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DELORD,Taxile (1815-1877) : La femme sans nom (1840).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.XI.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lafemme sans nom
par
Taxile Delord

~ * ~



                     Et ecce occurrit illi mulier ornatumeretrico, præparata
                            ad capiendas animas, garrula et vaga.
                                   PROVERBIASALOMONIS, cap. VII, vers. 10.

                        Excepit blanda intrantes atque æra poposcit.
                                    JUV.


QUEL nom, en effet, lui donner, à ce type sifécond et si misérable, si poétique et si abject, si moral et sirepoussant ; énigme vivante que n’ont pu éclairer ni les recherches dela science, ni les dévouements de la charité, ni les efforts del’intelligence ? Pendant bien longtemps encore cette femme, danslaquelle viennent se résumer tous les dévouements et toutes lesbassesses, toutes les délicatesses de la passion et toutes lescorruptions de l’âme, se dérobera à la triple investigation de lascience, de la religion et de la morale ; elle demeurera toujours commeun des plus grands mystères du coeur humain et des nécessités sociales.

Le meilleur moyen de la faire connaître, cette femme, c’est de ne pasla nommer, tant est grand le dégoût qu’elle soulève alors que l’onparle seulement d’elle ; et cependant combien de motifs devraient nousconseiller l’indulgence à son égard ! combien de gens la repoussentaujourd’hui, la malheureuse, après avoir été les complices de sa chutepremière, et les instruments de sa dégradation progressive ! Disonsdonc quelques mots de la femme sans nom ; aussi bien a-t-elle une tropgrande part d’influence dans la société moderne pour échapper à cettegalerie, qui a la prétention de réfléchir l’époque actuelle dans sonensemble et dans tous ses détails.

Pour le public en général, la créature dont nous parlons est corrompue,ignoble, avilie, et tout cela sans compensation, sans espoir de retour: pour les uns, c’est la débauche en robe de soie, la paresse enchapeau de satin ; pour les autres, c’est la gourmandise qui sourit,l’ivrognerie qui marche ; pour tout le monde, ce n’est qu’un amas devices qui battent sous des oripeaux, et auxquels on fait bien de jeterl’éternel anathème. Sans doute tout cela est vrai ; mais croit-on quecette lèpre de la débauche envahisse l’âme tout à coup et s’ymaintienne sans espoir de guérison ? Une pareille pensée serait impie.Dieu, qui envoie aux femmes l’ignorance et la misère qui les perdent,leur garde aussi quelquefois à leur dernière heure le repentir, commeune compensation céleste. Écoutez plutôt l’histoire de Mariette.

Dans une petite ville de province vivait une veuve qui n’avait que safille pour soutien. Mariette était jeune et jolie ; son corps semblaitfait d’une goutte de lait, et ses yeux, des rayons d’une étoile. Lamère de Mariette vint à mourir. La voilà donc seule au monde, sansparents, sans amis, sans soutiens. Quand elle eut versé bien des larmessur le corps de sa mère, et tressé bien des couronnes pour orner lacroix de bois de son tombeau, un voisin se présenta chez elle : cethomme était riche ; il se dit l’ami de la famille, et offrit à Mariettede la prendre chez lui : la jeune fille accepta avec reconnaissance. Lepremier jour l’ami de la famille pleura avec elle ; le second, il luiprit le menton ; le troisième il essaya de l’embrasser. Le voisin avaitcinquante ans.

Mariette avait un cousin qu’elle croyait aimer ; poussée au désespoir,elle voulut se tuer pour rejoindre sa mère. Le voisin parvint à lacalmer ; il lui avoua son amour, et lui promit de l’épouser si ellevoulait se rendre à ses voeux : Mariette, ignorant parfaitement ce quec’était que se rendre aux voeux d’un homme, ne vit qu’une chose danstout cela, son mariage prochain. On lui avait dit dans maintes chansonsque les jeunes gens étaient des trompeurs ; le voisin était marguillierde sa paroisse, et de magnifiques cheveux blancs ornaient son front.Mariette se rassura donc, et ne songea plus à aller rejoindre sa mère.A force d’être rassurée, elle devint enceinte ; au bout de neuf mois,elle mit au monde une fille. Le voisin en cheveux blancs, l’ami de lafamille, le marguillier vertueux, envoya l’enfant à l’hôpital ; etquand la mère fut rétablie, il lui mit un louis dans la main, la plaçadans la rotonde, et recommanda au conducteur de la faire conduire, àson arrivée à Paris, chez un de ses amis, qui était préparé à larecevoir. Comme Mariette pleurait beaucoup en quittant le voisin, toutle monde crut que c’était par reconnaissance. Le dimanche suivant, lecuré cita au prône le vénérable marguillier, et quelques jours aprèsses concitoyens l’élevèrent à la dignité de maire. C’était à l’écharpemunicipale à couronner tant de vertus.

