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CASTIL-BLAZE,François-Henri-Joseph Blaze pseud. (1784-1857) : Lesmusiciens(1831). Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour lacollection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux(19.V.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de Parisou le livre des cent-et-un, Tome II, publié à Paris: Chez Ladvocat en 1831. Lesmusiciens par Castil-Blaze ~~~Pastillos Rufillusolet, Gorgonius hircum. HORACE. Quel est ce fashionable aux cheveux frisés, dont on admire l’élégance ?son habit taillé par les plus habiles mains servira de modèle ; laforme, la couleur, en seront adoptées ; un habit si bien porté mériteles honneurs de l’impression, nous le verrons estampé sur le Journaldes Modes. Son gilet, largement échancré, laisse voir un plastron debatiste d’un éclat éblouissant, plissé, empesé avec un soin extrême. Lachaîne d’or où pend sa montre, le ruban du lorgnon, se croisent surcette cuirasse de lin où brillent des agrafes dont l’or enchâsse lesrubis, les saphirs. Sa cravate est un chef-d’oeuvre de l’art ; dix,quinze, peut-être vingt carrés de mousseline ont été froissés,torturés, et renvoyés à la blanchisseuse avant qu’il ait pu ajuster cenoeud dont les seuls connaisseurs peuvent apprécier l’artifice etdétailler les perfections. Un castor superfin, des bas de soie au tissutransparent, un escarpin juste et reluisant comme l’acier d’Angleterre,des gants plus blancs que la neige, une badine où l’or brille,complètent la toilette de ce beau fils. Son menton n’est rasé qu’àdemi, j’en conviens, mais comme ces touffes de poils sont avec artdisposées, comme les intervalles fauchés par le rasoir sont nets etpolis ! que de savants contrastes obtenus au moyen de cettebarbe en fer-à-cheval, qui tient de l’une à l’autre oreille, de cesmoustaches dont la cire affermit les contours ! Quelle harmonie biencombinée dans les couleurs des diverses pièces de l’ajustement ! Ilfait un peu crotté, mais nous avons la chaise ; et ce pantalond’une entièreblancheur, cette chaussure dont la semelle même a conservé tout sonlustre, attestent qu’on ne va point à pied, et qu’un véhicule rapide atransporté le dilettantedu café de Paris au foyer des Italiens, bien que ces deux points deréunion du beau monde ne soient qu’à cent pas l’un de l’autre. Quel estce raffiné, ce petit-maître, ce muscadin, cet incroyable, cemerveilleux, cet élégant, ce fashionable ? c’est un artiste, unmusicien. Tant de soin, de recherche, dans la toilette d’un homme raisonnable,d’un homme d’esprit, pourraient paraître ridicules, mais non, c’est unartiste ; on lui pardonne ce travers, cette faiblesse, comme à unejolie femme. Il semble tout naturel que les personnes dont l’occupationest de chanter, et de faire chanter, de peindre des tableaux oud’écrire des vers, de la prose, aient cette légèreté d’esprit, cettecoquetterie. Quel est cet individu singulier dont l’extérieur est si négligé ? il adu linge assez blanc, mais son gilet est sale, et, depuis quatre joursau moins, le rasoir n’a pas touché son menton. Il n’a pas de boutonsd’or à sa chemise ; à quoi bon, il la tache toujours ; d’ailleurs,saurait-il les placer ? sa cravate noire est arrêtée par un simplenoeud et roulée de manière à faire croire qu’il a la corde au cou.Crotté jusqu’à l’échine, il devrait se cacher dans quelque coin duparterre, mais non, il se promène au milieu d’un essaim fashionable etmusqué, ses grosses bottes ferrées et couvertes de boue insultent lestapis rouges tendus sur les escaliers et dans les corridors du théâtreFavart. Il foule la pourpre des rois avec un aplomb admirable, onpourrait le suivre à la trace et compter ses pas imprimés sur le nobletissu. La pluie a mouillé ses vêtements et déformé son chapeau ; desgouttes de rosées brillent encore sur son collet de velours. On lemontre au doigt, il s’en moque. Son habit est coupé sur le patrondepuis deux ans abandonné, il est râpé, mais il le préfère au frac leplus élégant. Il sera désolé s’il faut un jour renouveler cette piècede sa garde-robe. Il n’est point avare, et l’état de ses finances luipermet largement de faire cette emplette, mais il voudrait ne porterque de vieux habits. Son air est gracieux, sa tournure n’a rien degrotesque, il a brillé dans le monde galant et ne songe nullement àdonner sa démission. Il a des gants qu’il porte dans sa poche ; moyenexcellent pour ne pas les déchirer. Il pourrait se donner une canne,mais ce meuble inutile arrête à chaque pas l’imprudent qui le porte.S’il se présente au théâtre, aux musées, dans certains bureaux, s’ilveut aller risquer ses pièces d’or à Frascati, on le met à contributionpour lui garder ce sceptre de jonc ou d’ébène. Le cigare ou latabatière ne coûtent pas plus cher que l’entretien d’une canne quand onveut avoir la satisfaction de la promener dans Paris. Notre homme segarde bien d’adopter la badine, son ajustement est toujours en désordreou mal assorti, on ne le