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FOUINET,Ernest(1799-1845) : Un Voyageen omnibus de la Barrière du Trône à laBarrière de l'Étoile (1831). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.III.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux :nc) de Paris ou le livre descent-et-un. Tome deuxième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXI.- 422 p.; 22 cm. UnVoyage en omnibus de laBarrière du Trône à laBarrière de l'Étoile par Ernest Fouinet ~~~~Le 6août 1670, en présence de Colbert, Claude LePelletier, prévôt des marchands,assisté de ses échevins, posa, au nom de la villede Paris, la première pierre d’un grand arc detriomphe consacré par la cité reconnaissanteà Louis XIV, le roi victorieux : ce fut à labarrière du Trône. Le 15 août 1806, en présence du comte Montalivet,le comte Frochot, préfet de la Seine, assisté deses douze maires, posa, au nom de la ville de Paris, lapremière pierre d’un grand arc de triompheconsacré par la cité reconnaissante àNapoléon, l’empereur victorieux : ce futà la barrière de l’Étoile. Le monument du Trône dessiné par Claude Perrault,et qui avait été construit en plâtre etcomme modèle seulement, fut entièrementdémoli en 1716. C’est comme pour rappeler cetteruine, qu’au bout du faubourg Saint-Antoine,l’architecte Ledoux éleva ces deux colonnesisolées. Ainsi des pilastres épars restent dansle désert pour dire où étaient lestemples géants de Baalbek et de Tadmor. Le monument de l’Étoile a bien failli tomber enruines pendant sa traînante construction ; mais aussi il fauttenir compte des vicissitudes qu’il a subies. Il avaitd’abord été voté pourperpétuer la mémoire du traité deTilsitt, puis pour éterniser la campagned’Autriche, puis le mariage de Marie-Louise et deNapoléon ; enfin pour rendre immortelle la guerred’Espagne en 1823. Éterniser,perpétuer, rendre immortel ! O chétifs atomes dequelques jours, vous voulez perpétuer, éterniser! Pouvez-vous empêcher le temps de détruire, lecholéra de marcher ? Trois courses d’omnibus vous conduisent de labarrière du Trône à labarrière de l’Étoile. Je les aientreprises et achevées : tout engourdi encore de ceretentissement sourd qui vibre long-temps dans les membres,même après que vous avez quitté lavoiture qui vous a roulé, balancé,cahoté pendant deux heures, j’ai écritce voyage consciencieux. Lisez, si cela vous agrée. L’omnibus, c’est la vie, le monde, le public,l’homme ; c’est tout : le latin le dit. Ah ! que nepeut-on, au lieu de ces immobiles planchers où des hommespresque immobiles, quant à l’ame, viennent chanterl’opéra et déclamerl’alexandrin, que ne peut-on nous donner desreprésentations d’omnibus ! Profondecomédie, drame au puissant intérêt,malicieux vaudeville, bouffonnerie à faire poufferHéraclite ou Chodruc-Duclos, on y verrait tout cela mieuxqu’aux Français, au Gymnase, auxVariétés. O théâtreambulant, comédie roulante, tu n’as pas besoin desouffleurs, la nature en sert à tes acteurs ! Ilsn’ont point de fard, de déguisement : ils sontspectateurs les uns des autres, ils jouent leurs rôles en sevoyant jouer, toujours comme dans le monde, et tous ils paient trentecentimes pour amuser le public et pour s’amuser. Quellemeilleure école dramatique que l’omnibus ?Là, langage simple et naturel,péripéties inattendues, catastrophes soudaines,entrées et sorties motivées s’il en fut; c’est toujours pour aller quelque part. Undébiteur va se trouver nez à nez avec soncréancier qu’il fuyait depuis un an.N’est-il pas divertissant de voir toutes ses ruses pourcacher sa figure : c’est l’oeil droit,c’est l’oeil gauche ; le nez à essuyer,un mal de dents subit