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COQUILLE, François : LaLoueuse de chaises (1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.IV.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LaLoueuse de chaises par François Coquille ~ * ~A ne considérer une église que sous le point devue terrestre et temporel (notre profond respect nous commanded’écarter l’autre avec soin), onpourrait ladésigner ainsi : - un édifice ornéd’une loueuse de chaises. Aujourd’hui que la forme d’architecture ne dit plusrien,ce signe est fidèle et sûr. Voyez nos modernesbasiliques: elles veulent, les orgueilleuses, se passer de cloches et de clocher,cette enseigne longtemps proverbiale ; mais aucune neprétend sepasser de loueuse de chaises. C’estl’êtrenécessaire sans lequel une église ne seconçoitpas, qui la distingue des autres monuments, qui lui donne le mouvementet la vie, en un mot, qui la fait église. Quand la nuit a rempli de ses ombres la nef immense,l’édifice tout entier dort enseveli dans unprofond repos.Par intervalle, quelque bruit du dehors, quel’échorépète sourdement, expire ets’éteint dansun long murmure. Le jour va poindre : la cités’éveille, et la cloche annoncel’Angelus. Lesacristain est à son poste. Le donneur d’eaubénitearrive en grelottant, et avec cette mine gelée qui est un desesattributs. La vendeuse de cierges prépare une illuminationcomplète ; de pauvres femmes prient,agenouillées, enattendant la première messe. Cependantl’églisesommeille encore. - Tel un homme s’agite et respire aveceffortlongtemps avant son réveil. Enfin la loueuse paraît à son tour :aussitôtl’édifice, qui semblait l’attendre,s’anime etprend un nouvel aspect. La voilà qui commence par visitersondomaine en tous sens. Les dalles retentissent du bruit des chaisesqu’elle range avec symétrie, ou qu’elleamoncelle enpiles élevées. Il en est, dans le nombre, qui neportentpoint sa marque, et dont le brillant acajou tranche sur le blancuniforme des autres. La paille en est plus fine et plusserrée,la forme plus gracieuse, le dos plus élevé, etsurmonté d’une espèce de pupitreoù les brasviennent s’appuyer commodément. Ces chaisesaristocratiques sont, en outre, garnies d’un coussinetépais qui appelle les genoux, et fait trouver du plaisirà prier Dieu. La loueuse n’a garde de les remuerd’une main irrévérencieuse et brutale.Elle lessoulève, les pose avec précaution, et calcule enlesrangeant les bénéfices qu’elles luivalent : - tantpour le droit d’avoir un siége particulier ; -tant,chaque dimanche, pour le plaisir de trouver sa chaise à lamême place ; - tant aux étrennes et àla fêtede la paroisse, - sans compter les petits profits. En femme qui sait le prix du temps, elle vaque à plusieurschoses à la fois, et trouve, en passant,l’occasion desaluer le bedeau et le sacristain, et de recevoir lescivilitésde la vendeuse de cierges. Tous ces habitants del’égliseont entre eux des affinités de moeurs, de langage,demanières et d’intérêts. Onles voit le matin,dans le coin d’une chapelle, qui se communiquent lesintrigues dela sacristie et les rivalités du choeur, et quisautent,par de hardies transitions, de l’histoire sacréeàl’histoire profane, souvent même à detrès-profanes histoires. Le bedeau, justementscandalisé,fait signe aux interrupteurs. Il affecte de passer et de repasserà côté d’eux. Mais,ô fragilitéhumaine ! ce pesant personnage, après avoiressayévainement d’attraper quelques mots de la conversation enprêtant l’oreille et en allongeant le col, finitpar grossir le petit groupe ; et, comme il parle rarement, etqu’iln’est pas habitué à réglerla tempête de sa voix, il fait lui-même plus