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DURANTIN, Armand(1818-1891) : Le Sergent de ville (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 

Le Sergent deville
par
Armand Durantin

~ * ~


IL y a dans notre monde civilisé de ces plaies tellementvives,tellement honteuses, que le cœur se soulève de dégoût rien qu’à lesvoir ; il est de ces cloaques dont l’impureté répugne assez pour quel’on tremble en mettant le pied sur le seuil de leur porte ; il existequelques classes d’hommes dont le nom seul est une insulte, uneignominie, un fer rouge qui se grave ineffaçable, comme jadis lesterribles lettres T. F. sur l’épaule du galérien. S’il a fallu ducourage à Parent-Duchatelet pour visiter les égouts ténébreux de lacapitale, il lui fut nécessaire d’en avoir plus encore pour franchir laporte de ces repaires impurs, de ces égouts parés de guirlandesflétries où l’on voit trôner en souveraine la prostitution dans lamoderne Babylone.

C’est dans les grandes villes comme Paris que toutes les misères de lasociété viennent se cacher. Ici, la débauche qui jette un regard deconvoitise sur la jeune fille ; là, les tripots secrets du jeu quiprésentent aux imprudents, aux gens usés, un lucre facile et desémotions incessantes ; plus loin, le vol, le meurtre, qui se cachentdans l’ombre, vous attendent au passage et vous dépouillent avec lecynisme révoltant des voleurs modernes.

Pour se défendre contre de semblables ennemis, il fallait à la sociétéune arme terrible, une puissance occulte, active, vigilante, qui fûttoujours là, sur tous les points, à toute heure, en tout lieu, pourvoir, saisir et frapper le coupable. La société étant impuissante à seprotéger elle-même, sa sûreté devait nécessairement devenir l’objet dessoins empressés de tous les gouvernements.

La police fut établie.

Invisible réseau, géant aux mille bras, aux mille oreilles ; fantôme àla marche ténébreuse, la police est là qui, nuit et jour, veille sur lacité. Pour elle, jamais de repos, jamais de nuit. La fin du journ’amène pas la fin du travail, elle lui apporte un nouveau labeur. Satâche est celle des Danaïdes ; c’est une tête qui conçoit sans cesse,et dont les bras sont toujours en activité. Sa pensée est constammentéveillée, ses mouvements se croisent sans jamais s’arrêter. Les fêtesse succèdent pour nous, sans qu’il y ait de fêtes pour elle ; lesplaisirs passent près de nous, nous entraînent, nous enivrent ;… il luiest défendu de jamais s’y mêler. Il faut qu’elle nous protége et soit àchaque instant prête à crier à ses agents, comme les hommes d’armes dumoyen âge : « Sentinelles, veillez-vous ? »

Si la police s’arrêtait un jour, la société serait perdue : vousverriez surgir au milieu des places publiques ces hommes dont Parismême semble étonné ; qui paraissent sortir des entrailles de la grandeville, que l’on voit seulement dans les tristes jours où l’émeutepromène son drapeau sanglant, et qui sont vomis des cloaques de la cité; alors le pillage, le vol, le meurtre, se dresseraient effrontément àtravers la capitale effrayée ; mais la police, par bonheur, ne s’endortjamais.

Dans un quartier désert de Paris, côte à côte avec les prisons, ledispensaire, la Morgue et le palais des robes noires, entouré de ruesau nom juif, se cache, obscur et honteux, un monument aux teintesblafardes, sur le portail duquel l’œil peut encore distinguer ces troismots : PRÉFECTURE DE POLICE.

Au dehors le silence, au-dedans l’activité. Les ordres sont donnés, secroisent, se transmettent, s’exécutent avec rapidité, mais toujoursmystérieusement. Parfois un bruit de chevaux se fait entendre dans lacour et vient troubler la tranquillité de l’hôtel ; des hommes armésescortent une voiture cellulaire : c’est une brigade de la gendarmeriedépartementale qui accompagne le triste panier à salade où se tiententassée la pâture ordinaire de la police correctionnelle ou de la courd’assises. Souvent aussi, comme pour donner plus de variété à ce sombretableau, s’avance une bonne figure bien pure, bien honnête, bienconfuse de se trouver en si mauvais lieu, s’arrêtant au milieu de sonchemin, et n’osant demander la porte du bureau. Ah ! celui-là n’est pasde l’hôtel assurément ; c’est quelque pauvre diable qui vient cherchersa feuille de route, ou quelque chasseur de la plaine Saint-Denis.

