ZUEIGNUNG
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Hochwohlgeboren
Herrn Hofrat, Dr Med MAX HÒFLER
Bad Tòlz-Ober Bayern
SEHR GEEHRTER HERR HÒFLER,
Dies Buch war schon ƒertig, alswir mit einander Bekanntschaƒtmachten. Es halte aber keine Zueignung. Erlauben Sie mir bitte, Ihnendasselbe zu widmen. Sehr gern würde Ich mich als Ihr Schülerunterzeichnen, doch ƒürchte Ich, man möchte mich ƒür einen schlechtenSchüler halten.
In allerHochachtung,
Ihrergebenster,
GEORGES CELOS
14-1-1914 ________
PRÉFACE
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Ce livre est le complément de ceux que j’ai déjà écris sur le painbrié. Il serait inutile de le lire sans avoir lu, au préalable,
le P.B. (1) et
le P. B. V.(2) auxquels il ajoute simplement des détails.
Je montrerai donc, ici, ce que j’ai observé pendant le voyage que nousavons fait en 1912 à Venise, ma femme et moi. J’apporte quelques faitsnouveaux et rectifierai certaines petites erreurs que j’avais commises.Je laisserai principalement la parole aux figures. Elles valent mieuxque des pages de texte.
J’ai conservé le genre de gravures du
P.B. V., d’autant plus qu’ilm’a été dit que les photographies étaient moins démonstratives et jegarantis l’exactitude absolue des dessins, qui ont été faits sur desphotographies.
Je ne ferai aucun essai d’interprétation des formes observées, n’ayantrien à ajouter aux chapitres sur les « Tortillons » et le « Biphallus», mais n’ayant rien, non plus, à en retrancher.
Le 14 janvier 1913.
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(1)
Le Pain brié. Jouve, 1910.
(2)
Le Painbrié en Vénétie. Jouve, 1912.
Prochainement,
le Pain brié enNormandie.
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ADMONITION
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Lorsqu’on écrit des livres du genre de mes
Pains briés, on s’expose àun danger et on en fait courir un autre. On rencontre, dans le monde,des jeunes filles qui vous demandent de lire vos œuvres complètes surle pain, dont elles ont entendu les titres, qui leur ont paru bieninnocents. Comme leurs parents se taisaient à ce sujet, elles croientfaire plaisir en en parlant à l’auteur. Et celui-ci ne sait commentexpliquer à ces jeunes filles que, dans les boulangeries de certainspays, il y a des pains – comment dirais-je ? – qui paraissent avoir desvelléités de prendre Berg-op-Zoom (1), et que ce sont ces pains-là quiont fait l’objet de ses petits livres. Les Grecs et les Romainsanciens, n’eussent point été choqués, de ces travaux, car leurcivilisation avait compris qu’il n’existe rien de honteux dans lanature ; et les formes naturelles, celles justement qui sont parfaitesentre toutes, puisque d’elles seules dépend la pérennité de l’Être etla succession des existences, ces formes étaient entrées dans leursreligions, dans leurs coutumes. Mais quelques siècles – quelquesinstants infiniment petits dans l’indéfini du temps – suffisent pourchanger les croyances et les mœurs des hommes. Ce qui semblaitordinaire aux Athéniens de jadis, dont la morale avait des conceptionstoutes différentes de celles enseignées aujourd’hui, paraît maintenant,à certaines gens, comme abominable, monstrueux, et dansl’obligation d’être caché, bien que très naturel. Je sais bienpourquoi.
Il est un livre, écrit par un Juif (et modifié par d’autres), qui,après avoir été prêtre en Égypte, était devenu le chef de son peuple.Ce livre, qu’il lui donna comme base de ses croyances, il le fitreposer, tout entier, sur une fable enfantine, ridicule, qui avait dûlui être apprise probablement en Égypte, que ce pays n’avait pas dûvouloir admettre dans ses traditions religieuses et qui a cours dansl’Inde, chez les nègres, au Mexique, sous diverses formes qui sont, jecrois, des légendes indigènes et non, comme on pourrait le penser, desdéformations locales de l’enseignement ancien de missionnaires.
Cette histoire parut bonne à Moïse, pour donner une loi à un peupleindocile de pasteurs, tantôt libres, tantôt asservis. Mais il arriveaujourd’hui que c’est sur elle, uniquement, que sont fondées la moralede nombre de peuples et leur conception du bien et du mal. C’estd’après elle que des châtiments – justes et éternels ! – ou desrécompenses seraient dévolus à des êtres coupables seulement d’être lesdescendants d’ancêtres dont ils porteraient à jamais la faute. C’est àcause d’elle qu’une femme, qui suit l’ordre naturel, et exerce la plusnoble fonction qui soit, la procréation, se voit, si elle n’a pas pourcela l’autorisation d’un homme investi, honnie et déshonorée par unesociété dite moderne ! C’est une honte.
Faut-il peu de chose pour orienter pendant des milliers d’années – maiscela comptera-t-il beaucoup dans l’histoire du monde ? – les croyances,les coutumes, les mœurs d’une partie des hommes ! Et comme ons’aperçoit bien là de ce qu’a conservé de versatile et d’enfantin lecaractère des peuples, qui abandonnent des histoires héroïques,merveilleuses, pour s’attacher à ce qui les tente par un côté sexuel,c’est-à-dire attractif, comme tout ce qui est sexuel, pour l’enfantparce que défendu. Jadis, subissant l’influence des occultistes, desouvrages de de Guaïta, entre autres, et entraîné, surtout, par Fabred’Olivet et l’énorme monument qu’est sa grammaire,
la Langue hébraïquerestituée, j’ai cru que les vingt premiers chapitres du
SepherBerœschit contenaient un résumé de la science universelle, unmerveilleux abrégé de ce qui Est, pouvant être déchiffré parquelques-uns seulement et constituant alors une formule expliquant tout; mais depuis, ayant mieux vu les choses, j’ai compris le motd’Averroès : « Le Judaïsme est une religion d’enfants », et lescommentaires de la traduction de la Genèse par Alexandre Weill, 1890 ;et je me suis demandé comment avec un pareil livre, reposant toutentier sur un
tabou sexuel,les hommes avaient pu renverser lesautels, Pallas-Athénè, source de toute Beauté, de toute Lumière. Et jen’ai vu là qu’une explication, c’est qu’ils sont restés depuis lesBarbares, des Esclaves enfants se punissant eux-mêmes.
Mais, il serait injuste de rendre responsable d’une telle esquinanciedans le jugement moderne des choses naturelles, une religion qui, venuede l’Inde, s’est accrue de livres hébreux et a passé par Rome – si ellen’avait passé que par Rome ; mais elle a fait le voyage de Londres, etde cités, d’où un nuage, frère spirituel du
ƒog, s’est étendu quivoilerait les traditions de l’Antiquité, si elle n’avait pas laissé destraces nombreuses et vivaces, tout au fond des coutumes des hommes etsi une garde solide ne veillait pas toujours près de vos imagesimmortelles, Cérès, Aphrodite.
Dans le
P. B. V., j’écrivais: « Ni les pains, ni les vases... nesont l’effet du caprice d’un ouvrier. Celui-ci n’est que l’interprèted’une coutume qu’il ignore parfois... » Pour ceux qui douteraient decela, je donne (fig.
2) la représentation d’un gâteau que j’aiacheté pendant l’hiver de 1912, dans une boulangerie de la rue du Four,à Paris. Certainement, le boulanger qui l’avait fait ignorait sasignification. Il n’en est pas moins vrai que la forme de ce gâteau estune des plus vieilles figures symboliques du monde, celle du Swastika,figure sacrée de l’Inde (fig.
1),qui a été l’ancêtre de la CroixGrecque, et qui se perpétue encore dans la pâtisserie, comme on levoit. Bien entendu, la figure 2 ne représente pas un pain brié.
La figure
3représente un autre gâteau, venant de la rue de Tournon quimène au Sénat. La figure me dispensera de m’étendre sur ce genre debons petits gâteaux, faits, comme le précédent, avec une sorte de pâtefeuilletée. Je laisserai à un traité d’Anatomie quelconque le soin,n’est-ce pas, d’en dire plus long. On voit, en haut, la formationclitoridienne, comme sur certains pains briés du Calvados.
« Un usage vraisemblablement ancien et qui rappelle la
Conƒarreatioromaine avait pour but de rendre irrévocables les engagements quiprécèdent le mariage. Naguère encore, les fiancés de Braye-les-Pesmes(Haute-Saône) se rendaient le jour de la Chandeleur à une source sacrée; ils échangeaient des gâteaux qui représentaient assez sommairementles attributs du sexe de celui qui les portait ; puis, après les avoirtrempés dans l’eau de la fontaine, ils les mangeaient et lesfiançailles étaient consommées. » (Sébillot,
Folklore de France, p.231-232.)
Ces gens ne savaient probablement pas pourquoi ils faisaient usage deces pains, dans une cérémonie qui a la valeur d’un acte rituel, et oùl’on retrouve, associés, le pain et l’eau. Mais ils avaient conservé latradition des pains sexuels.
Ceux-ci se retrouvent dans quelques pays. J’ai montré, dans le
P. B.,que l’on fait à Caen (France) des pains masculins de forme parfaite, dereprésentation absolue ; et dans le
P.B. V., que Venise donnait lamême forme à la plupart de ses pains. Il ne faudrait pas croire qu’ils’agisse là d’un hasard, d’une fantaisie passagère d’un boulanger. J’aivu, dans des boutiques différentes, des séries de pains semblables, àCaen, pendant des voyages espacés sur plusieurs années, et une personnem’a dit qu’il y a plus de vingt ans, alors qu’elle habitait cetteville, elle avait remarqué la forme de ces pains. En outre des figures
13, 14, 15, 16,
20, 21 du
P. B.,et
16, du
P. B. V., quireprésentent un de ces pains, voici, figure
4, un pain degruau deCaen, et figure
5,des pains de Caen achetés en 1913. Ils étaientaccolés deux par deux par la partie inférieure (fig.
5B) etformaient,chez le boulanger, une suite de 4, 6, 8 pains disposés toussemblablement, la partie postérieure de ces pains correspondant au côtéqui a reposé sur la sole du four. Quand ces pains sont mis ainsi, cequi est leur position ordinaire, ils se présentent avec les partiespéniennes recourbées en-dessus et en dedans absolument comme sont lesPani di Piave briés biphalliques de Venise. On comparera les figures
6et
29, celle-ci tirée du
P. B. V.La disposition est donc la même.Mais les pains biphalliques vénitiens ne se séparent pas en deuxéléments pour la vente. Ils ne forment qu’un seul pain, et ils nes’élargissent pas en une partie transversale comme les pains figure
5C.
Ces curieux petits pains Normands sont faits avec une feuille de pâteenroulée, tournée sur elle-même. Il arrive que certains boulangerslaissent la feuille plate dans toute sa longueur et l’enroulentsimplement. On a, dès lors, un pain de la forme (fig.
5G). Dans lepain F, le scrotum étant arrondi, la
parspendula est représentée parune lame large et aplatie. Mais souvent, après un tour de spire, lapâte prend la forme d’un boudin et, dès lors, un corps cylindriquerelié au reste du pain par une partie triangulaire, se rabat, inclinédu même côté, ce qui tient au geste de la main qui finit le pain. Uncertain nombre de pains, accolés, étant faits, ils sont réunis en sériedont les éléments se vendent séparément. On verra (p. 85) que Venisefait aussi des séries de pains masculins analogues.
Ces pains phalliques Caennais sont toujours faits par deux, séparableset orientés comme le montre la figure
5 ; lorsqu’on voit un de cespains séparé, il vient d’un binaire désuni. Longueur d’un élémentséparé : 13 centimètres. Hauteur : 7 centimètres. Poids : 100 grammes.
L’origine de ces pains est pour moi un problème. Je ne connais aucunendroit en Normandie ou en France où l’on en fasse de semblables. Jepense qu’il s’agit d’une coutume qui a été apportée à Caen par unboulanger étranger. Il y a, d’ailleurs, une boutique où l’on fait deces pains, spécialement. Mais, cependant, j’en ai vu, à un voyage, dansquatre boulangeries, avec des formes analogues, modifiées dansd’autres. Ces pains sont de sortes différentes : gruau, pain ordinaire.
Mais voici que le Dr Hòfler m’a envoyé des gravures d’un de ses livresqui représentent des pains accouplés et réunis en série de quatre,absolument semblables à ceux de Caen. Ces pains ont un corps épais, surlequel se rabat une partie cylindrique, qui, sur deux de ces figures,se fusionne, chose curieuse, avec celle du côté opposé, de sorte queces pains paraissent formés de boudins, mis bout à bout, et réunis deuxpar deux par des bandes transversales. Mais sur deux autres figures,les parties transversales sont interrompues et l’on voit nettementqu’il s’agit là de pains phalliques doubles identiques à ceux de Caen.Ils sont, comme eux, séparables en pains monophalliques.Malheureusement, je n’ai pu savoir d’où ils provenaient.
Pour Venise, on trouvera dans n’importe quelle boulangerie, ainsi quej’ai pu le voir à des voyages différents, sinon tous les spécimens quej’ai dessinés, du moins la plupart, d’usage courant. Ces pains ne sontpas faits spécialement pour des fêtes, par exemple (à la plus grandefête de Venise, le Redentore, on ne mange aucun gâteau ou painspécial). Leurs formes sont celles données invariablement etjournellement au pain vénitien et, avec des modifications singulières,se rapportent à la forme masculine simple ou double, lorsqu’on analysesoigneusement ces formes qui se présentent, comme tant de chosesvénitiennes, ainsi que des énigmes. Et ces pains si curieux remplissentpar fournées journalières, les grands casiers de bois des boulangeries.
En regardant avec attention, on verra que nombre de formes différentesque j’ai reproduites dans le
P. B. V.et dans ce livre, sont donnéesaussi bien au genre de pain vénitien, qui correspond au pain brié duCalvados, qu’au pain non brié. J’avais cru, autrefois, que les formesmasculines étaient réservées au pain brié. Je n’ai plus aujourd’hui lamême opinion. La question s’élargit donc ici, de telle sorte quej’aurais pu intituler ce livre :
lePain de Venise, mais comme jesuis parti du pain brié et que certaines formes lui sont absolumentréservées, j’ai conservé la prédominance au pain brié, qui est trèsrépandu à Venise.
Depuis combien de temps, alors, peut-on donner ces formes au pain, àVenise, où les traditions anciennes se sont conservées ? C’est ce queje ne puis dire. J’ai examiné les tableaux où il y a des pains (p. 21et 23). Si je crois que certains y sont des pains briés, je n’ai pu yretrouver les formes actuelles, les plus usitées, du moins. D’autrepart, je ne connais pas assez le reste de l’Italie pour pouvoir dire siles formes de Venise se retrouvent ou non dans des villes éloignées, oùl’on fait du pain brié ; il y a là quelques problèmes accessoires quej’espère résoudre un jour.
Lorsqu’on veut étudier les formes réelles des pains, en les rapportantà des traditions ou coutumes anciennes, on risque donc de choquer lesidées reçues, d’étonner ceux qui peuvent connaître votre travail et quine peuvent comprendre qu’en ce siècle pudibond, on puisse parler decertaines choses comme un Grec du temps de Périclès. Mais il est unautre danger et non des moindres. « Chez un boulanger de cette ville(Aix-en-Provence) je remarquai plusieurs fois des exemplaires (depains) qui représentaient la forme phallique. L’honnête industriel, quej’interrogeai et qui exploitait, à son tour, la boulangerie de songrand-père, fut navré de ma remarque et s’empressa d’arrondir le côtéoblong de son petit pain. » (A. Certeux,
Revue des Traditionspopulaires, t. XII, 1897, p. 374).