voit pourtant jamais en redingote, par laraison que ce vêtement est trop négligé, que d’ailleurs il gêne laprogression et cache les jambes, que le pantalon, si favorable à ceuxqui sont montés sur des flûtes, voile déjà trop. Quel est ce rustre,cet ours mal léché ? c’est un artiste, un musicien. Tant de négligence, d’oubli des convenances pourraient paraîtreridicules dans un homme que sa profession appelle dans les plusbrillantes réunions musicales de Paris. Mais non, c’est un artiste, cemot désarme la critique. Le peu de soin de sa toilette semble uneconséquence nécessaire de l’importance et du grand nombre de sesoccupations. Il est distrait, insouciant, c’est tout naturel ; il n’apas fait sa barbe, j’en conviens, mais il a fait peut-être unecavatine, un finale. Il est crotté, sans doute, il est probable qu’ilpréfère aller à pied pour jouir de toute sa liberté, afin de pouvoirsuivre le cours de ses idées. La promenade élabore bien des choses etfait naître d’heureuses inspirations. – Votre inspiré n’a pas toujoursla tête dans les nuages, il devrait bien jeter un coup d’oeil vers sestalons et juger qu’il ne peut se présenter dans une société honnêtesans avoir passé par les mains des restaurateurs de la chaussurehumaine. – D’accord, mais ce retard l’aurait fait arriver après lasymphonie, il faut bien qu’il l’entende ; peut-être doit-il rendrecompte de l’opéra dans quelque journal, et nous devons lui savoir gréde son exactitude. C’est un artiste, ce mot excuse tout ce qui peutêtre excusé. Un artiste ne répond pas aux lettres qu’on lui écrit, ne rend pas lesvisites qu’on lui a faites, vient s’asseoir aux dîners d’apparat unedemi-heure après que l’on a servi. D’autres fois il s’engage pour unesoirée et n’y paraît pas. Toutes ces incivilités seraient remarquées etblâmées s’il s’agissait d’une autre personne, on les pardonne à unartiste. Laborieux et plein d’ambition, son habitude n’est pas derester oisif ; mais s’il lui prend la fantaisie de ne rien fairependant une semaine, de partir pour la campagne à l’instant où on lelui propose, et d’y rester un mois, personne ne réclamera contre cetteescapade. Il est vrai qu’il peut y rendre utiles ses loisirs, mais, nefît-il qu’y dénicher des merles ou bayer aux corneilles, sont temps neserait pas perdu. Il se repose, prend haleine, et profite ensuite deséconomies de son esprit. Lancé dans la société la plus brillante et laplus agréable, sans être assujetti aux devoirs qu’elle impose ; admis àtous les spectacles, à tous les concerts où sa place est gardée sansautre rétribution que le bienfait de sa présence. Désiré, fêté partout; acceptant une invitation comme on accorde une grâce, jouissant detous les avantages d’une immense fortune sans avoir à compter avec sonintendant. Réclamé dans vingt châteaux, appelé aux festins splendides,et, comme les anciens troubadours, gracieusement accueilli par lesjolies femmes ; il se laisse faire, s’abandonne au courant quil’entraîne, il est tellement accoutumé à recevoir, qu’il accepte tout,même la croix d’honneur ! Chose admirable ! il n’est tenu à aucune réciprocité, il veut bienaccepter, sa dette est payée. Le lendemain c’est à recommencer et sansinquiétude pour l’arriéré. Libre comme l’Osage au milieu des forêts, comme le Cafre sur les sablesbrûlants de l’Afrique, il jouit, au sein de la capitale de l’univers,de tous les agréments que le luxe et l’industrie prodiguent à l’humainenature. Comparez les brillantes destinées de l’artiste avec le sort d’un pauvrereceveur général, qui se dévoue à compter des écus toute sa vie, pouravoir le droit de prendre sa mouture sur cette précieuse farine, ets’abrutit parmi les états de perception, les cotes irrécouvrables, etles dégrèvements ; avec l’existence d’un malheureux préfet, qui nesaurait sortir de son département sans un congé du ministre, et dont lesoin le plus important est de régaler des électeurs, de rire même deleurs plaisanteries insipides et surannées, afin de s’assurer denombreux suffrages, qui passe d’une opération de recrutement à de longsdébats sur l’établissement d’une usine, à des rapports diffus sur leschemins vicinaux, et qui est obligé d’improviser des réponses auxquestions singulières, burlesques même, que les bureaux du ministèrelui adressent sur la statistique du coin de terre qu’il administre.L’ambition, le désir d’acquérir de la fortune, peuvent faire supporterpatiemment ces ennuis, mais il faut un grand dévouement pour gagner del’argent à ce prix. Je sais bien que ces financiers, cesadministrateurs de haut parage s’imaginent que leur emploi les placebien au-dessus des artistes ; ils prétendent même s’ériger enprotecteurs ; laissons-leur cette jouissance. On dira qu’un artiste n’est recherché, accueilli, fêté, que pour sontalent, cela peut être vrai jusqu’à un certain point. Ce que lefinancier doit à son cuisinier, l’artiste le doit à son esprit, à songénie : il est donc aimé pour lui-même ; s’il perdait ce charmepuissant, il