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BOREL, Petrus (1809-1859) : LeCroque-mort(1840). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.IV.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LeCroque-mort par Petrus Borel ~ * ~C’est ainsi qu’ondescend gaîment Le fleuve de la vie ! SI c’était au jardin des Plantes ou souslesvoûtes de la Sorbonne que j’eusse àparler de notre héros, je le scinderais dans tous les sens,je le ramifierais à l’infini, j’enformerais mille combinaisons des plus ingénieuses ; mais icioù nous ne recevons point d’appointements royauxpour troubler la limpidité de notre sujet, je diraisimplement qu’il n’y a que trois espècesde croque-morts réellement distinctes, à savoir :le croque-mort de la mairie, le croque-mort suppléant et lecroque-mort de raccroc. Le croque-mort de la mairie (on en compte quarante-huit de cettepremière espèce,c’est-à-dire quatre par arrondissement), bien querangé sous l’étendard del’autorité municipale, est entretenu par la fermedes Pompes et Services funèbres, ou si vousl’aimez mieux, et pour me servir d’un quolibetpopulaire, iladore le gouvernement aux frais de la princesse. Seshonoraires sont environ de mille francs par an. - Mille francs, medira-t-on, c’est bien peu ! c’est bientôtbu ! - Cela, hélas ! n’est que trop vrai, mais lechamp le plus ingrat, quand on sait y pratiquer habilement des rigoles,devient bien vite une terre féconde ; et le croque-mort atant d’adresse pour appeler sur son front la doucerosée du pot-de-vin et du pour-boire, que d’unepierre-ponce il ferait une éponge, que du tonneau deDiogène il tirerait du Malvoisie. Quant au croque-mort suppléant (douze ou quinze individuscomposent cette deuxième espèce), il nerelève que de l’entreprise des Pompes, et nediffère sérieusement de son camarade de la mairieque par quelques traits. Esclave également de ses devoirscomme buveur, il se place sur le même rang pourl’absorption des liquides. Un esprit chagrin se hasarde-t-ilà le moraliser sur l’excès de sesconsommations, avec l’air malin et l’oeilentr’ouvert d’un silène,bégayant plus encore des jambes que des lèvres,il répond jovialement : - Puisque nous sommes aux Pompes,comment voulez-vous que nous ne pompions pas. -L’emploi decelui-ci est assez mince et sa position fort précaire ;cependant n’allez pas croire que cet aimable fonctionnairepasse toujours aussi rapidement que la beauté ou la rose.Beaucoup blanchissent sous le harnois. L’un d’entreeux compte à cette heure vingt-sept ans de service ; et nouscalculions l’autre jour que quarante-neuf mille hommesenviron lui avaient déjà passé par lesmains ! Aussitôtque la lumière vient éclairernos coteaux, le croque-mort salue gaiement l’aurore, crietrois fois gloire à Bacchus, et après denombreuses salves d’eau-de-vie et maintes libations le longde sa route, pénètre bientôt dans lesein de quelque famille dans l’affliction, où avecla componction d’un bourrelier qui taille descroupières sur un âne, il mesure non pasl’étendue de la perte que la patrie vient defaire, mais la longueur et l’épaisseur dudéfunt. - Une jeune fille, belle et rêveuse,ornée des plus doux charmes, Ophelia, si vous voulez, morteen cueillant des fleurs, n’est pour lui, tout biencompté, qu’un cinq piedssur quinze pouces. Dansla courtisane adipeuse, engraissée dans lafainéantise, dans l’homme sur le retour, dont leventre a fait boule de neige ; dans le financier bourrécomme ses sacs, il ne voit, pour tout potage, qu’unmètre cube, huit pans. - Huit pans !c’est-à-dire que pour loger les gensobèses, on ajoute par surcroît quatrelés de sapin ; et qu’au lieu de leur faire unhabit de quatre planches comme à M. de la Palisse, on leuren fait un octogone. Le croque-mort croit peu au chagrin et moins encore au deuil, mais ilflatte l’un et l’autre ; il se méfievolontiers des regrets, mais il les courtise. Il sait trop combien ilest lucratif de sacrifier aux faux dieux pour ne pas souscrireà la mélancolie des héritiers. - Unpeu d’égard double sa gratification. - Mon Dieu !il a tant de complaisance dans l’âme que pour peuque vous le voulussiez, il verserait des larmes ; que pour dix sous deplus il aurait de la douleur ! - Comme une maîtresse dont lafête approche, comme un portier au mois dedécembre, il est d’un gracieux charmant,d’une amabilité ravissante ! - Il faut le voircomme il tire la sonnette avec modestie, - comme il parle àdemi-voix, - comme il fait mine de supposer une grandedésolation, - comme il traverse l’appartement avecmystère, c’est à peine sil’on entend ses souliers massifs ; - comme ils’efforce par euphémisme de dissimuler sous lepetit pan de son habit l’énorme bièrequ’il apporte ! - Puis, lorsqu’il aglissé mollement le trépassé dans lefourreau, il faut le voir, si le sujet est jeune, s’asseoir,le placer amoureusement sur ses genoux ; s’il estâgé, demander à