Ainsi donc, voici comment, par une interrogation, une remarque d’uncurieux qui se renseigne peut faire disparaître du jour au lendemainune coutume ancienne. Pendant des années des boulangers ont fait despains semblables, et des milliers de clients ont mangé ces pains.Personne, dans toute une ville, n’a remarqué à quoi correspondaitvéritablement leur forme et personne ne s’en étonnait. Mais, passe unethnographe qui voit de quoi il retourne, qui demande des détails et,dès lors, l’attention est éveillée, le boulanger regarde son œuvre avecune sotte pudeur et voici, dès lors, une tradition qui menace d’êtreperdue. J’ai bien senti ce danger-là depuis longtemps, et à Venisesurtout, où les gens sont très réservés, j’ai procédé avec une prudenceextrême ; j’ai préféré même, parfois, ne pas demander derenseignements, plutôt que de montrer aux boulangers que ce quim’intéressait, c’était la forme de leurs pains et non leur qualité. Carles traditions anciennes sont précieuses, mais parfois fragiles, et ilvaut mieux, alors, ne pas en dévoiler le sens à ceux qui les ontconservées. Perdues, ici, elles se retrouveront à côté, je sais bien :mais un peu de perdu est déjà trop. C’est pour cela que j’hésite encoreà faire hommage de mes livres aux bibliothèques de ma Venise. Je mesuis demandé récemment s’ils n’avaient pas failli influer fâcheusementsur la conservation des formes masculines de Caen. A l’époque actuelle,on se jette sur toutes les traces de l’antiquité, pour les révéler, lesexpliquer, dans des livres tirés en grand nombre et très répandus. Jene sais vraiment si ce n’est pas au détriment de la conservation destraditions dans l’avenir. Les anciens occulistes entouraient de mystèrel’étude des legs du passé. Peut-être, aujourd’hui, néglige-t-on cetteméthode, à tort, en éclairant trop généreusement tout ce qu’on examine,sans distinction de sujet. C’est ce que j’ai pensé en n’éditant qu’unepetite quantité de mes livres.
Multapaucis ou
Pauca multis; commeon voudra.
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LE PAIN BRIÉ A VENISE
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DES TABLEAUX, DES VITRES, DES PIERRES
Dans une suite de livres parus récemment, j’ai étudié une question qui,sous un aspect de prime abord alimentaire, peut conduire à desconsidérations ethnologiques intéressantes. J’ai montré que ledépartement du Calvados se servait d’un pain compact, à mie serrée etsans trous, à croûte dure et lisse, qui porte le nom de
pain brié. LeCalvados est du reste le seul département de France où l’on mange dupain brié, avec cette exception que, dans quelques villes dedépartement voisins – ainsi : Vimoutiers, Gacé, Thiberville, Le Havre,Pont-Audemer – villes proches des confins du Calvados, on en faitaussi. J’ai étudié les formes absolument spéciales données à ce pain ;puis j’ai montré que d’autre pays : l’Espagne, l’Italie, l’Algérie, seservent de pain brié. Mais je n’ai pu en étudier les formes, fauted’avoir fait les voyages que cette étude demande.
Toutefois, ayant pris l’habitude d’aller de temps à autre à Venise,j’ai retrouvé dans cette ville le pain brié cher aux Normands ; et,dans un livre spécial, j’ai étudié le pain brié de Venise etspécialement les formes, véritablement très curieuses, qui lui sontdonnées. De cette étude, je concluais que la Normandie et Venisemangent un pain d’origine ancienne, le pain brié, qui est le même dansces pays et que les formes qu’il y présente sont des formes naturelles,masculines ou féminines.
Ces sujets ont été traités par moi avec de grands détails, et l’étudedes formes au point de vue symbolique a été faite de telle façon que jen’ai rien de plus à en dire. Cependant, après un nouveau séjour àVenise, je viens exposer encore sur cette question quelques détails.
En ce qui concerne le passé, j’ai regardé les tableaux de Venise aupoint de vue des pains, mais, sauf pour le tableau du Vicentino, dontj’ai parlé dans le
P. B. V.,je n’en ai pas tiré grand’chose.
Dans une
Cène (Salviati,Scuola di Tiziano, Sacristie de la Salute)il y a un pain enroulé, à gauche dans une corbeille.
Dans une
Cène (un desBonifacio, S. Alvise) on voit une corbeille depains dans laquelle un chat met les pattes. Ce sont des pains à quatrecoins, forme ancienne de pain,
quadrapanis des Latins, que l’on faiten brié dans le Calvados.
Les tableaux les plus importants sont ceux du Vicentino et du Bassano.Ils donnent les formes diverses du pain, probablement de Venise, auXVIe siècle.
Il faut que je m’excuse, ici, d’une faute restée dans le
P. B. V., p.26. Il y est dit que le tableau du Vicentino est à gauche du buste deFr. Morosini. C’est « à gauche du nom de Fr. Morosini » qu’il fautlire. L’inscription : « Francisco Mauroceno Peloponesiaco Senatus. Anno
MDCVIC. » est sur un arc de triomphe au fond de lasalle du Scrutin duPalais Ducal. Elle porte le nom de celui qui fut un des plus grandsgénéraux de la République, mais je ne puis oublier son œuvre de guerrenéfaste. Que reste-t-il de ses victoires en Grèce ? La destructionpartielle du Parthénon par son bombardement de 1687. La guerre, mêmeglorieuse, est une chose haïssable, parce qu’elle ne peut s’exercerqu’en détruisant la beauté, en renversant l’œuvre des siècles passés,en quelques jours d’horreur. Je ne marcherai qu’avec respect près de latombe d’un grand conquérant, mais il n’excitera jamais mon admiration.
L’erreur ci-dessus n’aurait aucune importance, si, plus tard, quelquechercheur ne pouvait se prévaloir du passage que j’ai omis de corriger,pour dire qu’en 1910, il y avait un buste de Morosini dans la Salle duScrutin. Il n’y en a jamais eu, comme on peut le voir au Museo Civico,2e étage, salle 3, tableau XII, qui représente la Salle du Scrutin. Lebuste de Morosini est au Museo Civico, avec l’épée d’honneur, le bâtonde commandement du grand chef.
Voici (fig.
7) lesprincipales formes des pains du Vicentino. J’en aidéjà dessiné quelques-uns dans le
P.B. V. ; mais il y en a beaucoupdans le tableau. Le doge est à droite, il a une armure et le bâton decommandement. Il ordonne de lancer des pains, qui ont, pour la plupart,la forme de miches avec des saillies disposées à la surface, formantdes parties qui devaient se détacher facilement du reste du pain,disposition que l’on retrouve aujourd’hui sur les miches briéesd’Honfleur. Ces parties sont disposées autour d’une tête centrale.D’autres pains sont des pains à quatre coins. Ces pains présentent, engénéral, l’aspect du pain brié que l’on fait actuellement dans le paysd’Honfleur.
J’ai vu à Venise, en 1912, un tableau où il y a beaucoup de pains, auMuseo civico (2e étage, salle 9, entre les deux fenêtres), c’est unegrande toile sombre représentant
SaintDominique et ses compagnonsnourris par les Anges, par le Bassano (Jacopo da Ponte),1510-1592. Cetableau est très pénible à voir, étant à contre-jour et j’ai eubeaucoup de mal à l’examiner. Il doit être à peu près contemporain decelui du Vicentino, ou légèrement antérieur. On y voit une corbeille depains que tiennent les anges et il y a des pains sur la table.
Ils paraissent d’abord bien moins gros que ceux du Vicentino. Ilssemblent grands comme la main, en les comparant aux dimensions despersonnages et, entassés dans le panier, comme on voit maintenantporter les pains dans les ruelles, on juge que c’étaient des petitspains, un peu plus gros peut-être que ceux d’aujourd’hui, mais pasbeaucoup.
Les pains du Vincentio sont bien plus volumineux. Ils paraissent groscomme la tête, mais j’ai dit, dans le
P.B. V., que c’était forcé. Lepeintre n’aurait pu représenter des petits pains qui n’auraient pas étéassez lourds pour être lancés avec des catapultes.
Les pains du Vicentino ont, du moins quelques-uns, la croûte du painbrié d’Honfleur. Ceux du Bassano paraissent très bons, c’étaient lespains des anges. Dans le panier, ils semblent être des pains briés,analogues aux pains du Vicentino. Mais, dans la corbeille des anges, ily a un pain mollet fait absolument comme ceux, non briés, que l’onmange à Honfleur de nos jours. Quant aux autres, briés ou non ?c’est bien difficile à affirmer ; ils ont deux formes. Les uns ont deuxparties présentant une coudure et juxtaposées (fig.
8A). Ilspeuventêtre du genre Massarine (fig.
18, p. 72), manqués, ou plutôtilssemblent être de la forme dessinée figure
32 (p. 83). Iln’y en a pasbeaucoup dans le tableau. On en voit d’analogues dans l’autre (2).C’est du quadra panis, en somme.
Les autres pains, les plus nombreux, sont aplatis. Ils ont une partiecentrale, autour de laquelle se relèvent quatre coins plus ou moinsarrondis. Ceux que l’on voit de face présentent un aspect cruciforme(fig.
8CD)rappelant un peu les pains quadriphalliques allemands(fig.
40,p. 107). Il y en a qui ressemblent tout à fait à des pains dutableau du Vicentino, ainsi celui qui est devant saint Dominique (
B). Agauche, un frère présente à un pauvre un pain, dont quelques extrémitéssont enroulées (
C).On verra que certains pains de Venise sont encorecomme cela, et l’enroulement est un caractère général du pain vénitien.
La comparaison des formes des pains des deux tableaux montre que cesont les mêmes. Ceux du Bassano présentent des coins pointus plusaccusés que dans Vicentino. Celui-ci a représenté de gros pains massifsque l’on ne trouve pas plus à Venise que les petits pains à tête, duBassano.
En somme, ces pains étaient à quatre coins et à tête centrale. Cetteforme, qui paraît avoir été très en faveur au XVIe siècle, à Venise,puisqu’on la retrouve dans le tableau du Vicentino, où beaucoup depains sont ainsi faits, est absolument perdue à Venise aujourd’hui.Mais certaines brioches normandes y ressemblent.
J’ai vu, à Honfleur, des pains et des brioches formés de quatre partiesou coins, déposés autour d’une tête centrale, ronde ou fendue enquatre. Le Calvados fait des pains en disque avec une partie centraleet des pans disposés régulièrement autour suivant des polygones. Cesmorceaux ne sont pas pointus. Il y en a parfois quatre, mais plussouvent cinq ou six. Le tableau du Vicentino présente une miche à cinqpans (fig.
7E).
*
* *
Je ne saurais trop insister sur ce fait que : lorsque chez deux peuplesdifférents, on ne trouve aucune parité de mœurs, de costumes, etc. celane prouve rien à notre époque, où les habitudes peuvent être modifiéesen quelques années. Mais le fait de trouver, chez l’un et l’autre, lamême façon de faire le pain, l’aliment d’en bas, et de recevoir lalumière, l’aliment d’en haut, surtout dans les églises, prouve qu’il yeut, à un moment plus ou moins éloigné, un lien étroit entre eux.J’espère pouvoir le mieux montrer plus tard.
Dans certains ouvrages sur Venise, on signale la rareté des vitraux decouleur dans les églises. San Zanipolo possède dans son transept droitune verrière colorée. C’est une curiosité. Donc, les vitraux de Venisesont blancs. Il faut voir là, à mon avis, une tendance cultuelle.Venise est une Héliopolis, c’est-à-dire une Ville Soleil où se perpétuele culte du Soleil encore à notre époque, bien que sous des formes dontles hommes ne comprennent guère le vrai sens.
Des patrons de Venise, deux, saint Georges, vainqueur du dragon, etsaint Théodore, vainqueur du crocodile, sont les héros chrétiens d’unelégende solaire. Persée, qui tua le dragon et Apollon qui défit lesmonstres. Je pourrais m’étendre sur ce sujet qui m’est cher, mais celasort de ce livre. Que font les Vénitiens à la grande fête du Redentore? Ils vont, au Lido, voir le lever du soleil. Et même dans ses dateshistoriques, Venise a subi cette influence solaire ; c’est le 22 mars1848, le jour de l’équinoxe du printemps, de la renaissance du soleil,que Venise se libéra du joug de l’Autriche et s’éveilla pour une vienouvelle. Une des meilleures preuves du culte du soleil à Venise estceci : rien ne s’y fait que par beau temps. Toute fête, tout acteextérieur sont annoncés :
Tempopermettendo, c’est-à-dire s’il nepleut pas. Et si le soleil n’est pas de la partie, on remet laréjouissance.
Venise avait trop le culte du soleil pour supporter, dans ses églises,le vitrail, ce mensonge. En effet, la véritable destination du vitrailest de donner, dans un édifice, l’illusion d’une lumière qui n’existepas. Ainsi, dans la chapelle des Invalides, on a garni les fenêtres devitraux dorés, de telle sorte qu’on y a l’impression, même par tempscouvert, qu’il fait grand soleil au dehors. Et si l’on regarde lamanière dont se comporte la lumière dans deux édifices, l’un garni devitraux multicolores, représentant des personnages et des histoiresdont la plupart des hommes se soucient fort peu, et dont certains sontplacés si haut qu’on n’en voit jamais le vrai sujet, et l’autre garnide vitres blanches, comme sont les églises neuves auxquelles desdonateurs n’ont encore rien offert, on verra facilement que dansl’église à verrières de couleur, l’aspect est plus « chaud », plus «gai ». Que de fois, j’ai eu cette impression, en Normandie surtout,qu’il faisait soleil, pendant un office dans une église à beauxvitraux, alors qu’à la sortie tombait la fine pluie d’un temps « bouché».
Venise ne donne pas de ces illusions et la lumière y est trop vive pourqu’on eût besoin de ces supercheries. C’est le soleil lui-même et nonson apparence, qui entre dans San-Marco et fait briller les voûtesd’or. Mais, si on a dit que les verrières sont blanches, on ne meparaît pas avoir vu comment elles sont faites.
Elles se composent d’une multitude de petits cercles de métal mou quicirconscrivent des carreaux ronds, grands comme la paume de la main, etdont le verre, d’un blanc jaunâtre, devient épais au centre, où ilforme une sorte de noyau. En somme, ces vitraux sont du genre de ceuxappelés : en cul-de-bouteille.
San-Marco est entièrement garni comme cela, même dans les fenêtres auras du sol qui éclairent la crypte. Presque toutes les églises deVenise sont ainsi vitrées, et il en est de même de la plupart desédifices, palais des Doges, Pesaro, Dario, par exemple. L’usage de cesvitres est général à Venise.
Les principales églises vénitiennes sont à plusieurs nefs. Et le plussouvent, elles ont, comme dans le reste de l’Italie, leur campanileséparé de l’édifice.