est probable qu’il serait obligé de renoncer aux avantagesqu’il lui donne. Une femme cesse d’être jeune et belle, les adorateursse retirent, et vont porter ailleurs le tribut de leurs hommages, ellen’en meurt pas de chagrin ; tel est le cours des événements de la vie,il faut bien en subir les conséquences avec un peu de philosophie. Ce bonheur d’être artiste, et de ne pas mourir de faim ! d’êtreartiste, et d’avoir une honnête aisance ! d’être artiste, et de pouvoirmarier convenablement ses filles ! d’être artiste, et de posséder unegrande fortune conquise à la pointe de l’archet ou de la plume, faitentreprendre de grandes choses. Cette dernière béatitude est le partagedu plus petit nombre, et cela doit être, c’est le sommet de lapyramide. Les faiseurs de livrets, les fabricateurs de partitions,n’eussent-ils que Scribe et Rossini pour point de mire, cet exempleunique serait encore assez encourageant pour l’une et l’autre bande. Onen voit un assis au sommet du mât, enfourchant le cercle qui letermine, prenant les couronnes et les posant sur sa tête, rongeant, àbelles dents, le cervelas épicé, embouchant la bouteille adlibitum. Il est là-haut, et n’est pas tombé des nues, il est doncpossible d’y arriver. Et l’on part sans consulter son esprit, sesforces, son adresse ; on monte, on grimpe, on s’accroche, on se presse,on s’étouffe ; le plus grand nombre s’arrête après quelques efforts,d’autres se maintiennent dans les basses et les moyennes régions ;quelques-uns dont l’habileté n’égale pas l’ambition, veulent poussertrop haut, et leur chute est si rude, qu’ils se cassent les reins :enfin tous ne dégringolent pas, et les sommités sont toujours occupées. Comme l’état militaire, la carrière des arts offre beaucoup de renom,et quelques chances de fortune. « Je voudrais être maréchal de France,avec solde de retraite, disait un joyeux compagnon au maréchal Moncey ;quelle superbe existence ! vous possédez sept ou huit cent mille francsde rentes, des hôtels, des châteaux, tous les honneurs vous sontacquis, la fortune vous a comblé de ses faveurs, et tous ces biens voussont tombés du ciel, et venus, pour ainsi dire, en dormant. – Vous lecroyez, répliqua le maréchal ; eh bien ! je veux vous les céder pour lacent millième partie de ce qu’ils m’ont coûté. – Vraiment ? – Je neplaisante pas ; cette fortune m’embarrasse, et je cherche quelqu’un quiveuille bien s’en charger à vil prix. Postez-vous au bout de cetteallée, à 75 pas, à 100 pas même, pour vous prouver combien je suisgénéreux ; je vais faire avancer trente grenadiers, bons tireurs ; vousvoyez que je vous traite en ami ; sur votre commandement, ils ferontfeu sur vous, une seule fois, vous ne serez pas touché, et ma fortuneest à vous après cette petite épreuve. » Le joyeux compagnon fit lagrimace, et ne voulut pas tenter cet essai, qu’il trouva périlleux,bien que le maréchal eût été fusillé, pendant trente ans, par deux outrois millions de soldats qui toujours avaient manqué leur but. Les béatitudes des artistes arrivés au premier rang font envie à biendes gens, qui ne voient que les avantages dont jouit le talent, et nesongent nullement au travail effroyable qu’il a coûté, aux efforts, àla patience, à la volonté opiniâtre qu’il a fallu déployer pourrenverser les milliers d’obstacles qui s’opposent à l’avénement d’unfavori d’Apollon. La faim et la misère tuent autant d’artistes que lecanon et la mitraille abattent de conscrits. Tous n’en meurent pas,mais un artiste est tué lorsque la force des circonstances l’oblige àquitter l’archet ou les pinceaux pour reprendre le rabot ou le sac àprocès, à déserter le Conservatoire, pour rentrer dans l’étude del’huissier ou dans l’échoppe du cordonnier. Il faut avoir été frappé de cette fièvre, rongé par cette teigne,tourmenté, dévoré par cette soif de gloire, assiégé par ce désir deparvenir dans les arts pour en connaître l’irrésistible puissance.C’est une idée fixe qui poursuit en tous lieux le malheureux adolescentqui en est atteint, elle ne l’abandonne pas même pendant son sommeil.Et trop souvent l’éloignement de la capitale, l’insuffisance des moyenspécuniaires pour s’y rendre et s’y maintenir, l’obligation de quitterun état obscur mais lucratif pour courir les chances d’un talent qu’onne possédera que dans trois ou quatre ans, viennent l’arrêter. Jusqu’àcette époque il faut vivre sans rien gagner. La fertile et délicieuseoasis, objet des voeux de l’artiste, se présente dans le lointain ;mais quel affreux désert l’en sépare ! Il le traversera pourtant avecune constance, un courage à toute épreuve. Pessier, jeune peintrelyonnais, brûlait du désir d’aller étudier à Rome, et n’avait pas lesou ; il prend un mendiant aveugle par la main et lui dit : « Viens, jeserai ton guide, allons en Italie, tu me donneras de temps en temps unmorceau de pain, j’ai de bons souliers, il ne m’en faut pas davantage. » On ne trouve pas moins de dévouement parmi les nombreux élèves de notreConservatoire