Voilà donc Mariette à Paris. Elle est triste, car elle songe à sapauvre fille, qui est morte, à ce que lui a dit le voisin prudent. Deuxjours se sont à peine écoulés depuis son arrivée, que l’ami du voisin,autre philanthrope en cheveux blancs, la presse déjà de céder à sesvoeux. Avec celui-là il n’est nullement question de mariage ; mais ilpromet à Mariette de lui faire un sort. Mariette, curieuse de savoir ceque c’est qu’un sort, cède aux voeux du philanthrope de Paris ; et elles’aperçoit bientôt que ce que les philanthropes appellent un sort,consiste en une chambre à un troisième étage de la rue Tiquetonne, unecommode, un lit, un canapé fané, et quatre lithographies coloriéesreprésentant l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique.

Mariette se mit alors à pleurer : elle voulu encore aller rejoindre samère. Heureusement, le philanthrope avait un coquin de neveu,prédestiné, comme tous les neveux, à enlever les maîtresses de sononcle. Arthur vit Mariette ; il l’aima, la conduisit rueNotre-Dame-de-Lorette, et lui meubla un appartement somptueux, le toutavec des lettres de change payables à la mort de l’oncle en question.

Mariette est enfin heureuse : son amant est jeune et passionné ; elleest jeune aussi, belle, riche, et enviée ; de nombreuses amiesl’entourent, qui ne s’affublent plus, comme autrefois, d’unequalification nobiliaire, mais qui ont tout simplement conservé le nomde leur père, tant le métier qu’elles exercent leur semble naturel. Lapremière, Adèle Bourgeois, est pleine d’esprit et de verve folâtre ;elle fait le calembour et chante la chanson grivoise à ravir ; elle estau courant de tout, de la littérature, des théâtres et des arts : aussin’est-il pas de lord spleenetique, pas de boyard désireux de se faireune idée de la gaieté française, pas d’agent de change en train de sesoustraire aux ennuis des affaires, qui ne connaisse Adèle Bourgeois :c’est l’héroïne des parties de campagne, l’Hébé des soupers decarnaval, la Vénus des cabinets particuliers. Pour jouer un pareilrôle, il faut avoir reçu une excellente éducation. Aussi AdèleBourgeois a-t-elle été élevée à Saint-Denis. Son père est un vieuxmilitaire qui a acheté au prix de vingt blessures le droit de faireinstruire sa fille aux frais de l’état ; Adèle a quitté Saint-Denis àdix-neuf ans. Rentrée dans la maison paternelle, une triste réalités’est dressée devant ses yeux ; son père est pauvre, c’est un soldatgrossier, un invalide grondeur, un homme qui ne comprend la vie que lesabre à la main, Adèle a pris au contact de ses compagnes des idéesau-dessus de son état ; elle se croyait grande dame, il faut qu’elleredevienne grisette. Trop pauvre pour se marier, trop jolie pour resterfille, en butte aux ardeurs de la jeunesse, amoureuse du luxe, avidedes plaisirs qu’elle n’a fait qu’entrevoir, c’est son imagination quila livre au vice. L’éducation perd quelquefois une femme, commel’ignorance. Adèle est maintenant une courtisane femme d’esprit, ellefait partie de l’élite de la galanterie.

La seconde, Julie Chaumont, a une autre spécialité : dans le jour, ellepromène au milieu des rues bien fréquentées une élégance pleine derichesse et de bon goût. Pendant que son costume dément toutes lessuppositions fâcheuses, son regard seul trahit la vérité par d’habileset imperceptibles invitations ; le soir, elle s’étale aux concerts auxavant-scènes des théâtres dans tout l’éclat d’une toilette princière.Vous la prendriez pour la femme d’un ambassadeur si un ami plus au faitque vous de la rouerie parisienne ne vous donnait son adresse tout bas.Julie n’a du reste, ni intelligence, ni coeur ; elle sait qu’elle estbelle, et elle ne comprend pas qu’il y ait un autre usage à faire de labeauté, que celui de la vendre. Julie est froide et régulière comme unestatue, elle poserait dans les ateliers, si elle ne posait pas dans lesrues. Il n’y avait dans cette femme que l’étoffe d’un modèle ou d’unefemme galante.

La dernière, Arsène Drouet, un peu plus âgée que les deux autres, suitaussi une carrière bien plus épineuse. Nulle mieux qu’elle ne sait dansune table d’hôte verser à ses voisins le champagne qui mousse, ouproposer une partie au Bois, ou faire allumer à propos les bougies dela bouillotte ; elle devine tout de suite l’homme qui lui prêtera unlouis, ou qui lui permettra de s’intéresser gratis dans sa partie.Est-elle associée avec le propriétaire de la maison, ou bien secontente-t-elle d’exercer pour son propre compte ? Il est probablequ’elle fait les deux choses à la fois. Celle-ci est encore plusjoueuse que courtisane. Depuis que Frascati n’existe plus, son métierest devenu très-difficile ; Arsène fera peut-être comme les joueurssans espoir, elle se précipitera du haut d’un quatrième étage sur lepavé. Il n’est pas encore reçu que les femmes se brûlent la cervelle.