Voyons maintenant une ville du Calvados, Honfleur, ville trèsintéressante, parce que les gredins qui détruisent tout ce que le passéa légué, n’y ont pas encore fait disparaître les vieux monuments etqu’il faut compter qu’on préservera ce qui en reste. C’est ce que lesHonfleurais ont compris, d’ailleurs, en fondant une sociétéarchéologique, qui s’occupe de conserver les belles vieilles choses etje dois rendre hommage ici à M. Leclerc, qui s’est donné la noble tâchede garder leur caractère aux maisons anciennes, en intervenant, ce quiest parfois ingrat, auprès des propriétaires, lorsqu’ils ont desréparations à effectuer. De tels exemples sont trop rares,malheureusement. C’est ainsi qu’à Lisieux, on a laissé disparaître, ily a treize ans environ, la magnifique maison du XIVe siècle qui faisaitl’angle de la Grande-Rue et de la ruelle qui donne au portail droit dela cathédrale, et qu’habitait un cirier, nommé Plantefor. Il ne resteplus cette demeure du passé, que l’eau-forte du grand artiste que futÉmile Vaucanu, un bernayen, assassiné, à trente ans, en 1897, dans unvoyage en Perse, qu’il avait entrepris par amour de l’art, dupittoresque.
La Société du Vieux-Honfleur a utilisé une église désaffectée,Saint-Étienne, qui se trouve ainsi conservée. Et ceci est d’autant plusà signaler que Caen, une des villes les plus riches en vieux monuments,laisse en ce moment périr à tout jamais cinq églises, restes précieuxdes âges passés : le vieux Saint-Nicolas, église romane avec unecurieuse abside, entourée d’un cimetière pittoresque. Elle servait demagasin à foin, à ma dernière visite.
Le vieux Saint-Étienne, gothique, est la remise de la voirie.L’intérieur est lamentable. Le vieux Saint-Gilles, de la Renaissance, asur le côté gauche, un arceau des plus décoratifs que je connaisse. Lespierres tombent dans cette église. Le vieux Saint-Sauveur, englobé dansles maisons, sert de marché au beurre. Enfin, il y a l’église duChâteau, lequel sert de caserne. Je ne connais aucune ville où tantd’églises importantes soient laissées à la destruction. Il fautremarquer qu’on les désigne, à Caen, sous le nom de vieux St…, commesi, plus vieilles que les églises affectées au culte, cela était uneexcuse pour les laisser à l’abandon !
Le Vieux-Honfleur, dans Saint-Étienne et l’ancienne Geôle voisine, ainstallé un musée d’ethnographie locale des plus intéressants, dont lemérite revient en grande partie à M. Leclerc. Là sont réunis lesanciens instruments de ménage de diverses industries, des armes, desmodèles de navires ; les vêtements du pays, les costumes pittoresques,les étoffes, les coiffes. Dans d’autres salles sont les documentsrelatifs à l’histoire locale. Des pièces sont meublées à la façon dejadis et par les fenêtres, garnies de vitres anciennes, on voit desmannequins, habillés à la mode d’autrefois, qui semblent faire revivreles âges disparus. Tout le passé d’un coin du Calvados est évoqué dansces salles. Il me paraît donc qu’une place pourrait y être réservée àun instrument de boulanger qui disparaît (p.
54). La Brie,et àquelques miches de pain brié d’Honfleur, de forme si particulière.
Il y a en France un autre musée de ce genre. C’est le museon Arlaten,une des œuvres, et des plus belles, de Frédéric Mistral. Installé dansle palais du Félibrige d’Arles, plus important que le musée d’Honfleur,il renferme toute la vie provençale de ces derniers siècles,représentée de la même façon d’ailleurs par des costumes, desmannequins, des ustensiles, des meubles, etc.
Il existe peut-être encore d’autres musées en France, dans ce genre siintéressant. Et l’on ne saurait trop souhaiter voir se multiplier detels endroits instructifs. Mais on voit que, mis à part le colossalGermanisches National-Museum de Nürnberg, que, seuls, plusieurs muséesde Paris peuvent équilibrer, la France n’a rien à envier à l’étranger,à Vevey, par exemple, où est un musée de la vie ancienne, qu’un articlede
l’Auto du 13 août 1913proposait comme modèle à suivre aux villesde province. Il y a bien longtemps que Honfleur (1900) et Arles ontleurs musées d’ethnographie locale.
Honfleur a deux églises. De l’une, Saint-Léonard, je ne m’occuperaipas, bien qu’elle me rappelle des années d’enfance douces et déjàlointaines. Mais c’est une église qui a une vilaine tour, et que l’on arepeinte à l’intérieur, en l’ornant de vitraux modernes, pour larestaurer. L’autre église a été restaurée aussi ; elle était bien mieuxavant. Mais enfin elle a conservé quelque caractère.
Elle est dédiée à sainte Catherine, une sainte tout spécialementrévérée en Italie, sous l’un ou l’autre vocable. Mes souvenirs sontpeut-être en défaut, mais aujourd’hui, ayant parcouru à peu près toutela France, par la route, je n’ai connaissance d’aucune égliseSainte-Catherine ancienne, autre part qu’à Honfleur.
C’est une église à deux nefs. Son clocher est en face, ou plutôt àcôté, sur la place. Rien ne le relie à l’église. J’ai entendu direqu’il n’y avait qu’une église analogue en France, mais je ne sais oùelle est. J’ai vu à Avrolles (Yonne) une église à clocher séparé,encore je ne suis pas bien sûr que des constructions ne le reliaientpas à l’église elle-même.
Sainte-Catherine d’Honfleur a subi, en 1830 et surtout en 1881, desrestaurations des plus regrettables, dans le genre de celles queViollet-le-Duc fit à Pierrefonds, au pont de Cahors, etc… Ce sont làdes choses aussi fâcheuses que si Palladio avait été libre de refaire,à son goût, le Palais Ducal en 1574. Un des architectes deSainte-Catherine s’en rendit compte d’ailleurs. Il en mourut de chagrinquelques années plus tard.
Maintenant, le chœur de Sainte-Catherine est garni de beaux vitrauxmodernes.
Mais, autre part il y a de vieilles vitres incolores. Dans lesbas-côtés sont même quatre fenêtres, près du chœur qui ont les mêmesvitraux en cul-de-bouteille, qui ornent les fenêtres des églisesvénitiennes. Autre part, dans les tribunes comme aux bas-côtés, il y ades fenêtres à vitres incolores, quadrillées, certaines du moins, enpetites vitres losangiques que le temps a noircies.
J’ai essayé de savoir comment étaient autrefois les vitres, sans avoirde certitude. Mais si l’on veut bien constater que, dans cette ancienneéglise, il ne reste pas trace d’un vitrail ancien, contrairement à cequi se voit en Normandie, par exemple, mais que les vieilles vitressont blanches, on pourra conclure presque certainement queSainte-Catherine était, avant la restauration, une église à vitresincolores.
On voudra bien ne pas s’étonner maintenant si je dis que toutesquestions de style et de détail dans la construction mises à part,Sainte-Catherine de Honfleur présente les caractères d’une égliseitalienne, et mieux, vénitienne. Je ne dis pas que c’est une églisevénitienne construite à Honfleur. Je crois simplement que les hommes duXVe siècle qui fondèrent Sainte-Catherine eurent, peut-être sans levouloir, le souvenir de quelques caractères d’une église vénitienne :deux nefs, le campanile séparé, les vitres incolores, probablementpartout.
Autrefois nombre de maisons d’Honfleur étaient garnies de vitres encul-de-bouteille. Mon grand-père, Jonathan Wagner, consul d’Amérique,habita, rue Côte-des-Capucins, une maison qu’on appelait le presbytèreet dont les fenêtres avaient été dégarnies, avant 1840, de vitressemblables, par un curé de Sainte-Catherine. Nombre de maisonsd’Honfleur ont vu ainsi disparaître ce genre de carreaux, que l’ontrouva incommodes, lorsque la fabrication du verre uni fut courante.
Mais aujourd’hui on les juge très curieux, et, comme ils sont rares,les fenêtres, qui en avaient encore de fabrication ancienne, ont étévendues pour garnir des halls de châteaux, etc., de sorte que ce genrede vitres est devenu presque introuvable. On a, dès lors, essayé d’enfabriquer, mais les verres ainsi faits n’ont jamais eu la teinteverdâtre des anciens carreaux.
Aujourd’hui, les vitres en cul-de-bouteille se vendent 6 ou 7 francs lapièce. On en voit un certain nombre aux fenêtres du musée duVieux-Honfleur. Il en reste quelques-unes en place, notamment à unefenêtre très curieuse, disposée en largeur et dont le volet se rabat endessous, qui est à la façade d’une boulangerie-pâtisserie, 8, rueCôte-de-Grâce. Il y a, en haut, de petites vitres carrées ; en dessous,parmi des vitres irrégulières, sont cinq carreaux, fendus, àcul-de-bouteille, unis par des filets de plomb longitudinaux. Mais cesanciennes vitres ne ressemblent pas à celles du même nom usitées àVenise. Ce sont de grands rectangles de verre blanchâtre, de 30centimètres sur 20 centimètres, ou des carrés de 20 centimètres sur 20centimètres, qui présentent en un point irrégulièrement situé de leursurface, une masse où le verre s’est concentré en une sorte de lentilleà reflets verts. C’est là le cul-de-bouteille.
Les vitres vénitiennes sont différentes, rondes, de 9 centimètresenviron de diamètre, blanchâtres et présentent au centre le renflementen lentille. Elles sont distantes des vieilles vitres honfleuraises,autant que le fond d’une fiole de parfumeur l’est de celui d’une bonnebouteille de cidre bouché.
La forme n’est donc pas identique, mais, dans les deux pays, l’idée estrestée la même.
Je ne connais pas assez l’histoire d’Honfleur pour affirmer la chose.Mais au moyen âge, avant Dieppe et Le Havre, Honfleur fut un des portsles plus importants de la Manche, sinon le plus important. Ses marinsétaient très hardis. Je suis persuadé que Venise et Honfleur durentavoir quelques relations maritimes et qu’il en reste encore une trace.On a pu voir, dans un précédent ouvrage, que j’ai essayé déjà demarquer ce trait d’union. Aujourd’hui, je l’accentue. Ces deux pays sesont servis de vitres analogues et mangent le même pain brié, fait avecle même instrument ancien, la brie. Certains jugeront que c’est peu ;je crois que c’est déjà beaucoup de retrouver cela.
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L’importance de la boulangerie a été considérable à Venise. Elle l’estencore. Le nombre des rues qui s’appellent : Calle del Pistor, estgrand. Il y en a dans tous les quartiers (Pistor, désigne, comme chezles Latins, le geindre, qui travaille la pâte. Dans un livre récent,j’ai dit qu’à Venise, quantité des rues portent le même nom, tirésouvent d’une profession exercée, d’une boutique, ce qui fait qu’un nomne caractérise en rien la plupart des rues). A Sant’Agostino, il y atoute une suite de ruelles qui s’appellent : del Pistor.
Devant l’église S. Lio est une de ces colonnes qui servent à ériger unmât pour arborer un drapeau et qui sont si fréquentes sur les places.Elles furent élevées, d’ordinaire, par des corporations. Celle S. Lioporte l’inscription suivante : « I Lavoranti. Vessillo della unionedelle Pistorie di pane di Venezia restituita all’ Italia. Li 30 octobre1866. »
Une très grosse stèle s’élève aux SS. Apostoli. Pour la voir, partantde la place Saint-Marc, on passe sous l’Horloge, on suit les
Merceries jusqu’au pont du Rialto.Sans le traverser, on prendderrière la statue de Goldoni, la Calle dell’ Olio. On suit Ponte dell’Olio, Salizzada S. Giovanni Grisostomo, Ponte S. Giovanni Grisostomo,Campiello Flaminio Corner (à gauche) Calle Dolfin,Campiello Riccardo Selvatico, Calle Dolfin, Sottoportico Falier. Onvoit sur le bord du canal, la stèle, marquée du Lion de Venise et quiporte le texte, beaucoup trop long pour que je le reproduise, d’uneordonnance relative au commerce intérieur (vente du pain) 1727, signée: Gio-Batt. Lippomano, inquisiteur.
Le côté « Canal » de la stèle est couvert aussi d’un texte. Il résultede ces ordonnances que des peines sévères attendaient ceux qui,n’appartenant pas à la corporation des Pistori, vendaient du pain dansla Ville. Et ceux qui les transportaient étaient punis aussi. En somme,on frappait des ouvriers non syndiqués. On voit que l’époque actuellen’invente rien.
J’ai essayé, travaillant à un autre ouvrage, de trouver quelque livresur le pain de Venise, à la Bibliothèque de San-Marco, mais je n’en aipu tirer qu’une brochure de 1897, sur les moyens de résoudre laquestion du prix du pain.
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LA GRAMOLA
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Je reviendrai sur la question du pain brié, parce que je n’envisageplus certains côtés de ce sujet de la même façon qu’en 1911.
Le pain brié s’appelle ainsi en Normandie, parce qu’il est fait avec lebrion, la brie. Mais – et je ne saurais trop insister là-dessus, parceque, malgré ce que j’ai écrit, p. 27 du
P. B. et p. 19 du
P. B. V.,certains, qui ont lu mes livres, n’ont pas saisi cela – ce qui donne unpain compact, sans trous, avec une croûte lisse et dure (et ce pain estle pain brié de la région d’Honfleur et de la Vénétie) ce n’est passeulement l’emploi du brion, c’est surtout l’usage d’une pâte ferme, etqui est peu levée, au levain et non à la levure. Moins le pain estlevé, plus il est compact. Cette compacité ne provient pas, uniquement,de ce que la pâte a été travaillée avec un brion ; mais au contraire,on emploie celui-ci parce que la pâte est une pâte ferme, difficile,par conséquent, à travailler comme les pâtes ordinaires. Mais la briefacilite ce travail.
Il résulte de cela que l’on peut trouver du pain, non compact et àcroûte irrégulière, qui peut être appelé, dans le pays, pain brié. Ilsuffira pour cela qu’il ait été travaillé au brion ; alors que pour unHonfleurais, il ne sera pas du pain brié, parce qu’il n’aura pas laconsistance du pain appelé brié dans la région d’Honfleur. C’est ce quiarrive, par exemple, dans la région Ouest du Calvados, où le pain brié,fait à la brie, est tout différent, comme aspect, de celui que l’ontrouve dans la vallée de la Touques. Suivant cela, il est possiblequ’il y ait, dans certaines contrées, du pain appelé brié, qui n’aitaucune ressemblance avec celui que l’on appelle ainsi dans la régionEst du Calvados.
Je répète donc encore une fois : cette région Est mange du pain fait aubrion, qui est le même pain que le pain national espagnol, que celuique l’on trouve dans la Vénétie sous des formes que j’ai étudiées, etque celui que l’on fait, m’a-t-on dit, en Algérie sous le nom de painespagnol. C’est du pain compact, qui est, par excellence, du pain brié.Mais, autre part, et dans la région Ouest du Calvados notamment (Caen,Vire), on fait du pain au brion qui, tout en étant, à cause de cela, dupain brié, a une structure différente, à cause de la manière dont ilest travaillé, levé. Et les formes qu’on donne à ce dernier sontabsolument différentes de celles données à l’autre sorte, qui mériteplus que tout autre le nom de « pain brié » et qui présente des formestout à fait spéciales.