On a bien crié après la police ; il y a longtemps que le mépris deshommes et la haine des voleurs l’ont traînée au pilori de l’opinionpublique. Honnêtes gens et coquins se sont donné la main pour maudirel’ennemi commun, parce que la dénonciation répugne au cœur des hommes,même les plus pervers. Puis les rigueurs de la police sont cruelles,chacun doit s’y soumettre, chacun doit voir ses intérêts privésfroissés en faveur des intérêts généraux ; dès lors on murmure contreelle. Plus elle est rigide, sévère, juste pour tous, plus elle s’attirede haines. Elle est destinée par sa position à être éternellementplacée entre chaque homme individuellement et tous les hommes, entrevous et la société entière ; aussi vous gênera-t-elle dans ses plusminimes dispositions.

La police est une triste nécessité, mais c’est une nécessité véritabledans une ville immense comme Paris. Sans elle que deviendrait lasociété ? Sa vigilance est telle qu’elle semble exercer un pouvoirmystérieux et surnaturel. Peu de criminels parviennent à lui échapper ;il est rare qu’un forfait demeure longtemps impuni. Avec un nombred’agents fort restreint, elle peut surveiller la conduite des forçatslibérés qui rompent leur ban, et des voleurs qui cherchent sans cesse àmettre ses limiers en défaut. Chaque soir le préfet de police doitconnaître en une heure tout ce qui s’est passé dans la grande ville.

Cette force, cette activité, sont le résultat d’une centralisationparfaite. Le public ignore entièrement cette organisation curieuse,avec laquelle il est si souvent en rapport malgré lui, qui le protége àson insu, et pour laquelle il ne trouve que des termes de mépris. Dansle type de l’Agent de la rue deJérusalem, c’est le portrait dumouchard, de l’agent secret qui se cache dans l’ombre, tantôt sous lablouse de l’ouvrier, tantôt sous le frac de l’élégant, que nous venionslivrer à la publicité ; aujourd’hui, pour compléter ce tableau, nouspeindrons les agents ostensibles employés par la police, et lesressorts de cette administration si peu connue de nos jours. Leportrait du Sergent de villeviendra tout naturellement se placerdans ce cadre pour lequel il a été créé ; mais il est nécessaire deremonter aux sources mêmes de cette institution.

Avant la révolution de 89, la ville de Paris avait pour chef de sapolice un lieutenant général de police, institué par déclaration royalele 18 avril 1674. Cette charge comprenait celles du lieutenant depolice et du lieutenant civil au Châtelet, abolies à cette époque. Lacréation de la préfecture de police, telle qu’elle est aujourd’hui,date du 17 ventôse an VIII (1800).

Le préfet de police a pour devoir de veiller à la sûreté, à latranquillité de la cité. Il a dans ses attributions tout ce quiconcerne la municipalité, la sécurité publique, les intérêts descitoyens (1). Sous ses ordres se trouvent immédiatement lescinquante-six commissaires de police, les officiers de paix auxquels onvient de donner tout récemment ce nouveau costume : – habit bleu àretroussis, broderie de branche de chêne en argent aux parements etcollet, chapeau à trois cornes, ceinture bleue, épée au côté ; lesinspecteurs des ports, les commissaires de la Bourse, des halles, desmarchés, et en outre toute force armée, garde municipale, sergents deville, gendarmerie, sapeurs-pompiers, et au besoin garde nationale.

Le préfet de police a deux missions principales : l’une politique,l’autre municipale.

Il est vrai que depuis nos dissensions intérieures on a prétendu que lapolice politique absorbait entièrement toute l’intelligence de nospréfets ; qu’occupés sans cesse à la découverte de complots imaginairesou réels, ils oubliaient parfois les devoirs de leur charge municipale; mais c’est assurément une calomnie. On se refuse à croire que desadministrateurs éclairés préfèrent arrêter à grand fracas deux ou troisBrutus de bas étage, au lieu de protéger un paisible citoyen attardéloin de son domicile.