Mariette est la compagne de ces trois femmes, elle goûtealternativement les plaisirs de leur triple spécialité ; elle est bienforcée d’agir ainsi, la pauvre fille, car son amant s’est marié. Elles’est habituée au luxe, au plaisir, à la paresse, et la voilà qui passedu cabinet particulier à la table d’hôte, de la table d’hôte à la tablede jeu, de la table de jeu à son alcôve ; Mariette a dix-neuf ans.C’est l’âge heureux des femmes, c’est l’époque où la vie est la plusbelle, où l’ange gardien des jeunes filles répand sur leur tête lesfleurs les plus fraîches des innocents désirs. C’est alors quel’inquiète curiosité du coeur prête à l’existence le charme d’ungracieux mystère ; on ne veut rien savoir, mais on veut tout deviner,et la pudeur, qui s’éveille, soulève au fond de l’âme tout un monde derêves flottants, d’émotions vagues, d’aspirations indéfinies : fraispapillons qui secouent longtemps leurs ailes avant de trouver cettefleur divine sur laquelle ils doivent se poser, et qui s’appellel’amour ! Sainte ignorance, qui faites battre le sein des enfants, etqui faites passer sur la joue des jeunes filles tantôt l’incarnat de larose, tantôt la blancheur des lis, Mariette vous avait perdue sansavoir goûté vos ineffables douceurs, et sans avoir compensé cette pertepar la science de la vie. Elle était tout simplement une femme galante,c’est-à-dire une créature n’ayant ni la conscience de la veille, nicelle du lendemain ; vivant dans cette espèce d’ivresse que donnent leluxe, les plaisirs, et par-dessus tout l’incessante flatterie del’homme auquel la civilisation fait un devoir d’acheter la satisfactionde ses sens au prix d’un éternel mensonge.

A dix-neuf ans elle n’avait plus rien à connaître, elle avait brûlél’éclat de ses beaux yeux aux reflets des rampes de tous les théâtres,laissé les lambeaux de sa voix aux chansons de cent orgies ; elle necomptait plus les baisers, et ignorait le nombre de ses amants, elleusait de toutes les jouissances sans les éprouver : voilà le sort detoutes les femmes que nous voyons autour de nous et que nous aimonsmême quelquefois. Il y a quelque chose au monde de plus affreux que lamatière brute, c’est la matière qui usurpe la grâce, c’est cetteaffreuse confusion de tout ce qu’il y a de plus noble avec ce qu’il y ade plus dégradé que l’on retrouve à un si haut degré dans la femmegalante. Pour elles il n’y a plus non-seulement ni honneur ni vice,mais encore ni beauté ni laideur. Apollon et Ésope ne leur représententqu’une certaine quantité d’or, et cependant elles ne sont point avares: cet or, elles le dépensent comme elles l’ont gagné, sans savoircomment. On leur pardonnerait si on pouvait leur trouver un vice : cesfemmes-là ne personnifient qu’une chose, le néant !

Cependant la femme galante est belle, elle séduit à la foisl’amour-propre et les sens ; souvent elle est aimée avec ardeur, avecpassion, souvent elle empoisonne l’existence d’un homme de coeur dontlavigilance s’est endormie et dont l’âme s’est laissé surprendre. Malheurà celui qu’un pareil sentiment consume ! Avenir, fortune, honneur même,il sacrifiera tout pour une créature qui ne lui donnera en échangequ’oubli et abandon, non point par cruauté, non point par méchancetévéritable, mais par ignorance, parce qu’elle aura trouvé tout naturelque son amant se ruinât pour elle, parce qu’enfin, pour comprendrequ’un homme vous a donné son honneur et son avenir, il faut connaîtresoi-même l’honneur et savoir ce que c’est que l’avenir. On citequelques femmes galantes qui ont partagé leurs richesses avec un amantdevenu pauvre : ces exemples ne sauraient rien prouver contre l’égoïsmede la masse. Un sacrifice suppose l’amour, et la femme qui parvient àaimer cesse aussitôt d’être femme galante.

L’industrie qui s’exerce dans la rue en plein jour ou à l’éclat desréverbères nous a semblé toujours moins dangereuse pour la société etmoins immorale peut-être que celle qui s’étale fièrement au milieu despromenades publiques, dans les théâtres, dans les concerts, comme si leluxe pouvait sauver de l’ignominie. Dans le premier cas, si les femmesne craignent pas de se mettre au-dessus de la pudeur, il y a dans lesconditions au moyen desquelles elles achètent la tolérance qu’on leuraccorde une sorte de honte officielle qu’on peut considérer comme unchâtiment et comme une précaution sociale ; dans le second cas, aucontraire, les inconvénients que l’on cherche à prévenir existent sansaucune espèce de garantie pour l’ordre moral. Ceci, dira-t-on, est bienplutôt la faute des moeurs que celle du législateur : on s’est habituéàséparer le vice en deux classes ; on a pitié de la première, et l’onméprise la seconde ; mais alors pourquoi les hommes ne manifestent-ilspas plus souvent et d’une façon plus énergique cette pitié et cemépris, sentiments puissants qui pourraient éviter bien des malheurs etfaire naître bien des conversions ?