Ainsi donc, lorsque je viens parler de pain brié à Venise, en Vénétie,il est bien entendu que je désigne ainsi un genre de pain compact à miesans trous, à croûte lisse et dure, et qui est le même pain que le painbrié fait à la brie, dans la région Est du Calvados. C’est cela quej’ai voulu dire avec les termes « pain brié » employés dans le
P. B.V. Mais j’ajoutais que, si on peut appeler brié certaine espècedepain, que l’on trouve d’ailleurs dans toutes les boulangeries deVenise, avec des pains d’une autre fabrication, pains Viennois,Parisiens, etc., cela tient à ce que ce pain brié est fait avec unepâte ferme, et peu levée, comme le pain Normand ; et que, pour lemoment, je ne pouvais dire si ce pain était fait à la brie. Je n’avaisvu, jusqu’alors, aucun brion à Venise ; lors de mon avant-derniervoyage, j’y avais eu des occupations très différentes de cesrecherches, difficiles à faire pour un étranger. En outre, il n’est pasfacile de voir ce qu’il y a dans les boutiques à Venise, à moins d’yentrer. Il y fait tellement sombre, à cause de la hauteur des maisons,de l’étroitesse des ruelles et de la lumière éclatante, que de la rueon n’y distingue rien : et les fenêtres, autres que celles de la «montre », sont souvent garnies de treillage, pour empêcher lesmoustiques d’entrer et les gens de prendre quelque chose en passant,lorsqu’elles sont ouvertes. Il faut donc des circonstancesexceptionnellement heureuses pour distinguer ce qu’il y a dans unearrière-boutique vénitienne.
En 1912, j’étais résolu à savoir si Venise se servait de la brie commela Normandie. Mais je ne savais comment demander cela. Or, un jour,c’était le 25 juillet, je sortais de San-Zanipolo, après avoir étéderrière quelques vétérans de la guerre de 1844-1849, saluer en ce jourde commémoration, la tombe d’Attilio et Emilio Bandiera et de DomenicoMoro, les héros si populaires, morts à Cosenza. Après avoir passé lePonte del Cavallo, j’allais dans la Calle della Testa, lorsque jepassai près d’une boutique dont le fond était éclairé, à contre-jour,par des fenêtres donnant sur le canal. Je fus frappé par la vue d’unelongue barre paraissant toute noire, qui montait obliquement jusqu’auplafond, où elle était accrochée. J’eus aussitôt l’intuition quec’était le « grant barre de boys » dont parle le
Glossarium de DuCange.
Revenant sur mes pas, je vis que j’étais devant une boulangerie, n°6369 ; dans l’arrière-boutique, la barre tranchait sur le blanc duplafond. Elle était extrêmement longue, bien plus que celle des brionsnormands. L’achat d’un pain brié d’un sou – ce qu’il était bon, cepain-là – fut le prétexte d’entrer en conversation avec le boulanger.Je lui demandai si cette barre ne servait pas à faire ces pains. Il merépondit qu’il avait une machine moderne très belle pour faire le painet me fit entrer un peu dans l’arrière-boutique pour me la montrer.S’il avait pu savoir combien peu je me souciais de la machine moderneet de toutes les mécaniques actuelles ! Il y avait en face, une brie,la brie normande,
la même,qui me paraissait, devant les outilsnouveaux de panification, avoir autant de prix que le Rialto, comparéaux ponts de fer. Le boulanger me dit que c’était un instrument pourtravailler la pâte, mais je crois qu’il ne comprit pas l’intérêt que cebrion m’inspirait, se présentant avec l’attrait d’une chose trèsancienne, plus ancienne qu’on ne le croit peut-être, et sasignification me paraissait rapprocher étroitement le Calvados etVenise.
Ceux qui n’ont jamais fait de recherches documentaires ne savent pas cequ’est la joie de trouver quelque chose, surtout lorsque cettedécouverte confirme des idées émises antérieurement.
Depuis, j’ai eu l’occasion de voir deux autres brions dans Venise. L’unétait à S. Giacomo da Lorio, et l’autre dans le quartier de la gare. Onremarquera que ces bries étaient dans les quartiers éloignés du centre.Je n’en ai pas vu dans les boulangeries, près de la place S. Marc, oùl’on fait pourtant du pain brié. Nombre de ces maisons ont desoutillages modernes, des pétrins mécaniques, des installations avecparois de faïence, et je suis certain que les bries que j’ai vues en1912 doivent être parmi les dernières employées à Venise. On brie lepain à la mécanique ; dans le Calvados, il y a déjà beaucoup deboulangeries qui ne se servent plus de la brie à main.
Il convient donc de décrire cet instrument avec soin, car il y a deschances pour que, dans quelques années, on ait dispersé ses débris.Saluons-le donc comme un outil qui va disparaître.
Je décrirai le brion vénitien ainsi, d’après un de ceux que j’ai vus :La masse de pâte est travaillée sur une table, non en bois, comme dansle Calvados, mais en pierre blanche polie, ou en marbre. Il faisait,dans un magasin, si sombre que je n’ai pu voir si c’était de la pierreou du marbre. Cette table a (environ) 80 centimètres de long, sur 60 delarge et 10 d’épaisseur. Elle est donc très lourde. Elle est fixée à unmassif en briques maçonnées, avec une ouverture dans le milieu. Enoutre, la table est, non pas horizontale comme en Normandie maislégèrement inclinée. A la partie la plus élevée est fixé le levier enbois, au moyen d’une traverse horizontale en fer, passant dans deuxmontants scellés dans la table. Les leviers des brions que j’ai vusétaient énormes, ils avaient au moins 4 mètres de long. C’étaient depetits arbres, dont la partie correspondant à la table avait ététaillée de façon à présenter sur les côtés et en dessous, des surfacesplanes. Le reste du levier était rond (fig.
9).
Cet instrument porte le nom de
Gramola,m’a dit un boulanger. Si ceterme était vénitien, il ne serait pas dans les dictionnaires, car lestermes propres à Venise ne s’y trouvent pas. Mais
Gramola est un motitalien qui veut dire : Brisoir, maque, pétrin (
Dict. de Ferrari). Onpeut conclure
a priori, delà, que la gramola est un instrumentitalien, usité partout, depuis longtemps.
Ce terme de maque est un vieux mot français dont le
Glossarium mediæet infimæ Latinitatis de Du Cange (t. I, p. 765) parlecommeétant le nom donné, en certains lieux, à l’instrument dont je parle,appelé brie en Normandie, brayon. Il paraît qu’on le désignait aussisous le nom de macachoire. Je regrette de ne pas connaître l’Algérie,pays où l’on mange, sous le nom de pain espagnol, du pain brié, poursavoir exactement dans quel cas on emploie le terme : macache, quiressemble bien à ce mot.
Je vais maintenant décrire un brion normand pour montrer qu’il s’agitdu même instrument. On s’en sert dans tout le Calvados, avec quelquesvariantes dans la grandeur de la table, la longueur du levier. Lesbrions normands que j’ai vus pouvaient se déplacer.
Celui (fig.
10),dont je parle, sert à la boulangerie Deshayes, deDrucourt (Eure), village à la limite du Calvados. C’est une desboulangeries où l’on fait le meilleur pain brié de Normandie.
Ce brion, ancien, se compose d’une table massive, horizontale, forméede trois pièces rapportées, et mesurant 11 centimètres d’épaisseur. Salargeur est de 62 centimètres. La longueur de la partie rectangulaireest de 68 centimètres. La table est ensuite échancrée par deux partiesconcaves, entre lesquelles deux grosses pièces verticales rapprochéestraversent la table. Ce sont les jumelles, dont l’écartement est àl’intérieur de 8 centimètres et, à l’extérieur, de 22 centimètres.Derrière elles, la table se prolonge en une partie arrondie, formantsiège, recouverte d’une grosse étoffe pliée. Là s’assied un homme dontles jambes se logent dans les parties excavées. Les jumelles sonttraversées, à 8 centimètres de la table, par une tige en fer qui formecharnière et fixe le levier. Celui-ci est formé d’un petit arbre, ayantenviron 3 mètres de long. La partie voisine de la charnière estéquarrie en dessus et sur les côtés. Le dessous a été arrondi par letravail de la pâte.
La table est portée par trois pieds, celui qui est sous le siège estincurvé curieusement. Auprès de lui est une forte chaîne, fixée sous lasellette et scellée dans le sol. La hauteur des pieds est de 25centimètres. Cela fait donc 36 centimètres au niveau de la table. Lalongueur totale du bout de la table à celui de la sellette est de 1 m.30.
Voici donc deux instruments qui, sauf de petits détails deconstruction, sont identiques. La Normandie et Venise se servent doncde la brie, de la
mêmemachine à écraser.
Pour préparer la pâte, on fait dans un pétrin, une pâte très ferme,usitée d’ailleurs dans une grande partie du Midi. Cette pâte est pétrieavec les bras, ou avec les pieds chaussés de gros sabots (Calvados). Leprésident de Brosses dit, dans ses
Lettressur l’Italie, que la pâtedu pain de Vénétie était battue avec des bâtons. Peut-être voulait-ildire briée.
Quoi qu’il en soit, la pâte pétrie est portée par morceaux de 20 kilosenviron sur la brie. Le pétrissage de la pâte ferme, à bras, estplutôt un mélange de la farine à l’eau. La brie aide à ce travail et lecomplète. C’est une ancêtre des pétrins mécaniques, en somme.Cependant, son action de broyer, d’écraser, fait pénétrer l’eau dans lafarine, chasse l’air et concourt certainement à tasser le pain et à enrendre le grain très fin. Il y a, dans son action, autre chose qu’unsimple pétrissage et cela fait comprendre comment dans lesinstallations mécaniques, on ne se contente pas d’un pétrin ; on passela pâte à la brie, ensuite. De la pâte pétrie et peu levée au levain neferait pas du pain brié. Pétrir, c’est mélanger ; brier, c’est broyer,écraser.
Un ou plus souvent deux hommes se mettent au levier, avec lequel ilsécrasent la pâte. Celle-ci, broyée, briée, s’échappe, déborde de chaquecôté du levier. Alors un homme, assis sur un tabouret, ramasse cettepâte évasée à pleines mains, la rassemble sous le levier, qui remonteet s’abaisse de nouveau. Des coups vigoureux de levier sur de la pâtequi file et qu’on ramène sans cesse, telle est l’action de brier. Cen’est pas malin, mais c’est éreintant.
Ainsi fait-on à Venise, mais alors la longueur du levier tendrait àfaire bouger continuellement l’appareil. C’est pour cela qu’il estmaçonné avec des briques. Il ne peut remuer, mais on ne peut ledéplacer, lorsqu’il gêne. Aussi met-on le gramola près d’un mur.
La brie vénitienne n’est donc pas mobile, contrairement à ce qui sevoit dans le Calvados, où les bries sont meubles et se transportentfacilement. J’en ai vu qui étaient assez légères. En outre, elles sonttout en bois. Mais dans le brion normand, il y a une partie quiprolonge la table, derrière la charnière (fig.
10) et formeunesellette qui n’existe pas dans la gramola. L’homme au tabouret vénitiens’assied à cheval sur la sellette en Normandie et rassemble la pâteécrasée sous le levier, que deux hommes manœuvrent. Leur action tend àsoulever le brion, et à le faire basculer du côté du levier. Mais, lepoids de l’homme sur la sellette empêche ce déplacement et surtout lachaîne, courte, qui se tend et retient l’arrière de la brie au sol.Celle-ci n’est donc pas tout à fait mobile ; elle pivote autour del’anneau de chaîne, fixé près d’un mur. Le travail fini, on tourne labrie le long du mur et tandis que les autres hommes s’étendent qui surle pétrin, qui sur une planche, la brie, recouverte de sacs, sert delit de repos à l’un de ceux qui ont fait ce dur travail.
Le levier vénitien est plus long que celui des brions normands. Celadoit faciliter le travail et c’est, probablement, cette cause qui faitdonner, à Venise, cette grande dimension au levier. Les mathématicienssont là pour affirmer que ce que l’on gagne en force, on le perd enchemin parcouru. Mais ce sont des considérations qui n’ont jamais rienprouvé que pour les calculateurs.
La longueur du levier produit un encombrement considérable et à causede l’inclinaison de la table, à Venise, il tend à « baller » entre lesjambes. Alors on l’attache au plafond au moyen d’un crochet qui y estfixé pour cela. Il n’y a plus dès lors que la table, pour gêner. Aussi,on a soin de l’installer dans une partie de la pièce où elle n’empêchepas la circulation.
Quelquefois, on accroche le levier à une planche haut située, enNormandie, lorsque le brion ne sert plus ; mais souvent, on retire lelevier, en ôtant la tige de fer et on range la table.
Le pain vénitien, qui ressemble en tout au pain brié normand, méritedonc le nom de pain brié, d’autant plus qu’il est fait aussi d’une pâteferme, travaillée avec le même instrument, la gramola, la brie.
J’ai dit que cet instrument était en pleine disparition, en Normandiecomme à Venise. Quelles en sont les causes ?
Elles sont bien simples. C’est très pénible et très long, de faire lepain brié. Après le pétrissage d’une pâte avec laquelle il faut sebattre à pleins bras, vient le briage, qui oblige à mouvoir un levier,dur à manœuvrer. Et puis, il faut lever le pain ; le four doit êtretrès chaud, plus que pour le pain ordinaire, la cuisson est trèslongue. Un pain de 3 kilos demande une heure de cuisson. Il résulte dececi que les boulangers ne sont pas du tout disposés à entreprendre lafabrication du pain brié dans les villes où il n’y en a pas. J’aiessayé, autant que je l’ai pu, de décider des boulangers à en faire àParis. Pendant longtemps, j’ai usé de tous moyens. Je sais à quelsrefus je me suis heurté et j’ai renoncé, aujourd’hui, à cet apostolat.Jamais un boulanger de Paris ne voudra se donner le mal de faire dupain brié.
En Normandie, cette fabrication continue, car, ainsi que cela m’a étédit, les habitants n’entendraient pas être privés de leur pain brié.Cependant, aujourd’hui, on ne trouve plus d’ouvriers qui consentent àen faire comme autrefois, et surtout, ils ne veulent plus brier à lamain. Mais alors, dans les pays où il y a la force motrice, ontravaille ce pain à la mécanique, entièrement.
La pâte est pétrie avec des pétrins dont il existe nombre de modèles,mais pétrir n’est pas brier. Alors la brie est remplacée par uninstrument qui repose sur le même principe, la brie mécanique.
Voici, schématiquement (fig.
11),comment est composé cet appareil,d’après un des modèles que j’ai vus, du moins. Une cuve en fonte,hémi-sphérique, pouvant contenir environ 20 kilos de pâte, est montéesur un pivot vertical, qui, par un engrenage, peut recevoir unmouvement de rotation lent. Dans cette cuve, monte et descend une massede métal très lourde, aplatie latéralement et présentant, de profil,une courbure inférieure qui s’applique à celle de la cuve. Cette masseest articulée à un support fixe. Un levier, mû par la force, ou unarbre à excentrique, la soulèvent et la laissent retomber,alternativement.
Supposons la cuve pleine de pâte. La masse descend dedans, écrase lapâte et s’y fait une place, comme les dents d’un pignon dans la graisseconsistante. Si la masse est soulevée et baissée de nouveau, ellen’écrasera rien puisqu’elle ira dans le creux de la pâte.
Mais supposons que la cuve ait, auparavant, tourné un peu surelle-même. Elle présentera une partie où la pâte est repoussée,débordante, c’est là-dedans que la masse tombera, écrasant ce qui a étéchassé par le coup précédent et refoulant de nouvelles vagues depâte, qu’une nouvelle descente de la masse viendra brier. C’estce qui arrive. La cuve tourne sur elle-même ; elle agit donc commel’ouvrier qui rassemblait la pâte à tout instant, et la masse qui,continuellement, monte et s’abaisse dedans, remplace le levier quiécrasait. Le pain est donc brié exactement de la même façon. Unboulanger m’avait dit que le pain brié mécaniquement n’était pas sibien fait qu’à la main, parce que la brie mécanique ne permettait pasde se rendre compte du degré de travail de la pâte, comme l’autre brie,où les hommes pouvaient en juger par l’habitude ; mais, quand celaarrive, cela tient à ce qu’ils ne savent pas encore bien seservir de la brie mécanique. Car, j’ai vu depuis des boulangeries oùcet appareil sert continuellement et où le pain brié est absolumentexcellent, aussi bon que celui brié à la main. Je crois donc que lacause est entendue et que dans peu d’années, la brie du XIVe siècle, enbois, aura sa place dans les musées.
