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DAUZAT,Albert (1877-1955) : LesFaux bruits et les légendes de la guerre (1918).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (24.X.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: nc) du Mercure deFrance. N°482 - T. CXXVIII, 16 juillet 1918, 29e année.
 

LES FAUX BRUITS ET LES LÉGENDES
DE LA GUERRE
par
Albert Dauzat

~ * ~

Toutes lesépoques troublées, en provoquant la surexcitation des cerveauxfaibles, donnent naissance à un grand nombre de faux bruits qui,lorsqu'ils correspondent à l'état d'esprit du milieu, ont tôt fait des'accréditer dans l'âme simpliste des foules. Les guerres sontparticulièrement favorables à la production de ces phénomènespsychologiques. La conflagration actuelle, malgré l'état avancé denotre civilisation, ne pouvait échapper à la loi générale : àl'observateur curieux elle fournit une abondante et pittoresquerécolte, en permettant de saisir sur le vif la formation et l'évolutiondes légendes.

Sujet encore neuf, tout au moins pour la guerreactuelle. En dehors d'une récente communication du docteur Vallon, àl'Académie de Médecine (1), sur la psychose des alarmistes, et del'ouvrage du docteur Lucien-Graux, les Fausses nouvelles de la grandeguerre (2), on ne saurait citer que quelques courts fragments delivres ou d'articles, auxquels je renverrai à l'occasion. Le dossierque j'ai constitué depuis 1914 est composé, en majeure partie,d'observations personnelles.

Il importe de bien délimiter lesujet, et surtout de mettre le lecteur en garde contre une confusionqui s'est souvent produite. Je n'entends traiter ici que des faitsd'ordre purement psychologique. Les légendes de la guerre n'ont rien àvoir avec le pacifisme ou telle autre doctrine politique, pas plusqu'avec l'espionnage ou la trahison. Les propagateurs de faux bruits,que j'étudie, ne sont pas des raisonneurs, mais des émotifs, desimpulsifs, parfois des demi-malades. Les alarmistes qu'a observés ledocteur Vallon ne sont pas plus des agents de l'ennemi que des fauteursconscients de dépression morale ; ils peuvent se recruter aussi bienparmi les « jusqu'au-boutistes » que parmi les pacifistes ; mais, engénéral, ils n'ont pas d'opinion arrêtée à ce sujet. D'ailleurs lafausse nouvelle peut être aussi bien optimiste qu'alarmiste : toutdépend du tempérament du sujet et de l'état d'esprit général du moment.

Toutefoisdes points de contact existent à l'occasion entre ces divers ordres defaits, théoriquement bien distincts : tel mensonge du gouvernementallemand aura pu accréditer une légende en Allemagne, ou telle nouvellefausse aura été lancée par des agents de l'ennemi pour agir surl'opinion. Nous sommes alors en présence d'une source particulière :c'est la légende d'origine politique — ou religieuse (3) — qui seraétudiée à la suite des formations spontanées. Sans mériter d'êtrenégligées, les légendes d'origine politique sont cependant plus raresqu'on ne le croit et que les gouvernements ne sont tentés de lesupposer : tel bruit, attribué d'abord à la propagande ennemie, serévéla souvent à l'analyse comme étant d'origine populaire (4).

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Lamentalité des créateurs et des propagateurs de faux bruits présente destraits communs, mais aussi toute une gamme de nuances qui peutatteindre à une grande diversité, depuis les sujets simplement nerveuxet impressionnables, qui sont les plus nombreux, jusqu'aux aliénés etaux visionnaires.

Tous sont émotifs, mais à des degrésdivers. Les moins impulsifs sont ceux qui agissent sous l'empire de lavanité ou de l'amour-propre : nous connaissons le type du quidam qui,voulant toujours paraître bien informé, vous glisse à l'oreille... lemystérieux « tuyau » confié par un haut personnage ou par son entourageimmédiat, en réalité... le dernier canard volant dans les salons, lescafés ou la rue. Les points de chute des bombes et des obus ont donnélieu à Paris à une multitude de fausses informations. Après les raidsde gothas de mars-avril derniers et le bombardement par les canons àlongue portée, nombre de Parisiens temporairement émigrés ont jetél'alarme en province en voulant d'instinct justifier leur départ parl'exagération des périls auxquels ils avaient été exposés.

Prochesparents des vaniteux, les hystériques trouvent dans la guerre denombreuses occasions d'exercer leur tendance bien connue au conte et àla fable. J'ai observé dans un petit village d'Auvergne un sujet biencurieux de cette catégorie : c'est une dame L..., demi-bourgeoise, demise excentrique et encore jeune, qui, au retour de chaque voyagequ'elle fait à Clermont-Ferrand ou à Paris, rapporte des histoiresabracadabrantes, généralement prises au sérieux dans son entourage :en septembre 1915, elle racontait ainsi que les Allemands venaient deprendre une ville belge, avaient massacré les adultes, et vendu auxenchères les petits enfants, cinq sous, dix sous pièce. Bien entendu,elle l'avait lu « sur le journal ».

La précision de laréférence, non moins erronée, contribue à accréditer le faux bruit ;venant à l'appui de la simple affirmation pour convaincrel'interlocuteur, elle est engendrée par action réflexe, voire parauto-suggestion. Le docteur Gustave Le Bon, dans un de ses ouvrages surla psychologie de la guerre, cite le cas (5) d'un cocher parisien qui,au début des hostilités, voulant lui expliquer pourquoi on pillait unmagasin de chaussures, lui « assura avoir vu de ses yeux, écrit engrosses lettres, sur cette boutique : A bas la France ! Vive. Guillaume! » Devant les objections de son client sceptique, le cocher entra enfureur et « répéta qu'il avait lu lui-même l'inscription tracée sur unebande de toile de plus d'un mètre de hauteur ».

J'ai observé, pourma part, des cas analogues. Lors des gréves féminines de mai-juin 1917à Paris, on m'affirma plusieurs fois que le sous-sol- de la Bourse duTravail était garni de mitrailleuses et que chaque agent de policeavait, à son domicile, une mitrailleuse sur laquelle il s'exerçait àtirer (6) : chaque fois on tenait le fait de la femme d'un agent oud'un agent lui-même. Le 27 mars 1918, peu après la prise de Noyon, unhomme m'affirma, à Vincennes, que Compiègne venait d'être évacuée etincendiée : il tenait la nouvelle d'une dame qui l'avait lue dans unjournal. Cette fois, le sujet n'avait pas vu lui-même, ce qui rendaitson erreur plus admissible.

