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FUSTEL DE COULANGES, Numa Denis (1830-1889) : L'Alsace est-elle allemande ou française : réponse à M. Mommsen, (1870).
Saisie du texte : A. Uleyn pour la collection électronique de la bibliothèque municipale de Lisieux (17.06.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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Cette lettre publiée dans La Revue des deux mondes en octobre 1870, fut éditée la même année par E. Dentu et reprise en 1893 dans Questions historiques,recueil posthume établi par Camille Jullian pour leséditions Hachette. Notre version électronique est reprisesur la seconde édition de ce recueil (1923).

L'Alsace est-elle allemande ou française
RÉPONSE A M. MOMMSEN
Professeur à Berlin.
par
Fustel de Coulanges

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Paris, 27 octobre 1870

Monsieur,

Vous avez adressé dernièrement troislettres au peuple italien. Ces lettres, qui ont paru d'abord dans lesjournaux de Milan et qui ont été ensuite réuniesen brochure sont un véritable manifeste contre notre nation.Vous avez quitté vos études historiques pour attaquer laFrance ; je quitte les miennes pour vous répondre.

Dans vos deux premières lettres, qui ontété écrites à la fin du mois de juillet,vous vous êtes surtout efforcé de montrer que la Prusse,malencontreusement attaquée, ne faisait que se défendre.Il est vrai qu'à cette époque nous paraissions lesagresseurs et qu'il était permis de s'y tromper. Vous n'auriezpas commis la même méprise deux mois plus tard et surtoutvous n'auriez pas pu répéter que " la Prusse n'avaitjamais fait et ne ferait jamais que des guerres défensives ".Car les rôles ont été si bien intervertis dansl'entrevue de Ferrières, que c'est manifestement la Prusse quiest devenue l'agresseur et que son ambition n'a même plus pris lapeine de se dissimuler. Du reste, monsieur, j'admire les noblessentiments que vous professiez en faveur de la paix et du bon droit...au mois de juillet.

Votre troisième lettre, écriteà la fin du mois d'août, c'est-à-dire au milieu desvictoires prussiennes, diffère sensiblement des deuxpremières. Vous ne vous occupez plus de la défense devotre patrie soi-disant attaquée, mais de son agrandissement. Ilne s'agit plus pour vous de salut, mais de conquête. Sans lemoindre détour, vous écrivez que la Prusse doit s'emparerde l'Alsace et la garder.

Ainsi, dès le mois d'août, vousindiquiez avec une perspicacité parfaite le vrai point quiétait en litige entre la France et la Prusse. M. de Bismarck nes'était pas encore prononcé. Il n'avait pas encore dittout haut qu'il nous faisait la guerre pour mettre la main sur l'Alsaceet la Lorraine. Mais déjà, monsieur, vous étiezbon prophète et vous annonciez les prétentions et le butde la Prusse. Vou déterminiez nettement quel serait l'objet dccette nouvelle guerre qu'elle allait entreprendre à son tourcontre notre nation. Nul ne peut plus l'ignorer aujourd'hui : ce quimet aux prises toute la population militaire de l'Allemagne et toute lapopulation virile de la France, c'est cette question franchementposée : " l'Alsace sera-t-elle à la France ou àl'Allemagne ?

La Prusse compte bien résoudre cette questionpar la force ; mais la force ne lui suffit pas : elle voudrait bien yjoindre le Droit. Aussi, pendant que ses armées envahissaientl'Alsace et bombardaient Strasbourg, vous vous efforciez de prouverqu'elle était dans son droit et que l'Alsace et Strasbourg luiappartenaient légitimement. L'Alsace, à vous en croire,est un pays allemand ; donc elle doit appartenir à l'Allemagne .Elle en faisait partie autrefois ; vous concluez de là qu'elledoit lui être rendue. Elle parle allemand, et vous en tirez cetteconséquence que la Prusse peut s'emparer d'elle. En vertu de cesraisons vous la " revendiquez " ; vous voulez qu'elle vous soit "restituée ". Elle est vôtre, dites-vous, et vous ajoutez :" Nous voulons prendre tout ce qui est nôtre, rien de plus, riende moins. " Vous appelez cela le principe de nationalité.