debruit quetous les autres. La loueuse ne se laisse pas retenir longtemps dans cesconférences. Alors même qu’elle raconteouqu’elle écoute, elle conserve son airaffairé, etparaît toujours sur le qui-vive. Sa main s’agiteavecimpatience dans la poche vide de son tablier. Enfinl’officiantmonte à l’autel, et la voilà quis’éloigne et retourne à ses chaises. Tandis qu’elle poursuit sa ronde, disons quelques mots de sesfonctions et de ses priviléges. Nos lecteurs seront sans doute édifiésd’apprendreque la location des chaises, dans le églises de Paris,rapporteà la fabrique des sommes considérables, etqu’ily a telle paroisse où cette location nes’élève pas à moins de25,000 francs parannée. Ce n’est pas ici le lieu de discuter lesavantagesou les inconvénients de cette espèced’impôtlevé sur la piété desfidèles. Nousespérons que le temps viendra où il sera permisdes’asseoir gratis dans la maison de Dieu. En attendant, ce bail est l’objet des plus ardentesconvoitises,des brigues les plus fortes. MM. les Marguilliers n’endormentpas de quinze jours. A voir les efforts des compétiteurs, ondirait qu’il s’agit d’emporter une de nossinécures les plus largementrétribuées. Cen’est pas une sinécure pourtant. Ce fondsressembleà tous les autres, et veut êtretravaillé sansrelâche. Aussi le fermier qui en obtientl’exploitation, nele quitte-t-il pas du matin au soir. Incessamment il le remue, il nelui donne ni repos ni trève. Mais les autres fonds sefatiguentet s’épuisent ; celui-ci ne se lasse pas deproduire, -champ merveilleux qu’on ne sème jamais, etqu’onmoissonne toujours ! Le plus souvent ce précieux privilége estaccordéà une femme. Pour l’emporter sur ses rivaux, quede titresne lui a-t-il pas fallu réunir ! Elle n’est rienmoins quela veuve d’un sacristain mort en odeur desainteté, lafilleule d’un marguillier, ou la nièced’un grandvicaire. Un prédicateur en renom, un banquier fameuxl’asoutenue de son patronage et de son crédit. M. lecuré aété chaudement sollicité en sa faveur.Lespuissances de la terre et du ciel lui sont venues en aide. Son talentpour l’intrigue et ses ruses diplomatiques ont fait le reste.Lavoilà donc investie de ce titre glorieux qui va devenir sonseulnom. Ses voisines, ses parents l’appellentpeut-être encoremadame veuve Groslichard, ou madame Piedfort ; mais leshabituésde l’église diront désormais en parlantd’elle : la loueuse de chaises ! Madame veuve Groslichard a passé la trentaine. De combiend’années ?.. Peu vous importe. C’est unmystère dont elle garde pour elle seule le secret, et, surcepoint délicat, elle mentirait à Dieului-même, -nous ne disons rien de son confesseur, le moins favorisé desesconfidents. - On n’a jamais,répète-t-elle, quel’âge qu’on paraît avoir ; etelles’efforce d’être le plus jeune possible.C’estune femme petite, potelée, fleurie, d’uneminutieusepropreté, vive, remuante et bien conservée. Onassure quela chronique s’est longtemps égayée surson compte.La haute position que madame Groslichard s’est faite necontreditaucunement la chronique, - au contraire. Gardez-vous bien de la juger d’après cettetoilettesimple, qu’elle a faite à la hâte, pourne pas perdre la première messe (il ne s’agit ici queduproduit monétaire de la messe). Elle sait tout cequ’unefemme peut devoir à la parure ; - non pas cette paruremondainequi scandalise au lieu de plaire, qui effarouche les regards au lieu deles attirer et de les retenir. Il est un art savant dans sasimplicité, discret dans ses licences mêmes, quise cacheet se montre à propos : c’est cette finecoquetterie desgens d’église, qui laisse bien loinderrière ellela coquetterie des gens du monde. Madame