Un préfet de police à Paris ne saurait être de ces courtisans quinégligent la sécurité d’une ville tout entière pour veiller uniquementà la sûreté d’une cour ; un préfet de police à Paris ne saurait être unde ces hommes qui voient sans pitié leurs agents maltraiter lesprisonniers politiques, et leur abandonnent sur eux un pouvoirarbitraire, parce que l’émeute peut les renverser du trône de la rue deJérusalem ; un préfet de police à Paris ne peut être non plus de ceségoïstes qui laissent leur ville sans défenseurs pendant la nuit, parcequ’ils ont une voiture pour les protéger s’ils rentrent tard à leurhôtel. Mais la police a toujours tort aux yeux du public. Y a-t-il uneémeute, – c’est la police qui l’a faite ; le choléra franchit-il lesfrontières sans s’arrêter à la douane, – c’est encore la faute de lapolice ; assassine-t-on un bon bourgeois à domicile, – c’est parl’incurie de la police. Je ne serais pas étonné que l’on accusât lapolice de négligence si le puits de Grenelle venait à se tarir. Eh !mon Dieu, la police ne peut pas tout faire, elle est d’institution forthumaine. Ne criez point qu’elle a fomenté l’émeute, elle qui a tant depeine à la réprimer.

Le préfet de police connaît seul les agents secrets employés à lapolitique. C’est lui qui les reçoit, leur donne ses instructions,écoute leurs rapports et rétribue leurs services. Chaque mutation depréfet amène un changement dans ce personnel, beaucoup trop variablepour être étudié. Seulement nous devons dire en passant que les espionsenvoyés dans les cours étrangères ne partent pas de la rue deJérusalem. Chaque ministère a sa police secrète ; celles du ministèrede l’intérieur et des Tuileries sont les plus importantes. C’est de làque sont expédiés nos mouchards à l’étranger ou dans les salons de lahaute aristocratie.

Le cabinet du préfet secompose de dix-neuf employés (2). Aucunepièce ne sort de ce bureau sans avoir été lue, enregistrée et portée aupréfet lorsque la note est importante.

Le secrétariat général comprend un secrétaire général et vingt-neufemployés (3).

La préfecture renferme deux grandes divisions : la première, occupantcent trois employés, exerce la police judiciaire (4) ; la secondecomprend cinquante-deux employés (5).

C’est de la première division que ressort le bureau des mœurs, tristeséjour où viennent aboutir bien des existences de femmes amenées à cetétat de dégradation par la misère, le vice ou la coquetterie. Souventil y a pour premier échelon à leur douloureuse position un somptueuxhôtel, des jours de luxe, des nuits de plaisirs, et pour dernier degréla honte, la misère et le lit douloureux de l’hôpital, où la main d’unami vient si rarement presser celle de la mourante. Elles viennent, lesmalheureuses, oublieuses du passé, insouciantes pour l’avenir, chercherà leur tour une place pour leur nom, pour le nom de leur famille, surce fatal registre qui grave une tache éternelle de boue sur chaque nomqui s’y trouve marqué.

Cependant on les voit arriver là sans regrets, sans pudeur, sansremords ; elles sont jeunes, elles sont belles ; leur voix est pure,leur regard doux et tranquille ; elles ont souvent à peine seize anslorsqu’elles s’empressent ainsi de solliciter un brevet d’infamie.Quelle douloureuse mission que celle de flétrir malgré soi tantd’existences que Dieu avait faites si brillantes ! comme il faut queles hommes de cette administration soient purs par leur caractère etdans leur existence, pour que la malignité publique n’ait aucune prisesur leur conduite ! Parmi ces jeunes filles, il s’en est trouvé souventqui n’était qu’égarées, que de sages conseils ont ramenées à la vertu ;mais si les hommes qui sont à la tête de cette dangereuseadministration n’étaient pas honorables, s’ils abusaient de leurposition pour profiter du vice, s’ils se servaient de leur ascendantsur ces pauvres filles en faveur de leurs passions, alors une telleorganisation, loin d’être salutaire, deviendrait monstrueuse et neservirait plus qu’à la corruption.