le poser surl’ottomane, - « sur le plancher, dit-il, celaferait un bruit trop sonore. » Et tirant ensuite de sa pocheun marteau rembourré pour ainsi dire, et des clous de coton,passez-moi l’hyperbole, fixer doucement le couvercle sansqu’un seul coup résonne et aille retentir dans lecoeur des parents qui est censé en train de saignerdans une pièce voisine. Bacchus est un dieu plein de tyrannie ! il confisque à sonprofit l’âme et l’esprit de ceux qui sefont ses serviteurs ; de sorte que leur pauvre bête, selonl’expression charmante de M. Xavier de Maistre,privée de ses guides, livrée àelle-même, va comme elle peut et souvent de travers. Aussi lecroque-mort plongé sans cesse dans les digestions les plusprofondes, est-il loin d’avoir toujours les jambes et lamémoire présentes. Comme l’astrologuede la fable, il ne voit pas toujours les puits qui naissent sous sespas ; il est sujet à bien descoq-à-l’âne. - Vous êtesà fumer gaiement avec des amis, et vous attendez quelquesrafraîchissements. - Pan, pan ! on cogne à votreporte. - Qui est là ? - C’est moi, monsieur, quivous apporte la bière. - Est-elle blanche ? - Oui monsieur.- Bien : déposez-la dans l’antichambre, et revenezchercher les bouteilles demain. - L’homme obéit etse retire. Mais quelle est votre surprise, quand, accourant sur sespas, vous vous trouvez nez à nez avec une horribleboîte ! Ceci rappelle un peu l’anecdote de cet Anglais qui,confondant homonymes et synonymes, et voulant se rafraîchir,criait dans un café : - Célibataire,apportez-moi une bouteille de cercueil. De même qu’il se trompe de porte, le croque-mort setrompera de mesure. Il portera la bière de Philippe-le-Longà Pépin-le-Bref, celle de Kléber auPetit-Poucet. - Un pan de son habit se prendra sous le couvercle et ille clouera avec le mort, et lorsqu’il voudras’éloigner, le mort le tirera par sa basque. -Quelquefois l’intimité lui échapperacomme un clavecin échappe à des porteursmaladroits, lui passera sur le corps et s’en ira rouler demarche en marche par l’escalier jusqu’àla porte de la cave. - Au cimetière, il sera dans une telleémotion que le pied lui manquera, que sonarrière-train emportera la tête et qu’iltombera au fond de la fosse avec le cercueil ; - telle on voit auMalabar une veuve se précipiter sur le bûcher deson époux ! - et il faudra que des ingénieursviennent le repêcher comme Dufavel. Les pauvres petits enfants qui succombent sur le seuil de la vie, queDieu, dans sa miséricorde, rappelle à lui avantqu’ils aient trempé dans la fange et dans la bouede ce monde, n’ont pas comme nous autres adultes le brillantavantage de s’en aller en corbillard. C’estsimplement sous le couvert d’un modeste palanquin,qu’ils traversent à pied la ville et regagnent lespourpris célestes. Mais comme il est assez rare quequelqu’un accompagne ces chers petits élus, rienne presse les croque-morts qui les portent, et ils peuvent se livrersans réserve à toute l’effervescence deleur soif. A chaque bouchon, à chaque taverne on fait halte.Il faut bien se rafraîchir, la route est si longue,l’ouvrage est si fastidieuse! et les poses deviennent sifréquentes que nos pèlerins se laissentsurprendre par la nuit au milieu de leur course ; ou bien une autrefois l’on rencontrera des amis et l’ons’oubliera dans leur sein, dans le sein del’amitié ! - et le lendemain ou le surlendemain,quand la pauvre mère viendra pour jeter une couronne sur latombe de son enfant, elle trouvera la fosse encore vide ! -Sèche tes pleurs, pauvre femme, va, l’objetchéri de ta douleur n’est pas perdu,mère adorée ! il est chez le marchand de vin ducoin, dans l’arrière-boutique !!! Non content d’être nécrophore etgrand-prêtre du fils deSémélé, comme un mercier de campagnequi vent des sabots, des cantiques spirituels et de l’avoine,le croque-mort se livre assez volontiers au cumul, et cela pardélassement, car ne le perdons pas de vue un seul instant,sa seule profession officielle est de boire. Souvent donc on le voit,tranchant du gentilhomme, habiter non pas une maison, mais une boutiquede plaisance, où à ses heures perdues, il vients’abandonner aux plaisirs du négoce, je veux direà l’aimable fantaisied’échanger contre l’argent de sespratiques des chaussons aux pommes ou de Strasbourg, du jus deréglisse ou du jus de la treille. Souvent aussi Madamecultive en son particulier quelque art d’agrément,et selon que son penchant l’entraîne, elle fait deseunuques sur le pont de la Tournelle, ou va cueillir dans la verteprairie du mouron pour les petits oiseaux. - J’ai dit madame,parce que le croque-mort ressent de très-bonne heure lebesoin d’avoir une duègne au logis pour ledéshabiller et le mettre au lit quand il rentre. Ce n’est pas, si nous en voulons croirel’indiscrétion d’une ravissantechansonnette de Béranger, mon bon ami et mon douxmaître, qu’il lui soit toujourstrès-facile de s’engager dans les rets del’hymen. Hélas ! la nef de ses amourséchoua plus d’une fois sur la rive deCythère ! Ce qui après tout n’estpeut-être que justice, car, imprégnésans cesse de miasmes putrides et d’effluves alcooliques,notre galant a vraiment contre lui deux senteurs bien pernicieuses aunez d’une belle. Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sonthéréditaires et alinéables, il peutchoisir son successeur et nommer son survivancier. S’il meurtintestat, son épouse afferme ou donne sa place videà qui bon lui semble. Quelquefois alors,préférant le tribut en nature à laredevance en espèces, elle jette un regard favorable surl’objet de ses affections extra-conjugales(l’honneur de la maison du croque-mort n’est pastoujours des mieux gardés), et le sigisbé,endossant tout à la fois et la livréefunèbre et la veuve éplorée, passed’un seul bond dans l’alcôveadultère et dans la charge. Peut-être, ô mon Dieu ! n’ai-je pas assezmis de plâtre à mon héros,n’ai-je pas assez déguisé sesfaiblesses ! mais il est si bon, mais il est d’une nature sihumaine, que comme Jean-Jacques, malgré sesdéfauts, peut-être pour ses défautsmêmes, on ne saurait se défendre del’aimer. Eh ! mon Dieu ! le soleil lui-mêmen’est-il pas sujet aux éclipses etn’a-t-il pas des taches ! Lequel d’entre nousn’a pas ses heures de tendresse etd’égarement ? De plus grands personnages ontété subjugués par la bouteille ! Lesultan Mahmoud qui vient de descendre ces jours-ci dans la tombe,n’a-t-il pas gouverné longtemps et glorieusementla Turquie plein des vues les plus sages et de liqueurs fortes ! -Bassompierre buvait jusque dans ses bottes ! - Et Lucius Piso quiconquit la Thrace, et Cossus, le conseiller de Tibère,étaient l’un et l’autre si sujets auvin, que souvent il fallut les emporter du sénat. Vous vous attendiez sans doute à quelque peinture sombre etfarouche, et point du tout, c’est un pastel rose et frais queje vous trace ! Vous comptiez sur des larmes, et partout sur vos pasvous ne rencontrez que de l’ivresse ! cela vousétonne, et cependant, si l’on y songe un peu, celaest tout simple. La contemplation du néant des grandeurs etdes choses humaines portent immanquablement àl’insouciance et à la frivolité. -Quand on commerce chaque jour de la mort et de son appareil, on prendbien vite les hommes et la terre en pitié. - On sent que lavie est courte, on veut la remplir. - Avant d’êtremangé, on veut se repaître. - Avantd’être bu, on veut boire. - Et l’ondevient nécessairement anacréontique et libertin.- Bayard n’eut pas été quinze jours auxPompes sans devenir un freluquet ; et si Napoléonlui-même avait été seulement troisjours croque-mort, il n’eût pas porté lesceptre du monde, mais la batte d‘Arlequin. - Touteplaisanterie, toute antithèse à part, sil’ancienne gaieté française avec sagrosse bedaine et ses petits mirlitons, fleurit vraiment encore dansquelque coin du globe, croyez-le bien, je vous le dis envérité, c’est aux Pompesfunèbres assurément. - C’estlà que les tréteaux de Tabarin sont encore enfourrière. - Il n’y a plus que là queMomus agite ses grelots. - Ainsi messieurs les fermiers del’entreprise (car depuis le décret del’an XII, les morts ont été mis enferme comme les tabacs), que vous vous représentieznoyés dans la tristesse et bourrésd’épitaphes, sur Dieu et l’honneur !sont au contraire de bons et joyeux drilles, de francs lurons, prenanttout au monde par le bon bout et menant crânement la vie ! cesont tous plus ou moins d’aimables chansonniers, ce sont tousou à peu près d’adorablesvaudevillistes ! Ayant ainsi tout à la fois le doublemonopole du boulevard, du Palais-Royal, de la foire et des catacombes.- Et quand le soir, ils nous ont fait mourir de rire, le lendemain ilsnous font enterrer ! A gauche en entrant dans la cour, non loin des bâtiments del’administration, il existe, comme dans un roman de madameRadcliffe, une chambre vaste et mystérieuse,fermée à tout profane et qui se nomme, je crois,la salle du conseil. C’est là, dans ce secretrefuge, que messieurs les fermiers se rassemblent joyeusement chaquejeudi, je ne sais sous quel vain prétexte, et que, tout enfumant le Havane, ils se plaisent à composer, dansl’abandon le plus voluptueux, à travers un feuroulant de lazzi et de pointes, leurs agréables ouvrages,leurs piquants refrains et leurs doux pipeaux. - Depuis dix ansBobèche n’a pas dit un mot, Turlupin n’apas joué une parade, qui ne soient partis de ce dernierasile de la muse de Piis et de Barré, de Panard et deSedaine. - C’est là la source unique oùla scène aujourd’hui s’abreuve ets’alimente. - C’est là, dirait Odry, l’embouchure de la scène.