Arrivés à ce degré de l’échelle des vices que nous nous sommes imposéle devoir de parcourir, nous ne pouvons nous empêcher d’insister sur lecaractère fatal et incompréhensible de ce qu’on appelle une femmegalante de nos jours. Autrefois une courtisane, c’étaient MarionDelorme et Ninon de l’Enclos, c’est-à-dire des femmes sages par raison,libertines par tempérament ou par faiblesse, se désolant le lendemainde la sottise de la veille, passant toute leur vie à aller du plaisirau remords, du remords au plaisir, sans que l’un parvînt à détruirel’autre, et n’échappant qu’à leurs derniers instants à ces deux grandsennemis. Aujourd’hui la galanterie n’est pas même une spéculation,c’est presque une manière de tuer le temps, une façon de mener la vied’artiste. Beaucoup, parmi celles dont nous parlons, si elles pouvaientchanger de sexe, deviendraient des rapins chevelus, des jeunes-premiersde la banlieue, ou des poëtes incompris ; d’autres, et c’est le plusgrand nombre, jetées dans cet état par hasard, le continuent toute leurvie sans le comprendre. Si la destinée l’eût voulu, elles auraient pufaire des épouses irréprochables. Chez ces organisations, tout dépendde la première impression : le vice ou la vertu ne sont pour ellesqu’une habitude. Ce sont des automates en chair.

Autrefois le monde des courtisanes ne s’ouvrait qu’à l’élite de lasociété ; aujourd’hui toutes les classes y sont admises ; il ne fautdonc pas trop s’étonner de la banalité de manières, de l’insuffisanced’esprit qui caractérisent les femmes galantes à notre époque. Dansl’antiquité, Phryné, Laïs, Aspasie, si elles avaient la corruption,possédaient au moins l’intelligence ; mais Louise, mais Athénaïs, maisLaure, mais Adèle, toute la galanterie moderne, par quel côté netouchent-elles pas à la matière, par quel point se rattachent-elles àl’humanité ? est-ce par la paresse, par la gourmandise, par la luxure ?Paresseuses : ont-elles le temps de l’être, leur travail n’est-il pasincessant, continu ? Gourmande : elles le sont à leurs moments perdus,et pour ainsi dire par distraction ? Quant au dernier vice dont nousvenons de parler, la physiologie a démontré depuis longtemps qu’ilétait chez les femmes une exception qui servait rarement de prétexte àleurs désordres. Est-ce Dieu qui par hasard a voulu qu’il y eût sur laterre des âmes ainsi déshéritées, afin qu’elles pussent servird’exemple ?

Non, ce n’est pas de Dieu que viennent les parias, mais des hommes. Detout temps il a fallu aux générations viriles des plaisirs faciles etdes amours d’un instant. L’homme n’a plus soif des émotions pures, ilne s’attache qu’à ce qu’il pervertit, et il trouve une certaine joie àmaculer les fruits auxquels il veut goûter. Cette intelligence blaséene se contente pas de la jouissance, si elle n’a été précédée de lacorruption ; il semble que depuis la chute du premier homme nosplaisirs aient besoin d’une arrière-pensée de mal pour être complets,comme l’harmonie d’un tableau a besoin de l’ombre. Si la débaucheactuelle est telle que nous venons de la dépeindre, il faut s’enprendre à la vulgaire dépravation de notre siècle : ce sont lesAlcibiades qui font les Aspasies.

Il y a cependant dans ce que nous venons de dire des exceptions, et desexceptions assez nombreuses. On a vu quelquefois des femmes réaliserune fortune considérable dans la galanterie, et s’en retirer à uncertain âge, comme un négociant qui abandonne les affaires après unevie utilement et laborieusement employée ; d’autres, après avoir vécupendant plusieurs années avec un homme, réussissent à s’en faireépouser. Ces femmes étaient cependant des courtisanes comme les autres; sans doute, mais elles avaient de plus que leurs compagnes l’habiletéde leur propre corruption : elles exploitaient leurs passions au lieude se laisser exploiter par elles. Leur attention était sans cesseéveillée à se ménager une issue par laquelle il leur fût permis derentrer de temps en temps dans la vie ordinaire. L’une devait savoir lapolitique, afin d’être au courant des conversations de certainsvieillards chez lesquels il est de tradition d’entretenir des femmes ;l’autre devait probablement donner des leçons de piano ou de dessin enville. De cette façon, le premier amant croyait payer des conseils etenrichir une femme d’esprit ; le second s’imaginait épouser une artistequi lui sacrifiait son avenir. L’homme se laisse facilement imposer desillusions auxquelles il obéit en aveugle. Mais combien ce résultat estdifficile à obtenir par une femme ! et la plupart de celles qui formentla classe des courtisanes savent-elles seulement ce que c’est qu’uneillusion ?