Bien que ces femmes, une fois admises sur le registre, soient à jamaisperdues pour la société, la police s’est pourtant préoccupée de leursort. Elle a compris qu’elles seraient chaque jour par leur positionconfondues avec le reste de la société, qu’elles vivraient, malgré leurhonte, dans la vie commune, et qu’elles deviendraient dangereuses sielles n’étaient l’objet d’une surveillance assidue. Depuis douze ans,l’administration s’est constamment efforcée de les renfermer chezelles, de les cacher aux regards de tous, de leur interdire l’accès despromenades publiques, où, par leur présence, elles exposaient leshonnêtes femmes aux insultes des passants. Il n’était plus possible,comme au moyen âge, de leur donner une toilette distincte : c’eût étéles enseigner à tous ; la police fit mieux, elle ne les toléra que surcertains points, et veilla sévèrement à ce que leur mise fût toujoursconvenable. La moindre infraction est durement punie ; un pouvoirabsolu sur elles est donné au préfet, qui peut les condamner à plusd’une année d’emprisonnement, et des agents spéciaux, chargés desmaisons de tolérance, veillent sans cesse sur ces femmes et sur les filles insoumises, qu’ilsconduisent au bureau des mœurs pourrequérir leur inscription.

Ce n’était pas assez de maintenir l’ordre dans une classe aussidépravée, il fallait encore songer à la santé de ces malheureuses. Le dispensaire fut créé, et dixmédecins furent chargés de ce pénibleservice, dont l’utilité ne saurait être trop appréciée. Toutes lesfemmes, soit en maison, soit en carte, passent chaque semainesousl’examen minutieux du docteur qui se rend auprès d’elles et signe leurfeuille, ou donne l’ordre de les diriger sur Saint-Lazare. Le seulreproche que l’on puisse adresser à ce mode d’administration, c’est dene pas enlever à l’instant même les femmes malades, d’attendre souventau lendemain pour les envoyer à l’hospice, et d’exposer ainsi le publicà devenir victime de la cupidité des maîtresses de maison.

Le bureau du dispensaire estouvert chaque jour, non-seulement àtoutes les filles de cette classe, mais encore à beaucoup de femmes quela police est forcée de tolérer, et auxquelles elle délivre des cartesque celles-ci ont soin de tenir secrètes.

Triste et obscur, refoulé dans l’étroite rue de Nazareth, voisin de lapréfecture de police, le dispensairese cache honteusement dans unemaison d’apparence fort suspecte. Il semble que ce quartier, juif parle nom de ses rues, juif dans son origine, soit destiné à servir decénacle à toutes les misères de la société. Là, se trouve le Palais deJustice, où s’agite sans repos la classe infatigable des plaideurs, etdans le sein duquel viennent se dérouler tant de drames lugubres ; ici,les prisons qui se vident chaque jour et sont toujours pleines ; plusloin, la Morgue et ses froides dalles tout humides encore du passagedes noyés ; puis le dispensaire qui ouvre sa porte au vice pour engarantir l’humanité ; enfin la Préfecture, dont l’œil d’Argus sepromène de haut sur la cité, et dont la mission est de toujourschâtier, jamais récompenser. Il n’y a donc autour de cet hôtel que desplaies, de la honte et du désespoir. A ses côtés le vice, le crime,l’infamie, avec les prisons, le Palais ou la Morgue ; à ses pieds lafange du dispensaire ; partout de la boue et du sang : toutes lesmisères, toutes les douleurs, toutes les corruptions de la société sesont réfugiées là ; il n’y a que l’air qui lui soit pur, que le ciel oùl’on puisse sans crainte lever un regard tranquille, parce que làseulement se trouve l’œuvre de Dieu, et qu’elle seule est toujourschaste de toute souillure.

Tel est le personnel administratif de la police générale ; passonspromptement à la police municipale (6).

Seize agents parviennent le plus souvent à la découverte des crimescommis dans Paris. Chargés de visiter les hôtels garnis, ils prennentchaque jour le nom et le signalement des individus qui entrent ousortent. Dès qu’un crime est connu, les inspecteurs s’informent du nomdes gens absents de l’hôtel à l’heure où le forfait a dû avoir lieu,puis à l’instant même on fait arrêter tous ceux qui paraissentsuspects. La plupart du temps, ce sont des forçats libérés, des reprisde justice ou des hommes sans aveu. Il est bien rare que le coupable nese trouve pas parmi ces figures patibulaires (7).