qui le force à couvrir sa joue de sonmouchoir ; mais le créancier à la piste, quireconnaîtrait son débiteur dans une ride commeCuvier reconnaît un animal antédiluvien dans unossement, le créancier le saisit au collet : dialogue chaud,animé, brûlant. Quelle joyeuse comédiepour le parterre roulant, et les chiens qui se mêlent de laquerelle, et le conducteur qui met le holà, et enfin ungarde du commerce qui monte, véritable Deus in machinâ,et appréhende le quidam au corps de par le roi età la requête du créancier. Cen’est là qu’un coin du vasterépertoire-omnibus, et, en vérité, unsavant nous ayant démontré qu’ilexistait des voitures à cinq sous du temps deMolière, je suis persuadé qu’il yallait souvent. Ainsi je me préparais à ma tournéehistorique, philosophique et morale, en montant le marche-pied del’omnibus solitaire de la barrière duTrône. Je n’y fus pas long-temps seul. Une petiteet accorte grisette y monta. Venait-elle de Vincennes visiter le boiset le château où sont captifsd’élégants et sveltes artilleurs, commeon sait ? ce serait possible. De jeunes officiers doivent tants’ennuyer dans la forteresse de Vincennes ; le genre grisettea bon coeur, les bois sont si touchants en octobre qui sèmeles gazons de feuilles mortes ! Elle resta long-temps sans lever lesyeux, car, règle générale, soitpudeur, soit convenance, ce n’est pas la question, toutejeune femme qui se trouve, face à face, en omnibus, avec unjeune homme, doit avoir son voile ou ses paupièresbaissées. Le bruit d’un sabre la fit tressaillir ;c’était un artilleur : elle regarda, referma bienvite les yeux, les rouvrit à demi, sourit à sonvoisin, et, de peur de l’oublier, je dirai qu’ilsdescendirent ensemble à la Bastille. Nous en sommes encorebien loin. Nous passions devant la rue Picpus. Pendant que je cherchais quellepouvait être l’origine de cette étrangeappellation, était entré un lourd et large paysanendimanché, à figure grotesque, cheveuxgrisâtres, singulièrementéparpillés sur ses tempes creuses, nez rubicond,portant à califourchon des lunettes à grandsverres ronds comme les yeux d’une chouette, et la pointe dece nez déjà fort coloréétait serrée de manière àen être écarlate. Malheur, disais-je, àl’être rieur qui aura ces hommes pourvis-à-vis. Ce fut la jolie grisette qui toutd’abord pinça les lèvres, ses joues segonflèrent, ses yeux grossirent, le sang lui affluaà la tête, enfin elle éclatad’un rire à demi étouffé quiaurait grandement scandalisé le paysann’eût été le sabre del’artilleur. Une des plus grandes tribulations del’omnibus, c’est d’avoir envie de rire deson vis-à-vis. Là commence une descente assez rapide. - Oh !qu’il est bon d’aller vite ! On aime àse sentir emporté, à recevoir l’air purqui vient vous frapper le visage en sifflant, et glissefraîchement à travers l’airméphitique entassé dansl’étroite gaîne de l’omnibus.Le roulement hâté des roues, ces cahotsprécipités, ce frémissement duplancher sous vos pieds, le bourdonnement de la voiture, la vue deschevaux bien lancés, tout cela enlève, agite lesang, féconde la pensée, on imagine, oncrée, on se ressouvient, on reconstruit le passé,et je voyais encore au coin de la rue de Reuilly, l’abbayeroyale de Saint-Antoine, fondée àl’endroit où le saint ermite apparut àdeux légats qui arrivaient de Rome. Cette abbaye avait degrands priviléges : les corps des rois y étaienttransportés de leur palais pour aller de làà Notre-Dame et puis à Saint-Denis ; et commel’abbesse était seigneure et damede tout le faubourg, les ouvriers y travaillaient sansmaîtrise ; d’où vient que,même encore qu’il n’existe nimaîtrises ni jurandes, le faubourg