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DAUZAT,Albert (1877-1955) : L'Argotde nos prisonniers en Allemagne (1919). Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (07.X.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: nc) du Mercure deFrance. N°498 - T. CXXXII, 16 mars 1919, 30e année. L'ARGOT DE NOS PRISONNIERS EN ALLEMAGNE par Albert Dauzat ~ * ~L'argot de nos prisonniers en Allemagne diffère profondément de celuiqui était parlé par nos soldats au front ou à l'arrière (1). Isolés deleurs camarades et de la France pendant des mois et des années, réunisen groupes compacts et vivants en commun en pays étranger, ilsremplissaient les conditions les plus favorables à la formation d'unelangue spéciale, tout autre que celle des tranchées et des dépôts.Le nombre de nos prisonniers était élevé : le gouvernement a donné lechiffre de 420.000 au moment de l'armistice (2). La plus grande partieavaient été capturés en 1914, à Morhange, à Charleroi surtout et aucours de la retraite qui précéda la Marne. Dès 1915 nous avions un peuplus de trois cent mille prisonniers dans les camps allemands : cechiffre resta à peu près stationnaire pendant trois ans, lesrapatriements des grands blessés et malades et les internements enSuisse étant compensés par les nouvelles prises. Le contingent futaugmenté de cent mille environ au cours des offensives allemandes duprintemps 1918, surtout lors de la surprise du Chemin des Dames. Maisces derniers captifs n'influèrent guère sur le langage de leursprédécesseurs. L'argot en usage dans les camps allemands a étéessentiellement formé par le noyau des anciens prisonniers de 1914. On sait que nos prisonniers ne restaient pas très longtemps à postefixe et changeaient souvent de camp. Ce va-et-vient continuel a faitobstacle à la création de langages locaux qui auraient pu se constituer(3). Au contraire, il existait un seul argot, les mêmes expressions, autémoignage de tous nos informateurs, étant usitées dans tous les camps,aussi bien les créations qui s'imposaient que les formations les plusspéciales. Quelques locutions seulement paraissent particulières auxcamps de concentration des civils, et surtout aux camps des officiersqui n'avaient guère de rapports avec les sous-officiers et soldatscaptifs. Parmi les correspondants qui m'ont aimablement renseigné, les troisprincipaux, ceux qui m'ont fourni la documentation la plus abondante,appartiennent précisément chacun à une catégorie différente deprisonniers. Le lieutenant L. L. passa quatre ans dans les campsd'officiers de Crefeld, Gütersloh, Entin et Fuchsberg, avant d'êtrehospitalisé en Suisse, à Neuchâtel, en septembre 1918 ; le caporalArmand M..., du 103e d'infanterie, ancien prisonnier également, demeura18 mois au camp de Gœttingen, deux mois à Wittenberg, et séjournaégalement dans les camps de Soldau, Celle et Cassel, pour rejoindre laSuisse en juin 1917 ; enfin M. Gaston M..., qui fut surpris par laguerre en Allemagne et arrêté à Hambourg en décembre 1914, fut internédans le camp de concentration de Holzminden jusqu'en juin 1916, date deson rapatriement. J'ai mis aussi à profit des journaux de prisonniers français publiésdans divers camps, et spécialement une petite enquête humoristique surle langage de nos soldats faite par le Journal du camp de Gœttingen du4 juillet 1915 à mars 1916. Cette précieuse collection, qui s'enrichiraencore, espérons-le, est réunie à Paris au Musée de la Guerre. * * * Ce qui caractérise essentiellement l'argot de nos prisonniers, c'est laprésence d'un grand nombre de mots empruntés à l'allemand. Un telphénomène est normal et ne saurait surprendre, tout langage étantinfluencé par le milieu ambiant dans lequel il se forme ou setransforme. Mais il inflige le plus flagrant démenti aux anciennesthéories suivant lesquelles tout argot était un langage secret,fabriqué intentionnellement et artificiellement