son étonnement lorsque, de sa main à lui, Guiliguiliretirait un billait de cent francs, de sa poche un paquet de cartes, deses pieds de petits poulets.

Chacun voulait expliquer ces miracles à sa manière, et Guiliguili eutun succès considérable.


Quoique mes dépenses fussent importantes, je me montrai à la hauteur demes affaires. Ma maison de la rue de Lille me portait bonheur, jusqu’aujour où, au milieu d’un déjeuner nombreux, je sentis ma tête devenirlourde et un besoin irrésistible de dormir.

J’avais convié une quinzaine de personnes, qui remarquèrent le mauvaisétat de ma santé. Ma vue me trahissait, tout m’apparaissait en double ;je souffrais de la nuque et d’un malaise général. J’eus quand même lecourage d’accomplir jusqu’au bout mes devoirs de maître de maison etd’attendre que mes invités fussent partis pour me plaindre.

Je courus alors chez un oculiste qui, après m’avoir examiné, m’envoyachez le Dr Rist. Celui-ci reconnut que j’avais la maladie du sommeil,autrement dit une sorte de méningite cérébro-spinale doublée de grippeinfectieuse.

Où pouvais-je avoir attrapé le germe de ce mal ? J’ai toujours penséque l’argent ne m’ayant jamais réussi, il avait dû me venir d’un de cesaffreux bouts de papiers qui nous servent de monnaie et sans douteavait traîné dans les mains ou les poches d’un de ces nombreux nègresou Hindous qui se trouvaient alors dans Paris.

Le médecin me fit coucher tout de suite et me dit : « Avez-vous ducourage ? » Sur mon affirmation, il ajouta : « Eh bien ! apprenez,monsieur, que vous êtes atteint d’encéphalite léthargique. » Je luidemandai si cette maladie mettait en danger tous ceux qui en étaientaffligés. Il me répondit : « Elle est très grave, mais vous êtesénergique, et vous la surmonterez peut-être. » Je ne me dissimulai pluscependant que je fusse à un tournant critique.

Mon premier soin, avant même d’envoyer chez le pharmacien prendre lesremèdes qui m’étaient recommandés, fut de mettre de l’ordre dans maconscience, et je fis appeler l’abbé Nicolas que j’avais eu l’occasionde voir. J’avais tout d’abord songé à faire venir l’excellent abbéMugnier, mais je me ravisai, parce que je le connaissais tropintimement pour lui montrer le fond de ma conscience.

Une garde fut installée à mes côtés et, le second jour, vers septheures du matin, je reçus la visite du prêtre.

Je n’étais pas à toute extrémité, mais le mal pouvait s’aggraversoudainement et je croyais cette précaution indispensable.

L’abbé Nicolas sembla craindre de me fatiguer, tandis que je n’eus paspeur de l’ennuyer. Il s’assit à côté de mon lit. J’étais à moitiéendormi sous l’influence des remèdes et je lui dis : « Demain, Netterviendra me faire ce qu’en termes médicaux on appelle un abcès defixation ; je veux me confesser. »  ̶  « Soit », merépondit-il. Je le fis. Quand ma lessive morale fut terminée, jedemandai à recevoir le sacrement de l’Eucharistie. Le lendemain matin,on m’apporta la communion. J’avais l’œil à tout, malgré que jesouffrisse atrocement.

Mon valet de chambre Adrien Moron était revenu de la guerre etdémobilisé. Je demandai à mon maître d’hôtel de faire le guet pouréviter qu’on n’entrât chez moi pendant ce temps. Je me rappelais mapremière communion. Depuis lors, quarante et un ans s’étaient écoulés.

J’avais l’impression que j’allais mourir. Le moment ne me paraissaitpas mal choisi pour cela ; car, ne devant rien à personne, et certainque mes domestiques seraient bien traités par mes enfants, je pouvaispartir sans regrets et sans remords.

J’étais arrivé sur cette terre dans un berceau rempli de promesses, et,après une vie brillante et laborieuse, je n’étais pas fâché de laquitter pour un monde meilleur. Mes convictions m’assuraient que, del’autre côté, de bonnes choses nous attendent ; et je pensais tout bascombien sont à plaindre ceux qui, en ces moments pénibles, n’ont pas lafoi et ne demandent pas à recevoir les secours de la religion.

A mes fils, je recommandai de se partager ce qui resterait de masuccession, c’est-à-dire bien peu de chose : des meubles, desportraits, ainsi que quelques souvenirs ; mais je les priai surtout deremettre au duc de Luynes le livre qu’il m’avait donné pour ma premièrecommunion.

Je n’avais plus qu’à attendre les événements.

Ma mère était près de moi du matin au soir.


Quand, le 6 janvier, jour du mariage de mon fils aîné, arriva, jevoulus, quitte à en mourir, me lever pour recevoir les enfants après lacérémonie religieuse. J’étais extrêmement faible et faillis m’évanouir.J’avais fait fleurir toute ma maison, et, tandis que je me sentaisdéfaillir, je ne pensais encore qu’à donner à la jeune mariéel’impression que mon jardin était joli et bien garni. J’avais faitpiquer pour l’occasion dans les massifs, une demi-heure avant sonarrivée, une quantité de lilas blancs et des boules de neige quifaisaient un effet charmant.

Quand elle entra dans ma chambre, j’étais étendu sur une chaise longue.Ma belle-fille était fort jolie dans une robe de satin blanc recouverted’un magnifique voile de dentelle ; elle et son mari restèrent dixminutes. J’eus à peine le temps de leur dire quelques mots. D’ailleurs,j’étais si faible que je pouvais à peine parler ; mais je meréjouissais, en moi-même, de ce qu’au moins leur bonheur se fût réaliséavant mon départ pour un monde meilleur.

Ensuite, je fis retirer du jardin des fleurs que j’y avais placées àmême la terre et en confectionnai deux immenses bouquets, dontj’envoyai l’un chez la jeune comtesse de Castellane à l’hôtel Majestic,où elle était descendue, tandis que ma garde distrayait l’autre pour leporter à l’église de la Vierge, à Saint-Thomas d’Aquin.

Je ne pus sommeiller ce soir-là ; j’étais trop ému ; et malgré mafatigue, je craignais, en m’endormant, que ce ne fût pour l’éternité.


Ma maladie me procura mille difficultés, car mes affaires périclitèrentpendant qu’elle se déroulait. Je restai presque un an sans m’occuper dequoi que ce soit, et fus bientôt de nouveau en présence du néant. C’estalors que, me trouvant dans l’impossibilité de travailler, j’eus lachance qu’on m’offrît pour ma maison un prix considérable.

Je la remis au comte de Bourbon-Busset. J’avais travaillé pendantquatre ans pour faire de mon hôtel un foyer définitif et de mon goût.Il fallait me séparer de lui. J’emportai seulement les portraits de mesancêtres et me trouvai de nouveau sans gîte.

Il est écrit que je ne conserverai jamais les lieux qui me sont chers.Dieu me veut, sans doute, dans le rôle de chrétien errant, toujoursavec de l’argent, quoique sans fortune, n’ayant comme propriétés queles cimetières de ses aïeux.


BONI DE CASTELLANE.

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