- Flonflons etfredaines, tout se fait là ! Aussi les jours de première représentation,passé cinq heures, n’y a-t-il plus un chat auxPompes, n’y a-t-il plus âme qui vive auxcimetières. Vous seriez Jupiter en personne, ou M. deMontalivet, que vous ne pourriez vous faire inhumer. - Tous,fossoyeurs, cochers, croque-morts, tous, depuis le dernier palfrenierjusqu’au chef des équipages, depuis le conciergejusqu’au garde-magasin, tous en grande tenue sontréunis sous le lustre avec les romains duparterre. - EtDieu sait l’enthousiasme qui les possède et lespalmes immortelles qu’ils assurent à leurs patrons!!! Ceci vous semble peut-être exorbitant, pyramidal, colossal,éléphantiaque ! que sais-je ? Et vous ne pouvezsans doute vous résoudre à croire que levaudeville et Pompes funèbres soient deux choses siparfaitement liées, qu’elles boivent aumême pot et mangent dans la mêmeécuelle. Vous en faut-il des preuves ? Un de mes bons amis, qui fait merveille dans le drame, avait mis il y aquelque temps un jeune enfant en nourrice dans le faubourg. Chaque foisque ce fortuné jeune homme allait visiter son rejeton,jamais le père nourricier ne manquait de lui dire :(j’espère que ceci est clair et positif).« Monsieur, vous qui êtes duthéâtre et qui connaissez ces messieurs,parlez-leuz-y donc pour que je passe en pied. » Neprêtant que peu d’attention à ce que lebonhomme marmottait, et d’ailleurs ignorant quelleétait sa profession, mon ami ne comprenait goutteà cette demande. Enfin, un jour que ce plaisant solliciteurrecommençait son éternelle pétition :(« C’est que, voyez-vous, monsieur, quand onn’est pas titulaire, sauf le respect que je vous dois, onn’a que les mauvais morts. Quand y meurt un bon mort,c’est pas pour vous, ça vous passe devant le nez!... ») - impatienté d’une pareilleobsession, « Qu’êtes-vous donc ?» lui dit-il brusquement, « vous êtesdonc croque-mort ? » - En effet, c’étaitbien là le métier du bonhomme ; mon ami avaitfrappé juste, mais que l’autre étaitcruellement offensé ! « Moi, croque-mort,» répétait-il ? « non,monsieur, je ne suis pas croque-mort. Depuis l’an XII,monsieur, il n’y a plus de ces horreurs-là ! Jesuis, monsieur, porteur funèbre de défuntsà l’entreprise générale.» - Ceci nous montre, cher lecteur, combien il est dangereuxde confondre la branche aînée avec la branchecadette, et surtout d’appeler gendarmes les gardes municipaux. Pour se délivrer de ce trop susceptible importun, notrejeune dramaturge écrivit sur-le-champ à lacommission des auteurs ; et dès le lendemain il eut lasatisfaction d’apprendre que sonprotégé venait, à sa recommandationhonorable, de recevoir sa nomination, et de passer ex-abruptocroque-mort en pied et en titre. Le bonhomme avait raison de s’insurger ; croque-mort,n’est vraiment plus qu’un nom de guerre ; et sijamais vous aviez quelque chose àdémêler avec les Pompes, gardez-vous biend‘employer ce vilain terme, vous vous attireriez quelqueaffaire d’honneur sur les bras. Un jour que je demandais à un croque-mort pourquoi on leuravait donné cet étrange surnom, ce sobriquet.« C’est, » me dit-il avec un sourire desatisfaction (le croque-mort est très-facétieuxde sa nature), « parce que la populace prétend quenous faisons des repas de corps. » Ainsi que pour le croque-mort, comme nous venons de le voir, il y apour l’administration de bons et de mauvais morts, de bonstemps et des mortes-saisons. Les mortes-saisons toutefois ne sont pascelles où l’on meurt, mais bien cellesoù l’on ne meurt pas, ou du moins oùl’on ne meurt guère. Un bon temps, c’estquand le mort donne ; cependant pas àl’excès. Quand le mort donne avec tropd’enthousiasme, cela devient désastreux. Lecholéra fut une époque déplorable ; ily avait trop d’ouvrage pour la bien faire :chaque grappene pouvait aller sous le pressoir ; on enterrait à lahâte et sans luxe ; l’entreprise manquait detentures et de chars ; on empilait les morts sur des haquets, on lesemportait à pleins tombereaux comme des gravois. - Mais lagrippe d’il y a deux ans, à la bonne heure, ce futun âge d’or !... Aussi le croque-mortn’en parle-t-il jamais sans une larmed’attendrissement. Dès qu’une aimable recrudescence se fait sentir,dès que le ciel, dans sa bienveillance, envoie la pluslégère mortalité, lesemployés et les quatre-vingts chevaux de service ordinaire,deviennent bien vite insuffisants ; il faut alors avoir recoursà des hommes et à des bêtes de louage,et c’est alors que le croque-mort et le cocher de raccrocapparaissent sur l’horizon. Le croque-mort de raccroc se fait avec tous les portiersd’alentour et les décrotteurs qui se trouvent sousla main. Mais quelquefois la pénurie est si grande (Dieuvous garde en cette occurrence de passer dans le faubourg !),qu’on vous arrête au passage. «Voulez-vous gagner trente sous ? » vous dit-on, et sans enattendre davantage on vous entraîne, et bon grémal gré, l’on vous force, comme on force dans unincendie à faire la chaîne, à endosserle frac funéraire. Chaque cortége alors forme unedélicieuse mascarade ! C’est à poufferde rire ! c’est à éclater dans sa peau! On prend dans