de musique, plusieurs sont misérablement vêtus, leurchaussure est percée, et la faim, oui la faim les tourmente. Ilsgrelottent s’il fait froid. N’importe, leur âme n’en est pas moinsbrûlante ; ils marchent nu-pieds dans la boue. Eh ! ne faut-il pass’enfoncer dans les marais qui entourent le Parnasse avant de gravir sadouble cime ? La faim les aiguillonne ; après leur leçon, ils seglisseront dans quelque taverne, et fiers comme des Écossais, ils irontdéguster la soupe offerte au porteur d’eau, et réchauffer leur verveavec un verre de la liqueur violette que l’on vend à Paris pour du vin.Tous ces jeunes rivaux pourraient être fort heureux s’ils avaient voulurester en province, et pousser la navette ou la varlope, commefaisaient leurs pères. Mais il faudrait renoncer à la célébrité, à lamusique, objet de toute leur affection, et qui leur fait tout braver,la mort même. En effet, un travail entrepris avec autant d’opiniâtretéque de passion, un travail qui dévore un corps si mal ravitaillé, doitnécessairement produire des maladies, et ceux dont la poitrine estfaible, en ressentent bientôt les atteintes. Croyez-vous que lesconseils des docteurs arrêteront l’artiste en sa course, quel’harmoniste cessera d’ajuster l’édifice de ses accords, le chanteurd’exercer son trille, le corniste d’emboucher son instrument ? Non, ilsexpireront sur la brèche plutôt que de reculer ; vivre pour n’être plusmusicien, abandonner ainsi l’art qu’ils chérissent, autant vaut mourir,Androt, A. Butignot, Collin jeune, sont comptés parmi ces intéressantesvictimes, dont le nombre est plus grand qu’on ne pense. Le talent ne se fait pas long-temps attendre quand on fait de telssacrifices pour l’acquérir, et le besoin rend industrieux ; à peine cesélèves musiciens ont-ils un peu d’habileté, à peine ont-ils assezd’expérience pour se présenter à Tivoli, à la Gaîté, au Vaudeville, quede petits profits viennent apporter un soulagement à leurs maux. Ondonne des leçons à dix, à vingt sous ; on joue aux soirées dansantes,on copie de la musique, et ces modiques revenus, dispensés avec unerare économie, ont bientôt fait refleurir des plantes que la plushonorable misère desséchait. Habit et dessous noir, jolie chaussure,chapeau reluisant, linge fin ; voilà notre oiseau remplumé. Un ramoneurquand il est débarbouillé, est un homme comme les autres ; cette figureexpressive d’artiste prend sur-le-champ une vivacité, un air decontentement qui charment ; quinze ou vingt repas suffisants luidonnent de la fraîcheur, et le colorent, notre virtuose est lancé, vousle verrez arriver peu à peu sur le premier rang, passer des Nouveautésà l’Opéra-Comique, de Favart à l’Académie royale, et se caser enfinparmi l’état-major de l’armée musicale, en suivant la hiérarchie desgrades. Enfin, il joue le concerto dans les grandes réunions ; s’il estpianiste ou chanteur, il suit une carrière bien plus lucrative, etbientôt il nous parlera de ses domaines et de ses coupes de bois, deses diamants et de ses équipages, de sa meute et de ses chevaux. L’aurore d’une primadonna présente plus d’intérêt, les phases de sa fortunesont encore plus variées. Fille d’une ouvreuse de loges, d’unehabilleuse de théâtre, d’un gargotier, d’un chanteur en plein vent,elle est d’abord admise dans une classe de solfège, petitefille, elle a plus à souffrir que les petits garçons dont je viens deparler. Elle est pauvre, mais elle a du courage comme eux. Telles cesplantes qui croissent et se cramponnent sur un rocher aride, où sousles glaces du pôle, elles sont vainement battues par la tempête, etrésistent à toutes les injures de l’air, à toute la rigueur du climat.Les gens riches ne peuvent imaginer combien il faut peu de chose pourvivre, à l’individu qui sait lutter avec force contre la misère. Lapauvre petite virtuose en herbe, s’achemine tous les matins vers leConservatoire, le cabas à la main, couverte d’une méchante robe et d’unlambeau de châle, coiffée d’un chapeau dont il serait difficile dedéterminer la nuance. Elle fait une lieue en barbotant dans la fange,exposée à chaque instant à glisser, pour tomber sous la roue d’uncabriolet ou d’une diligence ; on la pousse, on la foule, elle souffrede froid, reçoit la pluie, son cabas est un meuble trompeur, on aoublié de le garnir. Chaque marchand de gâteaux excite son envie, lesparfums de la pomme qui cuit sur le fourneau des fruitières frappe sonodorat et vient accroître ses souffrances. L’estomac vide et ne pouvantplus supporter la fatigue de son petit voyage, elle s’assied sur lepavé et s’abandonne aux larmes comme une princesse contrariée dans sesamours. Un équipage brillant passe, deux chevaux fringants, faisant feudes quatre pieds, le char roulant avec rapidité, annoncent le passaged’un heureux du siècle ; le pavé retentit au loin, rangez-vous troupeplébéienne, livrez le passage ou vos os sont pulvérisés. La pauvrepetite est toute rangée, elle est à l’abri du pied des coursiers et dela roue