Dans certains cas, l'invraisemblanceest telle qu'il s'agit d'un véritable fait pathologique, lorsque labonne foi du sujet ne peut être mise en doute, comme j'ai pu leconstater pour les exemples suivants. Au début d'avril 1918, chez unemarchande de journaux de Montreuil-sous-Bois, une cliente affirmaitqu'elle venait de Iire une affiche invitant la popu-lation à seravitailler pour cinq jours, parce qu'un bombardement terrible allaitobliger tout le monde à vivre cinq jours et cinq nuits dans les caves :la physionomie affolée de la pauvre femme ne laissait aucun doute sursa sincérité. A la même époque, un contrôleur de tramway racontait unaprès-midi aux voyageurs qu'un obus du canon à longue portée étaittombé chez l'éditeur A.. C.., effectivement situé sur la trajectoire,mais qui n'a jamais été touché à l'heure où j'écris : il étaitrenseigné de première main, ajoutait-il, puisque sa fille y travaillaitet lui avait donné à midi tous les détails.
 
APont-Audemer, pendant tout l'hiver 1914-t915, on croyait audébarquement des armées russes à Honfleur (situé à moins de 3okilomètres) : beaucoup de personnes, circulant en auto pour affaires, «les avaient vues comme je vous vois ».

Ce curieux phénomènepsychologique, qui confine à l'hallucination, est analogue au fameux «mirage » décrit par Alphonse Daudet dans Tartarin de Tarascon, àcette différence près qu'endémique chez certaines populations, iln'apparaît ailleurs qu'aux époques de crises ou dans des milieux soumisà une suggestion collective. J'ai entendu à Lourdes, en 1906, unpèlerin, à qui on venait de narrer l'anecdote d'un aveuglemiraculeusement guéri, répéter, une heure après, le récit à des voisinsde table, avec de nouveaux détails, en assurant — et en finissant parcroire — qu'il avait assisté lui-même au prodige (7).

Un pas deplus, et nous entrons dans le domaine des malades, et desvisionnaires. Les alcooliques figurent naturellement en bonne place :le docteur Dupré en a examiné plusieurs qui avaient été arrêtés, sur lavoie publique, en train de vociférer des propos effrayants. Voici unautre cas, particulièrement intéressant, observé par le docteur Vallon:

Un ouvrier d'usine, hyperémotif, tenait à tout venant despropos alarmistes. Il est dénoncé, arrêté ; on trouve chez lui desfeuilles de papier sur lesquelles sont écrits des récits de batailles,d'événements tragiques. La justice croit à des factums destins à unepropagande alarmiste : en réalité, il s'agit de conceptions d'uncerveau malade jetées quotidiennement sur le papier ; l'ouvrier tenaitle journal de son délire.

Parmi les visionnaires engendrés parla guerre, l'exemple le plus curieux est celui de la «Jeanne d'Arc deCholet », qui défraya la chronique dans la première moitié de 1917.C'était une fille de riches fermiers, qui déclarait avoir des visionset qui, visiblement hantée par le souvenir de Jeanne d'Arc, se croyaitdestinée à sauver la France et se disait en possession de secrets quin'étaient connus que d'elle et du chef de l'Etat. Elle parvint à sefaire conduire à Paris et à passer une nuit seule, en prières, dansl'église du Sacré-Cœur de Montmartre, faisant fléchir, grâce à depuissantes intercessions, la règle ecclésiastique qui s'y opposait.Elle obtint de même une audience, qui lui tenait à cœur, auprès d'untrès haut personnage... Puis le silence se fit autour d'elle. La «mission » était manquée —Ailleurs l'état d'esprit étant plus crédule,on s'explique le succès et l'influence, en temps de guerre, àl'ancienne cour tsariste, d'un hystérique visionnaire comme Raspoutine.

Enlaissant de côté les cas nettement pathologiques, somme toute assezrares, la diffusion des faux bruits pendant les époques troublées peutrisquer à la longue de déprimer ou de démoraliser l'opinion, qu'ils'agisse de nouvelles alarmistes ou optimistes : car le faux succès,une fois démenti, cause une désillusion aussi déprimante que l'annonced'une catastrophe ou d'un revers. On conçoit que les gouvernementss'efforcent d'y couper court ; on s'explique aussi que des hommespolitiques, qui s'avèrent trop souvent comme de piètres psychologues,en attribuent la paternité à leurs ennemis étrangers ou à leursadversaires intérieurs, suivant l'adage latin : is fecit cui prodest.

Quelest le meilleur moyen pour arrêter les faux bruits ? Remonter à leursource est impossible quand ils sont d'origine collective. Ceux qui lespropagent, et qui ont pu y ajouter plus ou moins inconsciemment desdétails de leur cru, y attachent au moins autant de créance que ceuxqui les ont lancés. Le silence ou le scepticisme des auditeurs, loin deles décourager, sert d'aiguillon aux narrateurs, en les incitant àapporter, à l'appui de leurs dires, de nouvelles précisions et desréférences supplémentaires. La simple contradiction les irrite. Il fautêtre en mesure de les confondre en prouvant la fausseté oul'impossibilité de leurs allégations, de préférence devant témoins :ceux-ci, moins directement intéressés, se rendront à l'évidence et leconteur, se sentant lâché par l'auditoire, s'effondrera. Comme ils'agit d'émotifs, il importe surtout de le prendre de très haut etd'imposer d'emblée son ascendant moral. Un exemple. Le lendemain d'unraid de gothas, dans un tramway, une femme raconte, avec des détailshorrifiques, que de nombreuses bombes sont tombées dans la banlieue àM..., qu'il y a beaucoup de morts. Une voix s'élève dans la voiture,tranchante et impérative : « Vous mentez, madame ! J'habite M…, et iln'y est tombé une seule bombe cette nuit. C'est honteux de propagerainsi de fausses nouvelles ! » Désarçonnée du coup, la conteuse bat enretraite et balbutie des excuses : «;Je répète ce qu'on m'avait dit...Je ne savais pas... » Voilà un canard qui, au premier vol, a eu lesailes coupées.

Le Gouvernement dispose d'un bon moyen : ledémenti officiel. Encore faut-il savoir s'en servir. Le démenti pur etsimple rencontre beaucoup d'incrédules ; pour qu'il soit opérant, ildoit être circonstancié. Il ne suffit pas d'affirmer que la nouvelleest fausse : le Français, né frondeur, ne croit pas, comme l'Allemand,ses dirigeants sur parole. Il importe de lui démontrer l'erreur, de luiprouver que le bruit est faux et pourquoi il ne peut être vrai. Audébut d'août 1914, le bruit courut que la bataille qui nous avait misen possession d'Altkirch nous avait coûté 20.000 hommes hors de combatet 35.000 aux Allemands ; le gouvernement démentit et donna la preuve :il n'y avait pas eu dix mille hommes engagés de chaque côté. Le publicfut convaincu.