*
* *
Un caractère du pain brié vénitien est d’être présenté en petits pains.Dans le Calvados, au contraire, on le fait en gros pains, pesantparfois 6,8 kilos ; les petits pains sont rares et on n’en voit pasbeaucoup d’une livre. Il faut voir là une caractéristique de l’espritnormand qui pense que cela donne moins de mal de faire du pain toutesles semaines (dans un nombre de fermes, les paysans font eux-mêmes lepain brié) que d’en faire tous les jours, et, en outre, que cela faitde l’économie, le pain brié étant beaucoup moins agréable à mangeraprès plusieurs jours de conserve, que lorsqu’il est frais. Aussivoit-on, dans le Calvados, faire des provisions de pain brié, engrosses miches, pour huit ou même quinze jours.
En Vénétie, il n’en est pas ainsi. Les gens d’abord mangent peu depain. Ils se nourrissent avec du minestrone (sorte de pâtée de riz) desspaghetti, des haricots, des tomates et ne s’empoisonnent pas, commeles Normands, avec de la viande. Mais il leur suffit, avec ces metssimples, de peu de pain et ce pain, ils le veulent frais. Aussi lespains briés vénitiens pèsent-ils, au plus, une livre et encore, on nevoit pas souvent de pains de ce poids. J’en ai vu à Venise, àSan-Giovanni Grisostomo. C’étaient des pains ayant la forme de deuxmasses arrondies réunies par une partie plus étroite et moins cuite. Enréalité, ils avaient la forme, figure
29, mais étaient déformés parlagrosseur. Dans la Giudecca, qui est un quartier ouvrier, j’ai vu despains briés d’une livre. Ils étaient ellipsoïdes, avec une facesupérieure criblée de trous. Ce sont des formes exceptionnelles.
Ainsi donc, les pains briés vénitiens sont petits, et, pour la plupart,des pains d’un sou. Quelques-uns coûtent deux sous, ce sont des painscomme figure
32.
J’avais dit, dans un livre précédent, qu’il fallait voir lesboulangeries de bonne heure. Il n’en est plus ainsi maintenant.L’Italie, qui a organisé un repos dominical complet, accorde le sommeilde nuit aux boulangers. Maintenant, c’est à quatre heures du soir qu’ona du pain brié frais à Venise. C’est à cette heure qu’il faut voir lesboulangeries.
Comme elles sentent bon alors, avec leurs casiers en bois, oùs’entassent, blancs et jaunes, avec des parties dorées, ces quantitésde petits pains affectant ces formes diverses, si variées. Tous lespains sont hors de la portée des clients, de façon qu’ils ne puissent ytoucher avec des mains quelconques. On ne tripote pas le pain à Venise,c’est le boulanger qui le donne, dans du papier jaune foncé. A Rome,une ordonnance du maire a interdit récemment de mettre en vente aucunpain qui ne fût enveloppé. En somme, Venise boit de l’eau pure (3) etmange du pain propre. Malgré cela, des gens parleront de sa sordidité.Ils ont oublié, ces Parisiens, de regarder les pains que l’on déposesur le paillasson à s’essuyer les pieds, et l’eau de Seine que l’onboit dans les environs de Paris en toute saison, et à Paris même,pendant les chaleurs.
Quand je me souviens de ces courses dans Venise, où, après avoirfouillé un quartier, lorsque le soleil, vers quatre heures, commençaità étendre les ombres sur les hautes murailles, nous voyions arriverdans les boulangeries ces pains briés, ou au lait, de formes si jolieset qui étaient si bons, si tendres, c’est un regret de plus que j’aipour toi, Venise, que j’aime, dont le soleil d’été a illuminé, pourmoi, les saisons tristes et sombres.
Les pains sont alors entassés dans des hottes en osier, sur le dos depetits garçons, hottes qui sont parfois aussi grandes que le porteur.Car, en Italie, on fait travailler les petits garçons dans la mesureconvenable. On ne les laisse pas errer dans la rue, pour faire demauvaises fréquentations et devenir, à quinze ans, des voleurs et desassassins. Cela est réservé à la France, sous le gouvernementhumanitaire de l’égalité.
Les petits porteurs vont, souvent nu-pieds, dans les ruelles, enchantant, cette année, comme tout le monde :
Tripoli, bel suold’amore (4)… Arrivés chez les clients, comme la plupart desmaisonsn’ont pas de concierges (vous commencez à croire que c’est le Paradis,n’est-ce pas ?) ils crient. Alors d’une fenêtre, on voit descendre unecorbeille, au moyen d’une corde ; le jeune porteur y dépose le nombredemandé de pains et la corbeille remonte, chargée de ces petits organesen froment dont personne ne paraît, là-bas, remarquer la forme exacte,mais que je ne puis regarder sans rire, quand je les vois entassés avecdes attitudes farces, suivant la position qu’ils prennent, au hasard deleur chute, les uns sur les autres, dans les paniers.
Maintenant le petit garçon, s’en va avec sa hotte :
…
Sventoli il Tricolore (5)
sulte tue torri…
La chanson s’éloigne dans les ruelles. Les vieux murs des palais où onthabité les Priuli, les Corner, les Giustinian, etc., la noblesse de laVenise du passé, entendent le refrain de l’Italie nouvelle. Car, toutle monde sait qu’à Venise, plus qu’en toute autre ville, les murs ontdes oreilles.
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FORMES
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Avant d’étudier les formes du pain brié vénitien, je dirai deux motssur les interprétations que j’ai faites dans mes livres précédents,celles-ci ayant été discutées.
Parmi les pains dont j’ai parlé, certains n’ont pas, en apparence dumoins, une forme sexuelle, masculine ou féminine. Si j’ai interprétécertains pains enroulés ou en volutes comme des pains sexuels, ce n’estpas par l’idée de voir, partout, des formes sexuelles ; j’ai donné dansle
P. B. V., notamment, lesraisons, appuyées sur des monumentsindiscutables et dont j’ai eu soin d’indiquer la place avec assezd’exactitude pour que chacun puisse y aller voir, suivant lesquelles onpeut considérer ces pains comme ayant une forme sexuelle. Mais c’est làune affaire d’appréciation. A côté de ces pains, il y en a d’autres,dont j’ai donné les gravures dans le
P.B., et le
P. B. V.,painsnormands ou pains briés vénitiens, qui n’ont pas simplement une formepouvant être interprétée dans le sens masculin. Ce sont des painssexuels masculins, de forme absolument nette, indiscutable. Ceux quiont vu les spécimens qui ont servi pour mes figures l’ont reconnu. Il ya donc actuellement des pays où l’ont fait des pains masculins paraspect et non par interprétation.
Je n’ai pas considéré ces pains comme symboliques, au même titre, parexemple, que ceux usités dans les cérémonies rituelles. Je croyaispourtant m’être expliqué nettement là-dessus. « Ni les pains, ni lesvases… (p. 9), ai-je dit dans le
P.B. V. Cela me semble clair. Je necrois donc pas que les boulangers aient l’intention de faire des painssymboliques en confectionnant ceux dont j’ai parlé. Ils exécutent desformes techniques, mais qui ont pu commencer par être symboliques.C’est ensuite, par la force de l’habitude qu’elles sont devenuestechniques et, aujourd’hui, l’ouvrier, qui fait des pains briésvénitiens biphalliques, les fait sans intention, sans savoir au justepourquoi il leur donne cette forme, ou plutôt, il modèle la pâte ainsi,parce qu’il sait qu’il doit faire comme cela. Et les pains ne sontsymboliques que pour celui qui voit leur véritable forme et enrecherche la raison. Cela est si vrai que, pendant des années, on a pufaire des pains sexuels mâles dans le Calvados, sans qu’on s’en soitaperçu avant moi.
En disant que le boulanger, qui fait un pain phallique, agit partechnique, sans intention, je me trompe un peu. En achetant des painsde la forme, figure
4, ou le gâteau, figure
11 du
P. B. V., lorsqueje demandai quelques détails sur ces aliments, leur nom, comment on lesfaisait, j’ai vu les gens me répondre avec le même sourire un peu gêné,qui prouvait bien qu’ils savaient parfaitement quelle forme était celledonnée à leur pain ou à leur gâteau. Et cela les ennuyait certes, devoir que j’avais
vu cetteforme. Et je suis persuadé qu’au fond deces formes sexuelles, données au pain, subsiste une intention, inavouéepeut-être : la farce. Au début, ces formes purent être symboliques etrituelles, correspondre à un cérémonial, une tradition. Il s’y est mêléune tendance comique, la farce, qui portait à donner au pain une formesexuelle par plaisanterie, comme par exemple, certaines figuresanciennes pouvaient recéler un phallus qu’on découvrait tout à coup (6).
Et d’ailleurs, la farce ne s’est-elle pas trouvée toujours à côté de latradition symbolique, du culte. Le théâtre du moyen âge ne fut-il pascréé à la porte de l’Église ? Et s’il faut chercher une intention,c’est du côté « farce » je crois, qu’il faut regarder pour les pains «tournés » de la Normandie, farce faite en sourdine à celui qui nes’aperçoit pas de la forme du pain avec lequel il s’en va et qu’ils’apprête à consommer, ou farce qui fait éclater de rire, ensemble, levendeur et l’acheteur avisé. Je l’ai bien vu, lorsque demandant unefois, le nom des pains « tournés » de Caen, le marchand et moi étions àrire l’un devant l’autre. Ainsi la forme de ces pains pourrait-elleêtre considérée, au point de vue ethnographique, comme un resteprécieux et curieux d’une sorte de sotie, ce qui irait bien d’ailleursavec le caractère normand. « Cette race têtue, ironique et narquoise…», a dit Mme Lucie Delarue-Mardrus, si justement.
La farce peut expliquer aussi les pains briés vénitiens biphalliques.
Parmi les formes données au pain, d’ordinaire, il en est deuxfondamentales : en boudin et en galette. La première s’observe dansbeaucoup de pays et à Paris, notamment, la plupart des pains sont faitsd’un boudin, un cylindre de pâte, plus ou moins allongé. Ces formessimples ne sont pas données au pain brié vénitien, qui a une formecompliquée. Lorsque le boulanger prend un cylindre de pâte pour faireun pain, il le tord en S, l’enroule en volute (fig.
14) ou bien,il leplie, en V, lui donne un aspect contourné, jamais il ne lui laisse sarectitude.
Si, au contraire, il prend une feuille de pâte aplatie, il ne luilaisse jamais l’aspect galette. Il enroule cette feuille de manière àproduire des tortillons, des volutes, des formes, qui, en coupe,reproduisent toujours la spirale.
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FORMES SIMPLES
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SPIRALES ET TORTILLONS
Une forme simple et très commune est celle tortillée en grosse vrille(fig.
12).On voit fréquemment ces sortes de pains briés, formés d’unefeuille de pâte, enroulée sur elle-même, plus ou moins de fois. Parfoisces pains présentent quatre ou cinq tours de spire. Il y a généralementune partie plus renflée et pleine à une extrémité ; les painsressemblent à une très grosse vrille d’environ 0 m. 16 de long.
Une variante de cette forme est celle-ci : Le pain est encore enroulésur lui-même, dans sa longueur, mais il est coudé. La figure
13représente ainsi deux pains briés, qui ont l’aspect de deux doigts, quiauraient une luxation de la deuxième phalange en arrière.
L’enroulement peut se faire, non dans la longueur, mais dans deuxdimensions. On voit ainsi une forme du pain brié, une de celles quel’on rencontre le plus souvent, ressembler à une sorte d’S, formé d’unemasse de pâte enroulée horizontalement, puis verticalement, et donnantnaissance à un pain de forme curieuse, qui présente (fig.
14) unepartie renflée surmontée d’une sorte de tête en spirale. Hauteur : 0 m.07 ; diamètre : 0 m. 07 ; poids : 80 grammes environ (les pains s’étantdesséchés, lorsque je les ai pesés).
Souvent on voit le pain brié présenter cette simple forme : un boudinplié en deux. A la surface d’une des parties, sont creusés des trous(fig.
15).
Les figures
16,
17,
18,
19représentent, sous des aspects différents,des pains en forme d’étoile à trois branches enroulées, dont toutes lesextrémités présentent des tortillons, des spirales. On en voit une aucentre. Ces pains sont extrêmement répandus à Venise. Ils portent lenom de Massarine, et cette forme biscornue, ou plutôt tricornue, estdonnée au pain brié, aussi bien qu’au pain ordinaire. Mais, on lesappelle aussi, souvent, suivant leur pâte, Montasù con latte, pani conlatte. Dans ces cas, ce sont donc des pains au lait.
J’ai interprété cette forme page 40, du
P. B. V. Pour faire ces pains, le boulanger prend une feuille de pâte. Ill’enroule sur un bord, de manière à produire la partie AB. (fig.
16).l’autre bord est enroulé de même, mais au lieu de laisser ce rouleauparallèle à l’autre, le boulanger le tord dans une directionperpendiculaire, ou presque, à celle du premier rouleau, en même tempsque la portion enroulée, voisine du centre du pain, est portée un peuen dessus et en avant à cause de la saillie du premier enroulement. Delà résulte l’aspect figure
17.
Pains d’un sou ; longueur : 0 m. 10 ; hauteur : 0 m. 10 ; poids(environ) 100 grammes ; se voient partout à Venise.
Dans beaucoup de boulangeries de Nice, et surtout de Nice-Vieille,ville italienne, on fait des pains de cette forme, mais qui ne sontjamais du brié. C’est la seule forme vénitienne que j’aie trouvée dansle Midi de la France.
Et à ce propos, j’ai pu, dans un voyage récent, étudier le pain de laFrance du Nord au Sud. Nulle part, je n’ai vu de pain brié. Je n’airencontré aucune forme sexuelle ou phallique, même dans la Provence. ANice, les pains de la forme des Massarine et d’autres (fig.
20) sortesde croissants à quatre pointes, sont dits : pâte ferme, mais sans êtrebriés et l’on ne se sert pas de la brie pour les faire.
Le pain vénitien, que je vais examiner maintenant, est vraiment d’uneforme extraordinaire et je n’ai jamais vu aucun pain lui ressembler.
Il se présente comme formé de deux parties : l’une, qui repose sur latable, a la forme générale d’un X, ce que l’on voit bien surtout, endessous. Chacune des branches de l’X est terminée par un tortillonconique. L’autre, qui est posée au centre de l’X dans une longuedépression en V, est formée de quatre saillies cylindriques,divergentes, disposées en croix. Ces saillies sont formées de deuxgroupes de deux tortillons divergents et trapus, réunis par une bande àleur base (fig.
21,
22) et arrondis enhaut.
Ce qui caractérise ce pain, c’est de présenter, de quelque côté que cesoit, une saillie enroulée en tortillon. Ces enroulements en spiralesont, si l’on prend deux tortillons voisins, toujours disposés en sensinverse l’un de l’autre.
