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FOUINET,Ernest (1799-1845) : Un jour de paiement de rentes autrésor public (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (10.II.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome septième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 396 p.; 22 cm. 
 
Unjour de paiement de rentes au trésor public
par
Ernest Fouinet

~ * ~

Quand, après un longtravail, vous allez vous promener aux Tuileries, sur la terrasse desFeuillants, par un beau jour d’automne, dans ce doux état denonchaloir, de presque absence de pensée, que l’on a comparé souvent aumouvement plein d’indolence d’un canot abandonné au flottement d’unpetit lac, votre esprit fatigué qui veut du repos, comme l’oeil éblouiveut de l’ombre, en a assez pour l’occuper du tourbillon de feuillesmortes qu’emporte un coup de vent, du léger froissement des pas dansces feuilles desséchées, du frôlement de la robe d’une joliepromeneuse, ou d’un coup d’oeil vague jeté sur la longue façade duministère des finances.

Ne vous êtes-vous pas alors rappelé l’illumination magique qu’aux joursde réjouissances forme cette rangée de pots à feu, de chacun desquelss’élève un jet de gaz resplendissant, qui inonde de tant de lumièrecette ligne d’arcades, qu’elle semble transparente comme un château defée ? De cette fantaisie des Milleet une Nuits passant à de plus graves méditations, àl’aspect du centre des mouvements financiers de toute la France, uneimage immense ne vous a-t-elle pas tout à coup apparu ? Quarante milleconseils municipaux épars sur notre vaste sol, pérorant, délibérant,votant, pour venir concentrer leurs opérations dans trois centsoixante-six arrondissements ; les arrondissements, dansquatre-vingt-cinq préfectures ; les préfectures, dans sept ministères ;les ministères, dans les trois pouvoirs qui font la loi ; puis la loitombant de son haut dans cet océan de hiérarchies ; et le cercle qu’aproduit sa chute s’étendant, s’étendant toujours, jusqu’à ce qu’ilembrasse les quarante mille communes, et, en se rétrécissant, rapportel’argent rue de Rivoli.

Ce mouvement perpétuel du centre à la circonférence, de lacirconférence au centre, vous aura sans doute rappelé le dieu desbrames, immense soleil qui épanche ses rayons toujours, et toujours sesrayons reviennent à lui ; type admirable de la centralisation !

Puis, en regardant encore les quatre rangs de fenêtres du ministère,n’aurez-vous pas aperçu quelque jeune dame au premier ? Là, demeurentles gens que l’on sollicite. Au second, au troisième, un chef et unsous-chef se montrent au balcon pour observer leurs femmes qui passentla journée aux Tuileries, au pied de la statue de Méléagre. Du haut duquatrième, un jeune expéditionnaire guette certaine dame ou demoiselle,peu importe ? Et puis, qu’un régiment passe dans la rue de Rivoli, etau bruit de la musique militaire, tous les employés prennent leur voléesur les balcons. Eh ! messieurs, permettez-leur de venir se réveillerun peu de leur torpeur à l’enivrante harmonie des fanfares guerrières :le sang coule si lourdement à travers les rapports et les chiffres.

Ou bien ne vous êtes-vous pas dit : - Heureux qui vient là touchervingt mille francs de rente !

Vous qui n’avez pas cet honneur ou ce bonheur, vous n’allez guère auTrésor, à moins que vous ne soyez employé ou de garde. Je vais doncvous parler des paiements du Trésor.

On entre dans l’immense édifice par la rue Neuve-de-Luxembourg, deRivoli, du Mont-Thabor, et de Castiglione. Que de souvenirs de gloiremilitaire autour du pays fort positif de l’or ! L’entrée principale estrue du Mont-Thabor, n° 11. C’est au-dessus de cette porte qu’on lit enlettres de bronze ces mots : Trésor public. Que de gens, dans Paris,qui concluraient volontiers qu’ils peuvent, en leur qualité de public,y venir puiser, comme ce bouffon personnage de théâtre, qui voulaitgagner à la loterie sans y avoir rien mis.