Autant la répression pénale s'impose pour tousles crimes et délits conscients, autant elle est injustifiée quand ellefrappe les propos inconsidérés d'esprits excités, détraqués ouhallucinés. On envoie les aliénés à la douche, non à la prison ; on nepunit pas les malades ou les demi-malades : on les soigne, on lesraisonne aussi. Condamner à trois semaines de prison, comme on l'a faitrécemment, des midinettes qui avaient mis en doute, au restaurant,l'existence du canon à longue portée, c'est injuste d'abord, c'estmaladroit ensuite ; c'est ériger des étourneaux sur un piédestal devictimes, c'est accorder de l'importance à des niaiseries, sansconvaincre ni les intéressés, ni leur entourage, dont on risque aucontraire d'accroître la méfiance : une remontrance paternelle et aubesoin vigoureuse du commissaire eût été plus indiquée et plusefficace. A ce compte, comme l'écrivait Mme Séverine, on aurait puarrêter la moitié de Paris le lendemain de l'explosion de la Courneuve,tant il circulait, ce jour-là, de bruits effarants dans les tramways,les cafés, les ateliers et les salons.

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Par quelsprocédés mentaux se forment les faux bruits ? Les uns ont pour point dedépart des faits exacts, mais démesurément grossis, ou déformés, oumal expliqués.

Nous avons tous pu constater qu'après chaquebombardement les dégâts des immeubles atteints sont singulièrementexagérés par les gens bien informés. Au lendemain d'un raid de gothas,une femme m'a déclaré :  « L'école des M...n'existe plus ; elle aété réduite en miettes », sans oublier la référence : « Je le tiens dema fille, qui habite à côté. » Or la bombe était tombée devantl'école, dont le gros œuvre est resté absolument intact, et où lesdommages se sont bornés à des bris de fenêtres et de glaces. Lesexemples de ce genre foisonnent et sont présents dans toutes lesmémoires. Les populations imaginatives de certaines régions du Midiconnaissent le phénomène à l'état courant.

Plus intéressantes etplus spéciales aux époques de crises sont les déformations et lesexplications erronées. Pendant la guerre de 1870, en Auvergne, troisétrangers au pays passent dans le petit village deSaint-Martin-des-Plains, situé en dehors de toute voie de communication: on ne s'explique pas leur présence, on leur trouve des allureslouches, ce sont peut-être des espions ! Le bruit se propage, sedéforme. Quelques heures après, dans la commune voisine de Bansat, lanouvelle se répand que les Prussiens sont à Saint-Martin : on parle deuhlans, puis d'un régiment entier ; le châtelain lui-même ajoute foi auracontar et court réunir les hommes du village. Que faire ? Les plushardis vont avec des faux et des fourches au-devant de l'ennemi... quise réduit à trois inoffensifs voyageurs (8).

En Italie, enmars-avril 1917, la population civile et militaire était convaincuequ'il y avait cent mille soldats français — d'aucuns disaient troiscent mille — sur le front du Carso ; des soldats siciliensm'affirmèrent que ce serait un corps d'armée français qui entrerait lepremier à Trieste, suivant les plans élaborés par l'état-major. D'oùvenait ce bruit ? On voyait journellement de nombreux contingentsfrançais traverser l'Italie en chemin de fer pour une destinationignorée, et qui était en réalité Salonique : de là à conclure qu'ils serendaient sur l'Isonzo, il n'y avait qu'un pas.

Voici maintenantla généralisation d'un cas particulier, phénomène bien connu desphilosophes sous le nom de sophisme de la généralisation. Le fait quequelques prisonniers, dans des circonstances exceptionnelles, étaientrestés très longtemps sans pouvoir écrire à leur famille donnanaissance à la légende de camps secrets de prisonniers dont les nomsn'auraient jamais été publiés sur les listes et qui n'auraient pas lapermission d'écrire ; on donnait couramment le chiffre de 40.000. Lamême légende courut en Allemagne ; pour les prisonniers allemands enFrance, pendant la première année de la guerre. Les démentis réitérésde la Croix-Rouge, après enquêtes et avec preuves à l'appui, eurentbeaucoup de mal à déraciner cette légende qui avait été entretenue parcertains journaux (9).

Le besoin de trouver la cause, inhérent àl'âme humaine, suffit à lui seul pour créer des légendes. Qu'uneoffensive longuement préparée, et sur laquelle on avait fondé degrands espoirs, ne donne pas les résultats attendus, une explicationsurgira, de nature à satisfaire l'esprit public, et ce sera souventl'hypothèse la plus bizarre ou la plus invraisemblable qui trouveracréance.

Nous arrivons ainsi à une des principales sourcespsychologique des légendes : le possible transformé en réel. Cettetendance est déjà très sensible, en temps normal, tant chez les âmessimples que chez les esprits au raisonnement hâtif ou superficiel :combien, à la lecture d'une proposition de loi déposée par un députéobscur et sans influence, ont inféré que le projet allait être voté,voire qu'il était déjà en vigueur ?

Le jour de la mobilisation,le bruit courait à Paris que le frère de Calmette (10) avait tuéCaillaux. Evidemment, à peine avait-on appris l'assassinat de Jaurèsque beaucoup s'étaient écrié : « La même chose pourrait bien arriver àCaillaux... Le frère de Calmette pourrait bien le tuer... C'estpeut-être déjà  fait. » En temps normal on en reste là; mais dansune période d'excitation nerveuse, l'hypothèse devient la réalité (11).

LesAllemands se sont imaginés volontiers que les Anglais, puis lesAméricains sont les maîtres en France. D'où la légende, dont l'échom'est parvenu en Suisse au printemps de 1916, qu'à Boulogne et à Calaisles autorités civiles françaises avaient cédé la place à des autoritésanglaises. D'après la Gazette de Francfort (12), les soldatsaméricains contrôleraient à Paris les permissions des soldats français !

Atout moment, dans les époques troublées, les désirs ou les craintes dela collectivité, transposés du possible au réel, donnent naissance à defaux bruits, optimistes ou pessimistes suivant l'état d'esprit dumoment et suivant la mentalité des individus. Les fauteurs oupropagateurs de nouvelles alarmantes sont des tempéraments peureux,des faibles d'esprit, et souvent, d'après le docteur Vallon, desmalades (dyspeptique, tuberculeux, etc.), dont le physique déprime lemoral. Le processus est facile à observer. Pendant le bombardement deParis par les canons à longue portée, chaque fois que les pièces setaisaient plusieurs jours de suite, beaucoup appréhendaient unerecrudescence d'activité plus redoutable qui devait se préparer dans unsilence de mauvais augure : les craintes se transformèrent vite enlégende, comme celle du bombardement qui obligerait à vivre cinq joursdans les caves (p. 4).