C'est sur ce point que je tiens à vousrépondre. Car il faut que l'on sache bien s'il est vrai que,dans cet horrible duel, le Droit se trouve du mêmecôté que la force. Il faut aussi que l'on sache s'il estvrai que l'Alsace ait eu tort en se défendant et que la Prusseait eu raison en bombardant Strasbourg.

Vous invoquez le principe de nationalité,mais vous le comprenez autrement que toute l'Europe. Suivant vous, ceprincipe autoriserait un État puissant à s'emparer d'uneprovince par la force, à la seule condition d'affirmer que cetteprovince est occupée par la même race que cet État.Suivant l'Europe et le bon sens, il autorise simplement une province ouune population à ne pas obéir malgré elle àun maître étranger. Je m'explique par un exemple : leprincipe de nationalité ne permettait pas au Piémont deconquérir par la force Milan et Venise ; mais il permettaità Milan et à Venise de s'affranchir de l'Autriche et dese joindre volontairement au Piémont. Vous voyez ladifférence. Ce principe peut bien donner à l'Alsace undroit, mais il ne vous en donne aucun sur elle.

Songez où nous arriverions si le principe denationalité était entendu comme l'entend la Prusse, et sielle réussissait à en faire la règle de lapolitique européenne. Elle aurait désormais le droit des'emparer de la Hollande. Elle dépouillerait ensuite l'Autrichesur cette seule affirmation que l'Autriche serait uneétrangère à l'égard de ses provincesallemandes. Puis elle réclamerait à la Suisse tous lescantons qui parlent allemand. Enfin s'adressant à la Russie,elle revendiquerait la province de Livonie et la ville de Riga, quisont habitées par la race allemande ; c'est vous qui le ditespage 16 de votre brochure. Nous n'en finirions pas. L'Europe seraitpériodiquement embrasée par les " revendications " de laPrusse. Mais il ne peut en être ainsi. Ce principe, qu'elle aallégué pour le Slesvig, qu'elle allègue pourl'Alsace, qu'elle alléguera pour la Hollande, pour l'Autriche,pour la Suisse allemande, pour la Livonie, elle le prend àcontre-sens. Il n'est pas ce qu'elle croit. Il constitue un droit pourles faibles ; il n'est pas un prétexte pour les ambitieux. Leprincipe de nationalité n'est pas, sous un nom nouveau, le vieuxdroit du plus fort.

Comprenons-le tel qu'il est compris par le bon sensde l'Europe. Que dit-il relativement à l'Alsace? Une seule chose: c'est que l'Alsace ne doit pas être contrainte d'obéirà l'étranger. Voulez-vous maintenant que nous cherchionsquel est l'étranger pour l'Alsace? Est-ce la France, ou est-cel'Allemagne? Quelle est la nationalité des Alsaciens, quelle estleur vraie patrie? Vous affirmez, monsieur, que l'Alsace est denationalité allemande. En êtes-vous bien sûr? Neserait-ce pas là une de ces assertions qui reposent sur des motset sur des apparences plutôt que sur la réalité? Jevous prie d'examiner cette question posément, loyalement :à quoi distinguez-vous la nationalité? à quoireconnaissez-vous la patrie?

Vous croyez avoir prouvé que l'Alsace est denationalité allemande parce que sa population est de racegermanique et parce que son langage est l'allemand. Mais jem'étonne qu'un historien comme vous affecte d'ignorer que cen'est ni la race ni la langue qui fait la nationalité.

Ce n'est pas la race : jetez en effet les yeux surl'Europe et vous verrez bien que les peuples ne sont presque jamaisconstitués d'après leur origine primitive. Lesconvenances géographiques, les intérêts politiquesou commerciaux sont ce qui a groupé les populations etfondé les Etats. Chaque nation s'est ainsi peu à peuformée, chaque patrie s'est dessinée sans qu'on se soitpréoccupé de ces raisons ethnographiques que vousvoudriez mettre à la mode. Si les nations correspondaient auxraces, la Belgique serait à la France, le Portugal àl'Espagne, la Hollande à la Prusse ; en revanche, l'Ecosse sedétacherait de l'Angleterre, à laquelle elle est siétroitement liée depuis un siècle et demi, laRussie et l'Autriche se diviseraient en trois ou quatretronçons, la Suisse se partagerait en deux, et assurémentPosen se séparerait de Berlin. Votre théorie des racesest contraire à tout l'état actuel de l'Europe. Si ellevenait à prévaloir, le monde entier serait àrefaire.