Cette belle porte conduit à la cour de l’Horloge, entourée de galeriescomme on en voit à l’extérieur ; et sous ces galeries sont lesdifférentes caisses ; mais c’est au n° 6 qu’est le couloir où l’onattend ses rentes et ses pensions.

Nous sommes au premier jour du paiement. Le tableau des séries a étéaffiché. Croiriez-vous bien, vous qui pouvez à votre aise attendre vosrentes huit et quinze jours, croiriez-vous que, pendant que vousdormez, une foule veille dans la rue Neuve-de-Luxembourg, pour entrerdès l’ouverture des portes, et avoir les premiers numéros ? Sans douteparmi ceux qui font si longue faction, beaucoup s’y résignent pourvendre leurs places, comme le soir ils le feront aux entrées desthéâtres ; mais il y a là aussi de pauvres rentiers qui peut-être ontbesoin d’un prompt paiement pour avoir un pain le matin, ou un gîteassuré le soir.

Il est huit heures. Un ou deux chariots verts sont dans la cour del’Horloge, et les garçons de caisse y viennent puiser les pesantessacoches d’argent que les payeurs verseront bientôt dans des milliersde mains.

Je n’ai jamais pu voir l’argent qui aboutit ici de tous les coins de laFrance, sans être assailli de réflexions philosophiques, géographiques,pittoresques, morales. Dans cet immense amas de pièces de cinq francs,il n’y en a pas une seule qui n’ait subi plus de transformations, demétamorphoses, d’incarnations que Vichnou, le dieu conservateur de latrinité indoue. Le nord, avec son houblon et son colza ; l’est, avecses forges, ses maïs, ses vignobles ; l’ouest, avec ses champs de blé,ses vergers, ses bruyères, et son Océan ; le midi, avec ses Alpes etses Pyrénées, sont là, oui là, dans ces deux chariots verts.Voyez  quel vaste paysage ! quel tableau de genre ! queltableau de moeurs ! Il y a, dans cet argent, bonnes, mauvaisesconsciences, avarice, générosité, actions grandes et viles, tous lesvices, toutes les vertus, le livre des Cent-et-Un.

Combien de laboureurs se sont levés au point du jour, se sont desséchésaux ardeurs du soleil ! combien de buveurs se sont enivrés enChampagne, en Bourgogne ! combien ont absorbé Surêne ou Bordeaux !combien d’amoureux ou de moribonds ont passé contrat de mariage outestament ! Enfin, ils ont rempli ces deux chariots verts !

Neuf heures approchent. Le long couloir d’attente est plein de rentiers: les banquettes sont couvertes de cette foule : il y a encore fouledebout. C’est là que l’on apprend ce que c’est que la vie à Paris.Voyez ce petit homme rond, à cheveux blancs, qui s’étendent en ailessur sa redingote bleue des dimanches ; il avait deux mille livres derente en 89. Il vient de la rue Copeau chercher son tiers consolidé,terriblement ébranlé par le projet de remboursement du ministèreVillèle. Il faut entendre aussi ses exclamations, ses terreurs : il esttoujours malade quinze jours avant le paiement du semestre, de peurqu’une révolution n’arrive. Il y a un an, il se le rappelle avecépouvante, une émeute éclata le jour qu’il était ici pour toucher sonpauvre revenu. Au premier rappel qui retentit sous les arcades comme unlong tonnerre, il y avait encore cent numéros à passer avant le sien.Quelle impatience ! quelle irritation ! Concevez : chaque nouvelarrivant apportait un bruit sinistre. – Si je n’allais pas être payé !que dira ma femme ! Mon Dieu ! mon Dieu ! – Et l’on appelait silentement les numéros ! Son sang bouillait et s’en allait en vapeur. –Un second rappel ! ah ! mon Dieu ! je suis perdu ! vingt personnesavant moi encore ! – Il ne respire plus, sa tête se perd. –Dépêchez-vous, ou je me trouve mal. – Et voilà que l’on rappelle pourla troisième fois. – Pour le coup, c’est la générale. – Non, monsieur,c’est une marche. – Quel numéro ? Heim ?... Ah ! merci, c’est le mien.– Et d’un pas chancelant il court à la caisse, en souhaitant de toutson coeur qu’il n’y ait pas d’émeute au prochain semestre. Il en a étépendant huit jours à la mort.