impitoyable, mais un déluge de boue arrive sur elle endécrivant un quart de parabole. Indignée, elle se lève pour maudire deplus près l’auteur de sa mésaventure ; mais dans ce char élégant ellevoit madame Catalani devisant avec madame Grassini ; sa colères’apaise, et, dans un beau mouvement d’enthousiasme pour son art, elles’écrie : « Voilà donc le point d’orgue où conduit une gamme ascendanteexécutée avec agilité, un son posé, filé avec aplomb, un trilleadmirablement articulé ! ma voix est belle, attaquons ferme et juste,et quelque jour mon carrosse épouvantera les piétons. J’ai des épaulesoù le cachemire doit se draper gracieusement, et ma place est marquéesur le théâtre comme dans un landau. » Beaucoup de virtuoses entrent dans le monde théâtral sans éprouver cestribulations. Enfants de la balle, leurs parents leur en ont frayé lechemin. Amateurs dont on a déjà admiré le talent, ils se décident àfaire ressource d’un art qu’ils avaient d’abord cultivé pour leuragrément. Les femmes se tirent toujours d’affaire ! disent les comédiens rafalés,qui, vers le temps de Pâques, viennent dépenser à Paris leurs petitesépargnes en sollicitant un emploi de seconde basse, de ténor comique,de coryphée pour la province ou la Belgique. Ces artistes nomadespartent de Nîmes ou de Montpellier, se dirigent vers la capitale, yséjournent pendant trois mois, pour retourner ensuite dans les mêmescontrées avec un engagement pour Marseille ou pour Avignon. Tous leursprofits de l’année sont dévorés par ces voyages trop souvent inutiles.Les femmes se tirent toujours d’affaire ! cette exclamation est répétéetoutes les fois qu’un accroc arrête les négociations des chanteursd’opéra-comique, et surtout lorsque leur hôtel les presse d’acquitterla carte payante. En effet les dames qui chantent l’opéra en provincecomme à Paris, savent se créer une seconde industrie, qui a le tripleavantage de hâter leur avancement dans la carrière dramatique,d’assurer leur succès, et de permettre un supplément de dépense, unluxe de toilette bien utile, indispensable même pour une actrice. Ceserait folie pour la femme d’un simple bourgeois d’acheter desdiamants, des bijoux, un cachemire, de revêtir la robe de velours, lemanteau de satin. Pour une virtuose, c’est de l’argent bien placé, del’argent dont l’intérêt fera bientôt rentrer le capital. Mais, dira-t-on, les moeurs ont changé ; l’ancien régime avait toutcorrompu, nous jouissons des bienfaits de la révolution, et si ledésintéressement des hommes en place ne le prouvait pas suffisamment,la sagesse des actrices attesterait cette réforme salutaire. Il estcertain qu’il y a maintenant des exceptions rares, sans doute, maisenfin on ne peut dire comme Despréaux en faveur de ces dames : Il en est jusqu’àsix que je pourrais nommer. Les actrices ont en général une conduite plus régulière qu’autrefois ;cette amélioration dans les moeurs ne viendrait-elle pas de la sagessedes hommes ? Les moyens de séduction ne sont plus jetés avecprodigalité ; bien que les heureux du siècle ne soient pas moins richesque sous l’ancien régime. On ne voit plus des fortunes énormess’engloutir dans l’escarcelle d’une prima donna, unepluie d’or tomber dans le tablier d’une soubrette d’opéra-comique. Lesgalants d’aujourd’hui n’ont pas de ces passions fougueuses, qui fonttout sacrifier à deux beaux yeux ; et lorsque ces deux miroirs d’uneame sensible ont été mis au prix de deux mille écus pièce, il est biendifficile de trouver des enchérisseurs qui présentent de meilleuresconditions. Ça n’enrichit pas, mais ça aide, disait une cantatrice.Comparez cette rente éventuelle de mille francs par mois, dont on nereçoit quelquefois le douzième qu’après trente et un jours, aux trésorsque les fermiers généraux, les princes, les seigneurs versaient avecune inconcevable constance entre les mains de mesdames Antier, de Metz,Laguerre, Arnould, Saint-Huberty, etc ; ; aux équipages brillants, à lalivrée, aux hôtels de ces virtuoses ; et vous ne serez pas surpris quecelles qui leur succèdent entonnent quelquefois le vieux refrain d’unevieille chanson : Lepauvre temps ! le pauvre temps ! ou bien se décidentbravement à suivre le chemin de la vertu, parce qu’en vérité ce n’estpas la peine de le quitter pour si peu de chose. Un Crésus de l’ancientemps se ruinait pour une cantatrice, et ses folles dépenses excitaientl’envie de ses rivaux, son amour-propre était flatté ; dissiper uneimmense fortune de cette manière, était une espèce de triomphe.Maintenant on sifflerait le sot qu’une telle bévue livrerait aux traitsde la satire. Quand on embrasse un état, il faut en accepter franchement toutes lesconditions, et la galanterie, plus ou moins exagérée, considérée soustel ou tel point de vue, exercée en amateur ou professée ouvertement,me semble une conséquence nécessaire, inévitable de l’état decomédienne chantante, parlante ou dansante. Tout y conduit la jeunevirtuose ; il faut convenir que si elle n’y arrive pas, elle