Les victoires escomptées sont annoncéesd'avance. En 1870, à la veille de Reichshoffen, l'optimisme populaire,entretenu par le Gouvernement, se traduisait par les fausses nouvellesde succès imaginaires : le bruit courut un jour que Mac-Mahon avaitécrasé les Prussiens et fait 40.000 prisonniers ; on pavoisa et on sepréparait à illuminer quand le Gouvernement démentit (13). Laconfiance de la population fut mieux récompensée en 1914, mais lesbruits de victoire circulèrent longtemps avant les premiers succès dela Marne : du petit au grand, c'étaient deux aviateurs qui avaientmassacré un corps d'armée allemand (14), c'étaient cinq mille uhlansfaits prisonniers d'un seul coup de filet (15), c'étaient 40.000Allemands tués dans la forêt de Compiègne (16), c'était l'ennemi coupéou écrasé à Châlons, dès le 5 septembre (17).

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Comments'accréditent les faux bruits ? Ce ne sont pas des créationsindividuelles qui s'étendraient peu à peu ; ce sont de véritablesformations collectives, dont on ne saurait retrouver les auteurs,parce que ceux-ci sont légion. Ils sont nés simultanément dans denombreux cerveaux : les mêmes causes, dans un milieu donné, provoquantles mêmes effets. Et ce qui produit leur succès, c'est précisémentqu'ils correspondent à l'état d'esprit général. La surexcitationnerveuse les met en circulation, et ils se répandent beaucoup plus viteet plus aisément qu'en temps normal. La crédulité moyenne est, eneffet, accrue pour diverses causes. La tension nerveuse empêche de voirles côtés invraisemblables de l'anecdote : c'est un truisme que le senscritique s'oblitère plus ou moins en temps de guerre ou de révolution,parce que les facultés émotives prennent le pas sur les facultés deraisonnement. D'autre part, on voit tant de choses nouvelles etextraordinaires que la fiction peut passer finalement pour vérité :les gaz asphyxiants et les canons à longue portée n'étaient-ils pas, àpriori, plus invraisemblables que certaines légendes ? Enfinl'existence de la censure contribue à accréditer les fausses nouvelles: le narrateur n'a-t-il pas beau jeu en affirmant que tel fait estexact, mais qu'il est défendu eux journaux d'en parler ? Le contrôledevient ainsi malaisé.

La rapidité de propagation des bruitserronés est remarquable. La nouvelle de la fameuse victoire deMac-Mahon, en 1870, « fit traînée de poudre jusqu'aux Pyrénées » (18).En août 19 14, les chiffres amplifiés des pertes devant Altkirch serépandirent dans l'Ouest presque instantanément (19).

Une autrecause favorise les-faux bruits : ceux-ci sont propagés souvent, nonseulement par de simples particuliers, mais par les agents del'autorité eux-mêmes. La foule simpliste ne réfléchit pas qu'ununiforme ou une fonction ne saurait protéger l'individu contre lacontagion mentale ou changer son tempérament ; elle s'imaginevolontiers que l'agent de police ou le gendarme est dans le secret detous les événements. Au contraire, l'agent de police qui, par sesfonctions, est mêlé à tous les potins de la rue, se fait inconsciemmentl'écho des légendes, et il en devient, plus d'une fois, le meilleurpropagateur, car il leur donne l'appui de son autorité. Le jour de lamobilisation, à Paris, des agents du XXe arrondissement certifièrentque 200 enfants expiraient à l'hôpital Tenon empoisonnés par leslaiteries Maggi. Le premier jour du bombardement de Paris par le canonà longue portée, alors que le public ignorait encore l'origine desengins, les agents de Montreuil racontaient, les uns qu'il s'agissaitd'une bataille aérienne qui durerait 48 heures, d'autres que troisavions allemands étaient cernés et qu'ils se rendraient aussitôtépuisée leur provision d'essence.

Un des types de légendes lesplus curieux est celui de la poudre Turpin, qui met en lumière toutesles caractéristiques des faux bruits et qui montre comment ceux-cis'accréditent même parmi les milieux les plus cultivés. Le point dedépart était l'offre faite par Turpin, au début des hostilités, de semettre à la disposition du gouvernement français ; les journaux firentremarquer justement quels services pourrait nous rendre l'inventeur dela mélinite ; ils ajoutèrent qu'il avait fait de nouvelles découvertes.Sur ce canevas, l'imagination populaire eut tôt fait de broder deschimères. La légende tomba comme un bolide, le 29 août, dans la petiteville de l'Ouest où j'étais alors mobilisé. Le médecin en chef de monhôpital, — major à trois galons et docteur parisien en vue, dont jen'aurai pas la cruauté de citer le nom, — entrait ce matin-là dans sonbureau d'un air satisfait :

« On les aura quand on voudra... Lapoudre Turpin, oui, parfaitement... Il n'y avait qu'à lire entre leslignes des journaux... Les trois mille cadavres allemands en tas, enLorraine ? oui, c'est ça... Il fallait obtenir le consentement de nosalliés : maintenant, c'est fait ; mais il ne faut encore rien dire. »

C'étaitun homme de science qui parlait ainsi : tempérament froid, défiant etsceptique. Mais il tenait la nouvelle du commandant de la place, quilui-même... Alors, comment douter ?

Un autre médecin-major de lamême localité racontait — toujours mystérieusement ! — les expériencesfaites avec la fameuse poudre : sur cent moutons, il n'en était restéque trois. Cette anecdote des trois moutons eut alors un succèsprodigieux.

A Paris, où j'étais venu un peu plus tard en congéde convalescence, tout le monde croyait à la poudre Turpin, que lepeuple avait surnommée la « poudre à punaises. » Le 5 septembre, dessoldats racontaient qu'on venait de tuer ainsi 40.000 Allemands dans laforêt de Compiègne. Un voisin de tramway, dont le langage révélait unecertaine éducation scientifique et médicale, m'expliquait :

«Cette poudre, après l'explosion de l'obus, agit de deux façons :d'abord sur le cœur, en provoquant une endocardite foudroyante, et, àdéfaut, par asphyxie, car tout l'oxygène de l'air se trouve absorbé surun rayon de 800 mètres. Aussi ne peut-on l'employer près des lieuxhabités. »

Par contre un officier évacué du front, quej'interrogeai sur la poudre Turpin à la même époque, se contenta dehausser les épaules (20). L'écrivain italien Luigi Barzini, qui apublié des impressions de guerre remarquables par le dond'observation, le coloris et la puissance de synthèse, a noté desdétails de cette légende que j'ai également entendus (21). On luiexpliqua que les victimes restaient raidies dans leur dernier gestecomme des statues de cire ; seulement au bout de dix coups le canonétait usé (ou encrassé). Ainsi tout s'expliquait : notre recul, commeles lenteurs apportées à la destruction des masses ennemies. Car unelégende doit tout expliquer : c'est sa raison d'être.