Le pain, représenté ici, est petit. Prix : un sou. Poids : 40 grammesenviron ; hauteur : 4 cm 5, longueur : 6 cm. 5, largeur : 5 cm. 5.Provenance : Calle Larga 22 Marzo. Cependant j’en ai mangé desemblables qui étaient plus grands (comme le fond de la main environ)et qui venaient de S. Moïse (fig.
23). Je n’enai guère vu dansd’autres quartiers. Toutefois les recherches que j’ai faites en 1912,sur le pain de Venise, n’ont été qu’accessoires, ayant travailléd’autres questions, et il pouvait y avoir de ces pains sans que je lesaie vus.
Voici comment sont faits ces petits pains, si dignes de remarque. Lapartie inférieure est constituée par une lame de pâte carrée, enrouléesur deux côtés opposés, en deux tortillons cylindriques, entre lesquelsla lame est étranglée en X. Ces rouleaux présentent un espace,entre eux, où l’on place la pièce supérieure, formée aussi d’une lamede pâte, avec laquelle on a fait aussi deux rouleaux de tortillons,mais ceux-ci sont relevés, chacun, en V par leur moitié, d’où résultel’accolement des quatre champignons supérieurs, qui sont posés alorsdans la partie libre entre les rouleaux inférieurs, les partiesanalogues des lames de pâtes enroulées, étant croisées.
On voit sur les figures, la bande de passage d’une moitié à l’autre destortillons. Parfois, sur certains de ces pains, on voit d’un côté deuxtortillons isolés, mais les deux autres sont toujours réunis par cettebande d’union, de sorte que leurs spirales réunies donnent l’aspect duchapeau ionique.
Les pains de cette forme que j’ai vus ou mangés n’étaient pas du painbrié, bien que leur mie fût serrée et fine. Leur croûte était plusdorée que celle des pains briés vénitiens. Mais il est possible qu’ondonne cette forme à ces derniers.
Il faut maintenant l’interpréter ; car, suivant la méthode que j’aisuivie dans ces questions, on doit voir dans ce pain hérissé detortillons, autre chose qu’une fantaisie.
Pour le comprendre, si on compare le petit pain, figures
21,
22, àceux, figures
18,
19, onpourrait le considérer, au point de vuesymbolique, comme deux massarine accolés et placés tête-bêche. Mais jecrois qu’il n’en est rien. Si on regarde le dessous du pain, une lignesuivant YY (fig.
21)montre une séparation dans un autre sens et sil’on veut considérer ces pains comme des pains symboliques, on peutvoir en eux des pains biphalliques doubles, dont chacun est placé depart et d’autre de la ligne YY ; ou des pains quadriphalliques, uneforme de pain multiple. Peu importe (V. p. 111).
Il est question, page 45, du
P. B. V.,de galettes masculines quel’on fait à Venise. Voici quelques détails nouveaux et plus précis surces pâtisseries.
Ce que j’ai vu le plus souvent, ce sont de gros gâteaux enroulés commele montre la figure
24. La forme est évidente. Ces gâteaux sont faitsavec une pâte soufflée. La pâte enroulée est grosse comme le poignet.Dedans, il y a des confitures, des fruits cuits. Ces gâteaux sontsouvent empilés sur une assiette. On en ainsi trois superposés. Ils setrouvent dans les pâtisseries des ruelles fréquentées, Calle Larga S.Marco ; chez Pietro Tecchiati, n° 5057, Merceria 2 Aprile. J’en ai vudont la spirale était cloisonnée en travers, comme les Ammonites (fig.
25).
Parfois, les spirales, au lieu d’être en gâteaux superposés, sont engâteaux accolés. Ainsi, on voit de gros pains plats, épais de 0 m. 10environ et dont la surface, dorée, est divisée en carrés, ayant chacunune grosse spirale. J’ai vu de ces bandes de pains, contenant cinqcarrés sur neuf, le côté du carré étant (environ) de 6 centimètres ;ces pains sont parfois briés, parfois non briés.
La figure
26représente l’aspect du dessus d’un de ces pains (Calledelle Rasse.) En pointillé, les lignes suivant lesquelles le pain sedébite en éléments.
On voit donc que les Vénitiens ont fait de la spirale, de la corned’Ammou, une forme générale pour le pain. Je n’irai point ici chercherloin les origines de cette forme. Venise a parfois copié, dans sespains ou gâteaux en volute, la forme de coquilles ou fossiles, commel’Ammonite, dont les marbres portent parfois l’empreinte. Un belexemple est dans la rangée de carrés rouges, au milieu de la nef, enallant à l’autel de S. Cassiano.
D’autres fois, les formes en volute peuvent être considérées comme desformes masculines, je l’ai dit ailleurs.
J’ai parlé, dans le
P. B. V.,des formes annulaires données au painbrié vénitien. On voit, dans la plupart des boulangeries, de petitescouronnes, ayant environ 10 centimètres de diamètre et la grosseur dudoigt. Ces sortes de pains briés sont dures comme du bois. Une variantede cette forme est celle-ci : prenez une grosse ficelle, faites avec unbout de 30 centimètres de long, une boucle ovalaire et tordez les deuxbouts l’un sur l’autre, au-dessous. Vous aurez une forme évidemmentféminine, donnée souvent au pain brié.
Le pain, figure
27,a la forme bien connue de la croix de Saint-André.C’est un emblème vénitien que l’on verra, par exemple, sur le puits dela Corte Sant’-Andrea (à droite du théâtre Rossini, à S. Benedetto).Mais là cette croix a la forme de deux croissants juxtaposés (fig.
28).Or le pain, figure
27, estfait avec deux feuilles de pâte,triangulaires, enroulées, de façon à garder une languette centrale.Puis ces tortillons en longueur sont courbés en moitiés d’X, accolésdos à dos et les languettes sont emmêlées pour former une sorte de nœudélégant. On voit donc que chaque moitié représente, au point de vueconfection et forme, un « croissant » gâteau à languette centrale. Lepain en X est donc constitué, en réalité, par deux « croissants »accolés et réunis par les languettes nouées ensemble (haut. 15 cm.,larg. 7 cm, poids (environ) : 50 gr. Vient de la Calle Larga 22 Marzo.)
FORMES DOUBLES
La figure
29 représente laforme donnée, le plus souvent, au pain brié,à Venise.
Hauteur : 0 m. 055, longueur : 0 m. 115, épaisseur : 0 m. 05, poids(environ) : 100 grammes. Se trouve partout.
Dans le
P. B. V., j’ai appeléces pain d’un nom, que j’ai entendumaintes fois :
Pane piave. Cemot : piave, ne se trouve dans aucundictionnaire, ce qui ne me surprend pas trop, s’il est vénitien. Mais,ayant une fois demandé un de ces pains ainsi, on me rectifia :
Pane diPiave. Tel doit donc être, je crois, le nom exact, qui doitalors êtreun nom de pays. La vallée du Piave tire son nom de ce fleuve, qui passeà Belluno et à Pieve di Cadore. Je pense donc que dans ce pays, voisinde Venise, on mange de ce pain, mais je n’y suis pas allé.
Les pains, figure
29, portent parfois l’étiquette :
Pane Moro, painmaure, donc espagnol, ce qui confirme bien ce que j’ai dit à ce sujet,page 16 du
P. B. V.Cependant, à Venise, Moro veut dire : maure,nègre.
Ces pains portent aussi le nom de
PaneCon Olio. Mais, j’ai déjà ditque c’est un terme générique donné à plusieurs formes de pain brié (7).
De même, le pain brié s’appelle aussi
PaneVeneziano, nom donné aupain de la forme figure
29.
Ces pains, d’un sou, sont des pains masculins doubles, parce qu’on lessépare nettement en deux parties, sans difficulté. Le résultat de cetteséparation est indiqué dans la figure
30.
La figure
31représente un de ces pains, fait à Vérone.
Ces sortes de pains sont donc formés de deux parties presquesemblables, toutefois, l’une des parties est excavée pour recevoirl’autre.
Voici, maintenant, une forme de pain double, où les parties semblablessont accolées, sans manque. Ici, l’on arrive nettement aux
FORMES ASSEMBLÉES
Les figures
32,
33représentent un de ces pains briés formé de deuxéléments masculins juxtaposés et placés tête-bèche.
Il est difficile, par la gravure, de rendre l’aspect réel de ce pain.La figure
33,où il est du côté
sole,donne assez bien l’idée de cequ’il est ; vu par la face supérieure, cette sorte de pain donneraitl’aspect d’un pain à quatre pointes (fig.
32) (P. Partie phallique, S.Partie scrotale). Haut. : 0 m. 07. Long. : 0 m. 12. Larg. : 0 m. 08.Poids (environ) : 140 grammes.
Ces pains doubles coûtent toujours deux sous.
Ils sont formés de deux cylindres de pâte qui sont pliés chacun endeux, en V ; puis ces V sont accolés l’un en sens inverse de l’autre.
J’en ai parlé, déjà, dans le
P. B. V.,mais, à cette époque, jen’avais pas vu de pains formés de plus de deux éléments.
Or, on fait à Venise des pains en chapelets vraiment très curieux, etqui présentent un certain nombre d’éléments masculins, très nets,placés tête-bèche et se faisant suite. Ces pains se débitent paréléments d’un sou. Chaque élément est formé, comme précédemment, d’unmorceau de pâte allongé qui est plié en V, l’une des parties étant unpeu plus grosse que l’autre, et est accolé à son voisin en sens inversedu sien.
Le figure
34représente une masse qui serait, j’en suis persuadé,inintelligible, sans explication. C’est un pain formé de six élémentsmasculins accolés. Les lettres P. S. indiquent, sur chaque élément, lesmêmes parties que sur les figures
32,
33.
L’élément de droite est particulièrement net. Ce pain (dessinéSalizzada S. Antonin) présente une forme peu ordinaire.
La figure
35représente un autre de ces pains masculins en chapelets.Il provient d’une ruelle voisine de S. Giacomo da Lorio. Les élémentsen sont aussi très nets. Les deux de droite ont été placés de même. Enpointillé (comme sur l’autre figure) sont les limites de séparation dechaque élément.
Ces pains multiples sont, d’ordinaire, du pain brié. Cependant, lepain, figure
34,avait une croûte brune comme certain gros pains deménage non briés. Mais je n’en ai pas vu la mie, de sorte qu’il estpossible qu’on fasse de ces sortes de pains non briés, mais je nesaurais l’affirmer.
Maintenant, on fait, à Venise et aux environs, des pains assemblés,formés d’éléments allongés, renflés au milieu, pointus aux extrémités.J’ai déjà parlé dans le
P. B.page 53, de ces sortes de pains, disantqu’ils rappellent la forme de certaines algues ; mais, pour unbotaniste seulement ; car les boulangers ignorent, certes, l’existencede ces plantes microscopiques. Mais alors, je n’avais pas su voir cequ’étaient ces pains, en réalité. Ce sont des pains féminins enchapelets, tout à fait analogues, par conséquent, aux pains masculins.Ces pains, en Vénitie, sont des pains au lait ; je n’en ai pas vu quifussent briés. En France, on en voit souvent dans les pâtisseries. Ilsse débitent en éléments comme les pains masculins, figure
34.
En France, le pain brié n’affecte jamais de formes multiples,masculines ou féminines.
J’avais écrit, dans le
P. B. V.page 112, que la forme double,manifestée par le biphallus, ne se trouvait pas du côté féminin, sousla figure du Bictéïs, que représenteraient deux pains féminins accolés.J’ai eu la preuve du contraire dans un voyage récent. La figure
36représente un gâteau fait dans la Provence, à l’usage des enfants etdit :
Uni cisèu (un ciseau, àcause des deux trous) (Museon Arlaten,Ier étage, Arles.) Long. 25 centimètres environ. Ce n’est pas du pain.On voit qu’il s’agit évidemment d’une forme double, en Bictéïs.
*
* *
Je résume ici les formes données aux pains vénitiens.
Les pains biphalliques (fig.
18,
19 du
P. B. V.) et figures
32,
33 ;et surtout les Pani di Piave, figures
29,
30,
31 sonttoujours du painbrié. Jamais ces derniers, qui constituent les pains les plus répandusà Venise, ne sont faits en pain non brié. Il y a donc une formebiphallique absolument spéciale à ce pain.
Les massarine, les pains, figures
16,
17,
18,
19, sont parfois briés,parfois non briés. Ce sont des pains monophalliques, complexes.
Les formes suivantes, qui sont toutes, plus ou moins, des formesphalliques ou dérivées de celles-ci, formes enroulées en volutes ouspirales, sont données au pain brié ou non : Formes polyphalliques, enéléments associés (fig.
34,
35) boudins, grosses vrilles ; spiralesdoubles (fig.
14) painsépais à spirales à la surface ; pains allongés,de formes diverses.
Les pains à tortillons (fig.
21,
22), les pains féminins multiples, lespains en X ne sont pas briés.
La spirale, la volute constituent une forme fondamentale, qui estdonnée, en général, à tous les pains vénitiens, et surtout aux painsbriés.
Le pain brié vénitien est identique au pain brié normand et fait avecle même instrument, la brie.
NOTES ET ADDITIONS
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Depuis le
P. B. V., j’ai puétudier, par hasard du reste, unbiphallus ancien.
C’est un pendentif en bronze (fig.
37). Époque Romaine,provenanceinconnue (musée de Rouen et (moulage) musée des Antiquités Nationales,Château de Saint-Germain-en-Laye, salle XVII, vitrine 21, n° 18219).Pièce très belle, longueur : 0,048.
(Cf. Grivaud de la Vincelle,
Recueilde Monuments antiques. Paris,1817, t. II, p. 84, pl. X, 15.)
On remarquera la forme de l’appareil situé à la partie inférieure,forme intéressante, à cause de celle analogue, donnée à certains pains,aux croissants (Le
P. B., p.67). La partie B, sur la figure
37,représente un pain fabriqué à München, sorte de croissant, que l’oncomparera ; C est la figure magique analogue ; D, la lettre hébraïqueSchin, dont j’ai parlé dans le
P. B.V., page 69.
Les dames romaines, par une compréhension magnifique de la nature,portaient des pendentifs masculins. On en voit au Musée Lapidaired’Arles et le Musée de Saint-Germain en a une douzaine, salle XVII,vitrine 21.
Ces objets sont catalogués en grec dans la
Description raisonnée dumusée de Saint-Germain, par M. Salomon Reinach. Quelques-uns, deformeanalogue à celui, figure
37,ont une main ou un pied sur le côté droit.Le n° 18219 montre donc que l’antiquité avait eu de la figure dubiphallus une idée nette, bien qu’un peu différente de celle expriméedans le Jugement de Nürnberg.
Voici quelques renseignements complémentaires au sujet des vases dontj’ai parlé, pages 102 et suivantes du
P.B. V. D’ordinaire, on voit, dans nombre de villes italiennes, des vasesdoubles, formés de deux bouteilles à panse ronde, à goulots croisés enX, sur un pied, mais on peut voir un vase unique. La figure
38(Venezia. Museo Civico, 2e étage, salle 12) représente ce genre devases. Il s’agit ici d’un vase ancien. Je n’en ai pas vu de semblableen ville.
Mais, on verra, dans la même salle, des vases doubles anciens, de mêmeforme que celui de la figure
25 (
P.B. V.) sauf que les goulots sontplus recourbés. Leur extrémité est horizontale, ou légèrementdescendante, ce qui a pour but d’empêcher la poussière de tomberdedans. On se sert en ville de vases analogues. On voit, dans lesverreries de Murano, les deux formes que j’ai dessinées dans le
P. B.V.
Mais une fois, j’ai vu un de ces vases doubles qui étaitparticulièrement beau. Les récipients étaient arrondis dans la forme dela figure
25 P. B. V., etornés d’ailes et d’une queue, ainsi que lesverriers en posent délicatement, à Murano, surnombre de vases. Lesgoulots avaient une crête dentelée et se terminaient par des têtes dedragons à gueule ouverte. Mais ces dragons étaient sans pattes, ce quine peut que confirmer l’interprétation que j’ai donnée autre part deces vases biphalliques.