Mariette n’était qu’une femme galante ordinaire. Cependant, moinsheureuse que ses compagnes que leur indifférence avait su préserver dece malheur, elle appartenait à tout le monde, et à quelqu’un en mêmetemps. Elle était la source cachée qui fournissait aux dissipationsd’une de ces existences mystérieuses dont le secret se perd dans lanuit des alcôves inconnues. Son or, ses meubles, sa personne, étaient àla merci des caprices d’un de ces hommes dont nous tracerons aussi leportrait, mauvais génies qui semblent avoir reçu des mains de laProvidence la mission de rendre au vice ce qui vient du vice, et quisont sur la terre la punition de ces malheureuses auxquelles Dieupardonnera peut-être dans les cieux. Il n’y a que les femmes bienlancées qui aient des liaisons de ce genre. Jugez maintenant ce quedevait être Mariette, et elle n’avait que dix-neuf ans !

On s’use vite à ce genre de vie ; la beauté s’en va, maismalheureusement les besoins restent, et pour satisfaire à ces besoinsinexorables il n’est aucun effort qui paraisse trop difficile. Alors seprésente un autre danger ; on a été trompée par un vieillard, et l’onse trouve face à face avec une vieille femme. On ne fait que changer decorruption : le vieillard vous déshonorait dans son propre intérêt, lavieille femme n’agit que dans l’intérêt des autres. La pourvoyeuse dela débauche, prend toutes les formes : elle pénètre dans les ateliers,dans les mansardes, quelquefois même sous le toit de l’épouse chaste etfidèle : c’est le Protée de l’infamie. Auprès de Mariette, la vieillefemme prit le costume d’une revendeuse à la toilette : depuis longtempselle guettait cette proie, et quand elle vit l’heure et le momentpropices, elle entraîna la pauvre enfant au plus profond de l’abîme. OMariette ! hier encore on souriait quand vous passiez, pour voussaluer, aujourd’hui tout le monde va détourner la tête, et personne nevoudra vous avoir connue.

Hier, à la rigueur, Mariette s’appartenait encore, aujourd’hui elle està tout le monde. Le matin, une femme douée d’un embonpointextraordinaire l’a conduite dans un bureau où elle a donné son nom, sonâge, le lieu de sa naissance. Sur ce registre où sont venues se faireinscrire des femmes de tous les pays, depuis la blonde Scandinavejusqu’à la Turque, hôtesse indolente des harems parfumés ; sur ceregistre où l’on a vu quelquefois réunis le nom de deux soeurs, et,infamie inconcevable ! celui de la mère et de la fille, Mariette estpour ainsi dire écrouée à tout jamais. Elle figure sur le livre de ferde la débauche universelle ; désormais elle peut exercer en paix sonindustrie ; on lui a délivré sa patente.

Pour ce qui concerne l’existence nouvelle de Mariette, nous n’avons pasbesoin de vous dire ce qu’elle est, vous la devinez tous ; elle vend del’amour à tant par heure ; elle porte une robe bleu de ciel, descheveux blonds noués en tresse et bouclés par devant ; son oeil fatiguébrille à certains moments de quelques douces lueurs. Ceux qui l’ont vuedans ce temps-là nous ont assuré qu’elle était encore fort jolie. Pournous qui ne l’avons connue qu’au village, nous ne savons rien depositif à cet égard.

Il y a dans Paris deux cent vingt maisons, dont quelques-unes s’étalentau grand jour et se transmettent en héritage (comment des fillespeuvent-elles en accepter un pareil de leur mère ?) comme une étuded’avoué ou de notaire. Dans ces maisons, de pauvres filles sontenfermées, et rien de ce qu’elles gagnent ne leur appartient ; on lesloge, on les nourrit, on les habille, mais voilà tout. Ce sont desesclaves dont la charité n’a pu parvenir encore à briser les fers.C’est dans un de ces établissements que vivait Mariette ; le jour, ellelisait des romans, chantait des romances folles, ou se disputait avecses compagnes ; le soir, elle était à la disposition de tous lesdésirs. Cette existence, si horrible en elle-même, avait encorecependant ses moments de plaisirs. Parfois un jeune homme candide,poussé par de mauvais conseils ou de mauvais exemples à aller apprendreles secrets de l’amour sur l’oreiller du vice, se penchait vers elle enrougissant, et, ne sachant comment la nommer, l’appelait des plus douxnoms qu’on prodigue à une premi[è]r[e] amante ; d’autres fois encore,c’était un homme de lettres en train de ramasser des observations pourun prochain roman, qui l’interrogeait avec bonté et lui parlait d’unevie meilleure ; souvent aussi arrivait un voyageur qui, n’ayant pas letemps de songer aux amours difficiles, faisait de Mariette sa compagnemomentanée et lui proposait de furtives parties de plaisir. Puis venaitle jour de liberté que la spéculation accorde chaque semaine à sespensionnaires. Ce jour-là on avait un beau chapeau comme autrefois, unerobe fraîche, et un sourire endimanché ; on allait faire à la Chaumièreune de ces passions qui durent une contredanse, puis on rentrait avecdes souvenirs dans le coeur : pendant quelques heures, cette viepouvaitparaître supportable, elle se dorait encore des derniers reflets d’unpassé plus agréable ; mais bientôt la réalité reprenait tout son empire: par des disputes plus longues, par des chants plus fous, par desexcès plus funestes encore, il fallait essayer d’échapper au sentimentd’une position terrible. Voilà ce que faisait Mariette ; elle étaitforcée de se croire plus heureuse, parce qu’elle était plus bruyante.Cette agitation sédentaire apportait avec elle ses moments de sombretristesse et de mélancolique ennui. Quelquefois ce vague chagrin del’amour inassouvi, de la jeunesse mal employée, tourmentait la jeunefille : elle pensait à son village, à son enfant, à la tombe de samère, dont les dernières couronnes devaient s’être flétries depuislongtemps. Elle voulut fuir et retourner au pays, mais une forcenouvelle la retint clouée au pilori : cette force, c’était la maladie,plaie honteuse et éternelle qui signale le commencement de la vengeancedivine.