Saint-Antoine estresté ville d’ouvriers. Toutes cesidées me passaient dans la tête aussi vite quel’omnibus devant la rue de Reuilly, quand le conducteur tiratout à coup son cordon. C’était pourune grosse et grasse nourrice qui venait deSaint-Mandé apporter son nourrisson aux parents. Elle avaitappelé de loin la voiture au moment où leschevaux prenaient le galop. Le conducteur était alorsoccupé à faire la recette. La voiture courait, lanourrice courait, appelant et criant, et inutilement toujours.Essoufflée, pantelante, pourpre, elle allait tomber avec sonenfant quand on l’aperçut : elle montacolère et hors d’haleine, et son enfant bondissaitau flux et reflux de son large sein palpitant qu’ilcherchait, en vagissant, à saisir de ses petites mainspotelées. - J’aime un enfant qui crie, disaitl’abbé Morellet. - Pourquoi ? - Parcequ’on l’emporte. - Propos de vieuxcélibataire. Il aurait détesté unenfant qui crie dans un omnibus, parce qu’on ne peut pasl’emporter. Un enfant aimable en omnibus, c’est unenfant au-dessus de six ans, qui paie sa place. Oh ! deceux-là on n’en saurait trop avoir ; ils sontturbulents, essuient leurs pieds sur vos pantalons blancs, se remuentsans cesse ; mais ils sont minces, fluets, et entrent en compensationavec les gros corps qui viennent souvent, et comme par une malice dusort, prendre deux places où il y en a tout au plus une.Aphorisme incontestable : un enfant de plus de six ans est unêtre accompli dans un omnibus. Chose remarquable, le nourrisson cria plus fort quand la voiture passadevant l’hospice des Enfants-Trouvés. C’est à cette hauteur que commence le mouvement decommerce et de fabrique du faubourg. C’est là quese confectionnent les meubles les plus élégantsqui, du fond de leurs obscurs ateliers, vont décorer lessomptueux hôtels des grands ou les palais. Un ouvrier, enmangeant son pain sec, polit une table d’acajou quechargeront des truffes et des pâtés de tous lescoins de la France. Un autre, en chantant une chanson fort joyeuse,incruste des ornements d‘or dans le lit de boisindigène où se consommera un mariage de troiscent mille francs de rente. Celui-ci, en parlant le françaisdu faubourg, couvre un bureau somptueux du tapis de cuir àfilets d’or sur lequel un poèteécrira ses alexandrins, pendant que cette femmeque voilà borde d’une ganseélégante un sopha de petite-maîtresse,coussin mollement élastique, causeuse qui n’aplace que pour deux, cadre que l’imagination remplit deriants tableaux ; mais ne regardez pas la main qui leprépare. Ici quatre ouvriers quittèrent leur faubourg pour allerdanser à la rotonde de Mars. Il y a bien des guinguettes surl’avenue de Vincennes. Le grand salon des Corybantes offremusique distinguée et société choisie; mais le plaisir qu’on va chercher loin est plus plaisirencore : on aime son pays, mais on s’en éloignepour jouir du bonheur d’y revenir, et surtout quand on atravaillé toute la semaine, au même lieu, on aimeà le quitter le dimanche. Aussi, arrivés à la Bastille, devantl’Éléphant, ce gros superbe monument,que le beau monument de juillet adétrôné, ils descendirent, ainsi quemoi, pour monter dans l’omnibus de la ligne des boulevarts.Ils prirent place sur les banquettes latérales, et moi, pourmieux examiner, je m’assis sur le strapontin qui est au fond.J’étais donc le président,c’est le terme dont se servent les habituésd’omnibus, quand j’éprouvai une doucesatisfaction en revoyant mon paysan à lunettes. Il allait aubout des Champs-Élysées : il ne le cacha pointaux ouvriers, avec lesquels il entra en conversation sanscérémonie. Il devait y êtreà cinq heures pour un rendez-vous d’affaires. Or,il