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Onremarquera l'analogie des nombreuses légendes qui éclosent en mêmetemps et indépendamment dans les pays ennemis : mêmes causes, mêmescirconstances, mêmes effets. La légende des camps secrets, dont j'aiparlé, a circulé en Allemagne comme en France. La légende de Jaurès,sur laquelle je reviendrai, a son pendant dans celle de Liebknecht qui,venu à Paris en juillet 1914, aurait vu des ministres français pour lesexciter à la guerre contre l'Allemagne ou leur livrer desplans. D'après des lettres de prisonniers allemands, M. Albert Pingaud(22) a relevé de faux bruits analogues à ceux qui couraient en France àla même époque : arrestations d'automobiles françaises quitransportaient de l'or en Russie ; suicide du général von Emmich, blâmépar l'Empereur pour les lourdes pertes subies par son corps d'armée ;travaux de fortification opérés, en territoire allemand, et en pleinepaix, sur des terrains de chasse loués par les officiers, etc..

M.Rouanet, de son côté, a rapproché de ces histoires d'automobiles lebruit, colporté à Paris, de l'arrestation de Maggi, qui se serait sauvéde Paris le 3 ou le 4 août 1914, emportant 40 millions en or dans sonauto. Et il ajoute : « J'ai entendu raconter également des histoiresd'empoisonnement de sources et de puits par les Allemands avant leurdépart de France, qui font pendant à celle du médecin français fusilléà Metz (23). »

Deux autres légendes offrent un parallélisme encoreplus frappant. On sait qu'au début de la guerre le bruit courut enFrance, avec persistance, que les Allemands coupaient les mains desenfants ; certains ajoutaient : la main droite des petits garçons, pourqu'ils ne puissent pas porter le fusil plus tard. Nombre de soldats etde réfugiés affirmèrent avoir vu de semblables mutilations ; descaricaturistes italiens s'emparèrent de ce thème. Pourtant aucun faitde ce genre n'a été enregistré dans les enquêtes officiellesminutieuses et documentées, sur les atrocités
allemandes, quepublièrent les Gouvernements français et belge. — En Allemagne, à lamême époque, la population croyait que les Belges crevaient les yeuxdes blessés. L'écho de cette légende se retrouvait dans des chansonspopulaires, où la fiancée tremblait pour son promis qui allait « aumilieu des loups belges » (sic) : l'agneau mué en loup, c'étaitbien une des plus audacieuses déformations qu'on pût rêver ! L'opinionallemande était tellement surexcitée que le Gouvernement dut procéder àune enquête dans les hôpitaux, d'où il résulta, bien entendu, que pasun fait de ce genre ne s'était-produit.

Les combattants et les réfugiés jouent un rôle considérable dans la propagation des légendes. Les uns comme les autres
 
sontou ont été en proie à des excitations et des dépressions nerveuses quiles rendent particulièrement sujets à de telles suggestions. Lorsqu'ilsarrivent à l'arrière, on leur demande les récits de ce qu'ils ont vu,récits que l'auditeur s'attend à trouver impressionnants et tragiques.Le narrateur perçoit très bien ce désir ; de son côté il veut paraîtrebien informé : d'où sa tendance inconsciente à exagérer, à amplifier.

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Les principaux caractères des légendes de la guerre peuvent être mis facilement en relief.

Lafoule ne croit pas aux causes naturelles dans les moments critiques :la légende la satisfait en lui donnant les explications tragiques oule merveilleux dont elle est éprise. Au début d'août 1914, lapopulation belge attendait des renforts français qu'on ne voyait pasarriver ; mais ils étaient là, c'était certain. « Les troupes,disait-on, marchaient la nuit pour ne pas être vues par les aéroplanes,et se cachaient le jour. L'armée fantôme. Personne ne doutait que lepays ne regorgeât de soldats parfaitement invisibles comme le héros deWells. Les douaniers eux-mêmes en étaient persuadés (23). » Ainsi lalégende, mettait d'accord les désirs avec l'évidence visuelle, enrépondant en même temps au besoin de romanesque et de mystère.

Commentadmettre que le vainqueur de l'Ourcq était mort de maladie, comme lecommun des mortels, au printemps de 1916 ? La mort légendaire dugénéral Gallieni était au contraire bien plus impressionnante, doncmieux accueillie par l'opinion ; elle « expliquait », en même temps,d'une façon satisfaisante pour la foule, notre recul à Verdun pendantles premiers jours de l'offensive. Un permissionnaire me la racontaitainsi à Luchon en août 1916 (elle fit aussi florès à Paris) : «Gallieni venait de démasquer la trahison du général H... Celui-ci luitire une balle dans le ventre et fut aussitôt abattu par l'officierd'ordonnance de Gallieni. » Le permissionnaire, qui venait de la Somme,assurait qu'il avait été à Verdun... où le général H. commandaittoujours un secteur !

Pas davantage la foule n'admet les causescomplexes qui régissent les événements : il lui faut l'explicationsimpliste, à sa portée, et surtout le deus ex machinâ, héros outraitre, qui donne la clef de toutes les énigmes, comme à l'Ambigu.

Lepermissionnaire de Luchon, dont j'ai parlé, racontait : « C'est ungénéral alsacien, de l'état-major allemand, qui nous a fait gagner labataille de la Marne. Il est venu dire à  Paris : c'est le momentd'attaquer. » Quand les canons à longue portée se turent pendantplusieurs jours après une première série de bombardement, le bruitcourut dans la banlieue que Bertha avait été démolie par un aviateur,un Américain (on avait beaucoup parlé de l'aviation américaine).

Voicicomment l'homme le plus intelligent d'un petit village auvergnat m'aexpliqué, il y a deux ans, les changements ministériels qui seproduisirent à la fin d'août 1914. Le récit est pittoresque ; il montresurtout de quelle façon simpliste le peuple conçoit les événements, lesrapports entre les pouvoirs publics et les relations entre lesautorités supérieures :
   
«   Joffre avait demandé à être entendu d'urgence par le Conseil desministres. Il est introduit. Il dépose son épée sur la table sans direun mot. Etonnement général.
  