La langue n'est pas non plus le signecaractéristique de la nationalité. On parle cinq languesen France, et pourtant personne ne s'avise de douter de notreunité nationale. On parle trois langues en Suisse ; la Suisse enest-elle moins une seule nation, et direz-vous qu'elle manque depatriotisme? D'autre part, on parle anglais aux Etats-Unis; voyez-vousque les Etats-Unis songent à rétablir le lien nationalqui les unissait autrefois à l'Angleterre? Vous vous targuez dece qu'on parle allemand à Strasbourg ; en est-il moins vrai quec'est à Strasbourg que l'on a chanté pour lapremière fois notre Marseillaise?Ce qui distingue les nations, ce n'est ni la race, ni la langue. Leshommes sentent dans leur cœur qu'ils sont un même peuplelorsqu'ils ont une communauté d'idées,d'intérêts, d'affections, de souvenirs etd'espérances. Voilà ce qui fait la patrie.Voilàpourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler,ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie,c'est ce qu'on aime. Il se peut que l'Alsace soit allemande par la raceet par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment dela patrie elle est française. Et savez-vous ce qui l'a renduefrançaise? Ce n'est pas Louis XIV, c'est notre Révolutionde 1789. Depuis ce moment, I'Alsace a suivi toutes nos destinées; elle a vécu de notre vie. Tout ce que nous pensions, elle lepensait ; tout cc que nous sentions, elle le sentait. Elle apartagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes,toutes nos joies et toutes nos douleurs. Elle n'a rien eu de communavec vous. La patrie, pour elle, c'est la France. L'étranger,pour elle, c'est l'Allemagne.

Tous les raisonnements du monde n'y changeront rien.Vous avez beau invoquer l'ethnographie et la philologie. Nous ne sommespas ici dans un cours d'université. Nous sommes au milieu desfaits et en plein coeur humain. Si vos raisonnements vous disent quel'Alsace doit avoir le coeur allemand, mes yeux et mes oreillesm'assurent qu'elle a le cœur français. Vous affirmez, deloin, " qu'elle garde un esprit d'opposition provinciale contre laFrance " ; je l'ai vue de près ; j'ai connu des hommes de toutesles classes, de tous les cultes, de tous les partis politiques, et jen'ai trouvé cet esprit d'opposition contre la France nulle part.Vous insinuez qu'elle a une antipathie contre les hommes de Paris ; jeme vante de savoir avec quelle sympathie elle les accueille. Par lecoeur et par l'esprit, I'Alsace est une de nos provinces les plusfrançaises. Le Strasbourgeois a, comme chacun de nous, deuxpatries : sa ville natale d'abord, puis, au-dessus, la France. Quantà l'Allemagne, il n'a pas même la pensée qu'ellepuisse être en aucune façon sa patrie.

Vous l'avez bien vu depuis deux mois. Le 6août, la France était vaincue ; I'Alsace, dégarniede troupes, était ouverte aux Allemands. Comment les a-t-elleaccueillis? Les paysanss alsaciens ont pris leurs vieux fusils àpierre et leurs pioches pour combattre l'étranger. Beaucoupd'entre eux, ne pouvant souffrir la présence de l'ennemi dansleurs villages, se sont réfugiés dans les montagnes, età l'heure qu'il est ils défendent encore pied àpied chaque défilé et chaque ravin. On a somméStrasbourg de se rendre, et vous savez comment il a répondu. Ornotez ce point : Strasbourg n'avait pour garnison que 2500 soldatsfrançais et le 6e régiment d'artillerie qui estcomposé d'Alsaciens. C'est la population strasbourgeoise qui arésisté aux allemands. C'est un généralalsacien qui commandait la ville. L'évêque, que l'on a sidurement repoussé du camp allemand, était un Alsacien.Ceux qui ont si vaillamment combattu, ceux qui ont frappél'ennemi par de si rudes sorties étaient des Alsaciens. Tous ceshommes-là sans doute parlaient votre langue ; mais ils ne sesentaient certainement pas vos compatriotes. Et ces soldats allemandsqui lançaient des bombes contre Strasbourg, qui visaient lacathédrale, qui brûlaient le Temple-Neuf, labibliothèque, les maisons, 1'hôpital, qui, respectant lesremparts et ménageant la garnison, n'étaient impitoyablesque pour les habitants, dites franchement, la main sur le coeur, sesentaient-ils leurs compatriotes! Ne parlez donc plus denationalité, et surtout gardez-vous bien de dire aux Italiens :Strasbourg est à nous du même droit que Milan et Venisesont à vous ; car les Italiens vous répondraient qu'ilsn'ont bombardé ni Milan ni Venise. Si l'on avait pu avoirquelque doute sur la vraie nationalité de Strasbourg et del'Alsace, le doute ne serait plus possible aujourd'hui. Lacruauté de l'attaque et l'énergie de la défenseont fait éclater la vérité à tous les yeux.Quelle preuve plus forte voudriez vous?