les magasins les premiers haillons venus. Un pantalonqui lui entrera jusqu’aux épaules et unehouppelande gigantesque tomberont en partage à un petithomme raccorni, tandis qu’un portefaix herculéenaura un habit que vous prendriez pour sa cravate. - On raconte que M.Bulwer, fut ainsi raccroché un jour (s’imaginantobéir à la loi du pays, l’honorable touriste se laissafaire), et que miss Trollope l’ayant parhasard aperçu derrière un corbillard, dans unaccoutrement des plus grotesques, le trouva si bouffon, si comical,si whimsical,qu’elle se pâma d’aise,l’aimable aventurière, et tomba de sa Hauteurà la renverse. - Avec chaque attelagesupplémentaire, le loueur de chevaux fournit aussi un hommed’écurie ; celui-ci on l’affuble encocher, et je vous prie de croire que ce n’est pas le moinsrécréatif ! Vous imaginez-vous l’alluredégagée de ces bas-normands fourrésdans de hautes bottes à manchettes, dansd’énormes casaques à lafrançaise, et vous figurez-vous leur gros museau depolichinel coiffé d’un chapeau aquilin,à l’angle duquel pendent tristement enmanière de crêpe les derniers vestigesd’une loque. Les cochers de corbillard titulaires sont engénéral d’une essence pluséthérée que les croque-morts, quoiquepour la boisson ils soient leurs pairs et qu’ils aient commeeux leur double odeur ; non pas cette fois, le cadavre etl’alcool, mais le vin et la litière. -L’histoire de ces bonnes gens, c’estl’histoire de bien d’autres, c’estl’histoire du cheval de fiacre. - Ce sont d’anciensserviteurs de grandes maisons, de maisons royales même, quiaprès avoir été ravagés parl’âge et le malheur, après avoir perducheveux et chevance, de condition en condition arrivent enfinà cette dernière. Leur Westminster àeux, c’est Bicêtre ! c’estBicêtre le gracieux Panthéon où, quandils sont tout à fait hors d’usage, la patriereconnaissante les envoie se coucher ! Mais ce cas rare,frappés d’un coup de sang ou d’un coupde vin, ces braves s’éteignent pluscommunément sous les drapeaux. Le cocher de tenture qui, tout bien considéré,n’est qu’une variété assezinsignifiante du croque-mort proprement dit, a pour missionspéciale de prêter la main aux tapissiers, et detransporter les objets qui servent à décorer laporte de la maison mortuaire. C’est du reste un fort mauvaisfarceur que rien ne recommande, et qui pratique une supercherie dontvous me voyez encore tout scandalisé. Quand sa besogne estachevée, il monte chez le trépassé, etd’un air sentimental, tout en glissant adroitement la demandede son pour-boire, il prie la famille de lui donner n’importequoi, pour aller chercher l’eau bénitenécessaire ; mais au lieu d’aller à laparoisse, l’effronté s’en va toutsimplement se rafraîchir chez un marchand de vin,où tandis qu’il s’ingurgite undemi-setier, il remplit le vase à la fontaine. «Eau filtrée ou eau bénite, se dit-il,qu’est-ce que cela fiche !... les morts ne se plaignent point! » - Cela est très-vrai, mon garçon,mais ils n’en sont pas moins floués. Ce personnage qui marche en arbalète devant le char, et quiporte une écharpe en ceinture, un chapeau àcorne, le frac noir, les petits ou les gros souliers (autrefois lesbottes en coeur), le fin ou le gros pantalon (parfois leparapluie), c’est le commissaire des morts, ouplutôt M. l’Ordonnateur !!! Comme ils’imagine représenter M. le maire, quin’a pas le temps de venir, et doubler M.l’ordonnateur général, ledrôle n’est pas sans quelque penchant àla suffisance et ne serait pas éloigné de prendresa canne ornée d’une urne cinéraire,pour un sceptre, et de se prendre lui-même pour unemajesté. Quelques-uns cependant ont des moeurs plusterrestres, et sans grand souci pour leur blason, trinquent avec lesofficiers de l’église ou les cochers, et lichenttrès-volontiers le canon sur le comptoir. - Pour faire unordonnateur ou commissaire des morts, la préfecture, carc’est elle qui les fournit, prend d’ordinaire soncandidat parmi les journalistes incorruptibles, ou lespréfets tombés en deliquium Quand survient un mort de première classe, ou du moins debonne qualité, messieurs les hauts employés desbureaux quittent brusquement la plume pourl’épée, l’habitrâpé du commis pour le pourpoint et le mantelet,le chapeau rond pour les panaches, et se transforment tout àcoup en ce noble et imposant personnage, dont voici un crayondélicieux et fidèle de notre cher Henri Monnier. Ainsi travesti, ce majestueux mercenaire prend le titre fastueux demaître des cérémonies. En effet,c’est lui qui dirige le cérémonialvoulu, l’ordre et la marche ; qui indique aux gens du convoila manière de s’en servir. C’est une espèce de garçond’honneur donnant le branle et menant la mariée. Comme il porte le haut-de-chausses, ses gras de jambes jouent chez luiun très-grand rôle et sont dans son affaire depremière importance. Un maître des cérémonies completcoûte dix francs ; mais on peut en avoir