«    — Que faites-vous ? lui demande Poincaré.
   
«    — Je donne ma démission.
   
«   Le président s'exclame, rappelle les services que le général a renduset doit rendre encore. Quelles peuvent être les causes d'une décisionsi inattendue ?
 
«    — Je nepeux pas, répond Joffre, accepter la responsabilité de la guerre enrecevant continuellement les ordres de M. Messimy.
   
«    — Monsieur Messimy, déclare aussitôt Poincaré, votre démission est acceptée. Et se tournant vers Joffre :
   
«    Général, qui voulez-vous comme ministre de la guerre ?
   
«    — Millerand.
  
«    M. Millerand est nommé ministre de la guerre, riposte le président.
  
«    Joffre reprend :
   
«    — Voici une liste de généraux incapables qui ne méritent plus de commander les troupes.
   
«    La voix de Poincaré s'élève de nouveau :
 
«    — Ils sont révoqués.
 
«    Joffre reprend son épée, salue et sort. Et voilà comment fut gagnée la Marne, et la France sauvée. »

Maisc'est surtout le traître qui joue un grand rôle, comme dans les dramespopulaires. Un peuple croit difficilement que la fortune des armes luiest contraire parce que sa préparation militaire était insuffisante oul'ennemi mal organisé ; il admet encore moins que les chefs puissent setromper : à ses yeux, comme aux yeux du soldat, la faute devientpresque fatalement trahison. Le traître donne à l'échec ou au reversune explication qui satisfait l'esprit de la foule, tout en ménageantl'amour-propre national.

Charleroi fut expliqué ainsi par la «trahison » imaginaire de plusieurs généraux qui, bien entendu, avaientété fusillés séance tenante : on citait notamment, parmi les blessésque j'ai soignés à ce moment, le général S... et surtout le généralP..., qu'on affirmait, à Paris, avoir été fusillé « dans les fossés deVincennes ». Inutile d'ajouter que l'un et l'autre sont aussi vivantsqu'innocents de tout crime. L'offensive brusquement arrêtée duChemin-des-Dames, en avril 1917, fit courir aussitôt au front desbruits de trahison, qui devaient avoir plus tard leur répercussion àl'arrière. Combien de légendes de maires traîtres, qui auraient servid'indicateurs aux Allemands ou empoisonné les puits, ont couru dans lazone des armées ! Parfois des bruits de ce genre reposent sur un faitisolé exact, qui provoque rapidement un grand nombre de filialesimaginaires. Voici enfin un exemple de scène théâtrale, comme nous enavons vu pour les personnages sympathiques : cette fois c'est « letraître chez l'ennemi », Jaurès allant voir Guillaume à la veille de laguerre pour lui dire : « Maintenant tout est prêt pour l'Allemagne ;vous pouvez attaquer » (24) !

Notons d'autre part la précisiondu détail, qu'on a pu relever chemin faisant, et qui inspire confianceà l'auditoire : les trois moutons de la poudre Turpin, ou l'uniqueréchappé de la catastrophe, sans lequel elle ne pourrait être racontée.Quand le bruit courait que les Allemands avaient été écrasés à Çhâlons(5-6 sept. 1914), le narrateur ne manquait pas d'ajouter que la Marneétait rouge de sang. On donne toujours des chiffres, et ils sont trèsgros pour impressionner l'opinion, ou minimes, s'il s'agit desurvivants. Il y a des chiffres fatidiques : 1 ou 3 dans le second cas; 5.000, 40.000 (très fréquent), 100.000, etc., lorsqu'il s'agitd'évaluer un nombre de morts ou de prisonniers ennemis.

Lesmêmes sujets reviennent fréquemment : on a vu des exemples par leparallélisme des légendes françaises et allemandes. Outre les méfaitsd'espions et de traîtres et les héros sauveurs, les catastrophesimaginaires sont nombreuses. Le train de permissionnaires anéanti parun accident de chemin de fer (Auvergne 1915, etc.) ou par des bombes(25) constitue une des légendes les plus courantes, qui s'explique parl'attente fébrile et anxieuse des permissionnaires par leurs familleset par quelques accidents isolés.

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Laprédictionforme une catégorie particulière de légendes : laissant le présent pourl'avenir, la fantaisie peut se donner libre cours. J'ai déjà parlé deprédictions de bombardement. Il y a aussi la prédiction manquée... del'ennemi, comme celle du déjeuner que le kaiser aurait commandé à Paris(les mieux informés disaient : à l'hôtel Astoria) pour le 15 août1914, huit jours avant la fin de la mobilisation allemande : onconnaît sonsuccès au début de la guerre. Bien entendu, il y a des dates comme deschiffres fatidiques.
 
Laprédiction la plus fréquente de toutes est celle qui concerne la finde la guerre. On trouve de nombreux exemples chez les soldats, qui ontraconté, à toute époque, que le général X ou Y avait annoncél'armistice pour telle date, généralement : dans trois mois, ou avantle début de l'hiver (encore le désir pris pour la réalité). En avril1918, le bruit courut à Paris que la paix serait signée le 2 août, —anniversaire de la mobilisation.

En général, la prédiction se rattache à un symptôme ou à un objet visible qui lui confère plus de créance.

Dansla banlieue de Nice, près de Gairaut, une fontaine intermittente, laFouent santo, aux manifestations très rares, rentra en activité enjanvier 1917 ; il n'en fallut pas plus pour prédire la fin de la guerreimminente, car la fontaine avait toujours annoncé un grand événement :le tremblement de terre en 1887 et la guerre en 1914 ; les historiensajoutèrent : le siège de Nice en 1543 et la peste en 1581.

AAlbert, la Vierge de l'église, longtemps bombardée, restait toujoursdebout. La croyance se répandit que lorsqu'elle tomberait, la guerrefinirait. Aussi l'émotion fut-elle grande en Picardie quand on appritque le canon allemand l'avait renversée à la fin de mars 1918 : lapopulation était convaincue que la paix était proche.

Pluscurieux est le cas de la madone de Melandugno, dans la provinceitalienne de Lecce (26) : il se complique d'une vision et il provoqua,parmi une population impressionnable et simple, une suggestioncollective qui faillit amener de graves désordres. Un paysan deCarpignano avait vu en songe la Vierge qui lui avait dit de rechercherla madone de la Paix, enfouie sous telle hauteur de la métairie Pasulo,à Melandugno, commune voisine : dès qu'on aurait trouvé la statue, laguerre européenne prendrait fin. Le bruit s'étant répandu, les paysansde la région se mirent à creuser à qui mieux mieux le terrain indiqué ;la découverte d'anciens sépulcres et d'ossements ne fit qu'accroîtreleur croyance. Mais le propriétaire de la métairie, le docteurVillani, porta plainte : deux paysans furent arrêtés ; la populations'irrita et il fallut envoyer des troupes pour garder la propriété.