a dumalheur. Les propos d’amour frappent son oreille en même temps que lapremière note de sa première gamme. C’est assez ordinairement sonmaître de solfége ou de vocalisation qui se charge du soin de cettedouble éducation. Être l’objet des affections particulières du maître ;être toujours à ses côtés assise, au lieu de languir reléguée dans lafoule ; recevoir des conseils sur les moindres choses, tandis que lesautres peuvent chanter faux ou ne pas chanter du tout si c’est leurfantaisie ; être poussée sur la première ligne avec une tendresollicitude, présentée aux examens avec des notes ou des précautionsoratoires qui disposent favorablement le jury, sont des avantagesdignes d’être appréciés. On a de l’ambition, et ce genre de séductionagit d’une manière bien puissante sur un jeune coeur exalté par lecharme de la musique. J’ai depuis long-temps déserté le Conservatoireet ne sais plus ce qui s’y passe ; mais je puis affirmer qu’en l’anVIII de la République beaucoup de professeurs avaient cette doublecorde à leur arc, doctoresin utroque. L’éducation musicale est terminée, on a remporté les premiers prix, ils’agit de débuter. C’est un directeur dont il faut désarmer la rigueur,détruire les préventions toujours prêtes à barrer le chemin auxnouvelles venues. Autrefois il était nécessaire d’obtenirl’autorisation des gentilshommes de la chambre ; fort heureusement pourle bien de l’art, des artistes, et des moeurs, la révolution de juilletnous a délivrés de ces mannequins, de ces laquais titrés à qui l’onpardonnait toujours leur imbécillité quand ils n’étaient ni débauchésimpudents, ni voleurs effrénés. Ces premiers obstacles aplanis,d’autres se présentent ; c’est le régisseur dont il est bon d’avoirl’appui ; le premier ténor, le baryton dont il faut captiver le zèleafin qu’ils veuillent bien consentir à paraître dans la pièce, etqu’ils daignent répéter, chanter en conscience ; et surtout afin que,dans le but de plaire aux cantatrices qui redoutent la débutante, ilsne lui jouent pas de mauvais tours en scène en lui donnant de faussesrépliques, en sautant exprès une reprise, en posant un bécarre, unbémol sur la note finale de leur solo, ce qui doit nécessairement faireperdre le ton à la débutante et la jeter dans un abîme dont elle nesortira pas sans être aiguillonnée à coups de sifflets. Si le premierdébut réussit, il faut encore s’assurer que ces acteurs essentiels nese déclareront pas malades le lendemain, afin d’arrêter sur-le-champ lesuccès de la nouvelle venue. Ce succès, il faut le proclamervictorieusement et battre en ruine les rivales que l’on croit avoiréclipsées ; c’est le tour des journalistes ; celui des auteurs viendraplus tard, et quand la débutante, déjà goûtée dans les vieux opéras,voudra mettre le sceau à sa renommée en créant un rôle important dansune pièce nouvelle. Une jolie femme triomphe aisément de toutes cesoppositions, elle arrive bientôt au port quand elle sait conduire sabarque au milieu de tant d’écueils et faire à propos quelquesconcessions ; il ne reste plus alors à son amant, à son mari qu’à jeterquelques pièces d’or aux claqueurs. J’ai sauvé plus d’une colombeinnocente des griffes des vautours, mais hélas ! je n’ai fait queretarder leur mésaventure ; elles sont tombées plus tard in ore leonis. Onne peut échapper à sa destinée. Gardez-vous de croire pourtant que de telles chutes soient inséparablesde l’état de cantatrice dramatique ; je vous ai déjà dit qu’unedemi-douzaine au moins protestaient contre l’usage. Un beau talent estaccueilli avec empressement par les directeurs qui font marcher lesintérêts de leur entreprise avant les intrigues de boudoir ; et si lesavantages extérieurs de la cantatrice ne sont pas de nature à frapperbien vivement l’oeil et le coeur des dilettanti, il estprobable qu’on la laissera suivre le chemin de la vertu, si telle estsa fantaisie. Mais cette sagesse, si contraire aux habitudes descoulisses, sera un objet de scandale, de railleries continuelles, et lamalignité, ne pouvant la révoquer en doute, lui donnera des motifsinjurieux. – Elle est sage, parce qu’elle est laide. – Elle est sageparce qu’elle a des prétentions si exagérées qu’il faut nécessairementqu’un lord passe le détroit pour faire les fonds d’une semblable dot. –Cependant on en cite de très-jolies dont ces traits, lancés depuis dixans contre elles, n’ont point ébréché la réputation, et le mondethéâtral s’est enfin décidé à leur accorder le titre d’actrices sansreproche. Ces virtuoses n’ont pas montré moins de courage que lechevalier Bayard. Pourquoi les religieuses ne font-elles pas d’enfants ? disait avec uneangélique naïveté une de mes cousines à la supérieure de son couvent.Soeur Magloire comptait pourtant alors sa soixantième année, maisdepuis cinquante-deux ans elle n’avait cessé de remplir ses devoirsdans l’enceinte d’un cloître. Son abbesse, bien moins âgée, avait plusd’expérience et lui répondit à l’instant : « C’est que la Providence