pour la défense dugroupe. S'il est un cas où les conditions requises pour la création d'unelangue secrète se trouvaient réalisées, c'était, à coup sûr, celui denos prisonniers en Allemagne. Voilà des hommes qui avaient un intérêtmajeur à converser entre eux sans être compris de leurs surveillants.Or que trouve-t-on dans leur langage ? Des déformations complexesdifficiles à saisir ? des mots rares empruntés aux patois peu connus denos lointaines provinces ? Nullement. On y rencontre d'abord et surtoutde l'allemand. Pour composer un langage secret incompréhensible auxgeôliers, il était difficile de trouver mieux ! Cet exemple illustre au contraire la thèse que j'ai, depuis longtemps,opposée à la précédente et qui se dégage de l'examen impartial desfaits : les argots se développent parmi les groupes d'hommes quitravaillent en commun, peu en contact avec les milieux environnants etéloignés de leurs pays d'origine. Il montre également, une fois deplus, comment les argots se forment presque toujours au contact deslangues étrangères, qui, en mettant à leur portée des mots d'emprunt,leur offrent les premières facilités pour différencier leur vocabulairede celui de la langue nationale (4). Ces emprunts s'opèrent de la façon la plus simple par le jeuinconscient de l'association des idées. Les mots allemands adoptés dansles camps par nos prisonniers, — avec ou sans altérations, — sont ceuxqu'ils ont entendu prononcer le plus souvent autour d'eux, ceux qui lesintéressaient davantage ou dont la connaissance leur était le plusutile. Ils les ont répétés machinalement, souvent par plaisanterie, etfinalement ils les ont incorporés dans leur langage. L'alimentation joue un rôle primordial en captivité, même — ou surtout— lorsqu'elle est déplorable. Voici donc brot, pain, kartoffel, pommede terre, et le surnom kaka, du mauvais pain allemand (qui eut aussiquelque succès en France) d'après les initiales K. K. (brot) deKaiserliches Kriegs (brot), c'est-à-dire « pain impérial de guerre ».Comme qualificatif, gut, bon, et surtout nicht gut, pas bon. Et M.Armand M. ajoute cette phrase tristement significative : « La viande,n'a pas de nom : on n'en voit jamais. » Elle est remplacée par les tropfameux ersatz : succédanés artificiels pour parer aux effets du blocus. La vie des camps a créé un vocabulaire d'emprunt assez riche. C'estd'abord le nom du prisonnier lui-même, gefangen, qui est souvent krank(malade) ; c'est l'arbeit, travail auquel il est astreint, la brief,lettre du foyer, qu'il attend avec impatience et qui l'aide à supporterles souffrances de la captivité. La dureté du régime apparaît par lavariété des punitions : la strafe, punition simple, le mittelarrest,arrêt ordinaire, et le strengarrest, arrêt de rigueur. Quelques noms denombre sont vulgarisés, surtout zwanzig (vingt) et fünfzig (cinquante),à cause des pièces de vingt et cinquante pfennigs. Certains mots particulièrement usités en allemand sont employés avecironie et tournés au ridicule : le célèbre kolossal, et aussiplanmæssig (conformément au plan), dont les communiqués allemands ontfait un tel abus : quand une armée impériale était enfoncée, saretraite s'effectuait toujours conformément au plan du grand état-major! Pour désigner un événement lointain, on disait morgen früh (demain debonne heure), réponse allemande à de nombreuses demandes. Enfin caput aeu le même succès qu'en 1870 : ce mot, qui vient de notre terme de jeude piquet capot, est devenu dans l'allemand courant un véritablepasse-partout s'employant pour « mort, tué, fini », et s'appliquantaussi bien à un blessé qui expire qu'à une ville détruite ou à unelampe cassée. Les prisonniers — comme, depuis longtemps, les Suissesbilingues du peuple — le traduisent par le français populaire f..tu :et de fait, bien que les deux mots viennent de points très différentsde l'horizon linguistique, leur équivalence de sens est