Il y a quelques années, lorsqu’un bon habitant de Paris rentrait chezlui longtemps après l’heure antique du couvre-feu, il rencontraitparfois sur sa route une escouade d’hommes se glissant avec lenteur lelong des maisons, ne trahissant leur présence par aucun bruit, et lebrave homme pouvait continuer son chemin en toute sûreté ; lapatrouille grise avait passé par là. Aujourd’hui la patrouille grisen’existe plus, elle a été remplacée par les rondes de nuit qui font ceservice de concert avec la garde municipale et les patrouilles de lagarde nationale. Lorsque le jour a fui, quand onze heures ont sonné àl’horloge de la Préfecture, vous voyez sortir et se diriger en toussens, dans les quartiers les plus déserts, ces agents ténébreux chargésde veiller à la sûreté commune. Un honnête citoyen vient-il à passer,leur présence le rassure ; un ivrogne a-t-il roulé dans le ruisseau,ils le relèvent et le couchent au violon. Le malheureux, sans cesecours, pouvait être écrasé par les nombreuses voitures qui arriventapprovisionner la ville entre deux et trois heures du matin. Maissurvienne un voleur, ah ! comme de bons limiers, les voilà sur sapiste. Ils se lancent à sa poursuite : laissez-les faire, iln’échappera pas.

Ce sont du reste, les seules patrouilles vraiment utiles avec celles dela garde municipale. Les hommes qui composent ces rondes nocturnes serépandent silencieusement au nombre de sept, et s’échelonnent dedistance en distance de manière à pouvoir facilement se porter secoursen cas d’attaque ; ils ont soin également de ne point éveiller lessoupçons des voleurs, de ne jamais donner l’alarme à ces travailleursde sinistre passage, et de pouvoir les envelopper sans difficulté dansleurs rangs, qu’ils resserrent au premier signal. Leur costume estsimple, léger surtout pour leur permettre de courir plus facilementlorsque le voleur tente de s’échapper. Leurs armes se composent d’unsabre qu’ils tiennent caché sous le bras ; leur marche est toujourslente et mesurée. Laissons donc passer ces agents protecteurs, laterreur des assassins, la sécurité des citoyen attardés ; et si, commeje le pense, vous vous êtes parfois trouvé seul au milieu des rues dela capitale, entre une et trois heures du matin, regardant avec soinautour de vous chaque visage qui passe dans l’obscurité, vous tenantprêt à tout instant  pour l’une de ces attaques moins rares qu’onne le suppose, vous avez dû souvent, à cette heure, remercier dansvotre pensée la ronde nocturne qui se glissait en silence auprès devous et vous rassurait par sa seule présence. Quant aux patrouilles quela troupe de ligne et la garde nationale envoient se promener à traversla ville endormie, elles sont assurément très-bonnes pour remettre dansleur route les Trinquefort qui reviennent de la barrière la têtelégèrement émue par les fumées du vin à six ; mais il suffit de jeterun seul coup d’œil sur leur costume et sur leur allure pour seconvaincre de leur insuffisance.

Le service de nuit que fait la troupe de ligne pourrait être assurémentaussi utile que celui des agents de police ; seulement il faudrait ladébarrasser de cet énorme fusil qui gêne les mouvements sans êtred’aucune utilité ; en outre, il est un reproche plus grave qui doittrouver sa place ici, puisque nous traitons de l’utilité des rondesnocturnes. Ce reproche, c’est de ne pas laisser au sous-officier quicommande la patrouille la possibilité de s’écarter de la route tracée,en sorte que s’il entend les cris de détresse d’un homme assassiné dansune rue voisine, il ne peut lui porter secours si cette rue n’est pointindiquée sur son itinéraire. Quant à la garde nationale, sans parler dufusil de munition, du bonnet à poil qui écrase le grenadier, desbuffleteries qui étouffent le plus zélé citoyen, il est mille autrescauses qui nuisent à l’efficacité du service de ces soldats amateurs ;et pour ne pas nous étendre plus longtemps sur ce sujet, disonsseulement en passant que les bons mots lancés en patrouille, les éclatsde rire, sont un assez mauvais moyen de surprendre les voleurs enflagrant délit.