apensé qu’une foule de marmots, trottant dans un couvant, nousdérangeraient de nos saintes occupations, troubleraient la paix d’uneretraite consacrée à la prière ; c’est à cause de cela qu’elle ne nousen envoie pas. » Les cantatrices dramatiques, les militaires, sont des moines d’uneautre espèce : leur profession est incompatible avec le mariage.L’ordre des Templiers, devenu si formidable, devait la plus grande partde sa puissance au célibat imposé à ces moines-soldats. En effet, lagrossesse d’une virtuose favorite ruine un théâtre ; elle accouche, etson si,son larestent à la bataille ; le sols’éclipsera l’année suivante, si la prima donnatravaille à l’augmentation de sa famille. Elle se marie avecun financier, un épicier, un gentilhomme, et la première clause ducontrat est que madame renoncera au théâtre. Voilà donc son talentperdu, son nom rayé du catalogue des artistes, et de l’almanach desspectacles. l’Europe entière s’occupait de la cantatrice, les journauxsignalaient son passage à Naples, à Paris, à Vienne, ses succès àPétersbourg, à Londres ; la comtesse, la duchesse, ou l’épicière,tombent aussitôt dans l’opulence et dans l’oubli. Épousent-elles un camarade, c’est encore pis. Ces mariages sont bienrarement heureux, sous le double rapport du coeur et de la fortune.L’art le plus séducteur n’a pas pour l’ordinaire aucun charme pourcelui qui le professe depuis long-temps : un musicien sera séduit parune tragédienne ; un peintre, un poète sera consumé par l’amour que luiinspire une musicienne : l’expérience le prouve. Le musicien connaîttrop les ressorts de son art, il sait trop bien par quel mécanisme onarrive à exciter l’enthousiasme, le délire, pour se laisser prendre àcet appât, comme la foule des amateurs. S’il choisit une musicienne, sile chanteur dramatique épouse une femme de son état, c’est qu’iladditionne ses appointements avec ceux de sa fiancée, pour former untotal respectable. Il ajoute à ces quantités, qu’il croit positives,l’agrément d’avoir une femme charmante, dont il doit être le seulpossesseur. C’est à merveille ! mais il faudrait que les directeurs despectacles voulussent bien favoriser cet arrangement, en engageant lesacteurs par couple, comme on vend les chevaux de carrosse ou leschapons de Roquemaure. Cela n’est pas tout-à-fait ainsi : Naples,Bruxelles ont besoin d’un ténor, d’une basse chantante, et veulentgarder une cantatrice aimée du public ; d’un autre côté, Milan,Bordeaux, Marseille, Rouen, réclament à grands cris une prima donna, etrepoussent tous les ténors et barytons, eussent-ils le talent de Rubiniet de Lablache. Ces propositions sont aussitôt mises aux pieds de notrecouple chantant par les correspondants des théâtres. Que feront nosdeux tourtereaux, soupirant encore des duos d’amour ? Entraînés parcette noble passion, et dédaignant des profits qu’il faudrait acheterau prix de leur séparation ; imitant le beau dévouement d’Adolphe et deClara, ils déchireront des engagements qui sont pour eux un acte dedivorce. Voilà une année perdue : on ne peut pas vivre d’amour ;d’ailleurs, la tendresse a moins de vivacité douze mois après ; lesraisons financières l’emportent sur la force du sentiment, et, d’uncommun accord, ils se décident à partir, l’un pour Marseille, l’autrepour Amsterdam, en se faisant les protestations d’un attachement, d’unefidélité à toute épreuve. Voilà donc notre couple amoureux transplantéau Nord, au Midi, séparé par un intervalle de quatre cents lieues, etconfiant à la poste l’expression de sa tendresse, et les sermentsbientôt mensongers de sa constance. Une virtuose de théâtre est belle et sage, elle ne songe qu’au bonheurde son époux ; elle est d’une réserve de moeurs que l’on peut citercomme exemple ; mais cette Lucrèce de coulisses refusera-t-elle un rôlede génie, de sylphide, dans lequel il faut paraître à demi nue, untravestissement qui dessine toutes les formes avec une exactitudeparfaite ? Non, sans doute ; elle le sollicitera même, si cela estnécessaire ; elle ira ensuite donner ses ordres au tailleur, de peurqu’il ne lui donne un pantalon trop large, une cotte de page troplongue ; et si c’est un habit de femme, elle veillera à ce que lesbras, les épaules et leurs entours soient bien découverts ; elle aurasoin que la gaze de sa tunique en abrégé soit bien transparente ; afinque le maillot couleur de chair, qui lui sert de seconde peau, nedérobe aucun de ses contours à l’oeil du dilettante. Ellefait pourtant cela en tout bien, tout honneur, sans songer à mal, pourl’amour de son art, pour ne négliger aucun moyen d’arriver au succès,et dans l’intention de servir de tout son pouvoir le directeur et lesauteurs de l’opéra nouveau. C’est admirable ! c’est charmant ! Lepublic transporté témoigne son ravissement par des bravos, et saluel’actrice à son entrée, à sa sortie ; il est en extase devant lesbelles choses dont on lui offre si libéralement l’exhibition. Cetriomphe ne doit pas se borner là. Le