A propos des huiliers espagnols, de forme analogue, mais sans pied(fig.
38)j’en ai vu, à Paris, qui étaient en porcelaine, avec desbouchons ; ils étaient décorés de petites fleurs peintes.
Il est parlé, page 97 du
P. B. V.,des oiseaux vénitiens, bas-reliefssymboliques byzantins, représentant deux oiseaux, dont les couss’entrelacent en 8 et dont les têtes se becquètent.
Ces oiseaux sont très fréquents à Venise. Voici quelques-unes de leursadresses, plus exactement indiquées que dans l’autre livre : il y en asur la façade de la Cà d’Oro, merveille du Grand Canal. On en verraCorte del Teatro, à San Luca ; Corte Tron, à droite de S. Benedetto ;sur la façade du Palais delle Oche (des Oies) appelé ainsi à cause deces oiseaux, 1033, Ponte delle Oche, à S. Giacomo da Lorio ; au-dessusdes fenêtres des numéros 2172-2173, Campo Santa Maria Mater Domini,etc. J’ai fait de ces figures un symbole analogue au caducée. On voitparfois des paons dont les cous sont enlacés comme les serpents decelui-ci. Mieux, sur la porte arabe dorée, dans le transept droit de S.Marco, les deux serpents du caducée sont enlacés en 8 ; les têtes, enbas, sont soutenues par deux grues, dont les cous sont enlacés en 8avec ceux des serpents. Cette formation est sans doute homologue ducaducée. Je reprendrai ces questions autre part.
Enfin, j’avais raison de dire, dans mon dernier livre, que Monna Lisaavait pris des vacances, puisqu’elle est revenue. On remarquera, enoutre, qu’elle est rentrée au Louvre le 4 janvier 1914. Le même jourque «
Parsifal entrait àl’Opéra.
*
* *
Jean-François Viel, né à Saint-Julien, canton de Pont-l’Evêque, le 28octobre 1764, entra au régiment de Bresse le 8 septembre 1783. Ilconquit ses grades pendant les campagnes qu’il fit aux grenadiers enCorse (1791, 1792, ans II et III) Italie (ans IV, V, VI, VII, VIII),Portugal (ans IX et X). Blessé plusieurs fois, de balles ou de coups desabre, il reçut une grave et glorieuse blessure, un coup de sabre à latête, le 6 germinal an VII devant Vérone où il fut fait prisonnier deguerre par les Autrichiens. Dix signatures ornent le certificat deservice qui lui fut délivré à Salamanque, le 13 brumaire an X.
Je pourrais, à l’occasion de ce fait d’armes d’une époque qui précédales grands massacres de Bonaparte, y aller de mon couplet patriotique.Je ne le ferai point. Car aujourd’hui, la guerre est dépouillée dupanache qu’elle avait depuis les croisades et qu’elle garda jusqu’àNapoléon. Il faut la regarder froidement et sans le prestige de cesgrands mots : Drapeau, défense du foyer, fariboles avec lesquellescertains hommes essaient de masquer à la masse ce qu’estréellement la guerre de nos jours : le moyen le plus rapide et le pluspuissant pour détruire une quantité énorme d’hommes valides,c’est-à-dire de créatures pouvant s’unir pour la conquête de l’or,moyen servant au mieux, par conséquent, les intérêts des spéculateursinternationaux et des financiers, parce que, mieux que les maladies, ilne frappe que les hommes qui peuvent lutter, en respectant lesnon-valeurs et les femmes qui continuent l’espèce. Tout le reste estthéâtre, chauvinisme, littérature.
Parmi quelques idées gauches qu’eut M. Renan, on peut compter celle,qu’il développa dans
l’Abbesse deJouarre, que les hommes, s’ils sevoyaient à la dernière heure de l’être, s’occuperaient à l’amour avecfureur. Au moment des grandes catastrophes, on a pu voir, au contraire,que la principale préoccupation de beaucoup était de dérober de l’or,dans l’espoir de survivre.
L’on peut dire que si le même jour tous les agents de la paix publiques’absentaient pour aller, par exemple, aux bains de mer, toutes cesénormes façades pompeuses de solidarité, d’assistance, de mutualité, decivilisation, derrière lesquelles se cachent l’ambition et le lucre,s’écrouleraient d’un coup et les hommes se rueraient les uns sur lesautres comme des fauves. Cet instinct, les dirigeants des peuplessavent l’exploiter sous le nom de patriotisme et ils permettent cestueries auxquelles ils donnent ce nom : la guerre. Or, celle-ciprovoque, avant tout, un arrêt financier, qui entraîne la ruine d’un ouplusieurs peuples, ou du moins l’affaiblissement matériel du plus grandnombre. Mais, l’argent n’est jamais perdu, il ne fait que changer dedestination. Et dans ces conditions, au lieu d’être réparti dans lamasse, il se trouve dans les meilleures conditions pour affluer dansles mains d’une oligarchie de la finance et du commerce. Ainsi donc, laguerre paraît être le meilleur moyen d’empêcher la répartition de l’ordans la masse, pour le concentrer chez quelques-uns et cela d’autantmieux qu’elle provoquera la disparition d’un nombre considérabled’individus. Mais, vue ainsi, telle qu’elle est maintenant, la guerreest une chose abominable, sans excuse. Les hommes sont vraimentaveugles pour ne pas voir qu’on ne parle de puériculture, de famillesnombreuses, de repopulation, que pour élever un plus grand nombred’hommes à tuer, tant que la guerre subsistera ; comme on nourrit lesanimaux pour les sacrifier.
Il y a quelques années,
le Figaropublia le récit de voyage d’unFrançais qui avait vu, chez des nègres cannibales, des abattoirs et desboucheries d’hommes. Le voyageur essaya même de sauver une desvictimes, qui s’échappa et retourna chez ses futurs bourreaux, car elles’y trouvait bien nourrie, à ne rien faire. Les Mexicains élevaientjadis des hommes pour les manger. Si ton cœur se révolte, Européen ditcivilisé, en pensant à de telles choses, souviens-toi du dessin de JeanVeber :
Bismarck à la porte d’uneboucherie humaine, et regardeautour de toi, ces crèches, ces lycées, ces casernes, où l’on élève deshommes, qui, demain, pourront être envoyés de force, à la boucherie,pour satisfaire quelques puissants de ce monde, qui n’auront même pasl’excuse de la faim. Et dis-moi, si les horreurs ne sont pas du côté deton Europe, de progrès et de lumières ? « Le salut des malades et desblessés (
de guerre) ne doit-ilpas être la loi suprême ? » lit-ondans la
Presse Médicale du 23août 1913. Évidemment, mais neserait-il pas plus logique de ne pas rendre malades et blessés deshommes valides, que de s’occuper de les soigner lorsqu’ils auront étéfrappés, de la main de leurs semblables ? « Le soldat, m’a-t-on dit,doit faire le sacrifice de sa vie, comme le missionnaire. » Au Japon,peut-être. En Europe, il y a maintenant cette petite différence entreces deux catégories de combattants, que le missionnaire est unvolontaire, qui attend du ciel sa récompense et, parfois la palme dumartyre, tandis que le soldat est forcé de donner sa vie sans rienattendre des hommes, ni d’un ciel auquel il ne croit plus.
Jamais, à aucune époque de l’histoire, les peuples n’ont fait preuved’une plus grande sauvagerie, en même temps que d’une plus grandesottise, que depuis les soixante dernières années de progrès quiconstituent, soi-disant, la civilisation européenne. On le verrafacilement, en réfléchissant que sur un budget minimum de 1.100millions (et je suis loin du chiffre exact), que les contribuablesversent pour l’armée, il suffirait de quelques millions pour doter laSorbonne d’une provision de radium et de l’électro-aimant gigantesquequi lui manquent (et qu’elle doit attendre de l’initiative privée) etqu’il resterait encore après cela des centaines de millions quipourraient être consacrés aux œuvres du beau, aux travaux de lascience, de la pensée, des arts. Et ces 1.100 millions sont consacrés
par an (se représente-t-on lasomme que cela constitue dans un pays),aux besoins de la guerre des hommes ! Bêtes féroces, auxquels il fautdes dompteurs plus sauvages encore.
Qu’un sang impur abreuve nossillons !
Et en quoi donc le sang d’un ennemi est-il moins pur que celui desbraillards du 14 juillet ? Un grand nombre d’hommes sortent de lacaserne contaminés par les maladies intimes, qu’ils transmettent à desfemmes jeunes et jusque-là saines. Telle est la vraie cause del’abaissement de la natalité d’un peuple, affaibli déjà par Bonaparteet qui se stérilise. Et parler de la plus grande France, tant quesubsistera cette cause de faiblesse, qui croît d’année en année, c’est,accompagné d’une légion de corbeaux, vouloir semer du grain sur unchamp de pierres.
L’histoire se demandera, plus tard, quel vent de folie souffla sur lemonde à l’époque des armées permanentes.
Mais, en 1792, la guerre était autre et les mots : Drapeau, Patrie,représentaient une réalité dont la nature a singulièrement changédepuis. Ce qui est exécrable, c’est d’enrôler sous le principed’égalité d’où sort le règne de la Médiocratie – des hommes qui ne sontpas consentants.
Il peut être beau, pour ceux qui ont cette vertu, de combattre desenvahisseurs, des tyrans. Jean-François Viel défendit son pays et sonfoyer comme les Vénitiens partaient sous le drapeau de San Marco.Ruskin a écrit que ces chevaliers étaient nobles de la tête aux pieds.Parmi les erreurs qui sont encore les plus répandues parmi les hommes,il y a celle qui consiste à croire que certaines professions sont plusélevées que d’autres, qu’être littérateur ou médecin est supérieur àêtre mécanicien ou droguiste. C’est là un legs de la Renaissance : « Enpartie sous l’influence des lettres gréco-latines, commence à serépandre en France cette idée que le travail manuel a quelque chose dedéshonorant ; les « arts mécaniques », sont réputés bas, serviles,abjects, déshonnêtes (Loyseau, Claude de Rubys, Charron, etc.), nonseulement le métier de boucher, mais même celui d’orfèvre. SymphorienChampier regrette que l’institution des foires ait fait de Lyon unegrande ville industrielle peuplée par la « secte artisane » (R. Laufer,
Journal de Diététique et deBactériothérapie, 20 oct. 1913). Comme sitoutes les professions n’étaient pas une forme du commerce, et comme sitout travail n’était pas noble. J’ai entendu une dame, entichée desconventions mondaines, déplorer, à propos d’un des meilleurs poètespopulaires de France, un de ceux dont les œuvres resteront parcequ’elles sont faites avec les sentiments d’un peuple qui a gardé sesvieilles coutumes, que de si touchantes idées n’aient pas été expriméespar un descendant des croisés. Ce sont, dans la société moderne, despréjugés ridicules. Qu’étaient donc ces chevaliers de Venise, dontbeaucoup avaient simplement acheté l’inscription au Livre d’Or 100.000ducats, comme c’était l’usage ? Des fils de commerçants, ou descommerçants eux-mêmes. Ainsi, les premiers Zolio avaient fait dessaucisses au Rialto, les Rizzi étaient bijoutiers, et Andrea Zanardi,pâtissier. Et aucun n’avait à en rougir. C’est l’homme qui caractériseson état, et seule n’est pas digne la profession qui a pour but detromper son prochain. Et c’est pourquoi, du seuil de cette Venise,noble entre toutes, j’ai tenu à saluer la mémoire de Jean-FrançoisViel, mon arrière-grand-père maternel, boulanger, qui faisait àHonfleur du biscuit de mer pour les équipages de la pèche à la baleineet du pain brié, après avoir dans sa jeunesse combattu l’Autriche qui,peu après, devait opprimer Venise.
Venezia, juillet-août 1912
et Paris, 9 octobre 1913.
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APPENDICE
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LA GENÈSE DES FIGURES
(ÉTUDES DE SYMBOLIQUE)
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INTERPRÉTATIONS
Cet ouvrage était complètement terminé, lorsque, par suite d’unconcours de circonstances, je me trouvai entrer en relations avec M. leconseiller aulique Dr Hòfler, de Bad Tòlz, (Bavière), qui est connupour s’être spécialisé dans l’étude ethnographique des petits pains,dont il a vu une énorme quantité et au sujet desquels il a écrit nombrede traités (8). Lui ayant demandé quelques renseignements, il m’envoyaplusieurs de ses publications, puis je reçus de lui une lettreconsidérable accompagnée de dessins, gravures. L’ensemble avait dû luicoûter de longues heures de travail.
Je ne fus pas surpris de cette réponse si aimable. J’ai déjà vécu enBavière, trop peu de temps, mais assez pour savoir combien sontcomplaisants et serviables les Bavarois. Mais, tout de même, je ne pusm’empêcher de me souvenir de deux lettres que j’ai écrites, l’une à unmembre de l’Académie de Médecine, pour lui demander le titre d’unouvrage sur la préhistoire, l’autre à un chirurgien des hôpitaux ;lettres auxquelles il ne me fut jamais répondu. Mais le temps est siprécieux, à Paris, quand il n’y a rien à gagner.
Quoi qu’il en soit, je prie M. le Dr Hòfler de croire que je lui suistrès obligé de la complaisance avec laquelle il m’a répondu et si jen’ai pas toujours adopté (peut-être à tort) dans ce livre, du moins, samanière de voir, je le prie, de bien vouloir trouver ici l’expressionde mes remerciements les plus vifs et les plus sincères. Je prieégalement M. Van Gennep, l’ethnographe bien connu, professeur àl’Université de Neuchâtel (Suisse), qui a fait à mes Pains Briés,l’honneur de deux articles dans
leMercure de France ; et M.Sébillot, l’auteur de traités d’ethnographie classiques, qui amentionné mes livres dans
la Revuedes Traditions Populaires qu’ildirige, d’agréer mes remerciements.
Voici (après avoir demandé la permission à l’auteur) la traduction desprincipaux passages de la lettre de M. Hòfler. Elle est trèsimportante, et contient la critique de mes livres. Or, des critiques dece genre me sont plus utiles et plus agréables, même lorsqu’elles mecontredisent, que des banalités flatteuses.
« Un pain figuré (9) est un pain façonné, qui, presque toujours,représente un symbole et derrière le symbole se cache de quelquemanière un objet réel (10). Les pains figurés étaient autrefois despains pour les fêtes, ou ils ont une raison d’être religieuse(cultuelle).
Sur l’interprétation des symboles (pains figurés) nous devons d’abordconsidérer isolément : les fêtes cultuelles (calendrier) ; les petitspains cultuels ; les endroits où s’exerce le culte ; les noms (usitéspar le peuple) passagers, tenant au milieu ethnologique etétymologique. Sans eux, chaque essai est très facilement manqué, àinterpréter le pain figuré d’après le fonds glissant des opinionspersonnelles.