Les patrouilles de nuit sont d’une utilité incontestable ; sans elles,Paris serait livré au pillage et au meurtre, comme au quatorzièmesiècle. Depuis quelques années, on s’est efforcé d’apporter desaméliorations à ces rondes vigilantes, et la police a compris lapremière qu’il était moins nécessaire d’avoir des hommes armésjusqu’aux dents, que des agents vêtus à la légère pour ne perdre aucunde leurs avantages sur les voleurs. Voilà pourquoi tour à tour ontdisparu la patrouille grise, le chariot découvert qui porta la nuit uneescouade de la police dans les rues de Paris, pendant une année auplus, pour faire place à des agents plus utiles. Depuis quelque tempson remarque un nouveau service : c’est celui que font les patrouillesde jour. Ces agents, envoyés par la police, circulent sur lesboulevards de distance en distance ; dans peu d’années, on espèrepouvoir les répandre dans toutes les rues de Paris, et principalementsur les boulevards extérieurs, où leur présence est trop souventnécessaire.

La nuit est terminée, les rondes reviennent en silence, dressent leursrapports, et vont chercher le sommeil. Alors vient le tour du sergentde ville : à lui maintenant de garder Paris, à lui de veiller à sasûreté. Ce n’est point un mouchard, cet homme ; il ne se cache pas dansl’ombre, il n’a point jeté dans un coin son costume officiel pour secouvrir du masque de l’espion ; jamais il ne s’est introduit dans lesein des familles pour scruter les consciences, ni dénoncer la pensée ;jamais non plus il ne s’est paré de faux titres, de faussesdécorations, comme plus d’un baron de l’empire ou de la restauration.Si la croix des braves rayonne sur sa poitrine, c’est qu’il l’anoblement gagnée en soutenant aux frontières l’honneur du nom français,comme savent le défendre nos soldats.

Le sergent de ville à Paris, c’est le gendarme en province ; c’est laprovidence du citoyen paisible, la terreur des criminels. Sans lui, vosfemmes, vos mères, vos sœurs, seraient à chaque instant exposées auxgrossièretés du premier manant. A qui s’adressent-elles dans la rue, envotre absence, pour faire cesser ces lâches insultes ? Au sergent deville seul, car cet homme, c’est la loi en costume officiel.

A ces agents, les travaux, les ennuis, les dégoûts ; à nous lesplaisirs et la joie. Lorsque Paris voit s’éloigner les beaux jours del’été ; lorsque les fêtes, les bals se succèdent ; quand le carnavaldéroule dans les salles publiques ses longs chaînons de masquesbigarrés ; quand tout Paris danse sous les transports d’une fièvrechaude, un seul homme reste impassible au milieu du tourbillon. Debout,immobile pendant toute une longue nuit, il voit le plaisir voltiger enriant autour de lui sans pouvoir jamais y prendre part. De doucesparoles d’amour se murmurent à son oreille, il ne doit pas les entendre; de voluptueuses images de femmes passent et repassent sans cesse sousses yeux, il doit les voir sans émotion. La loi veut que le sergent deville n’ait aucune passion. Le sommeil appesantit ses paupièresalourdies, la lassitude accable ses membres ; il doit rester debout etveiller sans repos.

Enfin, après cinq mortelles heures, la fin du bal semble approcher, lalumière du matin perce à travers les vitraux du foyer, les danseurs dela salle brillante désertent la scène de cette joyeuse nuit de balmasqué ; le sergent de ville, brisé par la fatigue, cherche avechésitation une place où il puisse se délasser un moment. C’estl’isolement surtout qu’il demande, car il a peur de vos mépris ; c’esten tremblant qu’il ose s’asseoir près de vous, il ne vous parle pas, ilporte seulement un regard inquiet autour de lui pour voir si lesdanseurs ne fuiront pas avec indignation la banquette sur laquelle ilne craint pas de prendre quelque repos, si des chuchotements railleursne vont pas le punir durement de sa témérité. Il ne vous adresserajamais la parole le premier, il apprécie bien sa position, et tropsouvent il a rougi de son habit pour ne pas comprendre votre répugnance.

Le sergent de ville en France remplit les mêmes fonctions que le policeman à Londres. Sa chargeexige qu’il veille au repos descitoyens, à la sécurité de la ville, et sous ce rapport on n’a rien àlui reprocher.

Mais là s’arrête la ressemblance. Le bâton des policemen ne sert qu’àla défense des citoyens, l’épée du sergent de ville s’est trop souventrougie du sang français dans les émeutes. La mission du policeman esttoute pacifique, celle du sergent de ville peut devenir hostile.L’agent anglais n’est chargé que de la municipalité, le nôtremalheureusement est des premiers à servir les passions politiques dupouvoir.

