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GILBERT,Nicolas-Joseph-Laurent (1750-1780) : Lecarnaval des auteurs ou les masques reconnus et punis(1773).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (30.X.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphieconservées.

Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) del'édition des Poésiesdiverses de Gilbert avec une notice bio-bibliographique par PaulPerret parue à Paris en 1882 chez A. Quantin sans la collectiondes Petits poètes du XVIIIesiecle.
 

LE
CARNAVAL DES AUTEURS
OU LES
MASQUES RECONNUS
ET PUNIS (1)

             

Un écrit clandestinn'est point d'un honnête homme :
Quand j'attaque un auteur, je le dois et me nomme.


DEPUIS quinze jours mon corps se refusoit au sommeil :vainementj'avois lu le poëme des Saisons,la nouvelle Iliadefranco-gauloise, les odes du Pindaregascon, les Mélangesdu littérateur-géomêtre ; je bâillois,bâillois..... mais je ne pouvois m'assoupir, lorsqu'on m'apportal'Éloge de Racine,ouvrage de M. Anti-Chaleur. J'ouvre labrochure ; à peine mes veux se sont-ils reposés sur lespremières pages, voilà déjà qu'ils seferment ; je suis endormi. O l'excellente chose que le sommeil ! Envérité, M. Anti-Chaleur, de tous les plaisirs que peuventcauser vos écrits, le sommeil est le plus ordinaire, mais leplus doux. Combien d'agréables songes vinrent flatter monimagination, tandis que je m'abandonnois aux douceurs de ce repos silongtemps attendu ! D'abord un labyrinthe immense s'ouvrit devant moi.Cent portes qui ne se ferment jamais conduisent dans un templeétroit, bâti dans le milieu de ce palais magique. Sur lefrontispice de la principale on lisoit : « C'est ici que laVérité sommeille ». La Véritésommeille ! Ah ! qu'on s'étonne encore, m'écriai-je, sitant d'écrivassiers assomment impunément de leursproductions glacées un public assez indulgent pour lesapplaudir, même alors qu'il bâille ; si la place oùCorneille, où Racine, où Despréaux et La Fontainefurent assis à l'Académie est en proie à leursZoïles ; si ceux qui déshonorent les lettres par leurscabales, leurs systèmes et leur ineptie, jouissent sans troubledu droit de dispenser les réputations ! La Véritésommeille ! Ah ! courons la tirer de ce honteux repos. Que nos auteursdamerets, que nos tyrans philosophes, connoissent enfin leur petitesse.Aussitôt je m'élance à travers cet édificeténébreux. L'Espérance, sous les traits d'unejeune beauté, marche devant mes pas, portant un flambeau quim'éclaire dans les détours sans nombre du labyrinthe.J'arrive enfin dans le temple. Là je vis le sage auteur del'Histoire naturelle, qui,tout couvert de laurier, s'élevoitsur un trône d'airain, fier d'avoir surpris à laVérité la plus belle moitié de ses secrets. Lecitoyen de Genève brilloit à ses côtés. Aulieu de cette misanthropie dont l'Europe l'accuse, son visage respiroitl'aménité, la candeur et la vertu. Je saluai roi de nosécrivains modernes ce foudre d'éloquence, en pleurant surses erreurs. Vous me demanderez peut-être si l'auteur du Système de la nature, si lesinge de Newton ne s'offrit pointà moi dans ce temple. Mes yeux les cherchèrent l'un etl'autre ; mais je ne fus nullement surpris de ne les y pas trouver.

Sur un autel d'argile, la Vérité, chargée delambeaux, reposoit solitaire. Tout son corps saignoit des blessuresinnombrables dont la couvrent tous les jours et les courtisans et lesjournalistes. Frappé de cette image, saisi de respect, jedemeurai longtemps immobile. L'Espérance m'enhardit d'unsourire, et s'enfuit. On m'auroit vu soudain avancer vers l'autel d'unpas audacieux : « Vengeur du sage persécuté, toique les grands haïssent plus encore que les poëtes nedéteste la satire ; toi, la terreur des sots et desméchants, ô Vérité ! déesse tant defois outragée par les hommes, n'est-il pas temps enfin de vengertes injures ? Tu dors, et M. Anti-Chaleur fait des vers ! Tu dors, etM. Attila traîne les héros français sur lascène ! Tu dors, et de lâches flatteurs ont chasséRacine du trône de la poésie pour y placer M.Vol-à-Terre ! Tu dors, tu dors, et M. l'Impuissant de Sot-Trops'avise de juger nos poëtes ! Attends-tu pour confondre tesennemis que M. Rudozoi chausse encore le cothurne ? Ah ! si tu crainsde paroître dans les cours, viens du moins avec moi parcourirl'empire littéraire ; rends à la fange dont ils sontsortis ces pygmées qui marchent revêtus de la gloire denos demi-dieux ; ou, si tu veux rester dans ce temple qui tedérobe aux regards profanes remets entre mes mains ton flambeau,ton miroir fidèle, et ce fouet terrible que tu confias au grandDespréaux, quand il conçut le dessein d'immortaliser parle ridicule et les Cotins et les Pradons. »