Groslichard participe ducaméléon. Elle change de visage suivant lesmesses et lesoffices. On dirait même qu’elle a un visagedifférent pour chaque personne. Elle ne prend pas les sousdespauvres femmes du même air qu’ellereçoit ceux desriches dévotes. Il y a, dans ses façons avec lespremières, quelque chose de dur etd’impérieux. Savoix, qu’elle sait si bien assouplir, est sèche etvibrante. Ses yeux, qui deviennent si doux et si patelins dansl’occasion, sont menaçants, et de lamanière dontelle dit : « Vos chaises, s’il vousplaît,» ce s’il vous plaît est plus exigeantqu’un je le veux. Ses doigts crochus s’allongent incessammentversvous. N’espérez pas échapperà cettedistraction ; vous ne voyez, et vous n’entendez que laloueusequi s’approche peu à peu, qui vous enveloppe dansseslongs circuits, et qui viendra, - qui viendra certainement, dans uneminute, dans une seconde peut-être… machinalementvousinterrogez vos poches, et malheur à vous si elles sont vides!La loueuse n’est pas prêteuse, c’estlà sonmoindre défaut. Voilà ce que vous vous dites envous-même, et, en attendant, plus de méditation,plus derecueillement, plus de prières ! Vainement vous cherchezà lui échapper en vous réfugiant dansune chapelleobscure ; elle vous guette, elle vous suit, elle estderrièrevous, et vous n’êtes pas encore assis que voustressaillezd’effroi au fatal - votre chaise, s’il vousplaît. Voyez comme, dans une position pareille, les dames les plusélégantes lui demandent, d’une voixhumble etdouce, crédit jusqu’au prochain dimanche. Presquetoujours, madame Groslichard se résigne, et consentà cetemprunt forcé. Elle tâche même degrimacer unsourire, bien qu’au fond du coeur elledéteste cellesqui oublient leur bourse pour venir prier Dieu. Elle se console par lebeau côté de son rôle ; elle se drapedans saconfiante magnanimité. Toutefois elle ne négligepas deprendre le signalement exact des emprunteuses, et, en les quittantd’un air protecteur, elle semble se dire : « Telledame, detel âge, de telle figure, de telle toilette… medoit deuxsous. » Derrière elle, à une distance convenable,s’avanced’un pas de procession le grave bedeau ou le suissemajestueux.Il annonce sa venue en frappant à coups de hallebarde lesdallessonores, et en criant d’une voix flûtée « Pour les pauvres, s’il vous plaît », etplus souventencore : « Pour les frais de l’église !» Ace sujet, nous relèverons une particularitéessentielle.Bien des gens s’imaginent qu’il y arivalité etlutte de vitesse entre les quêteurs et la loueuse.C’estune erreur qu’il importe de détruire.L’ordre danslequel ils se suivent a été savammentcalculé.Comme le tribut levé par celle-ci est forcé, etquel’autre est volontaire, les fidèles, perdus dansleursdévotions, ne tireraient point leur bourse pour les pauvres,encore moins pour les frais de l’église ; mais ilssonttenus de la tirer pour payer leur chaise, et, pendant qu’ilsontencore l’argent à la main, le quêteursurvientà propos sur les pas de la loueuse, qui joue ainsi lerôledu pilote devant le requin. Elle n’y perd pas, et lespauvresy gagnent, - sans compter la fabrique. Autrefois, cependant, Jésus-Christ avait chassédu temple les vendeurs qui s’y étaientétablis… A l’aisance de sa démarche, à sonallure libre etdégagée, on comprend tout d’abord quemadameGroslichard est chez elle. Les soins d’un ménagelui sontinconnus : elle vit de l’église et dansl’église. C’est à peine sielle mange ou sielle couche ailleurs, et elle se ferait volontiers écrireà l’adresse suivante : Madame, madame Groslichard,à l’église de Saint-… Elle ala consciencede sa dignité, et porte haut la tête. Elleaffronte levicaire