était déjà quatre heures, et encoredouze places à remplir dans l’omnibus ! Douze foispeut-être à s’arrêter pourprendre les voyageurs, autant pour les débarquer ! Enfin la lourde machine s’ébranla. Nouspartîmes. Le paysan tira sa montre d’argent, frappadu pied, sans trop d’impatience, remit sa montre : ilparaissait dire : - Nous allons vite ! - La voiture en effet cheminaitbien quand elle s’arrêta tout court devant la ruedu Pas-de-la-Mule : c’était pour unevénérable douairière de laPlace-Royale. Elle monta difficilement, attendu qu’elleétait pesante de son embonpoint et qu’un chiengriffon, attaché avec une faveur bleue, et qu’ellepressait tendrement sur son coeur, gênait ses mouvements.Elle s’apprêtait à s’asseoirprès du paysan, quand la voiture se remit en marche. Labonne dame chancela, tomba sur le villageois, et le chien le mordit. -Conducteur ! conducteur ! C’était une jeune personne qui sortait duthéâtre des Funambules : elle franchit silestement le marchepied, qu’on voyait qu’elleétait habituée à marcher sur la corde.Cette fois le gros paysan ne regarda pas sa montre, ne frappa point dupied, tant la danseuse était jolie, tant elle avait bondiavec prestesse et grâce àcôté de lui. - Conducteur ! conducteur ! - Quelque gros marchand de chevaux quisortait du théâtre Franconi. Il arrivait silourdement qu’à chaque pas qu’il faisaitle pauvre campagnard avait le temps d’articuler un juron enconsultant sa montre. Il était quatre heures et demie.L’énorme voyageur, avant d’enjamber lemarchepied, se moucha, prit une prise de tabactrès-solennellement, tomba sur la banquette comme une masse,et la voiture en bondit. - Allez, cocher ! Et le cocher alla. Je ne compte pas enregistrer tous les détailsd’entrées et de sorties, comme le conducteur qui,à chaque nouvel arrivant, pointe un numéro sur safeuille. Je suis président : je vois de haut. Chefd’orchestre, régisseur de la troupe dramatique del’omnibus, aucun son faux, aucun mauvais geste nem’échappe, mais je n’en dois pas compteau lecteur. C’est le genre, non l’espèceque je lui présente, le genre omnibusvarié à l’infini, mais dont chacun peutvoir les variétés. C’est del’omnibus complet que je traite, de l’omnibuspolitique, moral, civilisateur. O inventeurs de voitures àtrente centimes, quel bien vous avez fait à lasociété ! Que d’amisbrouillés réconciliés par vous ! quede gens confrontés dans vos corridors ambulants mieuxqu’au palais, et où le coupable arougi… Allez, cocher. Et le cocher arrêta au bas de la porte Saint-Martin : pourqui ? Tout le monde tendait le cou pour voir arriver la nouvellevisite. L’omnibus est essentiellement curieux, et, en effet,est-il intérêt plus grand ? On estpressé, serré, tassé,encaqué. L’hôte que l’onattend est-il gros, est-il fluet ? - Encore une place pour une dame,messieurs, une dame bien mince. - C’était la vérité. Une femmeaux cheveux châtains-bruns, aux yeux noirs, au teintpâle, vêtue d’une robe de mousselineclaire, de couleur tendre ; un petit être délicat,vaporeux, svelte créature, qu’un poète,un peintre aurait à peine besoind’idéaliser pour en faire une bonne féeou un ange ; et tous les vieillards, car remarquez qu’ilssont toujours les plus empressés à offrir uneplace étroite, bien étroite, aux jolies femmes,tous les vieillards de s’effacer, de se rapetisser, de seramasser, pour lui présenter un demi-pied vide sur labanquette : Au fond, madame : il y a une place au fond. - Pendant qu’ellese glissait avec peine entre les deux rangées de genoux quise croisaient, la voiture, trop subitementarrêtée, eut un ébranlement qui fittrébucher ses pieds mignons, et c’étaità qui chercherait