Un matin Mariette se réveilla sur le lit d’un hôpital. Comme ellesouffrit quand il lui fallut étaler ses plaies devant la foule desélèves et des médecins ! Ce moment de pudeur la rendit à elle-même :les soins des religieuses, la vue du Crucifix placé au fond du dortoir,lui firent comprendre qu’elle accomplissait le premier degré de lapénitence qui lui était imposée. La solitude la fit redevenir femme :grâce à ce sentiment, elle découvrit sans en être atteinte tous ceshonteux secrets que cache la couche du vice, elle échappa à ces infâmesamours qui prennent naissance à l’ombre solitaire des lits de fer ;elle aurait pu sortir de l’hôpital pleine d’une pureté nouvelle, si lacorruption ne l’avait pas attendue à la porte. Ces horriblesindustriels qui trafiquent des dépouilles de la mort, qui vendent lescheveux et les dents de ceux qu’ils ensevelissent, livrent aussi pourde l’argent le secret des convalescences brillantes. Cette même vieillequi avait tenté déjà Mariette l’attendait sous un autre costume auseuil de la *Pitié* ; la jeune fille voulait rester vertueuse, mais ilfallait manger. La première fois elle pécha par ignorance, la seconde,par misère. Désormais elle était perdue sans retour.

Il y a dans la Cité des lieux de débauche sortis des premières boues deParis ; lieux humides, noirs, malsains, affreux gynécées où les voleursvont chercher leurs amantes. C’est là que la vieille conduisitMariette. Dans ce repaire, quelle vie ! Là, plus de jeune hommecandide, plus de poëte consolateur, plus de voyageur épicurien ; del’élégante corruption de la ville fashionable il fallut passer toutd’un coup à la brutale corruption de la ville ignorante. Là, plusd’inoffensives criailleries, plus de romances sentimentales ; mais desquerelles sanglantes, des chansons obscènes, toutes les dégoûtantesmisères de cette galanterie qui dit : Je vous aime, en argot. Sentirsans cesse sur sa tête les bras tatoués du charpentier en goguette, dutailleur de pierre aviné, ou du soldat économe qui a réussi à ramasseraux frais de l’état le salaire de sa débauche ; reconnaître quelquefoisune marque plus significative, apercevoir en tremblant sur une épaulenue l’infâme stygmate du bourreau, voilà en quoi se résumait lacondition nouvelle de Mariette. C’est ainsi qu’elle vécut longtemps, selaissant prendre peu à peu à la boisson, ce dernier vice des femmes,jusqu’à ce qu’un homme se présentât de nouveau pour l’aimer.

Comment raconter cette liaison entre Mariette et Alfred Crochard dit*Main-Fine*, industriel fort connu de tous les agents de police quisurveillent les passages ? La pauvre femme, heureuse d’être aimée, estbientôt à la merci du voleur : plus elle le voit, plus elle l’adore. Latête remplie des idées les plus romanesques, il lui semble au milieu deson esclavage qu’elle est dans la position de ces femmes mariées qu’unesurveillance impitoyable retient loin de leurs amants, et qui n’ont quede rares instants à leur accorder. La malheureuse se faisait illusion,elle était mariée avec la honte ; on ne la surveillait pas, mais onl’exploitait. Un jour qu’elle fait toutes ces confidences à M.Crochard, celui-ci, qui entrevoit de plus grands bénéfices pour sonamour dans la réalisation du rêve de Mariette, l’engage à abandonner lamaison qu’elle habite pour demeurer avec lui. « Sans toi je ne puisvivre, lui dit-il. – Je meurs éloignée de toi, » lui répond-elle. Dèscet instant Mariette devient la maîtresse d’un voleur.