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Lesjournaux, à notre époque, prennent une part importante à la formationet à la propagation des légendes, sans parler des bluffs trop connusqui sont l'apanage d’une certaine presse, comme les Allemands affamésau début de la guerre (les prisonniers capturés par l'appât d'unetartine !) ou « les Russes à cinq étapes de Berlin ». La censure, sielle a arrêté au vol un grand nombre de canards, en a cependant laissépasser quelques-uns. L'exemple le plus célèbre fut, en novembre 1916,l'annonce de l'élection de M. Hughes à la présidence des Etats-Unis, àun moment où le scrutin n'était pas encore clos dans l'ouest américain! Semblable erreur ne pouvait créer une légende. Il n'en est pas demême pour la fameuse « usine aux cadavres humains », lancée par unmauvais traducteur ignorant que le mot allemand Kadaver ne s'appliquequ'aux cadavres d'animaux (début de 1917).

Un exemple toutrécent montre bien comment des articles de journaux mal interprétéspeuvent donner lieu à des légendes. Le 4 mai dernier, lelieutenant-colonel Rousset écrivait dans le Petit Parisien que lasupériorité de l'aviation alliée devrait nous permettre de bombarderefficacement les villes du Rhin ; puisque, pour le moment, on nepouvait pénétrer autrement chez l'ennemi, il fallait détruire Cologne,Mayence et Francfort : c'était le seul moyen de terminer rapidement laguerre. Le jour même, j'entendais raconter : « La guerre va finirbientôt ; cinq mille avions vont détruire Berlin, dont il ne resteraplus une maison debout ; en même temps nos poilus iront jusqu'au Rhin.» Voilà bien, saisis sur le vif, les procédés de déformation et degrossissement : les projets et désirs transposés dans la réalité,l'introduction des noms, symboliques et des chiffres fatidiques.

Plusdélicat à discerner est le rôle joué par les partis politiques oureligieux et par les Gouvernements. Il est certain qu'à toute époque del'histoire tel ou tel groupement s'est efforcé de lancer ou dedétourner à son profit des légendes qui pouvaient lui être favorables.

Toutesles confessions religieuses ont cherché à moraliser les faux bruitscomme les faits exacts. En 1837, un éboulement engloutit une partie duvillage de Pardines (Puy-de-Dôme). Cinquante ans après, étant enfant,j'entendais raconter par les vieilles femmes, dans un périmètre de cinqou six lieues, que les habitants avaient été punis pour leur impiété,et qu'un ange était venu les prévenir, une nuit précédente, enannonçant la catastrophe (réminiscence évidente de la légendebiblique de Sodome et Gomorrhe). Les gens âgés de la même époquedisaient que, pendant la Terreur, « les cloches sonnaient toutesseules ». Ici et là l'intervention du clergé était apparente.

Elleest plus évidente encore dans le « miracle de la Marne », que denombreux prédicateurs ont cherché, non sans succès, à propager, en leplaçant sous l'égide de Jeanne d'Arc ou de saint Michel. Si le sermonpublic se borne à des hypothèses ou à des généralités prudentes, laconversation va plus loin et n'hésite pas, au besoin, à parlerd'apparitions ou à donner des précisions apocryphes. Une dame de labourgeoisie parisienne m'expliquait l'an dernier : « Savez-vouspourquoi nous avons gagné la Marne ? La veille de la bataille,Castelnau alla trouver Joffre et insista vivement pour que legénéralissime consacrât son épée au Sacré-Cœur, en invoquant Jeanned'Arc. Ce qui fut fait dans le plus grand secret pour ne pas provoquerla colère des francs-maçons. » —En Turquie, le clergé musulman aexpliqué l'alliance avec l'Allemagne chrétienne en assurant queGuillaume II s'était converti secrètement à l'islamisme.

Sur leterrain politique, j'ai rencontré surtout — est-ce un hasard ? — deslégendes provoquées ou favorisées par les partis de droite. Leslégendes de Maggi, citées plus haut, ont bourgeonné sur les campagnesde l'Action française ; la légende de Jaurès chez Guillaume (27)procédait des calomnies qui couvaient sous le manteau. En 1915, enAuvergne, la mission de M. Caillaux au Brésil était ainsi interprétéedans certains milieux : « Caillaux a emporté en Amérique la caisse(sic) » ou « l'argent de la Banque de France. » Les amis de M.Millerand ne doivent pas être étrangers à la saynète « Joffre chezPoincaré », que j'ai contée. Quant aux généraux soi-disant fusillés, enaoût-septembre 1914, ce n'est pas un hasard si, parmi leurs noms, nefiguraient que des républicains avancés : pour les soldats, Charlerois'expliquait par une trahison de généraux, sans qu'ils pussentsoupçonner à priori lesquels ; on leur a glissé des noms, autourdesquels la légende flottante s'est aussitôt cristallisée. Phénomèneintéressant de collaboration du conscient avec l'inconscient.

Ducôté adverse, la légende des mitrailleuses, lors des grèvesparisiennes de mai-juin 1917, a pu être favorisée par l'oppositiond'extrême gauche, de même que le bruit des Annamites appelés à Parispour tirer sur le peuple en cas d'émeute : mais leur origine premièresemble spontanée, car il ne s'agit pas d'individualités, mais de faitscollectifs qui présentent tous les caractères d'une formationpopulaire. Dans certains milieux d'Auvergne, du Bourbonnais, du Berri,etc., certains déclare que « les nobles et les curés » sontresponsables de la guerre : dernier écho d'une haine atavique quirejette tous les maux sur les personnages antipathiques, — et d'uneépoque lointaine et périmée où le clergé et les hobereaux de campagnedétenaient le pouvoir.

Autre légende répandue à Paris et dansles campagnes : « On a fait la guerre pour décimer le peuple, parce queles « petits » étaient trop nombreux. » Je cherche l'origine de cebruit, qui va à l'encontre des lamentations unanimes d'avant-guerre surla dépopulation de la France, comme de l'intérêt des capitalistes quiont avantage, d'après la loi de l'offre et de la demande, à avoir unemain-d’œuvre aussi nombreuse que possible. Je suppose que c'est laréminiscence d'un vieux préjugé ancestral.