Ce n’est pourtant pas de gaieté de cœur que le sergent de ville seprécipite au-devant des barricades : ce devoir assurément lui répugneautant qu’à tout autre soldat ; mais comment pourrait-il s’y soustraire? S’il fuit devant le coup de feu du prolétaire, ses camarades nesont-ils pas derrière lui pour jeter à son inaction l’épithète de lâche? s’il déserte dans une sainte indignation les drapeaux du pouvoir pourse mêler aux rangs du peuple révolté, qui donnera plus tard asile à safamille, qui donc viendra tendre une main secourable à sa femme etnourrir ses enfants ? La chance n’est pas égale des deux côtés. Unepension est accordée par l’état à la famille du soldat mort au service; la misère est réservée à la veuve, aux enfants de l’homme frappé ausein de l’émeute. Le sergent de ville ne peut qu’obéir aveuglément auxordres qu’il reçoit ; aux chefs seuls on peut demander compte du sangversé. Il faut à tout gouvernement, despotique, constitutionnel ourépublicain, une armée pour se faire respecter par les puissancesétrangères, des soldats pour arrêter une effervescence populaire àl’intérieur. Qu’ils se  soient appelés hier gendarmes, qu’ils senomment aujourd’hui gardes municipaux ou sergents de ville, demainsoldats du peuple, ils n’en seront pas moins toujours soumis au pouvoirrégnant et prêts à le défendre contre le peuple, qui fournit dans tousles temps à ses chefs et l’argent et les verges.

Autant la police municipale est belle, utile ; autant la police enmatière politique devient dégoûtante et révolte le cœur. La plus grandefaute des préfets, c’est d’avoir employé le sergent de ville dans lesémeutes, c’est d’avoir méconnu la police municipale et d’en avoir faitun instrument de plus au pouvoir. On a sali le sergent de ville depuisdix ans, comme la restauration traîna dans la boue l’uniforme de lagendarmerie. La tâche du sergent de ville était de protéger lescitoyens, de les servir, de les défendre ; dès lors on pouvait lerendre populaire. Il fallait que cet homme pût traverser paisiblementl’émeute, sans que les révoltés pensassent à le traiter en ennemi. Ildevait veiller à la tranquillité de la cité, comme les sapeurs-pompiersveillent aux incendies. Pourquoi lui avoir fait ce mauvais rôle ?Pourquoi les préfets de police ont-ils oublié son caractère toutmunicipal ? Le peuple aurait encore confiance en lui, il lui prêteraitsecours, et ne le maudirait pas en le repoussant avec mépris de sesrangs.


Armand DURANTIN.