dans ses humeurs, et le curé dans ses caprices. Cesgrands dignitaires ont toujours pour elle un regard et un sourire.Faut-il l’avouer ? madame Groslichard ne se confond pas assezdans les sentiments de respect et de vénérationqui leursont dus. Elle vit trop près du sanctuaire. Nuln’estprophète en son pays, a dit la sagesse des nations. Noushasarderons ici cette variété du proverbe :« Nuln’est saint dans la sacristie de son église.» Certes, madame Groslichard, élevée àce combled’honneur et à ce haut crédit,partageantl’encens du prêtre et lesbénéfices de lafabrique, est bien excusable de ne pas daigner apercevoirl’humble donneur d’eau bénite, et detraiter sansfaçon l’important sacristain, les chantresenrouésqui la complimentent d’une voix de plain-chant, et le serpentlui-même, qu’on s’étonned’entendreparler comme les autres hommes. Ce sont autant d’aspirantsà sa main ou à ses bonnes grâces. Aveceux ellefait sa coquette, elle minaude, et les tient en haleine par sespromesses et ses refus. Elle accorde seulement au frais enfant dechoeur une tape sur ses joues roses et potelées, etau suisse superbe un coup d’oeil en tapinois. - Les suissesauront à répondre de bien des choses ! Quoi qu’on ait pu dire autrefois, madame Groslichard jouitd’une réputation de vertu : elle a desmoeurs, -c’est une des conditions de son bail ; - et, en femme qui avécu longtemps et beaucoup, elle sacrifierait ses passionsà son intérêt. Heureusement lesacrificen’est pas toujours nécessaire ; et puis,écoutez samaxime favorite (la maxime fait les femmes supérieures !) :« On n’a jamais, disait-elle tantôt, quel’âge qu’on paraît avoir.» Elle ajouteencore : « On n’est jamais que ce qu’onparaîtêtre. » Avec elle, il ne faut donc pas trop approfondir les choses. Parexemple, elle affecte les dehors convenables de lapiété.Jamais elle n’oublie, en passant devant l’autel, delesaluer d’une humble révérence. Vous lavoyez, aucommencement des offices, saintement agenouillée etplongée dans un dévot recueillement ; maisremarquezcomme, de la place qu’elle a choisie, elle domine toutel’église. Suivez ses yeux sans cesse en mouvement,sesyeux perçants et inquisiteurs qui prennent note du nombre,de lafigure et de la position relative des assistants. Vous nel’entendrez pas unir sa voix à celle del’auditoirepour célébrer les louanges de Dieu. Si ellechante,c’est en elle-même, quand la messe aété bonne, quand la collecte a été abondante, etque, danssa grande poche de toile, les pièces d’argent semêlent joyeusement aux pièces de cuivre. Elle voit passer toutes les pompes humaines ; elle assiste auxdifférents spectacles qui marquent la destinée del’homme. Le sonneur, qui, du haut de sa tour, annoncestupidementles décès et les baptêmes, ressembleàl’employé des télégraphes,qui ne comprendrien aux nouvelles qu’il transmet. La loueuse joue unrôleintelligent dans ces diverses cérémonies, et elleapporteà chacune d’elles un extérieurd’à-propos. Comme elle s’empresse autourde cenouveau-né ! que d’attentions elle prodigue auparrain età la marraine ! A la joie pure et bien sentie qui rayonnedansses yeux, à son air maternel, on dirait une respectabletante,une grand’maman, ou, tout au moins, une dame de laparenté. Ces démonstrations font partie del’appareil déployé parl’église. Toutcela est coté d’avance, et sera payé auprix dutarif. La scène change brusquement. La nef s’est tenduede noir.Une famille, des amis prient et pleurent autour d’uncercueil. Laloueuse prend son visage le plus affligé ; elle a les yeuxrouges ; elle marche d’un pas silencieux, et semble direàchacun : « Quel malheur !... Votre chaise, s’ilvousplaît. » Mais