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COLET, Louise (1810-1876) : L'institutrice(1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.IV.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. L'institutrice par Louise Colet ~ * ~DANSl’institutrice nous ne comprendrons pas lamaîtresse de pension, type fort distinct de celui que nousallons analyser. La maîtresse de pension a presque toujoursde quarante à soixante ans : elle est plutôtl’administrateur que le professeur del’établissement qu’elle dirige. Elle ensoigne les revenus mieux que les études ; et il est plusutile et plus productif pour elle d’être une bonneménagère qu’une femme instruite. Pourla surveillance des leçons, elle s’en repose surles sous-maîtresses à ses gages ; pour lesleçons, sur les maîtres du dehors.L’instruction, les talents d’agrément,seraient donc pour la maîtresse de pension dessuperfluités véritables, souvent mêmeelle se dispense de mettre l’orthographe. Comme il estparfaitement inutile qu’un directeur dethéâtre soit un auteur dramatique, iln’est pas nécessaire qu’unemaîtresse de pension soit une femme savante ou une femmed’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons àl’institutrice spécialement consacréeà faire l’éducation des jeunes fillesqui ne quittent pas leur famille. Pour nous garder d’être systématique,soit dans nos critiques soit dans nos éloges, nousdiviserons en trois fractions ce type d’institutrice, qui,examiné d’une manière absolue, nousporterait à de fausses appréciations. Il y a,selon nous, l’institutricede vocation, l’institutrice ambitieuse,et l’institutricepar dévouement. Toutes les institutrices dumonde ont de vingt-cinq à trente-cinq ans : jamais moins,rarement plus. Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutricede vocation est sous-maîtresse dans la pension oùelle a été élevée. Presquetoujours c’est la fille de ces petits marchands ou de cesminces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants,lorsqu’ils ont atteint l’âge de raison :« Travaillez comme nous avons travaillénous-mêmes. » Alors l’institutrice devocation se consacre à l’enseignement, comme ellese ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir. Elle est dans la nécessité de se choisir unétat, et son instinct la pousse à devenirinstitutrice. Elle sait juste assez de grammaire, degéographie, d’histoire, de piano, de dessin, demots estropiés d’anglais et d’italienpour se présenter avec assurance aux mèresinsouciantes qui confient aveuglément à uneétrangère la direction de l’esprit etdu coeur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de touteschoses, l’institutrice de vocation se dit en étatde faire une éducation complète. Convaincuenaïvement de ce qu’elle vaut, sans orgueil commesans modestie, elle étale hardiment son savoir universel ;on y croit, on en essaie, bientôt on en doute :l’élève n’apprend rien, maisl’institutrice de vocation se retranche sur le peud‘aptitude ou d’application de sonécolière ; elle propose des maîtresétrangers pour stimulerl’élève indolente ouétourdie. D’abord deux leçons parsemaine, et seulement pour les arts d’agrément,suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère,enchantée des progrès inattendus de sa fille,accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour lesarts d’agrément, mais encore pour les langues,pour l’histoire, pour tout ce que l’institutriceproteste toujours connaître à fond. Dèslors elle n’est plus qu’une surveillante enréalité fort inutile, mais dont on ne pourrait sepasser, car l’institutrice de vocation se prêteà tout ; elle excelle dans les ouvrages àl’aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pourmonsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robesde bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à laveillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait lalecture, écrit les billets d’invitation,règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie,devient une espèce de factotum, et n’a plus que letitre d’institutrice. En général, l’institutrice de vocationse place dans les familles à fortune aisée, maispeu brillante ; elle coopère aux calmes distractions de cesintérieurs placides rarement troublés par lespassions, où règne l’ordre, lapropreté, la parcimonie, où l’onreçoit régulièrement àdîner les vieux parents et les vieux amis une fois parsemaine, aréopage appelé à jugerhebdomadairement les succès del’élève, que l’institutricefait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans cesréunions intimes, l’institutrice est un personnageimportant : elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux lacontredanse, organise les charades, sert le thé et coupe labrioche. Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relitscrupuleusement quelque traitéd’éducation ; elle s’en acquitte parroutine comme un prêtre lit son bréviaire ; ellese tient ainsi en haleine dans l’exercice de ses devoirs, etremplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fortstériles qui ne font germer que l’ennui dans lesjeunes têtes où elle les jette à toutpropos. En somme, c’est une assez bonne créature quel’institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sansimagination, mais possède une certaine rectitude dejugement, qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots defamilles diverses, parmi lesquelles elle passed’année en année. Elle suitson petit bonhomme de sillon sans broncher aux écueils. Ellea une sorte de droiture de coeur qui n’est pas exempte definesse, mais où la probité domine ; un peu parcalcul peut-être, car l’institutrice de vocation,ayant embrassé l’enseignement comme unétat, se conduit avec régularité pourne pas manquer de place. L’institutrice de vocation a des moeurs ; elle ne secompromet jamais avec les fils de la maison, les frères oules cousins de son élève ; mais elle accepte depréférence les bonnes grâces des vieuxoncles célibataires. Alors elle rêve modestementun mariage raisonnable ; mais elle le rêvehonnêtement, sans intrigues préalablementcoupables. L’institutrice de vocation est engénéral petite, d’un demi-embonpoint,d’une figure sans distinction, fraîche et avenante.Elle a dans sa mise plus de propreté qued’élégance ; elle affectionne lacouleur marron pour l’hiver, le rose pourl’été ; ellen’achète jamais plus de deux robes et de deuxchapeaux par an ; elle a un esprit parfaitd’économie, même un peud’avarice, passion innée qui grandit àmesure qu’elle vieillit. Elle place à la caissed’épargne tous ses émoluments, et nedonne à ses parents que les rognures des cadeauxqu’elle reçoit pour sa fête et aupremier de l’an. Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocationqui a fait son petit pécule se marie avec quelqueemployé des postes ou d’un ministère.Elle devient alors une docte ménagère, unemère pédante et rigide, si elle a des enfants. Ouquand elle a pris son parti de rester vieille fille, elleachète un fonds de pensionnat, comme on achèteune étude de notaire avec une clientèle toutefaite, et s’y prélasse le reste de ses jours.Alors son plaisir est de faire bonne chère,d’avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter sespensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses,s’exerçant à infliger à sontour ces milliers d’infimes persécutions dont ellea été longtemps victime. Avez-vous vu dans quelque élégante pensionà la mode, ou dans une des royales maisons de laLégion-d’Honneur, à Saint-Denis, parexemple ; avez-vous vu une des ces pâles demoiselles,rêveuses, ennuyées,dégoûtées de la vie à vingtans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardinsoù près d’elle d’autresallées sont si bruyantes et si animées par lesjeux de ses heureuses compagnes ? Cette grande demoisellepâle et triste, triste de dépit et non de douleur,c’est le type naissant de l’institutrice ambitieuse. Fille de quelque général, ou de quelquefournisseur de l’empire ruiné par la restauration; parfois enfant mystérieux d’un haut personnageet d’une grande dame, elle n’a pu donnerà son père que le titre d’oncle,à sa mère que celui de tante. Elle a vu sonenfance entourée d’un luxe imprudent. Pour elle,toutes les prodigalités du grand monde ontété introduites dans l’enceinted’une pension. En naissant elle a eu des parures et desbijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous sescaprices les plus tyranniques. Enfant elle a éténourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir ; on alteraitainsi sa santé avant qu’elle fûtfortifiée. Plus tard, même régime pourson esprit : au lieu des livres de saine poésie, de puremorale, les romans à passions factices sont venus fausserson coeur avant qu’il ne se fûtéveillé. Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille,gâtée, empoisonnée par le luxe, quicorrompt tout, même l’âme virginaled’une jeune fille ; par le luxe qui lui a donnéinconsidérément de l’or pourenchaîner à ses fantaisies des subalternescomplaisants. Et, lorsqu’à dix-huit ans, la pauvrefille déjà blasée sur ces jouissancesde toilettes, de fêtes, de distractions mondaines, que sescompagnes ne voient qu’en rêve ;lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfinà cet empire d’élégance etde domination frivole que tout lui a fait présager, visitesmystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaquemois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires surles grands événements qui la concernent ; eh bien! lorsqu’elle attend que ce monde où son espritromanesque lui assigne une si haute place s’ouvre pour elle,un jour la pauvre fille est sèchement appelée parla maîtresse de pension, qui jusqu’alorsl’avait traitée avec des égardsobséquieux : on lui annonce tout à coup,durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pensionsont morts ou ruinés, et qu’elle doit songerà se pourvoir d’un état dans le monde ;on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront uneressource qu’elle ne doit pas négliger. A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeunefille pâle, pâlit plus encore ; mais elle sesouvient de situations semblables à la sienne dans lesromans qu’elle a lus ; elle se pose enhéroïne, elle se roidit contre le malheur ets’éloigne d’un oeil sec, sans donner unregret à cet asile de l’insouciance et de lajeunesse, où elle n’a pas vécu en paix,elle qui n’a pas eu d’enfance, pas derêves de jeunes filles, pas de fraîchesespérances ; mais des vanités, des ambitionsdévorantes qui se voient tout à coup simisérablement avortées. Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasseavidement ; elle est seule, sans fortune, sans protection : mais elleest libre, elle a un esprit aventureux que rien n’effraie,elle a des grâces affectées quiséduisent toujours dans un monde de suprêmeaffectation, elle a cette beauté maladive qui vaà sa destinée, qui doit l’aiderà en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cetintérêt qu’inspirent les airs delangueur indéfinissables. Dans cette société brillante et pervertie,où hier encore elle se disait : « Je serai reine !» elle connaît les plus riches et les pluspuissants : longtemps elle a été leurégale, elle n’ira pas aujourd’huimendier leur aumône ; mais elle se présenteraà eux comme une soeur dépouilléequ’ils ne doivent pas laisser voir dans sondénûment à ceux qui ne sont pas desleurs. Elle est accueillie, recherchée, ons’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse ;c’est bientôt un être exceptionnel : elleest fière, elle n’accepte rien comme don, maiscomme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dansquelque grande maison, mais sur un piedd’égalité. C’est unêtre pétrid’élégance,d’idées creuses, de dehors gracieux, decâlineries de chatte, un mélange de hauteur et desouplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, quidevient par aventure une femme à la mode, une chose dont, commeun meuble nouveau, une maîtresse de maison pare son salonavec vanité. Elle chante brillamment avec des airs detête passionnés, un peu en actrice ; elle en atous les instincts vaniteux, désordonnés ; maiselle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dansle monde, et voilà ce qui l’empêche dese livrer au théâtre, vocation biendécidée de cette naturemaniérée. Elle parle à tous unepoésie mystique admirablement fastidieuse ; elle cite Byronen anglais, Kloopstok en allemand ; elle se pose devant tous commevivant d’idéalités; tandis que son esprit ulcéré par lesmécomptes, recherche avec ardeur le positif du luxe, leréel des jouissances mondaines. Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contreles natures malléables, les héritiersprésomptifs d’un grand nom et d’unegrand fortune, écoliers encore imberbes, que la demoisellepâle enlace de ses séductions de couleuvre ; oubien elle s’attaque à ses connaisseursémérites en beauté qui onttraversé l’empire en aimant par convention deux outrois femmes alors citées, ces admirateursconsacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid,avec préméditation, pour faire croireà un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elleéchoue dans ce noviciat d’intrigues, comprenantà vingt-cinq ans qu’elle a perdu la magie de sonprisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante,elle se transforme en institutrice ambitieuse. Il lui faut alors une grande maison, d’oùl’esprit de famille soit exclu, où le monde aitfait invasion complète, où les enfants soientgardés près de leurs parents, non pourqu’on y développe avec plus de sollicitude leuresprit et leur coeur, mais pour qu’on les dresse en naissantà ces airs stéréotypés,à ces manières conventionnelles que la naturen’indique pas et dont on fait le suprême bon ton. L’institutrice ambitieuse cherche depréférence une élève quin’ait plus sa mère, et qu’elle puisseformer sans autre contrôle que la surveillance paternelle,qu’elle métamorphose en attentions qui lui sontpersonnelles. Chez un père veuf, l’institutriceambitieuse trône en souveraine, devient maîtressede maison, en usurpe l’autorité, endépasse les tyrannies, et finit parfois par enacquérir la consécration. L’institutrice ambitieuse est trop occupéed’elle-même pour s’occupersérieusement de son élève : tout cequ’elle exige d’elle, ce sont des dehorsséduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon.Si l’écolière est docile,l’institutrice récompense ces grâcesnaissantes qui découlent d’elle par descomplaisances qui annulent l’autorité paternelleet qui plus tard annuleront l’autorité conjugale.Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans samise, et veut être citée comme unmodèle de goût, comme unrésuméd’élégance. Elle est prodigue ; car sonambition lui fait voir toujours une fortune assurée enperspective. A quoi lui serviraient ses épargnes ?l’intrigue y suppléera. Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pus’enrichir par quelque riche mariage habilement etforcément amené, en désespoir de causeelle se décide à se faire chanoinesse ;chaperonnée du titre de madame, elledevient une de ces intrigantes problématiques que le beaumonde accueille, qu’il protège, et dont il se sertcomme auxiliaire dans l’exploitation de tous les vicesoccultes et musqués, dont l’expériencelui donne si bien l’entendement ; c’est alors quel’institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée. L’examen de la nature humaine nous offre toujours uncôté ridicule ou odieux, mais aussi uncôté touchant dont la consolante analyse adoucitl’amertume du moraliste et fait succéderà des peintures railleuses ou mordantes, le tableauréel de nobles et pures vérités. Ainsinous arrivons avec bonheur à l’institutrice pardévouement, jeune martyre, vertu sublime etcachée, que les ridicules de l’institutrice devocation et l’esprit d’intrigue del’institutrice ambitieuse, font trop souventméconnaître. L’institutrice par dévouement est souvent unejeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante deses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu’ilspourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune.Ame pure et tendre, toute prête à sedévouer au premier appel, et à sauver par sonsacrifice ceux qu’elle aime de la misère et dumalheur ; elle, si bien faite pour goûter les joies de lafamille, pour les faire naître par sa présence,elle quitte courageusement le toit paternel où elle aété si naturellement heureuse, si doucementaimée ; elle pressent tout ce qu’elle souffriradans une maison étrangère ; ellerépète tout bas ces vers du Dante : Tuproverai siccome sa di sale Lo panealtrui, e com’ è duro calle Loscendere e ‘l salir per l’altrui scale (1). Mais elle se résigne. Être utile, voilàsa destinée, destinéesévère, où l’imaginationdoit s’éteindre, où le coeur doitêtre étouffé ; mais où laconscience puise de saintes consolations dans la certituded’avoir bien fait. On choisit toujours pour l’institutrice pardévouement, ou elle cherche elle-même avec soin,une famille honorablement placée dans le monde etrigoureusement honnête, imposant par ses bonnes moeurs, parla considération de la fortune et du rang, par tous lesdehors qui donnent ou attirent l’estime ; mais la position nechange point les individus, et souvent dans ces familles si bienfamées, il se rencontre des natures difficiles, desâmes froides ou irritables, dont le contact est unesouffrance de chaque jour pour l’institutrice pardévouement. En général les grandes etnobles familles où elle est admise ont l’esprit derégularité et d’orgueil deleur caste,elles offrent une hospitalité polie, mais glaciale,à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver uneseconde famille dans cette famille étrangère, etd’être consolée par une bienveillanteaffection de la perte de toutes ces tendresses quientourèrent son enfance. Dans le nouvel état quele malheur lui a fait, elle est traitée avecconsidération, elle s’attire le respect par lesoin scrupuleux qu’elle met à remplir tous sesdevoirs ; on lui adresse régulièrement deséloges, on lui donne, à des époquesfixes de l’année, des cadeauxélégants, preuves d’une satisfactionréelle, mais est-ce tout pour cette âme, si noble,si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’aitvieillie prématurément ? Est-ce toutqu’une position honorablement acquise par son travail et quilui permet de secourir sa famille indigente ? A ces avantages positifsne devrait-il pas se joindre pour ce coeur si tristementéprouvé, quelque consolante amitié quil’empêchât de se souvenirqu’elle n’est qu’uneétrangère dans cette riche famille àlaquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents,souvent même son coeur, et qui ne lui donne enéchange de tous ces jeunes trésors,qu’une existence confortable, maisdécolorée, que de l’or et pas une heurede douce intimité. L’institutrice par dévouement accepte son sort telque la Providence le lui a fait ; elle a la résignation desâmes sensibles et fières qui pouvaientespérer beaucoup de la vie et qui n’y trouvant quedes déceptions, se résignent sans se plaindre.Son coeur ne se dessèche pas, son imagination nes’éteint point ; mais elle refoule enelle-même tous ses désirs sans espoir, toutes sesillusions qui tombent et meurent une à une dans lasphère où elle vit. Elle est belle, aimante,enthousiaste, pleine de coeur et d’intelligence, elle auraitaimé, elle se serait attiré l’amour ausein de sa famille ; mais dans cette familleétrangère où le malheur l’ajetée, qui l’aimera, qui se dévoueraà l’aimer d’amour. Est-ce lefrère de son élève ? ce jeune hommeardent, passionné, qui commence la vie et quiéprouve, comme à son insu, pour la jeune et belleinstitutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu !elle a bien compris à son regard, à sa parole,à ses douces et involontaires attentions pour elle, que luidu moins ne la traitait pas comme un êtreinférieur, comme une étrangèrequ’on emploie et qu’on paie. Mais la pauvre enfantn’ose se livrer à cette pensée,à cet espoir, elle a trop d’orgueil pour vouloird’un amour qui ne serait qu’un mystère,qu’une intrigue cachée ; elle sentqu’elle est digne d’être aiméeavec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant de jeune hommequ’un regard de sa mère fait pâlir, quis’épouvante d’une réprimande,qui cède à de vaniteuses réflexions derang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle,et dont elle saisit tristement le sens ; cet amour quid’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suaveespérance, devient une sorte d’humiliation dontson âme est froissée. Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, quis’effraie de ses rêves, qui les combat et qui neparvient à les vaincre qu’à force desouffrance et de dévouement ! Que de fois sa tâchelui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cettemaison où elle est utile, où ses talents sontappréciés ; mais où l’on nedonnerait pas une larme à son absence ! Que de fois sesouvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de sonpère, elle a pensé à revenir vers eux,en s’écriant : « Vivons, aimons etsouffrons en famille, l’isolement de la jeunesse estimpossible à mon coeur ! » Mais la mêmevoix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cride l’âme, elle s’est souvenue del’indigence qu’elle avait adoucie, dubien-être qu’elle répandait chaque joursur les siens, en travaillant, en s’immolant sansrelâche, et, fortifiée par la lutte, elle lacontinue malgré ses blessures. - Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle decette jeune femme ! Elle perd sa beauté dans les veilleslaborieuses de l’étude, dans des douleurs muetteset souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie sonesprit, vif, élevé, profond, auxétroites règles d’un enseignementformulé ; elle fait descendre son imaginationpoétique et hardie, à l’intelligencenaissante d’un enfant ; sa passion pour les artsn’est plus qu’une science utile dont elle doitenseigner les éléments, mais oublier lesinspirations ; enfin cette âme passionnée ettendre qui rêva tous les sentiments, qui les eûttous ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuseet confiante ; cette âme fermée à toutejouissance par une main de fer, par celle de lanécessité, s’isole,s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dontelle était digne et qu’elle n’a pastrouvé. Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pasà la peine après dix ans de labeurs, desouffrance et de résignation ; après les dix plusbelles années de sa vie si tristementdépouillées de joies de famille, des illusions ducoeur, de l’amour, de l’enthousiasme, de toutes cesbrûlantes visions si hâtivementdissipées pour elle ; après ces dixannées de jeunesse fanée dansl’isolement de l’âme le plus cruel detous, si l’institutrice par dévouement a encorequelques débris de sa famille, elle revientauprès d’un vieux père dont elle estl’honneur, ou d’une mère infirmequ’elle console par sa tendresse, qu’elle distraitpar son esprit, ou bien encore auprès d’une jeunesoeur mariée dont elle soigne et élèveles enfants avec amour. Goûtant ainsi en sedévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dontla réalité lui fut refusée, elle nerougit point d’être vieille fille, car elle a suaimer, et sans son dévouement, la plus célestedes vertus humaines, elle serait épouse et mère :le ridicule n’atteint pas les vies qui sont sublimes parleurs actes. Aussi, loin de chercher à se marier à quaranteans, sachant ce qu’elle a valu, ce qu’elle auraitmérité, elle ne songe pas à arrangersa vie selon le monde, elle la laisse couler au gré de laProvidence, et souvent la Providence lui envoie des joiescompensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue. Nous avons dessiné les portraits des diverscaractères d’institutrice ; en terminant cetarticle nous éloignons notre pensée del’institutrice peu digne de ces nobles fonctions. Mais nousvoulons rappeler à l’estime et àl’admiration publiques, ce modèle del’institutrice parfaite, cette femme rare et parl’esprit et par le coeur, qui vient de retracer dans un livreéchappé ce semble àl’âme et à la plume deFénelon, tous les devoirs, toutes les qualitésdont elle-même avait été letouchant exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteurde ce livre que l’Académie française acouronné et qui a une sorte de fraternité degrâce et de sagesse éclairée avecl’Éducationdes Filles ; - une femme seule pouvait deviner toutes cesqualités exquises qui sont nécessaires dansl’institutrice, pour agir sur les jeunes âmesconfiées à ses soins. Il y a dans notre articleassez de critiques, assez de traits qui paraîtront frondeurs,pour qu’on nous pardonne de le terminer par unéloge. Madame LOUISE COLET. (1) Tu saurascombien le pain d’autrui a d’amertume, et combienil est dur de monter et de descendre l’escalierétranger. |