NOTES :
(1) Au préfet de police appartient la délivrance des passe-ports, descartes de sûreté ; la surveillance des lieux publics, des maisonspubliques, des filles soumises, des permis de séjour, des dépôts demendicité. Le vagabondage, les prisons, la répression desattroupements, les cultes, l’imprimerie, la librairie, les théâtres,les débits de poudre et salpêtres, les ports d’armes, la petite et lagrande voirie, la voie publique, le commerce, la bourse, les ports, lasalubrité, les incendies, les marchandises prohibées, lesétablissements dangereux et insalubres, les monuments publics, larecherche des crimes et délits, les hôtels garnis, les repris dejustice, la surveillance des condamnés, le balayage, les inhumations,les parfumeurs, pharmaciens, herboristes, sages-femmes, bouchers,cafés, les fêtes, les illuminations, les bals publics et enfin tout cequi concerne la municipalité rentre dans ses attributions.
(2) L’occupation de ces employés consiste dans l’ouverture,l’enregistrement, la distribution des lettres, pièces et dépêchesadressées au préfet et s’élevant par jour au chiffre énorme de deuxmille ; La correspondance du préfet avec les ministres et les autoritéspour causes politiques est faite aussi dans ce bureau. La formation desdossiers relatifs aux affaires politiques, le dépouillement des piècesadressées par les agents secrets, les réfugiés politiques, sont duressort de ce cabinet, où se trouve en outre un registre qui contientle nom de tous les individus qui ont figuré dans les affairespolitiques.
(3) Dans leurs attributions se trouve : la rédaction des arrêtés denomination des employés de tous les services, la formation et leclassement de leurs dossiers, les demandes d’emplois et lesrenseignements sur les candidats, les archives générales,l’administration de la garde municipale, des sergents de ville et dessapeurs-pompiers, les théâtres, saltimbanques, réunions publiques,fêtes, jeux, afficheurs, crieurs publics, cultes, l’état civil, letimbre, les débits de poudre, les déserteurs, etc.
(4) Dans ses bureaux sont les archives des arrêts et jugements rendusen matière criminelle dans toute la France depuis cent vingt ans, lescrimes et délits, la sûreté publique, les forçats, vagabonds,mendiants, brocanteurs et chiffonniers, la garantie des matières d’oret d’argent, les laminoirs et balanciers, l’examen, l’interrogatoire detout individu arrêté, sa mise en liberté et son renvoi au procureur duroi. Un individu arrêté est d’abord conduit au dépôt de lapréfecture, où il ne reste jamais plus de vingt-quatre heures ;il estinterrogé par un commissaire de police ad hoc, renvoyé s’il n’y a paslieu à suivre, ou conduit devant un juge d’instruction s’il y a lieu.Les prisons, les maisons d’arrêt, de correction, de justice, de force,de détention, de régime pénitentiaire, dépendent encore de cettedivision, ainsi que le bureau de mendicité, le départ des chaînes, lespasse-ports, les ports d’armes, les livrets, les permis de séjour, leshôtels garnis et les logeurs.
(5) Ce sont ceux qui veillent aux approvisionnements des halles etmarchés, aux cimetières, exhumations, épidémies, poids et mesures, à laMorgue, la Bourse, aux bateaux à vapeur, bains sur rivière, navigation,marchands de vin, traiteurs, charcutiers, chantiers de bois etcharbons, édifices publics et carrières, nettoiement, éclairage etarrosage de Paris, égouts, puits, fontaines, aqueducs, voiturespubliques, roulage, professions des médecins, chirurgiens,sages-femmes, herboristes, droguistes, remèdes secrets, eaux minérales,etc. – En dehors de ces deux divisions, on doit placer lacomptabilité, qui occupe douze employés, le bureau des architectes etcommissaires de la petite voirie, composé de treize architectesexperts, la  caisse etses onze employés, et le conseil desalubrité formé de huit médecins, chimistes et pharmaciens. Centquatre-vingt-dix employés surveillent et perçoivent les droits dans les halles et marchés ; les courtiersgourmets piqueurs de vins, aunombre de quarante, dégustent les vins qui arrivent, et empêchent lafalsification. Ensuite paraissent les employés de la navigation et desports, le contrôle de la halle aux grains et farine, des bois etcharbons, de la fourrière, le personnel des prisons, etc.
(6) Un chef, un sous-chef, huit employés sédentaires, vingt-quatreofficiers de paix, environ six cents sergents de ville, des inspecteursde police, les agents des rondes de nuit, seize inspecteurs des hôtelsgarnis, les trente-deux agents du service de sûreté, occupés àsurveiller les repris de justice et à leur arrestation, voilà toute lapolice chargée de protéger la ville de Paris. A une heure donnée de lajournée, les agents placés pour la surveillance d’un même quartier seréunissent dans une maison indiquée et sous la présidence d’un officierde paix, dressent leurs rapports qu’ils envoient à la préfecture.
(7) Il existe à Paris quatre mille garnis, et le mouvement journalierdes entrées et sorties doit être évalué à deux mille cinq cents. Lenombre des bulletins envoyés à la préfecture par les inspecteurs desgarnis est d’un million  environ par an, et l’on ne compte pasmoins de soixante mille personnes logeant en garni. Les dépenses de lapréfecture de police sont moindres qu’on ne pense, et sont régléeschaque année avec exactitude. Le conseil municipal vote les fonds àemployer pour la police municipale, et les pièces comptables, aprèsavoir été examinées par le conseil, passent encore sous les yeux de lacour des comptes. Quant aux fonds secrets, ce sont les chambres qui lesvotent. Ces fonds s’élèvent annuellement, pour le ministère del’intérieur, à trois millions environ. Ce ministère verse à peuprèstrois cent mille francs sur la préfecture de police, et les agentssecrets, même ceux employés pour la politique, sont rétribués sur cettesomme.