aujourd'hui àpeu près parfaite. Transmis par l'oreille, en dehors de ceux qui ont été lus sur lesécriteaux, les mots allemands sont prononcés avec leur valeurphonétique approximative, plus ou moins adaptée à l'élocution française: ainsi caput, gut sont prononcés capoutt', goutt', etc. La diphtongueei prend généralement la valeur è, tandis que l'allemand classique ditaï : j'ai entendu dire, par exemple, arbèt par des prisonniers qui, ilest vrai, avaient surtout séjourné dans la région rhénane où la valeurarchaïque de la diphtongue ei est mieux conservée. Mais la réduction desdiphtongues ai (aï) au (aou) à é, o est aujourd'hui normale dans unebouche française, répétant l'évolution qui s'est opérée dans la langueaux XIIe et XVIe siècles. La difficulté de la prononciation allemande pour les organes françaisdevait rendre les déformations fréquentes et inévitables chez l'immensemajorité des prisonniers qui ne connaissaient pas l'allemand : les unessont inconscientes, d'autres sont des calembours plaisants. Nichts,rien, à peu près imprononçable pour des Français, s'est simplifié ennix. Pfennig était devenu péniche dans la bouche de certains officiers,d'après le témoignage du lieutenant L. L., et verboten (défendu),répété par les gardiens et les écriteaux, était transformé courammenten faire beau temps : « il est faire beau temps de fumer pendant lesappels ». Exemples intéressants de l'attraction homonymique, quirattache l'inconnu au connu grâce aux lois mécaniques de, l'associationdes idées, conditionnées par la parenté de la forme sans aucun soucides sens. Le jeu de mots s'avère dans des changements comme tagblatt (nom dedivers journaux) mué en tas de blagues : ici l'ironie donne sa valeurau calembour. Parfois c'est la forme imprimée qui provoque l'altération: l'écriteau wache indiquant les corps de garde devait infailliblementappeler vache, tant la similitude orthographique jointe à la brutalitédes gardes évoquait ce vigoureux péjoratif populaire ; au contraire, làoù le mot n'avait été appris que par l'audition, on le prononçait à peuprès à l'allemande. Les changements de sens subis par les mots allemands dans la bouche denos prisonniers sont assez fréquents ; quelques-uns sont déjà en germedans l'allemand familier. L'adverbe los, par abréviation du verbelosgehen, s'en aller, était le cri des soldats allemands pour faireavancer, voire travailler les prisonniers : ceux-ci l'ont employé dansle sens « allons ! » L'exclamation 'raus (prononciation rapide deheraus), pour faire sortir les hommes des baraques du camp, signifie «dehors ! » ; mais elle a pris chez les nôtres la valeur de « sortir »,comme zurück (arrière) celle de « va-t'en ! ». L'ordre de rentrer,prélude des perquisitions, était donné au cri de baracke ! baracke ! —expression bientôt imitée parmi les prisonniers, qui l'employèrent avecle sens de « rentrons » : toujours l'association des idées. Nicht, quisignifie « ne pas » en allemand, était fréquemment usité au sens de «non ». L'abréviation par suppression d'un des termes — ellipse à la française,— des interminables composés allemands, peut conférer à tel ou tel motdes valeurs inattendues. Les derniers civils français laissés encore enliberté en Allemagne furent arrêtés à la suite d'une circulaire deBethmann-Hollweg du 18 décembre 1914, qui présentait la décision commeune mesure de représailles. Nos compatriotes internés à ce momentportèrent le titre officiel de Vergeltungsfranzosen, c'est-à-direlittéralement : « Français de représailles. » Les autres prisonniersappelèrent les nouveaux arrivés des fergueltongues, expression qui eutun succès assez prolongé dans les camps de concentration. La pénétration des mots allemands s'affirme par l'adoption ou lacréation des verbes : on sait que les emprunts aux langues étrangèresse manifestent surtout par l'immigration de substantifs, tandis quel'intrusion des verbes, instruments