tandis qu’un de ses yeux pleure encore avec les amis dudéfunt, l’autre sourit déjàà la nocequi s’avance. C’est une noce brillante. La mariéeest jolie. Le marié, dans son bonheur, sera sans doutegénéreux. Madame Groslichard se multiplie : elleestradieuse ; elle a un petit air fin qui dit bien des choses. Sans ellela cérémonie serait pleine d’embarraset dedangers. Qui viendrait au secours de la mariée ? qui larecevrait défaillante dans ses bras ? qui rendrait millepetitsoffices dont une mère troublée est incapable, quelesmessieurs ne doivent pas connaître, et auxquels le nouvelépoux ne saurait encore prendre part. Il suffiraqu’il lespaie. Dans ces occasions difficiles, la loueuse est une mère donnée, ou plutôt vendue par la sacristie. Madame Groslichard ne comprend ni l’amour du pays, ni lavanité nationale. Mais elle est fière de sonéglise. Parlez-lui d’un chantre à lavoix tonnante,d’un maître-autel richementdécoré,d’un orgue merveilleux, d’un saint enréputation. Cechantre, cet autel, cet orgue, ce saint lui-même seront moinsbruyant, moins riche, moins sonore et moins fécond enmiraclesque les siens. L’église lui appartient : tout cequis’y fait se fait pour elle. C’est pour elle que lamesse sedit, que l’autel se pare et s’illumine, que lesclochessonnent à grandes volées, que les chantress’égosillent, et que l’orgueéclate enconcerts harmonieux. C’est pour elle aussi que l’onnaît et que l’on meurt ; et cesprédicateurs envogue, qui réunissent au pied de leur chaire un auditoirenombreux, qui tonnent et fulminent contre les vices, quis’emportent avec véhémence contrel’intérêt et la cupidité,travaillent sansdoute à féconder le champ du ciel, mais avanttout ilsfécondent le champ de la loueuse. Elle a unemanièreinfaillible d’apprécier les orateurssacrés, et nese fait jamais illusion sur leur mérite. Elle ne les estimepassur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ilsrapportent. Ellepèse leur réputation : elle la suppute enpiècessonnantes. Que des auditeurs légers oublient les pieusesparolesqu’ils viennent d’entendre ; la loueuse emporte etserresoigneusement le fruit qu’elle en a retiré. Il faut voir madame Groslichard aux grandes fêtes, dans cesjourssolennels qui rappellent la naissance, la mort et larésurrection de Jésus-Christ, oùl’église fait éclater ses joies et sesdouleurs, -et où le prix des chaises est doublé !Époquesvéritablement importantes, fêtes à bondroit réservées, si seulement ellesétaient plusnombreuses ! Pour madame Groslichard ce sont les plus beaux jours del’année. Elle les attend avec impatience. Ellecalculed’avance l’argent qu’ils lui promettent.Elleespère que la paroisse montrera un pieux empressement, etqu’une foule de curieux, attirés par la pompe descérémonies, viendront grossirl’assemblée etla recette. Dès le matin elle apparaît dans unetoiletteéblouissante. Elle a amené, comme un auxiliaireindispensable, comme un lieutenant fidèle, sa fille ou sanièce qui rougit de pudeur et d’embarras. Ellecommencepar assigner aux loueuses en sous-ordre les postes les moinsimportants. La nef, entourée d’une balustrade enbois,ressemble à une citadelle. Tout au fond, sousl’orguemugissant, un étroit passage estménagé auxélus de ce monde qui seront aussi les élus et lesbien-aimés de l’ouvreuse. C’estlàqu’elle établit sa fille. Elle reste quelquesinstantsà ses côtés pour l’aider deses avis et deson exemple ; puis, comme un général habile, ellecourtvisiter les différents postes et se réserve leplusdifficile de tous. Elle exploite les bas côtéset les contre-allées. Elle circule à travers ce publicmouvantqui se renouvelle sans cesse. Les masses