Il conte toutes ses peines à une ancienne femme de chambre qui s’estconstitué une inscription de douze cents francs, à force d’ouvrir laporte de sa maîtresse, et de la tenir fermée à propos.

A côté de la camériste est une chétive et débile femme, courbée endeux, et ayant peine à tenir dans ses mains tremblotantes l’inscriptionde 300 fr. qui la fera admettre à l’hospice La Rochefoucauld. C’est unede ces bonnes petites vieilles femmes d’une exquise propreté. Onbaiserait avec plaisir ses joues colorées de la teinte du soleilcouchant, et dont les rides inspirent un calme respect, parce qu’on estsûr que les orages de la vie et les remords n’y sont pour rien. Sonbonnet rond est si bien plissé ! C’est en vérité sa robe de nocequ’elle met pour venir toucher ses rentes, et elle n’est pas usée cetterobe, elle l’a ménagée comme un monument de joie. Elle ne descend larue Saint-Jacques que deux fois par an, pour venir toucher ses 150 fr.au 22 mars et au 22 septembre. Pauvre vieille ! c’est toute sa vie queces 300 fr., toute sa vie, c’est le mot. Depuis dix-huit ans jusqu’àsoixante elle a travaillé le jour, la nuit souvent, pour composer sapetite fortune ; toujours son aiguille allait, et ne s’arrêtait que ledimanche quand sonnait la messe à Saint-Médard. Elle l’allait entendredévotement, retournait à vêpres, se couchait à huit heures, et dès lelundi recommençait sa laborieuse vie, et ainsi travaillant et priant,elle était arrivée à la soixantaine.

Aussi elle aime son inscription, la ménage, la choie comme on ferait dela dernière lettre d’une femme chérie. Elle aime son trésor ; et cen’est point avarice, c’est bien plus un souvenir de jeunesse, c’est latendre amitié que l’on éprouve pour l’être avec qui on a grandi,vieilli. Ce trésor, c’est son enfant de tous les jours. Elle a eu tantde peine à l’élever !

Aventureux capitalistes, qui compromettez dans vos jeux de si chèresfortunes, vous êtes plus coupables que l’assassin !

Eh bien ! à côté de cette vieille est un jeune commisd’agent-de-change, qui avant-hier n’avait pas un sou, qui a gagné hierdix mille francs de rente dans une bourse très-agitée, qui demain lesperdra dans une autre tempête.

Déjà chacun a pris la quittance que, moyennant cinq centimes, préparentdes écrivains rangés dans le couloir, devant chacune des hautesfenêtres.

C’est un de ces écrivains, que l’éditeur du livre des Cent-et-Undevrait demander un chapitre, et je certifie qu’il serait curieux :c’est l’écrivain qui voit défiler devant son bureau les gros, lespetits, les moyens rentiers. L’écrivain seul pourra vous dire commentson état l’a rendu bon physionomiste, comment il distingue l’avare duprodigue, à la manière dont l’un ou l’autre lui délivre les cinqcentimes. Il vous montrera un homme gros, jeune encore, au teintfleuri, à l’oeil plein d’un calme contentement de soi, fredonnant,chantonnant le couplet, et qui lui demande une quittance de douze millefrancs : l’écrivain vous dira alors : Vingt-quatre mille francs derevenu gagnés à faire des vaudevilles !

– Et vous monsieur ? – Une quittance de cinq cents francs, s’il vousplaît, répond un grand vieillard au front jauni, ridé, à l’habitblanchi par l’âge, à la voix chevrotante comme ses maigres jambes. – Oh! oh ! s’écrie l’écrivain, mille francs de rente pour vingt tragédiesou vingt in-quarto de science : hélas !