intimes de la phrase, ne s'effectuequ'à la suite d'un contact prolongé entre deux langues. On m'a signaléici l'expression ça stimm, employé avec le sens populaire de « ça colle», et beschlagnamer, confisquer, d'après l'allemand beschlagnahme,confiscation. * * * Si les emprunts à l'allemand sont de beaucoup, comme il était àprévoir, les plus nombreux, quelques autres langues étrangères, parléespar d'autres groupes de prisonniers, ont apporté un contingent plusmodeste. Les tirailleurs algériens ont fourni l’arabe balek, va-t'en ! égalementen faveur sur le front français, car c'est une de leurs expressionsfavorites. Aux Anglais sont dus quelques vocables, spécialement dans les campsd'officiers où certains rapports étaient autorisés entre lesprisonniers des deux nations alliées. Ce sont principalement — comme ilsied à une race de sportifs — des termes de tennis, qui ont subi unecurieuse altération dans la bouche des officiers français ignorant lalangue de Shakespeare : ready (prêt ?) et play (jouez !), demande etréponse des partenaires au débet du jeu, sont devenus respectivement,par attraction hononymique, radis et prêt. Le lieutenant L. m'a faitremarquer à juste titre que la première forme était surtout employéepar badinage ; la seconde déformation, au contraire, était inconscienteet inévitable : l'idée de « prêt », exprimée par l'un des deux motsanglais (mais précisément par l'autre), devait s'imposer à l'esprit etprovoquer fatalement l'attraction de forme. Quelques composés allemands ont été créés, d'autant plus aisément quele mode de composition est le même dans les deux langues : cescombinaisons révèlent moins une réelle connaissance qu'un sentimentassez juste d'un mécanisme linguistique différent de celui du français.La plus jolie est l'ersatz-girl, qu'on peut traduire par « femme deremplacement » et dont il est inutile de donner un équivalent plusprécis : mais il faut connaître les valeurs multiples et élastiques,rendues encore plus nombreuses par la guerre, de l'allemand ersatz(succédané (5), équivalent, compensation, réserve) pour apprécier toutela saveur ironique du mot. Citons aussi halfmark (demi-mark),s'appliquant à la pièce de monnaie de 50 pfennig. Les prisonniers russes, pauvres moujiks passifs, méprisés et maltraitéspar leurs gardiens, et qui servaient souvent d'ordonnances bénévoles ànos prisonniers en échange des rations immangeables volontiers cédées àl'arrivée des colis, les prisonniers russes ont aussi passé à leurscamarades français quelques-uns de leurs termes. D'abord pour lesnommer eux-mêmes : on les appela les Rousskis, nom des Russes dans leurlangue maternelle, puis, surtout dans les camps de l'Allemagne du Nord,les Karachos, mot qui signifie « bon » dans le langage moscovite, etqui revient souvent sur leurs lèvres. Ce n'est pas la seule fois quel'étranger (au sens large) est désigné par un des termes les plusfréquents de son vocabulaire : sans sortir de la guerre mondiale, nossoldats de l'armée d'Orient ont appelé les Serbes les Dobros (du serbedobro, bon) ; les troupes américaines envoyées sur notre front ontsurnommé les Français Deedonk (dis donc !) et les Champenois ontbaptisé les réfugiés du Nord les Ch'timi, d'après une expression deleur patois, ch't’imi (littéralement c'est-il moi ?) (6) Comme autres mots russes, on peut citer niet, non, chto, quoi et êto,c'est, — ces deux derniers surtout chez les officiers, souvenir de lapremière leçon du Berlitz russe. Parmi les simples soldats, karachoétait aussi connu et employé avec sa valeur originaire, « bon ». Lesaltérations, jusqu'au calembour inclusivement, étaient à prévoir. Parmideux expressions très usitées, do svoudania, une des variantes de «bonjour », était devenue deux sous d'ail, et ne ponoumaïo (je necomprends pas), ni pou ni maille. Par réciprocité, les prisonniers russes avaient adopté des motsfrançais, comme corvée et