à la soutenir. Tun’es pas seulement bon, conciliateur, moral, tu es galant,Omnibus français ! Enfin elle se plaça tout aufond, près de mon siége de président,et la vieille douairière la séparait du lourdpaysan qui regardait sa montre, jurait dans sa barbe, maudissait lajolie femme : il était cinq heures moins un quart ! - Cocher, complet ! - Que ce cri fait de bien à celui qui est presséd’arriver ! - Ah ! dit le paysan, nous allons donc marcher !Et ma petite dame aérienne était là,sous mes yeux ; et de sa robe, de ses cheveux, de son mouchoir, commed’une cassolette, montait jusqu’à moi unléger parfum de vetiver, de portugal, de violette, un parfumvégétal qui vous eûttransporté dans un riant jardin ou dans un boudoirmystérieux, et je bénissais le ciel del’avoir séparée des hommes quiencombraient la voiture : ils auraient froissé ses joliesmanches bouffantes, chiffonné sa robe si frêle,frotté sur son chapeau rose leur sale chevelure, etj’aurais souffert comme d’une profanation. Pendant la montée si rude de la porte Saint-Denis, notrecampagnard avait le temps de pester, de tempêter. Dans cesmoments d’impatience, comme on est torturé ! onvoudrait arrêter sa montre qui va trop vite :arrêtez-la ; mais le temps !... On se sent uneinquiétude, une crispation dans tous les membres, on a lafièvre ; on irait pousser la voiture, faire tourner lesroues : on maudit les chevaux ; si l’on étaitcocher, on les tuerait… Allez donc ! on m’attend :cocher ! fouettez donc vos chevaux ; il est près de cinqheures… Le poing se serre, on frappe du pied.C’est le tourment que cause l’attenteexaltée ; c’est l’intolérableirritation du poète qui imagine vite et écritdifficilement. Il pouvait descendre et prendre un cabriolet ; mais un cabrioleteût coûté trop cher. - Messieurs, vosplaces ! C’est une scène très-curieuse, dans ledrame-omnibus, que celle du paiement, surtout quand on est au complet.D’abord, ce sont les coudoiements, les contorsions, lesgrimaces des voyageurs qui se mettent en deux, se soulèvent,se penchent en avant, en arrière, pour fouiller un peuà leur aise dans leur gousset ; ensuite la circulation dessous, les échanges de monnaie. On voit là quelest l’avare, quel est l’hommegénéreux. Celui-ci donne cinq francs avec aisanceet désinvolture,et reçoit sa monnaie sans la compter ; celui-làfait passer de main en main une pièce de vingt sous : il estfort inquiet jusqu’à ce qu’elle arriveau conducteur : le conducteur la tient enfin. - Pour moi ! pour un !rendez-moi ! - Tout à l’heure. - Et sonanxiété est visible : il ne quitte pas leconducteur des yeux. Prenez garde ! il va s’en aller, quittersa voiture, perdre sa place pour vous enlever soixante-dix centimes.Bien raisonné ; mais l’avare est fou. Ma jolie voisine tira trois petites pièces de dix centimes,qu’elle s’apprêtait à livrerà la circulation, quand je lui présentai unepièce de dix sous. - Veuillez payer pour moi, madame. - Elleme regarda un instant, d’un air décent,à travers son voile, posa légèrementsur ma main son gant de fil d’Écosse, et de sesdoigts rosés tombèrent deux pièces dedix centimes, que je garde pour ne les employerqu’à l’achat d’un objetélégant, parfumé, gracieux, un flacond’essence ou des gants de bal. - Conducteur, à la rue Poissonnière. - Etlà descendirent quatre ou cinq personnes avec de lentesprécautions, qui mettaient le campagnard audésespoir. Il les aurait jetées dehors pour quela voiture partît vite. - Ah ! quel bonheur ! nous respironsenfin : l’omnibus moins foulé se dilate,s’épanouit, et éprouve cebien-être d’un coeur oppressé qui sesoulage par de fréquents soupirs. Plus à mon aise, je regardais