Et il soupire ; car l’écrivain a le coeur attendri par l’aspect de tantde misère, révolté par le spectacle de tant d’opulence ; opulence etmisère également imméritées !

Des sentinelles sont placées à la porte de la caisse. Neuf heuressonnent : on appelle les numéros.

Plus de noms, plus de titres quand vous êtes entré là ; vous n’êtesplus qu’un nombre, un chiffre dans le pays des chiffres. J’ai vu notrebonne vieille à trois cents francs de rente passer à la caisse avantune dame qui en allait toucher trois mille. Il est vrai que celle-ci sevengea de l’inflexibilité de la série arithmétique par un coup d’oeil dedédain qu’elle laissa tomber sur la petite pile de la pauvre femme. –Avez-vous donc passé bien des jours, bien des nuits, madame, pourgagner vos rentes ?

Quelle agitation ! chaque numéro nouveau que l’on appelle amène dans lafoule un mouvement de fluctuation, et la sentinelle a peine à contenirle torrent.

J’ai toujours été pris d’une foule de réflexions en voyant lasentinelle placée, comme le Destin, à la porte d’une caisse. Unmalheureux soldat, qui a par jour cinq centimes à employer en menus etbien menus plaisirs, constitué pendant deux heures le protecteur demillions, et condamné à voir défiler devant lui les rentiers quiemportent, joyeux, leurs sacs plus ou moins ronds ! Il me semble qu’enpassant devant ces factionnaires, que doit torturer le son clair del’argent, je cacherais avec soin ce que je viens de recevoir. Il estdélicat de ne pas faire parade d’agilité devant un estropié, ou preuved’esprit devant un imbécille.

Quel numéro ? C’est un homme d’affaires, un receveur de rentes. Il vadéposer toutes les inscriptions dont il est chargé ; on passera lesécritures, et demain il viendra toucher à l’heure où les caisses nesont pas encombrées.

Le receveur de rentes n’est qu’un membre de cet homme complexe qu’onappelle homme d’affaires, homme-affaire plutôt. L’homme d’affaires atant pour cent sur les maisons, sur les fermes, sur les remplaçants,sur les filles ou veuves qu’il vend : l’homme d’affaires ne vit que deremises, de primes, de prélèvements. Les affaires vont-elles bien ? ila une existence proportionnelle. Plus de maisons à vendre, de rentes àrecevoir, de femmes à marier ? Plus d’affaires, plus d’homme.

Si votre numéro est éloigné encore assez pour que vous ayez une heure àattendre, allez, je vous y engage, faire une promenade dans leministère. C’est une promenade longue, curieuse, une promenade enlabyrinthe, et il est plus facile, je vous le proteste, de s’y perdreque dans celui du Jardin des Plantes.

Quatre grands escaliers, une vingtaine de petits vous conduisent à cinqcorridors aussi longs que la façade, artères de ce grand corpsfinancier ; des corridors latéraux, ce sont les veines, y aboutissentet vont joindre cinq autres corridors parallèles aux premiers. C’est lecorridor du nord, c’est le corridor de l’ouest ; ici du midi, ici del’est : on se croirait dans un roman de madame Radcliffe. De chaquecôté est une ligne de bureaux numérotés comme les rues, pair à droite,impair à gauche.

Et ces corridors sont aussi animés que les rues. C’est le commisd’ordre qui court un papier à la main ; le chef de bureau qui marche àgrands pas, sous le bras son portefeuille, et dont les souliers crientd’une façon fort distinguée. Voici le marchand de bouillon àdomicile, qui fait élection de domicile dans le couloir ; voilà lesgardiens de bureau (on ne dit plus garçon de bureau depuis qu’on ne ditplus boutique ou apothicaire). Cet homme qui se promène à pas lents,c’est un employé qui fait son second déjeuner. On se heurte, on secoudoie. – « Bonjour, comment va ? » et l’on passe sans attendre laréponse. C’est ainsi qu’on se prend, qu’on se quitte dans les bureaux.