Quant auxGouvernements, j'ai déjà eu l'occasion de dire qu'ils sont étrangers,plus souvent qu'on ne le croit, à la formation des légendes. Le faitcependant peut exister, et dans certains cas on doit se demander si lesdirigeants ont lancé la légende ou s'ils l'ont simplement utilisée. Ilest certain que le Gouvernement allemand, par exemple, favorise, dansles journaux comme dans sa propagande, la diffusion des faux bruits quireprésentent les adversaires comme désunis ou démoralisés.

ALBERT DAUZAT.


NOTES :
(1) Séance du 16 avril 1918.
(2)Paris, 1918 ; le tome 1er qui seul avait paru aumoment où nous écrivions, renferme une partie rétrospective, desconsidérations générales, et, pour la guerre actuelle, s'arrête à labataille de la Marne. Avouerai-je que j'ai été un peu déçu à la lecturede ce gros volume, qui contient un trop grand nombre de considérationshistoriques et politiques et de digressions étrangères au sujet ? Ilest d'ailleurs intéressant et vivant. Je signale en particulier lesdocuments relatifs aux fausses nouvelles de 1789 à 1870 (p. 75-203) etaux prophéties sur la guerre actuelle (p. 274-345).
(3) Ci-dessous p. 260.
(4)Ainsi au début de mars 1915, avant l'offensive de Perthes, le bruitcourut que les lettres des soldats seraient arrêtées pendant un mois.Le Gouvernement démentit, ajoutant que c'était une fausse nouvellelancée par les agents allemands. Or le bruit venait du front, où ils'était formé spontanément en présence des préparatifs de l'offensive.
(5) Premières conséquences de la guerre, p. 83.
(6) Le bruit avait évidemment pour origine le rôle joué par les mitrailleuses au début de la récente révolution russe.
(7)Voici qui est encore plus voisin de l'hallucination. Depuis la guerre,nombreuses sont les femmes qui croient reconnaitre le mari ou le fils,tué ou disparu, dans la photographie d'un prisonnier, publiée par lesjournaux illustrés, et qui n'a en général aucune ressemblance avecl'image de l'absent. J’ai vu ainsi une pauvre veuve « reconnaître » sonmari, homme du nord presque blanc, frisant la cinquantaine, dans leportrait d’un jeune Corse de 25 ans, aux cheveux noirs, sans aucuntrait de physionomie commun. Dans un groupe donné, c’est toujours lemême individu qui est « reconnu » (celui qui est le plus en évidence).—Cas d’hallucination très net : le premier jour du bombardement deParis, plusieurs personnes affirmèrent avoir vu descendre dans l'airdes parachutes ou des ballonnets rouges.
(8) Qu'on ne sourit pastrop : le 5 août 1914, au témoignage du Dr Lucien Graux, le bruitcourut à Paris qu'on avait vu des uhlans à Saint-Cloud (les Faussesnouvelles de la grande guerre, p. 365).
(9) La question a ététraitée en détail dans la Paix par le Droit (déc. 1916. pp. 553-555),où je relève en particulier : « La Croix-Rouge de Francfort publie lareproduction d'entrefilets publiés dans le Petit Journal du 19juillet 1916 (disparition du soldat Paul Pasquet, du 16e d'infanterie,de Saint-Dizier); dans le Matin, de février 1916 (disparition dumaréchal-des-logis Joseph Bordel, du 4e spahis, de Saint-Pourçain,Allier) ; dans lePetit Journal du 27 mai 1916 (disparition du soldatAlbert Renaud, du 21e d'infanterie, de Langres), etc… D'après cesjournaux, les soldats en question, après avoir disparu dans lespremiers combats de la guerre, auraient écrit à leurs familles, aprèsun an ou plus de silence, qu'ils étaient internés à Merseburg, à Wahn,à Wittemberg, et se trouvaient en bonne santé. En face de ces extraitsde feuilles françaises, la Croix-Rouge publie la reproductionphotographique de lettres ou de certificats rédigés par les intéresséset dans lesquels on lit entre autres attestations : « J’ai écrit hierchez moi et j'écris régulièrement tous les cinq jours. Je reçois trèsbien mes colis, mes lettres. J'ai écrit pour la première fois à mafamille vers le 20 novembre 1914 et j'ai toujours écrit depuis. Il y acertainement confusion avec Pasquier Paul, du 16e d'infanterie, 12ecompagnie. » Etc... Quant aux cas authentiques, d'ailleurs très rares,« c'étaient des soldats français qui avaient réussi à se procurer desvêtements civils et à se cacher ainsi pendant de longs mois derrièreles lignes allemandes... Ces soldats, pendant qu'ils s'étaient cachés,n'avaient naturellement aucune possibilité de correspondre avec leursfamilles, mais ils font fait aussitôt arrivés au camp. »
(10) APont-Audemer, on disait tantôt le père, tantôt le fils la légendepersista pendant les trois premiers mois de la guerre. (Témoignage demon confrère Paul Marion.)
(11) Albert Dauzat, Impressions et choses vues (Paris, Attinger, 1916), pp. 41-43.
(12, Cité par l'Éclair du 3 mai 1918.
(13)Dr Lucien Graux, op. cit., p. 166-167. L'opposition accusa leGouvernement d'avoir lancé cette fausse nouvelle, en annonçantprématurément un succès escompté : mais vraisemblablement il n'y étaitpour rien,
(14) G. Rouanet, l'Humanité,16 septembre 1915.
(15) A. Dauzat, Impressions et choses vues, p. 45.
(16)Id., ibid., p. 154.
(17)Id., ibid., pp. 162-163.
(18)D' Lucien Graux, op. cit., p. 167.
(19)A. Dauzat, op. cit., p. 67.252
(20) Cf. A. Dauzat, Impressions et choses vues, pp, 112, 154, 155 et 162.
(21) Scene della grande querra, t.1, p. 85.
(22)Revue des Deux Mondes, 1er nov. et 1er déc. 1916. Humanité du 16 sept. 1915 (Compte rendu du Carnet de route d'un soldat allemand publié par M. Frank-Puaux).
(23) L. Barzini, Scene della grande guerra, p. 26.
(24) Entendu en Auvergne, en septembre 1915.
(25)Aprèsun raid de gothas sur Paris, on précisa qu'un tel train aurait étédétruit en gare de Rosny. Parmi les nombreuses légendes qui coururentle premier jour du bombardement par les canons à longue portée, — ilfallait expliquer ce qui était encore mystérieux ! — citons celle dutrain de permissionnaires que les avions allemands auraient suivijusqu'à son entrée en gare de Paris pour le bombarder à son arrivée.
(26) Il a été narré tout au long notamment dans la Stampa du 9 février 1916.
(27)Comparer en Allemagne la légende de Liebknecht, due à une même origine politique.