Un pain moderne, de Venise ou de Paris, est aujourd’hui modifié de tantde façons, que sa forme primitive n’est reconnaissable que par lesparallèles et analogues variés à la main. Les rassembler est une tâchereconnaissante. La fantaisie artistique des boulangers italiens(
capriccio) ou français changeles formes en toutes sortes de figuresinexplicables. En outre, le boulanger s’efforce de produire de cettefaçon des pains le plus possible appétissants, croquants, à arêtesvives, avec des cornes, de sorte qu’aujourd’hui un pain très usité parles boulangers
des villes neprésente presque plus sa formeprimitive. On doit donc faire des recherches parmi les formesfamilières les plus simples du pays, chez les paysans, aux fêtescertaines.
On n’est pas autorisé à sortir des séries de développements des figurescompliquées et modifiées ; mais, au contraire, on doit le faire pourles formes d’origine le plus possible naturistes et simples. Aussi, onne peut faire de conclusions éloignées d’après une seule forme locale.
Mais on doit, dans toutes particularités, examiner et comparer le painpour les fêtes (pain figuré) en le rapportant au fonds folklorique dupays. Sans cela, on fait toujours des fautes.
Jamais on n’a prêté les mauvaises conformations pathologiques (11) ducorps humain aux pains figurés ; en outre, le peuple a donné, dans sesusages, la priorité aux choses graves, saintes.
Lorsque le phallus apparaît doublé ou même triplé, c’est dans un butd’expression superlative le plus possible intensive et vigoureuse.
Des pains figurés, avec les différents moments phalliques (action,repos) l’un à côté de l’autre, n’existent pas. Lorsque le pénis doitreprésenter la fertilité, il est toujours ithyphallique, laconnaissance populaire du pénis naturel avec deux glandes ou du phallusconvoitant avec ou sans glandes. Voici (fig.
39) un croquisd’après uneamulette (12) de Wâls, en Haute-Autriche (un Apotropæum ?) et (fig.
40A) un paintriphallique allemand « Knüstcher » (croûton). Zimpelbrot(Zump : Phallus). Ce pain est employé depuis longtemps comme pain denoces à Hambourg ! Voyez mes
HochzeitGebâcke und Ostergebâcke.(
Pains de noces et pour Pâques.)Le professeur Stieda le connaîtaussi à Konigsberg (Prusse Orientale). Sur les formes des corporationsdes boulangers allemands, voir :
Zunƒtwappenund Handwerks. Insignender Backer. Herausgegeben von der Diamalt Gesellschaƒt. München,1912.On peut voir ces pains triphalliques en de nombreuses formes, de toutesvariétés imaginables. Je vous en joins des croquis séparés. Si vousétudiez mes
Hochzeit Gebildbrote(Pains pour noces) (
Verlag derZeitschriƒt ƒ. Œsterreich Volkskunde. Wien.) vous accepterezcertainement mon opinion. »
En somme l’un des gros points sur lesquels nous différons, estl’interprétation des Montasù, des Massarine, ces pains si curieux (p.69) qui sont répandus, en si grand nombre, dans Venise. Je nereviendrai pas sur ce que j’en ai dit (le
P. B. V., p. 40). Le DrHòfler, que leur forme me paraît avoir énormément intéressé, ne partagepas cette opinion.
Pour lui, en effet, une Massarina, dont la figure
16, tirée du
P. B.V., donne une idée exacte, est un pain triphallique : eintriphallisches Gebàck, représenté par une figure générale, letriphallus, que la figure
39 exprime bien.
Tout d’abord, je suis distancé. J’ai dévoilé une figure, le Biphallus.Mais, en Allemagne, existait le Triphallus à cette époque. Et, n’est-ilpas singulier de voir que j’ai eu la notion de la figure du Biphallus àNürnberg ? Ainsi donc, ces deux figures curieuses du Biphallus et duTriphallus, qui rattachent les formes modernes aux coutumes del’Antiquité, auront pris naissance dans ton sein, vieille Allemagne,dont je me sens encore si près.
Il y a même le Quadriphallus. Une des gravures du Dr Hòfler représenteun pain quadriphallique. Les quatre branches, courtes, sont disposéesen croix, à parties égales (fig.
40B).
Le Dr Hòfler avait joint à sa lettre 28 dessins relatifs aux painstriphalliques et qu’il a eu la patience de dessiner lui-même pour moi.L’aspect général de ces gravures est celui d’une étoile à troisbranches, ou d’une partie centrale d’où partent trois branches, égaleset divergentes. Mais pas un de ces dessins ne représente exactement lespains figures
18,
19 (p.72). En effet, il est facile de voir que lesmassarine sont d’une fabrication et d’une figuration différentes.
Un pain triphallique est formé de trois branches juxtaposées. Lesmassarine sont faites d’une seule pièce, en deux rouleaux, dont l’unest placé presque perpendiculairement à l’autre (p. 69). Et comme jel’ai dit dans le
P. B. V. (p.39) les deux parties inférieures, A B(fig.
16),vont ensemble et se trouvent sur la même ligne, comme C D,qui ont une autre signification. Et l’on n’a pas une étoile régulièreproduite par cette figure, comme dans les pains allemands.
Jamais les pains triphalliques n’ont cette partie centrale, cettegrosse volute qui fait saillie au centre du tri-branche vénitien. Lestrois parties des pains allemands se valent : dans les massarine, labranche, qui fait suite à la volute centrale, est la plus importante,elle paraît absolument différente des autres, plus courtes. Elle faitpartie du même rouleau de pâte qui a produit la volute centrale.
L’autre août, dans la précipitation d’un départ pour Paris, j’ai eul’heureuse pensée d’acheter un pain à Nice, rappelant les massarinevénitiennes. Jeté dans la capote de la voiture, il fut retrouvé et, dèslors, traité avec égards, dans les environs du col du Rousset.
Voici ce pain (fig.
41-1). On y voit nettement la prédominance d’unedes branches, mais on n’a pas courbé sa partie inférieure pour en faireune volute centrale comme dans les pains vénitiens, ce qui se faitsouvent à Nice d’ailleurs. On voit, surtout en cachant la partieopposée, que C est une
pars erecta,et D, une
pars pendula, A Bfigurant le scrotum. On comparera le pain vénitien 2.
Un pain représentant les deux modes d’être sexuels masculins (action,repos) peut donc exister, si les Massarine représentent cela, comme jel’ai soutenu. Que l’on regarde, à côté de l’amulette, figure 39, celleque j’ai dessinée, figure 37, on verra que celle-ci représentejustement ces modes sexuels différents (parties supérieure etinférieure). Si des amulettes offrent ces aspects variés, rien nes’oppose à ce qu’un pain symbolique en fasse autant.
Aussi, malgré les arguments nombreux qui m’ont été proposés, et tout enm’inclinant devant la compétence d’un ethnographe connu, je ne puiscroire qu’on puisse assimiler les pains triphalliques allemands auxpains figures
16,
18,
19,
41 et jepersiste dans l’interprétation quej’ai donnée des Massarine.
Le Dr Hòfler m’a envoyé : 1° les dessins (fig.
42) de painsde maïsphalliques, faits à Malcesine (Lac de Garde) ; étant donné les formesqu’il a reproduites dans ses ouvrages, on voit que les pains phalliquesne sont pas aussi rares qu’on le croirait ; 2° deux gravures de painsaplatis, quadrangulaires, portant sur une face quatre tortillons peuélevés, mais qui sont certainement analogues à ceux de la figure
21,(p. 73). Ces beaux petits pains vénitiens ont donc des parallèles.
Enfin, il a bien voulu me donner ses interprétations au sujet despains, dont j’ai parlé, dans le
P. B.V. Les voici :
« Figure
22, un serpent. Les pains en forme de serpent sont donnés enex-voto aux sources guérisseuses (Æsculape). Mes figures
7,
8,
9,
10,
11,
12,
13,
16 ne se rapporteraient pas à la forme masculine. » Pour lesPani di Piave, je les considérerai toujours comme des painsbiphalliques et il est, je crois, difficile de faire autrement quand onles a vus. On se fait d’ailleurs souvent une idée fausse des objetsreprésentés par les gravures, lorsqu’on ne partage pas les idées del’auteur. J’ai déjà remarqué cela à propos des pains phalliques deCaen. Aussi, je regrette de n’avoir rapporté, de mon dernier voyage àVenise, que des dessins et non des pains pouvant être expédiés.
Ce qui me paraît avoir surtout choqué les ethnographes, c’estl’interprétation que j’ai faite de la Volute Ionique, disant que c’estune figure représentant le sexe masculin au repos. Cette propositionétait, je le reconnais, un peu avancée. Aussi, je la retire ; mais,comme j’ai cité des monuments indiscutables, où elle s’appliquait avecexactitude, je la remplace par celle-ci : « Dans certains cas, laVolute Ionique peut représenter le sexe masculin au repos. » J’espère,dans des livres futurs, pouvoir étudier cette figure, ainsi que lesfigures polyphalliques, en général.
Dans mes livres sur le pain, je n’ai pas voulu étudier certainesformes, ni le pain de France ou d’Italie. J’ai regardé ce qu’on faitdans le Calvados, et à Venise, sans y rechercher telles ou tellessortes. J’ai vu, dans ces deux endroits du pain brié et j’ai rapportéles formes qu’on donne aux pains dans ces pays. Or, il ne s’agit pas làde formes faites spécialement, dans un but symbolique, pour des fêtesou des circonstances spéciales. Les pains y ont,
tous les jours,toujours, les aspects que j’ai étudiés, et ils ne sontsymboliques quepour un observateur sans l’être dans l’esprit des boulangers ou desconsommateurs (p. 63). Il n’est pas facile d’étudier les pains de cespays au point de vue spécial des fêtes, et surtout dans les campagnes.L’Allemagne a gardé dans ses petites villes des usages très anciens ettrès spéciaux, comme le centre de l’Europe. En Normandie, par exemple,les vieux usages tendent à disparaître. Les jeunes gens abandonnenttous les villages pour s’établir dans les grandes villes, où ilsapportent leurs anciennes coutumes et dans les campagnes du Calvados,on trouve seulement de gros pains briés en miches rondes ou ovales. Lespetits pains curieux sont dans les villes.
Des villes comme Venise ou Paris ont subi des influences ethnologiquesperturbatrices considérables, évidemment. A Venise, des élémentsslaves, orientaux, ottomans, autrichiens, français ont apporté descoutumes diverses. Mais justement, si des éléments nouveaux ont altéréles coutumes primitives du pays, ils ont amené des usages différents,qui peuvent être mélangés, disséminés, en voie certaine de disparition,mais, dont les restes ne sont pas moins intéressants à observer, ou àretrouver au milieu de la vie ordinaire. Rien n’est banal comme laforme du pain à Paris : un boudin, avec quelques entailles. Cependant,au milieu de ces pains sans intérêt, on trouve ici le Swastika ; là,une forme phallique. Ce sont, évidemment, des restes de coutumes,venues de province, et qui ont été apportées à Paris, où ellessubsistent par la force de l’habitude technique, sans intentionsymbolique. Dans ces conditions, trouver dans une ville du Calvados,des pains de forme phallique, ne prouve peut-être pas que la Normandiefasse de ces sortes de pains, mais cela prouve
certainement unechose, c’est que, dans cette ville, on en fait. Cette coutume a puvenir s’y implanter de l’étranger (et c’est ce que j’ai toujours cru(cf.
le P. B. p. 66), peuimporte, elle y existe, donc je l’étudie.
Je suis persuadé qu’il est presque impossible en France, où tous seruent vers quelques grandes villes, d’étudier le pain comme le DrHòfler l’a fait en Allemagne. Sa méthode, qui est évidemment la bonne,consiste à tout rapporter au fonds ethnologique du pays. Or, voiciquinze ans que je fais du tourisme en France ; cette année, j’aiparcouru toute la France avec l’intention bien arrêtée d’étudier lepain des pays où je passerais. Sauf pour quelques pains de Provence, jen’ai rien tiré de ce voyage. Mais peut-être faudrait-il vivre pluslongtemps dans une contrée, observer les coutumes qui peuventsubsister. A Venise, où j’ai fait de longs séjours, je n’ai jamaisobservé que le pain fût mêlé à des fêtes, cérémonies, sauf les gâteauxde fèves qu’on faisait le jour des Morts. Et encore, je ne sais si cetusage subsiste. Les pains, dont j’ai parlé, sont ceux de la viequotidienne et, s’ils ont une origine symbolique, elle est disparue.
De même que pour le Calvados, l’origine de la coutume est oubliée, maisle pain est resté dans la vie courante. J’ai soutenu que les figuresreprésentent un objet naturel, qui a pris un aspect symbolique et unjour est venu où les hommes ont oublié le sens caché sous la forme.
Mais je crois que les pains de Venise peuvent se retrouver usités,chacun dans un genre, dans des pays, d’où ils sont originaires. Pourles campagnes, je n’y suis pas allé en Italie. Il faudrait, pour bienfaire, disposer de beaucoup plus de temps que je ne le puis. Aussi, lesétudes que j’ai présentées ne doivent-elles être prises que commeconcernant certaines villes ou pays. Mais, trouver des formes locales,présente de l’intérêt, lorsque ces formes ne sont pas passagères, maissont coutumières. Quant aux interprétations que j’en ai données, ellesont pour but de les rattacher à des fonds de croyances générales, maissans prétendre qu’il y a intention particulière, dans la reproductionde ces formes.
En remerciant le Dr Hòfler des conseils qu’il m’a donnés, j’espère,d’après eux, pouvoir continuer ces études d’une façon meilleure, pluscomplète, et peut-être, entreprendre d’autres livres sur des basesdifférentes.
Le 10 Novembre 1913.
NOTES :
(1) Souvenir de l’amusante comédie de M. Sacha Guitry.
(2) Dans les figures
7 et
8, les lettres semblables sont mises sur desformes analogues des pains.
(3) Amenée, par l’aqueduc, des montagnes de Padoue.
(4) Célèbre chanson – marche de Corvetto et Colombino,
A Tripoli,chantée par toute l’Italie, en 1912.
(5) Les couleurs du drapeau italien, vert, blanc, rouge, sont les plusharmonieuses qui soient au monde, par leur juxtaposition. On serappellera le parti que M. Léon Bakst avait tiré de ces trois couleurs,ainsi disposées, dans certaines parties des costumes d’Hérode et deSalomé, dans la
Saloméd’Oscar Wilde, représentée au Châtelet du 12au 18 juin 1912, pendant la grande saison de Paris.
(6) Cf. Bérillon, Æsculape, février 1913, p. 50, et Grivaud de laVincelle,
Recueil de Monumentsantiques. Paris, 1817, t. II, p. 86 ;pl. X et XI.
(7) La mie de ce pain, ai-je écrit, tache le papier. Plus exactement,elle le graisse, sans tache d’huile.
(8) Certains (
Gebildbrote bei derGeburt, Wochenbett, und Tauffeier ;Allerseelengebacke ; Gebilbrote der Faschings Fastnachts undFastenzeit) ont paru dans le
Zeitschriƒt ƒur Osterreische Volkskunde.Wien. D’autres, dans le
Zeitschriƒtƒur Volkskunde. Berlin.
(9) C’est-à-dire ayant une forme différente des formes banales, ouprésentant des dessins.
(10) Je suis heureux de retrouver dans l’opinion du savant Bavarois laconfirmation de la théorie que j’ai soutenue à propos de l’origine desFigures Symboliques (
l’Anneau-l’Epée,1912, p. 6)
(11) Ceci est dit à cause de ce que j’ai avancé pour le Biphallus (le
P. B. V. p. 78). Mais j’ai dit quele vulgaire ne considérait pascela comme une monstruosité, au contraire.
(12) Figurée in
Pachinger Sammlung.Anthropophyteia. F. S. Krauss.Leipzig, 1906, vol. III, pl. III, fig. I.