– Monsieur, le bureau de M. un tel ? – Je ne le connais pas. –Pourtant, monsieur, il est dans le ministère. Et voici l’étranger quicourt de bureau en bureau à la recherche de son ami, et on le renvoiede numéro en numéro ; – Madame, que cherchez-vous ? – M. un tel : vousdevez le connaître. – Non, madame. – Impossible ! – Et la damecontinue, en murmurant, des investigations. – Écoutez donc : leministère est plus grand qu’une ville de province.

Les vestibules du premier étage sont magnifiques, ils conduisent auxbureaux du directeur et aux appartements du ministre : là on adjuge lesemprunts, et l’on donne les places. Le second est déjà moins beau ; letroisième moins encore ; plus on monte, plus l’on descend : mais c’estau quatrième que sont les timbres visibles. Si vous passez d’un soleiléclatant et chaud sous ces voûtes fraîches, vous y marchez long-temps àtâtons comme sous la voûte du canal Saint-Maur. Ce long corridor estéclairé au fond par une seule fenêtre devant laquelle les employés quipassent et repassent se dessinent noirs comme des fantômes : cependantil faut reconnaître qu’à chaque porte est un carreau de verre dépoliqui laisser arriver, à travers les cartons, un peu du jour de la ruedans cette espèce de galerie souterraine au quatrième étage. J’y ai vu,vers la fin d’un jour sombre d’hiver, tout au fond de la partie la plusobscure, des hommes qui soufflaient un large réchaud de charbon, et laflamme, à chaque coup de vent, leur jetait sur la face un refletsanglant. Un poète en aurait fait une scène infernale, une conjurationmagique : un employé habitué à cela n’y a vu que des plombiers quiréparaient les tuyaux du gaz.

En continuant votre marche dans un étroit corridor du quatrième étage,vous arriverez à une large porte vitrée qui laisse voir l’immensemouvement de l’horloge de la grande cour : elle est au premier ; ainsivous voyez que, comme pour toutes les choses d’ici-bas, la loi luivient d’en haut. C’est à ce cadran que les employés voient si, parhasard, ils ne sont pas arrivés avant neuf heures, s’il n’est pas plusde quatre heures quand ils s’en vont.

Peut-être avez-vous remarqué le long des murs de nombreux tuyaux ? ilsdescendent du cinquième étage, et aboutissent à trois vastes bassins deplomb toujours rempli d’eau. Figurez-vous bien un incendie quiviendrait à éclater le jour, la nuit ce serait plus pittoresque ; vousfrémiriez en voyant les arrêtés, les ordonnances, les décisions, lesbordereaux, les cartons, voltigeant en étincelles ou en dentelle noire,les caisses flambant comme des bûches de Noël, et les espèces d’or etd’argent coulant comme une lave ! Eh bien, les réservoirs s’ouvrent,les cataractes sont déchaînées, et un déluge fond sur cet embrasement ;et il y a bien plus d’un paresseux surnuméraire qui se dit voyant cela: Je n’irai pas demain au bureau.