Comme les premiers chrétiens confessaientleur foi, Strasbourg, par le martyre, a confessé qu'il estFrançais.Vous êtes, monsieur, un historien éminent. Mais, quandnous parlons du présent, ne fixons pas trop les yeux surl'histoire. La race, c'est de l'histoire, c'est du passé. Lalangue, c'est encore de l'histoire, c'est le reste et le signe d'unpassé lointain. Ce qui est actuel et vivant, ce sont lesvolontés, les idées, les intérêts, lesaffections. L'histoire vous dit peut-être que l'Alsace est unpays allemand ; mais le présent vous prouve qu'elle est un paysfrançais. Il serait puéril de soutenir qu'elle doitretourner à l'Allemagne parce qu'elle en faisait partie iI y aquelques siècles. Allons-nous rétablir tout ce quiétait autrefois? Et alors, je vous prie, quelle Europereferons-nous? celle du XVIIème siècle, ou celle duXVème, ou bien celle où la vieille Gaule possédaitle Rhin tout entier, et où Strasbourg, Saverne et Colmarétaient des villes romaines?

Soyons plutôt de notre temps. Nous avonsaujourd'hui quelque chose de mieux que l'histoire pour nous guider.Nous possédons au XIXe siècle un principe de droit publicqui est infiniment plus clair et plus indiscutable que votreprétendu principe de nationalité. Notre principe ànous est qu'une population ne peut être gouvernée que parles institutions qu'elle accepte librement, et qu'elle ne doit aussifaire partie d'un Etat que par sa volonté et son consentementlibre. Voilà le principe moderne. Il est aujourd'hui l'uniquefondement de l'ordre, et c'est à lui que doit se rallierquiconque est à la fois ami de la paix et partisan duprogrès de l'humanité. Que la Prusse le veuille ou non,c'est ce principe-là qui finira par triompher. Si l'Alsace estet reste française, c'est uniquement parce qu'elle veutl'être. Vous ne la ferez allemande que si elle avait un jourquelques raisons pour vouloir être allemande.

Son sort doit dépendre d'elle. En ce momentla France et la Prusse se la disputent ; mais c'est l'Alsace seule quidoit prononcer. Vous dites que vous revendiquez Strasbourg et qu'ildoit vous être restitué. Que parlez-vous de revendication?Strasbourg n'appartient à personne. Strasbourg n'est pas unobjet de possession que nous ayons à restituer. Strasbourg n'estpas à nous, il est avec nous. Nous souhaitons que l'Alsace resteparmi les provinces françaises, mais sachez bien quel motif nousalléguons pour cela. Disons-nous que c'est parce que Louis XIVl'a conquise? Nullement. Disons-nous que c'est parce qu'elle est utileà notre défense ? Non. Ni les raisons tirées de laforce, ni les intérêts de la stratégie n'ont devaleur en cette affaire. Il ne s'agit que d'une question de droitpublic, et nous devons résoudre cette question d'aprèsles principes modernes. La France n'a qu'un seul motif pour vouloirconserver l'Alsace, c'est que l'Alsace a vaillamment montréqu'elle voulait rester avec la France. Voilà pourquoi noussoutenons la guerre contre la Prusse. Bretons et Bourguignons,Parisiens et Marseillais, nous combattons contre vous au sujet del'Alsace; mais, que nul ne s'y trompe ; nous ne combattons pas pour lacontraindre, nous combattons pour vous empêcher de lacontraindre.


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