les plus compactes nesauraient lui faire obstacle. Elle est partout : faut-il placer unvieillard goutteux, une vénérable matronequ’intimide une telle affluence, elle les conduit, elle lesfaitpasser au milieu de la foule, elle les porte et les pose comme parenchantement à l’endroit le plus commode. Lespetitsscrupules de femme, elle les foule aux pieds. Sa riche toilette, ellen’y pense plus. Toute cette élégance,cetterecherche de parure, elle la sacrifie. Qu’elle-mêmesoitheurtée, froissée dans ces groupesépais,où elle se jette hardiment ; peu lui importe. Cen’estplus le moment d’être prude et vaine, et des’arrêter aux misères de la modestie. -Ce tempsprécieux veut être mieux employé. Voyez-la, quand l’office touche à sa fin, et quesamoisson n’est qu’à moitiéachevée :quelle inquiétude ! quelle agitation ! ses yeux surveillentà la fois ceux qui restent, ceux qui partent, et ceux quimenacent de partir. Elle ne marche pas, elle glisselégèrement. Ne la retenez point par le changed’unepièce d’argent, ou craignez qu’elle nevous rendeautant de malédictions que de sous…. Mais ledernier sonde l’orgue vient d’expirer. Madame Groslichard,épuisée de fatigue, abandonne enfin quelquesfemmes quis’échappent sans payer, et elle demeure haletantesur lechamp de bataille. Bientôt elle disparaît avec sarecette,et les pauvres qui dressent l’oreille au bruitmétalliquede ses poches, la poursuivent longtemps de leurs supplications, etreviennent sans avoir rien obtenu, qu’une pièce de cinqcentimes qu’on lui a frauduleusement glissée, etqu’elle soupçonne d’être un sou de Monaco -Le monde est si méchant ! Cependant elle amasse des rentes, elle établit solidement safille, et lui donne pour cadeau de noces le privilége dubailqu’elle-même exploita si longtemps. Elle quittel’église pour le monde ; et, plus elle vieillit,plus ellese montre coquette, friande de douceurs, amoureuse de parure, depetites médisances et d’anecdotes scandaleuses. Seulement elle déteste qu’on la dérangeàl’église pour lui demander le prix de sa chaise,et ellene peut souffrir qu’aux grandes fêtes le tarif soitdoublé. On prétend que, par un mélange coupable dusacréet du profane, la loueuse de chaises de nos églises exploiteaussi le jardin des Tuileries, les Champs-Élyséeset lesboulevarts. Nous refusons de le croire : passer de l’ombre etdufrais à la poussière et au grand soleil, craindrepour sarecette les caprices de la mode et les caprices du temps, ce seraitau-dessous de sa dignité, et puis - ce ne serait pas siprofitable. Cependant, si la loueuse de chaises qui fait l’ornement despromenades publiques n’appartient pas àl’église, plusieurs indices sembleraientétablirqu’elle y a jadis appartenu. La fuite d’un notaireoud’un banquier, une spéculation malheureuse sur lesrentesd’Espagne, sur les bitumes ou les chemins de fer, lui auraenlevé ce qu’elle avait amassé sou parsou ; etelle se sera vue réduite, sur ses vieux jours, àreprendre sa grande poche de toile et ses allures d’autrefois. Mais elle a le sentiment de sa dégradation. Elle nesympathisepas avec cette foule rieuse au milieu de laquelle elle passe etrepasse. Vieille et ridée, le spectacle de la jeunesse et delabeauté offusque ses regards. Ces brillantes toilettes, cesgroupes animés, le murmure confus de cent conversationsdifférentes, les divers accidents d’ombre et delumière que produit le feuillage mouvant des arbres, lesricheslueurs d’un beau soleil couchant : toute cettegaieté dela terre et du ciel l’attriste et l’importune. Elletrouveun plaisir cruel à troubler les plus doucesrêveries, età se jeter au milieu destête-à-tête les plusintimes et les plus