O fortunatos  ! Heureux les employés, s’ils connaissaient tous leursbiens ! et ils se plaignent ! Consultez sur leur compte les rentiersentassés dans le couloir d’attente, et vous verrez si ce n’est pas leplus bel état de tout Paris que l’état d’employé. Ma foi ! je suis deleur sentiment : l’employé a cette médiocrité d’or si précieuse ! ill’a au positif comme au figuré : partant, point de crainte des larrons.L’employé entre à vingt ans dans son ornière, et l’y voici lancé pourtoute sa vie, il aime à le croire. Voyez-le donc roulant toujours surla même ligne, comme les roues d’un char sur les rainures d’un cheminde fer ; mais il ne voyage pas si vite. Sentez-vous bien l’inapplicableavantage de ne pouvoir s’écarter de sa voie étroite ? l’employé enjouit pleinement. Eh ! mon Dieu ! capitalistes, banquiers, négociants,propriétaires, deux pas de côté peuvent vous faire tomber dans l’abîme: ces deux pas, l’employé ne peut pas les faire ; donc il est heureux.L’employé est un homme à heures fixes, à idée fixe, à repas fixes ;donc il a bon estomac, source de la santé. L’employé est, de par saprofession, un homme calme, régulier, sans passions ; il ne faut pasqu’il soit amoureux, il ne travaillerait pas ou ferait une fausseaddition, heureux s’il ne mettait pas le nom bien-aimé dans un rapportau ministre ; il lui convient encore moins d’être ambitieux, car sonambition serait aussi triste qu’un amour malheureux ; qu’il ne soit pasjaloux surtout, car il passe sept heures loin de sa femme. Mais on esthomme avant tout ! Non, monsieur, quand on est employé, on est employé.J’en ai connu un, nouveau marié, qui avait dans la journée desappréhensions conjugales, et, pour les aller apaiser, quittait lebureau ; le chef passait et le notait comme mauvais employé. C’est, jele répète, l’état le plus heureux du royaume. La plus complètetranquillité d’esprit sur toutes les choses de cette vie, par même lesentiment de l’amitié qui, n’étant point une passion, n’est pas défenduà l’employé ; On se prend sans se connaître, on vit ensemble sanss’aimer, on se quitte sans se regretter. Je sais un employé qui a vécutrente ans dans les bureaux, sept heures par jour, un tiers de la vie,avec d’autres hommes, des centaines peut-être : il n’a retiré de toutcela qu’un seul ami.

Quel calme d’âme a l’employé ! Il y a des millions d’êtres humains qui,dès leur entrée dans la vie, regardent par où ils iront, comment,jusqu’où ; l’horizon illimité les éblouit, leur tête s’y perd :l’employé n’a point de ces moments de vertige ; il sait qu’à soixanteans il aura la moitié de son traitement pour vivre, pour vivre à moitié: c’est là toute sa perspective. Rien ne peut l’étourdir pendant samarche entre des cartons et des registres ; il n’a pas de ces immensespoints de vue qui peuvent égarer ; s’il lui en survenait, qu’il secouvre les yeux : desirs, affections, espoir, pensée, tout, dans unexcellent employé, est borné comme son revenu.

Je vous le dis, le vie de bureau serait une ineffable béatitude, le sourire éternel du paradis de Dante, sans le retour annuel de lasession. L’employé redoute le député, comme les animaux redoutentl’anatomiste qui fait ses expérimentations sur la nature vivante. C’estque le député prend corps à corps l’employé : il a pour arme une limeet une varlope, puis il l’étend sur le bureau d’une commission, et là,sans écouter ses cris de détresse, le rogne et le rabote à merci et àmiséricorde. Si du moins chaque coup de rabot n’emportait que lesrugosités et les superfétations ; mais non, il enlève la peau, lachair, les nerfs, les muscles au pauvre employé : ses petits projetsd’économie, l’éducation de son fils, la mince dot de sa fille, toutcela s’en va sous quelques tours de l’inflexible varlope ; et c’estainsi que, depuis quinze ans, le député traite l’employé. Aussi, jedois en prévenir le public, si bientôt il rencontre dans les rues unêtre, espèce de fantôme, un être grêle, décharné, amenuisé, tenu,diaphane, transparent, disloqué comme une créature fantastique deBürger, d’Hoffmann ou de Boulanger, qu’il n’ait pas peur.... C’est unemployé. – C’est l’état le plus heureux, je le répète, que l’on puisseenvier !

Redescendez : votre numéro est-il arrivé ? Non. Faites alors un tourdans les cours voisines. Dans la cour du sud-ouest est la vaste sallede la loterie.

Il y a tout auprès de cette salle un bureau qui fait aussi battre biendes coeurs : c’est le bureau des oppositions.

L’écrivain dont je vous parlais comme étant bien capable de coopérer auprésent livre, m’a raconté qu’une pauvre veuve qui avait à rentrer dansle cautionnement de son mari, se présenta un jour à la caisse pour lerecevoir. C’était au fort de janvier. Elle n’avait pas de bois, desvêtements à peine, plus de logement le lendemain. Cet argent la sauvait: sans cet argent elle était perdue.