un sans mollet pourhuit. - Un cagneux ne vaut que sept ; et pour trois livres dix sous,autrefois, il y en avait à jambes torses. Mais, hélas ! l’entreprise des Pompes a fait aussisa révolution, et chaque jour, ainsi, desdétériorations physiques et morales y sontapportées. La décence et le luxe y remplacent deplus en plus et d’une façondésespérante l’antique et primitivesimplicité. On y pousse aujourd’hui la foliejusqu’à tresser la crinière et la queuedes chevaux comme la blonde chevelure de nos maîtresses,jusqu’à parer leur front d’une cocarde,jusqu’à vernir leurs sabots. En un mot, les mortstrouvent maintenant aux Pompes, à toute heure, un excellentconfortable ; les vivants les attentions les plus délicateset jusqu’à des habits de deuil tout faits età louer ; il y a même pour les envois en provincedes berlines ravissantes, éblouissantes, où letrépassé pourrait au besoin se mirer. La casedans laquelle le défunt se loge est si heureusementdissimulée que j’ai vu plus d’une foisà Longchamps figurer incognito cesélégants équipages. Quand un cocherpart pour un transport, soit pour mener ou ramener feu M. de Carabasdans ses terres, soit pour conduire outre-mer quelque baronnet venuchez nous pour apprendre les belles manières, mais mortà la peine, il emporte d’ordinaire avec lui unegrande provision de poudre et d’arquebuses, et tout le longde son chemin il fait une guerre terrible. Chaque pièce quitombe sous ses coups est cachée adroitement dans lesprofondeurs de la berline, et c’est une chose assezplaisante, au retour du voyage, que de voir déballer cetteespèce de bourriche et débarquer, en compagnie desaucissons passés en fraude, une myriaded’écureuils, de bécassines, ou delapins. Mais, comme il en coûte 10 francs par poste pourfaire voyager ainsi les os de ses pères, bien des gensd’ordre et d’économie les mettent toutbonnement au roulage. - Un jour que je me trouvais chez un jeunedéputé de ma connaissance, j’entendistout à coup s’arrêter un camionà la porte. On sonne, j’ouvre, et l’onme remet un papier. « Qu’est-ce ? »s’écrie notre célèbrereprésentant. Je dépliai alors le billet et jelus : « La Bastide et Simon frères,commissionnaires-chargeurs à Marseille. - A la garde de Dieuet sous la conduite de Jean-Pierre, voiturier, nous avonsl’honneur de vous faire passer la dépouillemortelle de M. le comte de ***, à raison de 5 francs lescent kilogrammes, prix convenu. » - « Ah ! je sais,» fit alors mon noble ami, c’est feu monrespectable père qu’on me renvoie. »Puis, se tournant de mon côté, « Tu esbien heureux, mon cher, d’être orphelin,» me dit-il avec un sourire aimable, « ces gueux deparents, ça vous ruine ! ça n’en finitpas !... » - Au Père La Chaise, sur lasimple présentation d’une lettre de voiture, oul’estampille de la douane, le conservateur reçoitles morts à bras ouverts ; mais si par hasard leurs papiersne sont pas en règle, s’ils ont perdu leurpasse-port, on les traite de vagabonds et de républicains,et ils courent grand risque de coucher au corps-de-garde. 18, rue Saint-Marc-Feydeau, il existe aussi depuis quelquesannées, sous le titre de Compagnie desSépultures, une magnifique succursale de la grandeentreprise du faubourg Saint-Denis. Cet établissement estvraiment si rempli de commodités, que nous ne saurions lepasser sous silence sans une criante injustice. Avez-vous fait uneperte, allez là : moyennant une faible reconnaissance, ons’y charge de tout régler et de tout ordonner,depuis A jusqu’à Z, avecl’église comme avec les Pompes, y compris lesdistributions de vos aumônes ; si bien qu’une foisvotre commande faite, vous n’avez plus à vousoccuper du défunt, pas plus que s’iln’existait pas, et vous pouvez partir tranquillement pour lescourses de Chantilly ou pour le couronnement de la reined’Angleterre ou de la rosière de Bercy. - Jointà cet établissement, ajoutez, s’il vousplaît, qu’il y a, pour le plus grandagrément du visiteur, une exposition perpétuellede petits sépulcres, de petits jardins funèbres,de tombeaux grands comme la main, d’urnes imperceptibles, decercueils portatifs, le tout à prix fixe et dans le derniergoût. C’est à vous de choisir parmi tousces ravissants échantillons. Voudriez-vous par hasard faireembaumer l’objet de vos regrets éternels ? On vousprésentera une jeune fille, un canard et un pouletinjectés depuis trois ans par M. Gannal, encore aussi fraiset aussi appétissants que s’ils sortaient de chezle marchand de comestibles. Cette compagnie, ainsi que MM. les marbriers et tous les ouvriers descimetières, nourrit au dehors une multitude de courtiers etde drogmans (le nombre en est dit-on, formidable), qui, toujoursà la piste des moribonds, des valétudinaires etdes morts, aussitôt que vous êtesenrhumé, ou que vous avez rendu l’âme,se précipitent à votre porte, où parjalousie de métier souvent ils se livrent de sanglantscombats