cette enseigne de bonnetierqui fait l’angle de la rue Poissonnière, diteauparavant le cheminaux Poissonniers, et auparavant encore, le Val-Larronneux.Cette appellation ne vous eût-elle par rejeté auxtemps où l’on pillait, oùl’on volait dans la grande forêt quis’étendait sur la rive droite de la Seine ? Ainsiles boulevarts, les faubourgs, la chausséed’Antin, tout cela fut d’abord un bois immense,puis des terrains vagues, puis des remparts, des cultures, des marais,enfin des hôtels où l’on vitmoelleusement, des maisons de jeu où l’on seruine, où l’on ruine les autres ; desthéâtres où l’on chante,où l’on rit, où l’on pleure ;des cafés où l’on prend sorbets etglaces ; des rangs de chaises où s’asseyent desfemmes élégantes, honnêtes ; desfemmes…. Allez, cocher ! Viendrai-je dénombrer l’un aprèsl’autre les entrants, les sortants ? Non. L’omnibusest l’image du monde ; on vient, on s’en va : quis’en occupe ? A moins que vous ne soyez le Roi, le premierenfant qu’attend une jeune mère, ou lecélibataire que guettent ses collatéraux, leprêtre qui baptise, le prêtre qui enterre, vousregarde-t-on entrer, vous regarde-t-on sortir ? Un nouvel acteur, débouchant de la rue du Sentier, apparutsur notre scène. Je me le rappellerai toujours, tant futpoignant le serrement de coeur qu’il me fitéprouver. Il avait un habit noir sale, un pantalongris-clair, plus sale encore, un chapeau crevé sur la forme,de grosses bottes ferrées. Il venait d’unestaminet. Sa figure enluminée et les vapeursd’eau-de-vie et de tabac, qui sortaient de tout sonêtre, en faisaient foi. - Une place encore àdroite ! - C’était à qui ne seserrerait pas pour la lui donner. Arrivé au fond, ilaperçut un petit coin à côtéde ma dame élégante et parfumée.Épais qu’il était il s’yjeta, s’enfonça comme un coin dans le rangpressé, et la voiture reprit sa route. J’aurais pu remarquer, en souriant, qu’àson entrée mal assurée il marcha sur le cor de ladouairière et sur la patte de son chien ; mais monindignation prit le dessus quand je le vis s’abattre sur mamignonne petite dame, comme un vautour sur une blanche colombe. Sesmanches légères se salissaient et se fripaientsur son habit de gros drap sale. Ivre de tabac, de vin etd’insomnie, il dormait à moitié. Achaque cahot, sa tête allait à droite,à gauche, en avant, et tombait parfois surl’épaule de sa voisine qui se retirait enfrissonnant, comme si elle eût senti sur sa joue unearaignée. Cette figure d’un rouge livide, auxtraits déformés par la débauche, siprès de ce visage d’une blancheur transparente :ces cheveux gras et hérissés, frottantl’épaule que devaient caresser seulement lestresses blondes d’un élégant. Lesexhalaisons lourdes et échauffées de la taverne,se mêlant aux légères etfraîches senteurs du boudoir. Hideuse alliance ! un beaurayon de soleil sur une mare fangeuse ! une chenille, unscarabée sur une rose ou sur une sensitive. Rue du Mont-Blanc, deux dames descendirent, deux autresremontèrent, et le campagnard les maudissait cordialement.La nuit était déjà venue, et sonrendez-vous d’affaires ! Il trépignait, battaitses genoux de ses mains, et faisait sonner, en s’agitantainsi, l’argent que renfermait son gousset. Les dames quicherchaient où s’asseoir, sedécidèrent tout aussitôt àse mettre l’une à droite, l’autreà gauche du paysan. De la rue du Mont-Blanc à laMadeleine, certes elles auraient pu faire le trajet à pied,et un grand habitué d’omnibus, en me communiquantcette remarque, me dit que sans doute elles voulaient placer leurstrente centimes à gros intérêts. Sansqu’il fût besoin de se gêner, ellesserraient de près le campagnard, qui, chose merveilleuse !puissance de la femme ! semblait oublier son impatience : aussi,convenons qu’elles étaient bien bonnes avec lui.Elles aimaient son pays, son jardin, sa maison : elless’intéressaient à sesrécoltes, à ses enfants, à son chien,à tout ce dont il parlait avec plaisir : et lui,qu’il était heureux et fierd’être ainsi entre deux belles dames, et de lessentir si près de lui ! Sterne ne connaît pas decharme comparable à celui de tâter le poulsd’une jolie femme. N’avez-vous paséprouvé, en omnibus, un bonheur encore plusgrand, celui d’être si près de savoisine que sa douce chaleur vous pénètre,éveille en vous une suave sympathie, vousmagnétise : vous croyez sentir que son coeur bat aubattement du vôtre… vous… - Conducteur! - Enfin ma sylphide, ma fée, se délivrait de sonhideux voisinage. Elle n’avait pas besoin de ma main pourl’aider à se lever : je l’aidaicependant pour avoir le bonheur de toucher son bras. Elle descendit ruede la Ferme, et j’avouerai que j’en fus tristecomme d’un adieu. Pourquoi étais-je triste ?Avait-elle seulement fait attention à moi ?J’avais fait attention à elle, j’avaisété heureux de la voir ; c’enétait assez pour que je regrettasse de la perdre, presquesûr de ne plus la retrouver. Qui n’a pas vu passerdans sa vie, une femme dont il s’était dit : - Jel’aimerais à jamais. - Et il revenait cent foissur le chemin où il l’avait rencontrée,et vainement toujours. C’est pourquoi toute scèned’adieu est, pour celui qui pense et qui connaît lavie, une scène de désespoir. - O omnibus ! quelphilosophe tu es ! - Mesdames, on descend ici ! - Conducteur, dit alors une voixgrêle, de quel côté est la rueSaint-Antoine ? - Madame, nous en venons. - Eh mon dieu ! onm’avait dit de prendre le premier omnibus en sortant de larue Poissonnière. - Il fallait monter dans celui qui allaità droite : en voici un qui retourne à la Bastille; tenez. - On m’attend à dînerà cinq heures, et il en est près de six ; monDieu ! - La pauvre femme était une chétive bossuequi s’était arrêtée toutecourbée sur la première marche del’omnibus, et y restait immobile dans sondésespoir, quand un recul soudain de la voiture rejetal’un sur l’autre tous les voyageurs, qui,courbés, s’apprêtaient àdescendre à la file. - Mesdames, dit alors le gros campagnard, qui n’avait plusl’air inquiet le moins du monde, quel chemin conduit auxChamps-Élysées ? - Voicil’Orléanaise ; nous y allons. - Ilsmontèrent. Qu’avaient-elles à faireà cette heure aux Champs-Élysées ?Écoutez. L’omnibus, utile sous tous les rapports à ceux quin’ont pas de voiture, a été fatalà bien des états : le bottier criequ’on use moins de bottes ; le marchand de parapluies mauditl’omnibus qui peut en servir en casd’ondée ; tous les marchands qui bordent lesboulevarts s’en prennent à l’omnibus.Ils disent qu’il a détruit ce doux étatde far niente,d’abandon, de divagation promeneuse que l’on nommeflânerie : or ce sont les flâneurs qui regardentles estampes et en achètent, qui ont soif et entrent aucafé, qui sont las et lisent un journal : ce sont lesflâneurs que guettent ces dames bienveillantes qui errent enattendant leur déjeuner, leur dîner, leur souper.Il faut bien qu’elles viennent les chercher en omnibus. Il faisait tout-à-fait nuit :l’Orléanaise avait sa lanterne de devant, salanterne de derrière allumées. Celle de devantéclairait faiblement la glace du fond, quirépétait nos figures tout aussi faiblementéclairées par l’autre lanterne ; lesarbres semblaient courir, tant les chevaux allaient vite ; ici, entreles branches, brillait une lueur dans un cabaretécarté ; là se balançaientles réverbères qui éclairent lesruines toutes