En changeant de condition, elle change aussi de domicile. Le taudisqu’elle loue s’appelle ungarni ; une chambre obscure, dans un de cesimmenses phalanstères du vice que, dans un but de prévoyance, la policetolère au milieu de la Cité, abrite le couple nouveau. Mariette n’afait que changer de tyrannie : sa liberté consiste à aller la nuitexercer la mendicité du carrefour. Elle a non-seulement un amant, maisencore un trésorier sans pitié, qui sait combien de fois le soir ellemonte les marches glissantes de son escalier tortueux, et qui lui rendsa recette en coups et en mauvais traitements. Outre cette tyrannie,Mariette en subira une bien plus cruelle encore, celle de la police. Achaque instant s’appesantira sur elle la volonté d’un despote. Cedespote s’appelle le règlement. Si elle dépasse d’une minute l’heurefixée, si elle s’arrête à parler un instant avec ses compagnes, si elleva trop vite, si elle marche trop lentement, le règlement, en habitbleu et en tricorne, la saisira brusquement et l’enverra à SaintLazare. Combien de fois la pauvre Mariette n’eut-elle pas à subir lescruelles atteintes du règlement pour toutes ces fautes que nous venonsd’énumérer ! On la faisait monter en voiture, on l’habillait de toilegrise, et on la mettait à tisser des bretelles ou des chapeaux depaille. Courbée sur son travail, la malheureuse ne regrettait pas saliberté, mais son amant. Son premier soin, quand on lui ouvrait lesportes de la prison, était d’aller se remettre à sa disposition, et derecommencer à son profit les phases de sa pitoyable existence.

Et quel autre refuge aurait-elle trouvé, l’infortunée ? Aujourd’hui ily a des gens qui soutiennent que la loi doit être athée : comments’étonner qu’elle abandonne ceux qu’elle a frappés. Mariette dans laprison était entourée de soins pieux, d’exhortations religieuses. Unefois dehors, on la livrait à elle-même, seule, sans argent, sansressources. Il y a des conversions qui exigent plus que des prières :celle de Mariette était de ce nombre. Elle entendait deux voix résonnerdans son coeur, celle du prêtre et celle de la misère ; l’une stérile,l’autre coupable ; elle obéissait à cette dernière, n’osant choisir lefatal juste milieu qui existe entre le crime et la faim, le suicide.

Autrefois il n’en était pas ainsi ; de nombreux refuges étaient ouvertsau repentir. On appelait les pénitentes *Filles du Bon Pasteur*,ou*Filles de Madeleine*,pour désigner le pardon qui les attendait. Ellesne prononçaient que des voeux simples ; on tâchait même de les marierquand elles le désiraient. Lorsqu’arrivait le jour de se donner à Dieu,on les revêtait de blanc, d’où on les nommait aussi *Filles Blanches* ;on leur mettait une couronne sur la tête, et les lévites entonnaient lecantique : *Veni, sponsaChristi !*

Hélas ! aujourd’hui la religion n’appelle plus l’épouse du Christ, etsa conversion est devenue une affaire de police.

Mais continuons la triste histoire de tous ces amours qui prennentnaissance dans la nécessité de l’amour même. Vous croyez peut-être quel’intimité dans laquelle cette femme va vivre avec son amant, que laconnaissance de ses défauts, la certitude de ses vices, vont ladégoûter de lui ; nullement. A travers toutes les humiliations, toutesles souffrances, toutes les ignominies, elle poursuivra la réalisationde sa chimère, l’amour ! Pour avoir quelqu’un qui lui appartienne, ellequi appartient à tout le monde, Mariette fera tous les sacrifices, elles’imposera toutes les privations, elle se jettera en pâture à tous lesbesoins de Crochard, afin de pouvoir un jour, pour toute récompense,aller s’ensevelir avec lui dans quelque recoin d’un théâtre duboulevard, ou bien sous l’allée de quelque guinguette desChamps-Élysées, seul endroit où les voleurs aillent de temps en tempsfaire un peu de poésie.

Mariette subit le sort de toutes les femmes, même de celles quidescendent dans la rue : celles-là aussi, au milieu de leurs plusgrands dérèglements, sont condamnées à chercher l’amour, elles endemandent à ceux qui peuvent leur en donner. Leurs amants sont desvoleurs ; et qui donc serait-ce, sinon ceux que la société proscritcomme elles ? Croyez-vous que le chevalier Desgrieux eût continué àaimer Manon Lescaut si, au lieu de la renfermer à l’hôpital, on lui eûtdonné tout d’abord la carte de la police ? On s’est souvent demandécomment il se faisait que des femmes pussent aimer ceux qui lesruinaient ainsi, qui les accablaient d’invectives, qui lesmeurtrissaient de coups. L’amour ne meurt jamais dans le coeur d’unefemme, mais il se déprave. Celles dont nous parlons sont si souventméprisées qu’elles regrettent de n’être pas maltraitées : pour elles,la passion ne se formule plus dans un baiser, mais dans une contusion.D’ailleurs chacun aime à sa manière. Les amours du tigre ne ressemblentpas à celles de la colombe.

Pour s’expliquer jusqu’à un certain point la dégradation de Mariette,il faut envisager les progrès qu’a faits la démoralisation à notreépoque. De nos jours, par exemple, le vol a pris des alluresspirituelles, que disons-nous, le vol ? l’assassinat lui-même s’esthumanisé. Comment voulez-vous que des femmes, et surtout des femmesavilies, aient peur d’un homme qui est gai, content, sans souci ; quisait se composer un costume pittoresque avec des haillons, qui est aucourant de tout, de la politique, de la littérature et des piècesnouvelles ? Lacenaire, le soir même de son crime, alla se distraire unmoment aux Variétés ; il aurait pu tout aussi bien écrire des verslégers pour sa maîtresse. Malheureusement Lacenaire n’aimait pas lesfemmes.