et périssent. - Quelquefois ces industriels,poussent l’adresse et la sollicitudejusqu’à graisser la patte du portier pourqu’il les vienne avertir dès que le malade auratourné l’oeil et favorise leur introduction,à l’exclusion de tout autre. - « Madame,un monsieur tout en noir et qui paraît prendre une part bienvive à votre deuil, demande à êtreconduit auprès de vous. » - L’inconnuentre d’un air pénétré et lemouchoir à la main. - La dame s’incline et faitsigne à l’homme attendri de s’asseoir. -« Vous avez fait une grande perte, madame. » - Oui,monsieur, bien grande. - Bien douloureuse. - Oui, bien douloureuse, etdont je ne saurai jamais me consoler. - Madame, que souvent le destinest cruel ! - Vous êtes bien bon, monsieur, dem’apporter quelques douces paroles ; mais je croisn’avoir pas l’honneur de vous connaître,que me voulez-vous ? - Je sais, madame, qu’il n’estrien qu’une mère ne fasse pour lamémoire d’une fille chérie…Hélas ! que ce monde est plein de tristesse !... Je suiscourtier, madame, près la compagnie dessépultures (ou courtier particulier de M. de La Fosse,fabricant de sarcophages), et je venais voir, madame, si par hasardvous n’auriez pas besoin d’un tombeau ; nous enavons de neufs et d’occasion, et dans le derniergenre…. » A ces mots notre homme essuie unebordée terrible ; mais il est àl’épreuve du feu. - « Comment, monsieur,vous n’avez donc ni coeur ni âme pourvenir troubler ainsi une pauvre femme dans sa solitude et sondésespoir. C’est une abomination ! c’estune honte, le métier que vous faites !... » Etlà-dessus on le jette à la porte, mais il revientle lendemain ; car rien ne saura l’arrêterjusqu’à ce qu’il vous aitextorqué quelques ordres. - Il n’y auraitqu’un moyen de se défaire d’un pareilmisérable, ce serait de le tuer ; mais la loijusqu’à ce jour n’y autorise quefaiblement. C’est au faubourg du Roule, chez un illustreébéniste, nommé on ne peut plusheureusement M. Homo, que se fabriquent les cercueils dechêne et de palissandre, les cercueils marquetés,guillochés, damasquinés, àcompartiments, à secrets ou à musique ; mais lagrande manufacture des bières à l’usagede la canaille, c’est-à-dire des bièresde bois blanc est établie au village de la Gare.L’ouvrier qui en a l’entreprise est tenu dansl’obligation d’en avoir toujours au moins six millede faites, et dans chaque mairie, une bonne collection. Ce tailleursuprême, qui enfonce Zang, Staub et Dussautoy, faità ce métier sa fortune, tout comme MM. lesvaudevillistes des Pompes de leur côté font laleur. C’est une chose bien curieuse quel’énorme quantité de vivants qui viventà Paris de la mort ! Sans la population souterraine un tiersde la garde nationale serait sans ouvrage et sans pain ! - Au carrossede luxe, il faut un attelage de luxe. Il faut des fleurs àla beauté, ilfaut des perles au poignard. Aussin’est-ce point notre héros, ce mince etchétif personnage qui jouit de la douce faveurd’ensevelir les heureux du jour et de les mettre dans leurscercueils Bouleou Charles Ier.Non, mon cher marquis, il y a ungros garçon tout exprès pour cela : fleuri,potelé, presqu’un amour. Ce beau mignon, vousl’avez vu sans doute, il est très-reconnaissable ;il porte toujours sur l’épaule un sacénorme en guise de carquois ; car il faut vous dire que pourépargner aux cadavres superfins toute émotion ettout cachot désagréable, bien que leurs cercueilssoient matelassés et garnis d’oreillers comme unboudoir, on les enterre à bouche que veux-tu ? dans le son. Tout le monde connaît la triste et philosophique et populairecomposition de Vigneron, cet honnête et modeste peintre ; jeveux dire le convoi du pauvre. Dans le char de l’indigence unhomme obscur gagne silencieusement son dernier asile. Sanscortège et sans apparat il passe comme il a vécu.Trahi par la fortune, abandonné des siens, un seul ami luireste et le suit ; et cet ami, c’est son chien ! un pauvrebarbet, portant la tête basse et enfouie sous les soieslongues et crottées de sa toison inculte. - Ce tableausimple et déchirant, Vigneron l’a fait !... ABiard il en reste un autre moins sombre et que son pinceau railleurreproduirait merveilleusement ! - Celui-là, jel’ai vu, de mes propres yeux vu ! -C’était un homme, ô sublime philosophie! qui seul derrière un corbillard suivait les restes de sadéfunte adorée,et fumait tranquillement sapipe. Il va sans dire que ce sont les croque-morts de la métropoleque nous avons pris pour type et archétype. Ceux desprovinces varient à l’infini, mais au demeurant,ils ne sont toujours pas des provinciaux. J’en airencontré dans quelques villes qui ressemblent assez par lecostume à des marchands arméniensd’Archangel, et d’autres qui m’ont paruun assez heureux mélange du charbonnier et du rabbin. -L’usage des chars, qui fait dire au peuple de Paris :« En tout cas, nous sommes sûrs de ne pas nous enaller à pied » ; ou « viendra un jouroù, ventrebleu ! à notre tour aussi nouséclabousserons !... » n’est pasgénéralement adopté et ne le sera pasde sitôt sans doute. Beaucoup de villes regardent encore cemode de transport funèbre comme un véritablesacrilége, et il n’y a pas fort longtempsmême qu’à Moulins la populace ajeté dans l’Allier, un malencontreux corbillardqui avait osé se montrer par la ville. La gaieté qui règne chez nos aimablesvaudevillistes du faubourg, tout héliogabalique, toutesardanapalesque, tout exorbitante qu’elle a pu vous sembler,est bien déchue cependant de son antique splendeur.Hélas ! ce n’est plus que l’ombred’elle-même. Il fallait voir avec quellemagnificence inouïe se célébraitautrefois le jour des Morts. Le jour des Morts, c’est lafête des Pompes, c’est le carnaval du croque-mort !Qu’il semblait court ce lendemain de la Toussaint, maisqu’il était brillant !... Dès le matintoute la corporation se réunissait en habit neuf, et tandisque MM. les fermiers dans le deuil le plus galant, avec leur crispinjeté négligemment surl’épaule, répandaient leurslibéralités, les verres et les brocs circulant,on vidait sur le pouce une feuillette. Puis un héraut ayantsonné le boute-selle, on se précipitait dans leséquipages, on partait ventre à terre, au triplegalop, et l’on gagnait bientôt le Feud’Enfer, guinguette en grande renommée dans lebon temps. Là dans un jardin solitaire, sous un magnifiquecatafalque, une table immense se trouvait dressée (la nappeétait noire et semée de larmes d’argentet d’ossements brodés en sautoir), et chacunaussitôt prenait place. - On servait la soupe dans uncénotaphe, - la salade dans un sarcophage, - les anchoisdans des cercueils ! - On se couchait sur des tombes, - ons’asseyait sur des cippes ; - les coupes étaientdes urnes, - on buvait des bières de toutes sortes ; - onmangeait des crèpes, et sous le nom de gelatinesmoulées sur nature, d’embryons à labéchamelle, de capilotades d’orphelins, de civetsde vieillards, de suprêmes de cuirassiers, on avalait lesmets les plus délicats et les plus somptueux. - Toutétait à profusion et en diffusion ! - Toutétait servi par montagne ! - Au prix de cela les noces deGamache ne furent que du carême, et la kermesse de Rubensn’est qu’une scènedésolée. - Les esprits s’animant ets’exaltant de plus en plus, et du choc jaillissant milleétincelles, les plaisanteries débordaient enfinde toutes parts, - les bons mots pleuvaient à verse, - lesvaudevilles s’enfantaient par ventrée. - Onchantait, on criait, on portait des santés auxdéfunts, des toasts à la Mort, etbientôt se déchaînait l’orgiela plus ébouriffante, l’orgie la pluséchevelée. Tout étaitculbuté ! tout était saccagé ! toutétait ravagé ! tout étaitpêle-mêle ! On eût dit une fosse communeréveillée en sursaut par les trompettes duJugement dernier. - Puis lorsque ce premier tumulte était unpeu calmé, on allumait le punch, et à sa lueurinfernale, quelques croque-morts ayant tendu des cordes àboyau sur des cercueils vides, ayant fait des archets avec deschevelures, et avec des tibias des flûtes tibicines, uneffroyable orchestre s’improvisait, et la multitude sedisciplinant, une immense ronde s’organisait et tournait sanscesse sur elle-même en jetant des clameurs terribles, commeune ronde de damnés. Le punch et la valse achevés, on remontait gaiement dans leschars, on regagnait promptement la ville, et l’on venaitsouper en masse au Café Anglais. -C’était alors un bien étrange spectacleque cette longue enfilade de carrosses de deuil et de corbillards,stationnant sur le boulevard de la fashion à la ported’un cabaret de bon ton, d’une popine,d’un calixthermarum, comme eût ditJuvénal ; et dans l’intérieur, cen’était pas, je vous prie, un spectacle moinsbizarre, que cette bande joyeuse de farceurs en costumefunèbre attablés avec des lionset des filles,sablant le madère et le sherry,et chantant le Godsavethe king sur l’air de la mère Godichon ! Mais, hélas ! que les temps sont changés !Aujourd’hui cette brillante fête, à peuprès abolie, ne se signale plus au croque-mortconsterné que par une misérable gratification detrois livres, et pas sterling.- Trois francs ! troismisérables francs ! avec cela que voulez-vousqu’on fasse ? On ne peut ni acheter un clyso-pompe, nicoucher en ville, ni suborner la reine de Prusse, et encore moinssouscrire aux Françaispeints par eux-mêmes ouaux Anglais.- Cependant gardez-vous de croire que toute tradition deces réjouissances soit à jamais perdue, etqu’elles n’aient laissé dans lesmoeurs aucune trace. Un riche et copieux banquetmêlé de farces etd’intermèdes, a étédonné il n’y pas fort longtemps même parle menuisier qui façonne les boîtes de luxe, dontje vous parlais tout à l’heure ; et il se passerarement plus d’une année sans que les Pompes nesoient le théâtre de quelque nouvelle etdélicieuse bouffonnerie. PETRUS BOREL. |