neuves du quartier François Ier, quand de lasombre allée des veuves sortit un long cri : - Arrêtez ! - Cette invitation n’est pas engageanteau milieu des Champs-Élysées. Enfin le cocher fithalte, et je vis, au moyen de la glace, monter un grand corpssurmonté d’une figure longue, pâle,creuse, aux yeux ternes et fixes, encadré dans des cheveuxroides et tombant carrément. Il ne dit pas un mot,s’assit, resta sans mouvement, tira une bourse oùon entrevoyait de l’or, ce qui n’allaitguère à son costume, paya sa place, et reprit sonimmobilité. - Voici, dit une des dames au campagnard, voici un traiteur. - Elleslui montraient la rotonde de Mars, d’où sortait lebruit joyeux de la danse : il descendit avec elles. Cen’était certes pas là son rendez-vousd’affaires ! L’arc de l’Étoile se dessinait, imposantet sombre, sur le ciel étincelantd’étoiles. Or, avant de quitterl’omnibus, je récapitulai mes souvenirs. Unegrande idée avait été au fond detoutes mes observations, je n’avais rien remarquéque cette idée n’en jaillît, mais vague,éparse, sans lien commun ; dès que jel’eus débarrassée de tous lesdétails qui l’offusquaient, la penséedominante fut dégagée de mille accessoires qui lafaisaient diverger : elle devint enfin une, indivisible, comme larépublique française. La voici : Omnibus veut dire àtous. L’omnibus est donc le sanctuaire del’égalité. Certes, c’est bienle sol de l’égalité. J’y aivu entrer un laquais, un pair de France avant la question del’hérédité, une femmed’agent de change et une cuisinière, chacun pourtrente centimes. - Mêmes droits, mêmes devoirs :voilà bien l’égalité. Tousl’un près de l’autre assis, haillons etrobes à falbala : mais là se borne cetteégalité. Il ne faut pas que tel homme parle : ilse trahirait par des propos d’ivrogne ; on le mettraità la porte. Celui-ci, qui est bien vêtu, semblel’égal de son voisin ; qu’il dise unmot, ce n’est pas en français : adieul’égalité !L’éducation seule, des talents ou desqualités analogues font les égaux, et encore !Dieu n’a pas créé deux feuillessemblables, d’où vient qu’il auraitcréé tous les hommes de niveau ? Tâtezle pouls à chacun des huit cent mille habitants de Paris, jegagerais qu’aucun ne bat du même mouvement, sur lemême mode. Celui dont le pouls bat plus vite, est plus actif,plus prompt, et conduira mieux ses affaires en ce monde que celui dontle sang est apathique et lent. Ils étaient néségaux dans la société, uneéducation pareille avait conservé cetteégalité en eux : vous avez beau faire, elle estdétruite par les penchants, les facultés que leCréateur leur a réparties inégalement.Un système philosophique, tout en poussant au bien del’humanité, en prêchantl’abolition des priviléges, proclamequ’il en est un que rien ne peut détruire, ce sontles priviléges du coeur, de l’âme, del’intelligence. Achacun selon ses oeuvres : cet axiome est laconsécration solennelle del’inégalité. Voyez l’omnibus! il y faut tenir dix-huit. Le conducteur est inflexible sur ce point,et pourtant il arrive que six gros corps écrasent les douzepetits, les étouffent, les compriment : est-ce la faute del’omnibus ou du hasard ? Quelques hommess’élèvent, et dominent la foule parleur intelligence, leur génie : qui l’a voulu ;est-ce la société ? n’est-ce pasplutôt Dieu ? Vous à qui la nature adonné en naissant ce génie, en qui de longues etstudieuses veilles ont mûri de bonne heure le talent, il estune science bien plus importante pour gouverner les hommes,c’est l’expérience de la vie, qui nes’acquiert que lentement ; eh bien, vous pouvez vous enrendre maître en six mois, un an. Pendant ce temps conduisezun omnibus. ERNEST FOUINET. |