Depuis que le remords a été destitué, la justice n’a plus qu’unepourvoyeuse active : c’est la jalousie. Une trahison qui répond à uneautre trahison, c’est l’histoire ordinaire de la jalousie qui se venge.Dans ce monde impur des forçats et des prostituées, la passion exerceses ravages comme partout ailleurs. Là on n’a qu’une seule manière dese venger : c’est d’aller révéler le secret d’une complicité terrible àla police. La prison vous débarrasse d’un rival et punit une infidèle.Sans ce contre-poids nécessaire, la sécurité publique serait gravementcompromise ; si les vingt-quatre mille forçats libérés, qui vivent tousd’une industrie plus ou moins coupable, n’avaient chacun une maîtresse,il serait impossible d’habiter Paris.

Mais le moment est arrivé où Mariette va être obligée de donner despreuves véritables de son amour. Crochard a été arrêté, Crochard est enprison sous le poids d’une accusation de vol ; il est soumis au durrégime des détenus, il n’a que le pain noir et l’eau claire de la geôlepour toute nourriture et pour toute boisson. Le coeur de Mariettesaigne: elle redouble d’activité, de travail, d’abnégation. Par ces terriblessoirs d’hiver pendant lesquels on dit que les chiens même ne sortentpas, elle descend dans la rue, elle reçoit la pluie sans s’enapercevoir ; le froid passe sur elle sans l’atteindre. Elle attendainsi, pendant des heures entières, l’aumône aléatoire de la débauche.Si la soirée a été bonne, vous la verrez passer le lendemain de grandmatin, dans la tenue d’une grisette qui se rend à l’ouvrage. Ne laregardez pas, cette femme, qui le soir regarde tout le monde : ellerougirait, soyez-en sûr, car elle va commettre une bonne action : ellecourt consacrer son gain de la veille au soulagement d’un pauvreprisonnier. Elle lui achètera une bouteille de vin, un pâté, une livrede tabac, tout ce qui peut flatter ses goûts, enfin ; et en rentrantchez elle, sa faim se contentera d’un morceau de pain. C’est ainsi quela charité se fait souvent la complice du crime.

Crochard a été acquitté. Ce succès l’encourage à méditer de plusgrandes entreprises : Crochard ne tardera pas sans doute à devenirassassin ; il parle de ses projets tout haut, il cherche des complices; une mort fatale l’attend. Mariette va-t-elle enfin comprendre toutel’atrocité de son amour ? Hélas ! cet effort est au-dessus de sesforces. Elle a commencé par aimer Crochard parce qu’elle avait besoinde s’attacher à quelqu’un ; elle a continué à l’aimer parce qu’il étaitmalheureux ; elle lui sera fidèle parce qu’il est proscrit ! commentvoulez-vous qu’une femme résiste au triple attrait de l’amour, de lacharité et du romanesque ? Il lui semble qu’elle est l’héroïne dudernier roman qu’elle a lu autrefois. Son amant ne peut la voir quedans les ténèbres ; les agents de police lui font l’effet de sicairesapostés par un tuteur barbare ; les juges ne sont pour elle que lesreprésentants de la force ; elle envisage la guillotine comme lepoignard d’un mari outragé qui frapperait dans l’ombre. Elle estheureuse et fière d’être l’unique refuge, la providence d’un homme. Unjour viendra où cet échafaudage fantastique s’écroulera ! On surprendral’assassin chez sa maîtresse : alors Mariette oubliera tout pour lesauver ; elle offrira aux gendarmes son argent, ses bijoux ; et,poussée à bout, elle ira jusqu’à se croire vertueuse, elle perdra devue son passé et son présent, elle offrira sa personne, comme si sapersonne avait une valeur, et comme si de tout temps il n’avait pasfallu des caresses de vierge pour attendrir des bourreaux !

Ce jour-là ne vint, hélas ! que trop tôt pour Mariette ; Crochard futcondamné à mort. Arrêtée comme sa complice, ses juges l’acquittèrent.Sur la pente où elle était placée, il lui était bien difficile des’arrêter. Le procès de son amant avait été assez célèbre pour luipermettre de trouver un asile opulent au comptoir de quelque limonadierdésireux d’achalander sa boutique. Renvoyée au bout de deux mois, queserait-elle devenue ? peut-être l’espionne des galériens, lapourvoyeuse du crime, l’entremetteuse de l’assassinat !

Dieu la sauva de cette fin misérable par la mort. Épuisée par cinqannées de débauche, Mariette expira sur le grabat d’une prison, entreun médecin et une soeur de charité. On l’enterra dans la fosse commune,car personne ne devait venir prier sur le tombeau de la femme sans nom!                       

TAXILE DELORD.