rabiot (2) (employés aussi par les gardiensallemands), et des termes allemands, tels que nix (nichts), caput,brot. Il y avait là en germe les éléments d'un sabir international. * * * Les prisonniers français avaient apporté avec eux les mots du langagemilitaire en usage lors de leur capture. Mais comme la vie des campsest tout autre chose que celle du front, les nombreux termes relatifs àla vie en campagne, spécialement aux différentes sortes d'engins et deprojectiles, aux abris de tranchée, masques contre les gaz asphyxiants,cuisines roulantes, etc., ont à peu près disparu chez eux, fauted'emploi, pour faire place à des expressions qui correspondaient àleurs nouvelles conditions d'existence. Mais surtout il faut se rappeler que l'argot des camps a été constituéau cours de la première année de la guerre par les trois cent milleprisonniers de 1914. A ceux-ci la plupart des néologismes des tranchées(relatifs en particulier aux nouveaux engins et projectiles) ont étéinconnus. Ils apportaient avec eux les mots d'avant-guerre, ou ceux quiavaient acquis une notoriété rapide dès le premier mois, commebarbaque, cafard, flotte, paxon, plumard, poussier (lit) dans lepremier groupe, babille, marmite, niôle, pépère, pinard, poilu, vaseux,qui rentrent plutôt dans le second. La vie de captivité devait, de son côté, créer des expressionsnouvelles avec les seules ressources de la langue française. Les prisonniers internés dans la région rhénane, que je vis lors despremiers rapatriements en Suisse en 1916, avaient surnommé le grandmenteur la perfide Gazette des Ardennes, qu'on leur servaitgratuitement mais qui n'avait pas réussi à ébranler leur moral, et lepetit menteur la Kœlnische Zeitung, organe le plus répandu chez lesAllemands aux alentours du Rhin inférieur. Cette gradation impliquaitune observation judicieuse : les journaux destinés à un publicd'Allemands, surtout de civils, devaient respecter un peu plus lavérité. Les baraques du camp étaient appelées les pétaudières, le lit le dur.Le « jus » traditionnel (café) est ici précisé jus de fèves. Dans lapetite enquête publiée par le Journal du camp de Gœttingen, le harengdésigne « un légume bien tendre », dont le sens n'avait pas besoind'être spécifié pour les ,lecteurs : je suppose qu'il s'appliquait auxbetteraves ou aux navets coriaces particulièrement répugnants pour nosprisonniers. Dans la même enquête, dont les réponses sont en généralconçues sur le mode ironique, bassine paraît désigner la gamelle : «principal article de ménage du prisonnier, destiné à tous les usagessuivant les heures du jour. » En dépit de la guerre, l'actualité ne perdait pas ses droits ettraversait, grâce aux journaux, les palissades des camps. Les prisonsétaient appelées dardanelles et les cachots sous-marins. Les heureuxcamarades choisis pour être internés en Suisse ont été appelésSuissards dès le début. La censure allemande fut surnommée tanteAnastasie, comme celle de France, mais avec une adjonction qui paraîtêtre du crû : on sait que les Allemands disent couramment, par exemple,la « tante Voss » en parlant du vieux journal national libéral, laVossische Zeitung. Quelques locutions sont plus spéciales. La psychose des fils de fer,qui désigne la hantise de l'évasion, doit être une création demédecins-majors, probablement de majors allemands, car elle étaitrépandue, plus ou moins altérée, dans les camps de simples soldats.Dans les camps de civils s'étaient acclimatés des termes provinciaux denos départements du nord et du nord-est, pays d'origine de nombreuxcaptifs emmenés comme otages : ainsi lisette, soupe de betteraves, ettouiller, remuer la soupe (avec un bâton), étaient très usités dans lecamp de concentration de Holzminden. D'autres créations semblent particulières aux camps d'officiers. Unedes plus expressives est le charognard, qui désignait le drapeauprussien blanc avec aigle noir, — cet aigle