tendres. Elle apparaît soudainement, etsetient devant vous comme un reproche vivant, droite, immobile, avec samine sévère et renfrognée. A sonapproche, on setait : les figures s’assombrissent, le rire expire sur leslèvres. On croit devoir respecter la présenced’unefemme qui a éprouvé des malheurs. Triste retour des choses humaines ! elle était mondaine dansl’église : la voilà rigoriste dans lemonde. Lesmessages galants dont elle se chargeait si volontiers et parcharité, elle les accepte encore, mais parintérêt.De cet extérieur si leste et si pimpantd’autrefois, ellen’a gardé que son nez rouge et ses doigts crochus: ondirait qu’ils deviennent plus longs chaque année. C’est une manière de Juif errant. Rien nel’arrête, rien ne la distrait de satâche. Elle vaétudiant les physionomies et prenant le signalement despromeneurs. Elle les compte, et distingue aussitôt lesnouveauxvenus. Quant à ceux qui s’établissentsur seschaises pendant des heures entières, et qui menacent de lesoccuper tout le jour, elle leur jette en passant des regardsd’indignation, et semble toujours tentée de leurfairepayer deux fois leur place. Vous arrive-t-il de vous oublier dans uneconversation intéressante, ouvrez les yeux et revenezàvous. La loueuse est là qui vous observe. Vous croyezqu’elle cherche à saisir ce que vous dites : point; ellese demande : « M’ont-ils payée ?» Ces promeneurs inconstants qui changent vingt fois de place dans uneheure, et que la loueuse retrouve au milieu, et aux deux boutsd’une allée, la jettent dans unepénibleperplexité. Vous avez payé, dites-vous. Elle vouscroit,et pourtant elle ne saurait retirer sa main tendue, etréclameson dû, même en s’excusant. L’année n’a qu’une saison pourelle, saisonbien courte, et que les jours de pluie et de brouillard diminuentencore de moitié. Quand les arbres jaunissent, et que leursfeuilles, en tombant, couvrent ces allées naguèresifréquentées et si productives, la loueusedisparaîtde nos promenades. On ne la voit plus que le dimanche au jardin desTuileries. Elle y erre tristement comme une âme en peine.Rentrée à sa mansarde, les piedsplacés sur sachaufferette, elle se console en rêvant au retour del’été, del’été qu’ellene reverra peut-être plus ; car semblable aux maladesattaqués de la poitrine, elle meurt presque toujours -àla chute des feuilles - cette date lui est funeste jusqu’audernier moment. Mentionnons encore, pour que cette galerie soit complète,lesindustriels qui colportent leur mobilier aux courses de chevaux et auxrevues du Champ-de-Mars, aux feux d’artifice du quaid’Orsay et de la barrière du Trône.Bancschancelants, tables vermoulues, chaises à moitiédépaillées, vingt fois exposésà lamême épreuve, et que tant de servicen’a pasrendus plus solides ! place à vingt sous ! placeà dixsous ! arrivez, messieurs et mesdames. Voici l’instant, onvacommencer. En effet le bouquet éclate : le cheval toucheaubut : le général paraît. On selève sur lapointe des pieds : on allonge le col, on se foule, on se presse. Laloueuse de chaises elle-même tâche de prendre unepetitepart du spectacle… Malheur ! un craquement se fait entendre;les tables et les bancs s’affaissent, et les spectateurstombentpêle-mêle, dans un désordre quin’est pascelui de l’art. Mille réclamationss’élèvent. On parle de faire rendrel’argent.Mais, à ce mot, les propriétaires de mobiliers’esquivent avec la recette, abandonnant desdébris quel’on n’emportera pas. Les blessés ontbien assez dese porter eux-mêmes. Homme vraiment industrieux ! femmeétonnante ! ils trouvent le secret de changer leur vieuxmobilier contre un neuf, - encore ont-ils du retour -. Fr.COQUILLE. |