- Madame, allez au visa, lui dit, sans la regarder, le payeur.

- Au visa ? Et elle balbutiait.

- Oui. Pour savoir s’il y a opposition.

- Opposition ! murmura-t-elle douloureusement entre ses lèvres.

Elle avait des raisons de trembler : son mari avait des dettes.

Elle passe au bureau des oppositions, le coeur gros et la langue amère.

L’employé prit le mandat que lui présentait la veuve d’une mainfrémissante, et alla à un registre. Il le feuilleta, le feuilletaencore, tourna le mandat, le retourna comme s’il était embarrassé, puisrevint à sa place la tête baissée : la veuve voyait son trouble, ets’en troublait davantage. Elle n’osa provoquer une parole que par un deces regards désolés qui brisent le coeur.

L’employé allait parler : il se tut.

– Madame, reprit-il enfin, il y a opposition.

La malheureuse femme sortit en courant comme une désespérée.

En achevant ainsi sa simple narration, l’écrivain frappa sa table de saplume, et sa plume se brisa.

Quel numéro appelle-t-on ? C’est le vôtre. Prenez votre quittance : letemps presse ; voici bientôt trois heures. Les écrivains, hommes etfemmes, ayant cessé leurs travaux administratifs, tricotent, ou lisentdes romans.

J’ai vu ces jours derniers payer les pensions militaires, et c’est unescène d’un intérêt plus vif que le solde de ces annuités que vous avezgagnées au coin de votre feu à écrire de la prose, à faire des actesjudiciaires ou dramatiques. Ce sont de plus nobles combats que ceux dela bourse qui ont valu aux soldats leurs pauvres retraites.

– Monsieur, dit celui-ci, en montrant au payeur qui se sert fort biende ses deux mains, une manche vide, monsieur, voici mon inscription.

– Mes cent francs de pension ! dit un autre. Je les ai gagnés bienlentement. Dix francs aux Pyramides, dix à Marengo, dix à Austerlitz,dix à Leipsick, soixante à Waterloo ; et il essuie ses yeux éteints.

Et voilà qu’entre tous ces vieux soldats il y avait un grand vieillardaux cheveux blancs qui se bouclaient sur le collet de son habit noir àforme très antique. Pendant que tous ces troupiers parlaient garnisonet batailles, en sacrant, Dieu sait comme ! on voyait les lèvres duvieillard s’agiter, et sa main se lever souvent comme pour faire lesigne de la croix. C’était un prêtre qui venait chercher sa pension.Voyez comment cet homme de l’autel et ces hommes du camp avaient vécudifféremment pour acquérir cet argent qu’ils allaient recevoirensemble. Que de baptêmes, de carnages ; de prières solitaires, detumultueuses orgies ; que d’agitations, que de recueillement ! le calmepresbytère, les villes prises d’assaut ; le jardin riant de la cure,les champs brûlés et dévastés ! et tout cela pour venir un jour à lacaisse centrale du trésor, demander le même pain pour la mêmevieillesse, tout aussi caduque, tout aussi abandonnée.

Voyez-vous cet homme au teint basané, il marche sur deux jambes debois, c’est que les véritables ont été enlevées par un boulet au siégede Saint-Jean-d’Acre. Il a traversé tout le désert de Syrie, ainsimutilé, porté par ses soldats : il était capitaine. – Au nom de Dieu,dépêchez-vous de me payer : mes deux jambes valent bien 900 fr. par an.

Et les pauvres veuves qui viennent là, tristes, désolées, seules sur laterre, ne semblent-elles pas dire ? « Les affections d’un époux, sondévouement, son sang qu’il a mêlé au mien pour laisser un héritier deson nom, vous payez tout cela soixante francs ! »

Et une fausse nouvelle, qu’elle soit mauvaise ou bonne, un tour deroulette, un hasard à la loterie, font à un fat une existence opulente.

Voilà la morale des paiements au Trésor.

ERNESTFOUINET.