symbolique avide de sang, —arboré sur le camp à l'annonce d'une victoire allemande. Dans un toutautre ordre d'idées, les officiers nobles à particules étaient appelésironiquement chevaux de luxe, noms démontables, noms à charnière, noms à courantd'air : la blague française, même en captivité, ne perd jamais sesdroits. Le lieutenant L. L... a entendu ces expressions employées partous les officiers dans les quatre camps où il fut successivementinterné ; il ne les connaissait pas auparavant (8). Il existait aussi,dans certains camps, des surnoms particuliers : Baracke, journal desLillois du camp d'Amberg, parle (24 septembre 1916) du Détective, duMikado, de Pétrograd, de la Princesse, sans préciser des individualitésconnues de tous, y compris, bien entendu, la censure allemande. Comme mots de passe, j'en ai relevé un seul, ce qui est bien peu, onl'avouera, pour représenter l'élément secret et conventionnel d'unargot. Encore est-ce un vieux terme traditionnel, qui ne dut pas resterplus longtemps mystérieux pour les geôliers allemands que jadis pourles policiers français de la Restauration : vingt-deux, ancienneexpression du jargon des malfaiteurs, signalée par Vidocq, adoptée plustard par le langage des faubourgs et des casernes (9). Cetteexclamation est lancée pour donner l'éveil et annoncer l'approche d'unintrus, d'un importun agent de police, surveillant, etc. Le Journal ducamp de Gœttingen le définit ainsi avec humour : « Formule magique qui éteint les incendies portatifs et les feux decheminées », — entendez : les pipes et les cigarettes (allumées encontravention du règlement), lorsqu'un gardien est signalé. Ce mot de passe a obtenu un vif succès auprès des prisonniersappartenant à d'autres nationalités, qui l'ont adapté à leur propreprononciation : les Anglais ont dit vennt dou, les Russes vinta dou.Chez les uns et les autres le terme conventionnel, on le voit, a étéemprunté : nouvelle preuve de la difficulté et de la répugnancequ'éprouve tout idiome à former des mots secrets et artificiels- Il estbien plus commode d'adopter les expressions toutes faites qui tombentsous la main. Somme toute, par la variété des éléments qui le composent, et malgréson caractère temporaire, l'argot de nos prisonniers en Allemagneapporte une intéressante contribution à l'étude des langages spéciaux. ALBERT DAUZAT. NOTES: (1) Pour le langage de nos soldats, je renvoie à mon récent volume :L'Argot de la guerre (Paris, 1918). (2) Chiffre porté plus tard à 458.000. (3) Comme expression particulière à un camp, on a signalé que lesprisonniers du camp de Wurtzbourg s'appelaient les pendus ; ceux quiétaient rapatriés devenaient les dépendus, nom de l'associationancienne fondée à Paris par les anciens prisonniers de ce camp.(L'Eclair, 19 décembre 1918). (4) A. Dauzat : Les argots franço-provençaux, chap. 1er (Bibliothèquede l'Ecole pratique des Hautes-Etudes, fasc. 223). (5) On sait que l'Allemagne, pour parer aux conséquences du blocus,avait multiplié les succédanés alimentaires et chimiques afin deremplacer certaines denrées qui devenaient de plus en plus rares oumême qui faisaient totalement défaut. (6) A. Dauzat : L'argot de la guerre, p. 155. (7) Les troupes russes du front français ont appelé, dans leur langage,le vin rouge-blanc, parce qu'elles entendaient demander « du rouge » ou« du blanc ». Ce mot figure dans une des chansons, mélancoliques etsatiriques à la fois, qu'elles ont composées depuis la fausse situationoù les avaient placées la révolution bolchevique et la paix deBrest-Litovsk. (Communication de M. Gaston M...) (8) Nom à courant d'air était usité, depuis une dizaine d'années aumoins, dans certains milieux de la haute magistrature parisienne, pourdésigner les noms à double particule. Les noms à particule étaientappelés plus souvent noms à tiroir. (9) On me l'a signalé comme usité au 6e chasseurs à Saint-Mihiel dès1888. |