lendemain, le boulanger, leboucher, le charbonnier, qui ont assisté la veille au succès de madame,arrivent chez elle pour faire leur service ordinaire, et demandent àpasser de la cuisine au salon pour avoir la satisfaction decomplimenter monsieur sur les perfections secrètes de sa moitié. Lebarbier se présente ensuite, et, beau diseur comme Figaro, il enchéritsur ces orateurs trop vulgaires, et finit sa harangue en comparant lamaîtresse de la maison, à Suzanne au bain, à Vénus-Callypige. Je nesais pas jusqu’à quel point un époux doit être enchanté d’une semblableapologie. Une jolie femme s’est enrichie, elle possède tous les biens, lesagréments de la vie, on admire son équipage, elle brille aux logesd’avant-scène à toutes les représentations fashionables. Cependantcette belle voudrait être admise dans un certain monde qui la repousse,elle sait bien pourquoi. Elodie apprend la musique, travaille avecZimmerman pour le piano, confie sa voix à Bordogni, à Banderali. Elodiedevient une virtuose de second ordre, elle chante dans les concerts,elle monte sur les planches et le théâtre devient pour elle un lieud’immunité. Tout est oublié, pardonné du moment que l’on peut dire, enparlant d’Elodie : C’est une artiste. La société a des lois qu’il estdifficile d’enfreindre ; mais il est bien aisé de les interpréter de lamanière la plus favorable. La société se contente du moindre prétexte,et ne demande pas mieux que de se montrer indulgente. Elodie a cesséd’être courtisane, elle est virtuose du moment qu’il est permis de laconsidérer comme telle, et l’on veut bien regarder ses anciennesfaiblesses comme le résultat d’un esprit exalté par un art séducteur,bien qu’elle n’ait chanté sa première gamme qu’après avoir fait uncours complet de galanterie. C’est une artiste, tout est dit, il nefaut penser qu’à son talent. Beaucoup de dames qui cultivent la musique pour leur plaisir sontartistes sous ce rapport, et je pourrais citer des talents di prima sfera,mais il faut être discret pour ne point alarmer la modestie des uns, etblesser l’amour-propre des autres, si ma litanie n’était pas asseznombreuse ; craignons de pécher par omission. Le musicien est heureux en exerçant son art. Il a des goûts fantasques,il est vrai ; mais ces goûts sont presque toujours dirigés vers lessciences ou les arts. L’un meuble sa chambre avec des chaisesgothiques, suspend à son chevet la rondache et la flamberge ; descuirasses, des hallebardes, le heaume, le haubert tapissent un réduitqui ne reçoit le jour qu’à travers des vitraux enlevés aux ogives d’unecathédrale. Un autre apprend la gamme à son chien, et réussit à lefaire vocaliser avec plus de justesse que certains chanteurs bipèdes.Un autre empaille des oiseaux, et s’extasie devant la queue d’untarnagas, d’un chaouche-grapaou, comme devant une strette de Beethoven.Un autre peint le paysage aussi bien que Cicéri chante le ténor. Unautre classe des papillons et des coquilles. Un autre donne à labotanique les loisirs trop longs que lui laisse la composition de sespartitions admirables. Un autre s’occupe de tout, raisonne avec esprit,avec justesse, sur le mécanisme de sa montre et l’horlogerie du corpshumain, sur la diplomatie, sur la manière de tondre les draps, ou defaire de bon macaroni ; il vous mettra le doigt sur la céphalique ousur l’os ischium, comme sur une licence d’harmonie qu’il s’est permisedans Mosè.Un autre est soucieux : vous croyez peut-être que sa maîtresse l’atrahi ? Point du tout ; une répétition générale l’a empêché de setrouver à l’hôtel Bullion, où l’on a vendu le plus beau casse-têtechinois que l’on puisse imaginer. Allez chez lui le matin, vous letrouverez vêtu d’une robe de mandarin, d’un jupon mexicain, d’unecamisole de nabab, chaussé des babouches d’une sultane, coiffé d’uncasque tartare, ayant des pistolets turcs, un kri javanais à saceinture, et sabrant des accords sur son violon, enchaînant desarpéges, trillant en double corde avec un merveilleux enthousiasme, unefougue impétueuse. Cet enthousiasme, cet amour de l’art, ce feu dévorant se calme avecl’âge, le musicien alors songe quelquefois à sa fortune, et, s’il fautl’avouer, il partage ses affections entre la musique et l’argentqu’elle lui rapporte. Je répéterai de nouveau, c’est un artiste,veuillez bien lui pardonner encore ce travers. Cet artiste, joyeuxcompagnon dans sa jeunesse, insouciant à l’excès, est devenu père, il ades filles à marier, vous savez que c’est un opéra difficile à fairemême depuis Quinault. Ces filles seraient-elles jolies comme descoeurs, des Amours, ou des oeufs, cette dernière expression appartientà mon pays, poulidecoumé un ioou, eussent-elles des talents remarquables, uncaractère parfait, il faut encore offrir en même temps une somme égaleà la valeur de dix opéras à succès, pour trouver des galants quiveuillent bien les accepter à ce prix. Si l’artiste peut remportercette double victoire, la musique aura fait deux fois son bonheur. CASTIL-BLAZE. |