Je dis, et la Vérité s'est éveillée.« Heureux téméraire, me répondit-elle, tuseras satisfait ; je te suis. » Déjà nous sommesloin du labyrinthe. La Vérité me conduit dans un palaisoù toute la cour d'Apollon, masquée, s'étoitrendue pour célébrer certaine orgie qu'on nomme Carnaval.Les différentes sectes s'étoient assemblées dansdivers appartements voisins les uns des autres. Nous entrons dans lasalle où la philosophie prend ses ébats.Vol-à-Terre le premier nous aperçut. Il reconnoit laVérité, et, confus de la voir, il court se cacher aumilieu de ses esclaves, en ordonnant de la mettre hors de la salle.Tous s'empressèrent d'exécuter son ordre, car touscraignoient la Vérité. Parmi les plus zélésministres du tyran littéraire, je remarquai une petite ombre quivomissoit de grands cris contre la déesse : cette ombre senommoit M. Anti-Chaleur. Tout ce que faisoit son maître, elle lefaisoit aussi ; c'étoit enfin l'ombre de Vol-à-Terre ;elle n'existe que par lui ; à sa mort elle disparoîtra,semblable à ces figures qui, tant que nous vivons, nousretracent notre image quand la lumière brille, et qui s'effacentlorsqu'elle fuit.
 
Tant de soldats n'effrayèrent point ma conductrice. Elle regardeces larves, et tous sont retombés dans leurs fauteuils,tremblants comme le feuillage que les vents agitent. Ces prodigescommençoient à m'étonner. Quel projet aformé la Vérité pour les punir ? disois-je... Elleparle, tous les appartements s'ouvrent. Arrive la troupe deSans-Quartier, et celle de Foible-Sot. La déesse s'approche deSans-Quartier, le démasque, choisit dans sa suite l'abbédu Sabbat, et leur tient ce discours : « Vous m'avez quelquefoisoutragée, je devrois vous punir ; mais, en faveur des servicesque vous m'avez rendus, je veux bien vous pardonner. Soyez aujourd'huimes ministres ; voilà mon flambeau, voici mon fouet redoutable.« Et je la vis armer Sans-Quartier de son fouet redoutable, etl'abbé du Sabbat de son flambeau. Elle me remit son miroir.« Que vos compagnons prennent place ; le jour de mes vengeancesest venu. Suivez-moi : vainement de triples masques cachent les traitsde ces philosophes orgueilleux ; on ne trompe point l'oeil de laVérité. »

A ces mots nous avançons dans le milieu de l'assemblée.Comme ils frissonnoient, ces prétendus sages ! A les voir, vouseussiez cru qu'ils attendoient le signal d'une bataille. Jebrûlois de les connoître. « Beau masque, quel es-tu ?dis-je à celui qui paroissoit commander la livréephilosophique. Tu trembles ? rassure-toi. Quel es-tu? - Qui, qui.... -Rassure-toi... - Oui je suis ?... De... de quel droit oses-tu me ledemander ? Je suis un gentilhomme ordinaire. J'ai vu dans mon palaisarriver à grands flots des beautés, des héros, destêtes couronnées ; j'ai guéri mes chers Velches deleur vieille admiration pour Corneille ; j'ai chassé Malherbe dutemple du goût ; j'ai prouvé que Racine n'avoit fait quedes tragédies à l'eau rose ; mes bons mots ontforcé l'ami P… de renoncer à la poésie, qu'ileût cultivée avec de grands succès ; j'aidéclamé contre la satire, et presque tous mes ouvragespolémiques sont des libelles. C'est moi qui, le premier,avançai que Rousseau n'étoit qu'un versificateur froid etbarbare. Je t'ai donné du pain, lors même que tum'accablois de calomnies ; sans moi tu gémirois encore dans lescachots de Bicêtre : et tu me demandes qui je suis ? Ne diroit-onpas que la Henriade est ton ouvrage ? que tes mains.

D'un poignard plus tranchant ont armé Melpomène ?

« - Beau masque, quel es-tu ?

« - J'ai dénoncé La B... au public comme unmisérable qui s'étoit enfui du Danemarck pouréviter la corde.

- Beau masque, quel es-tu ? quel es-tu ?

« - J'ai délivré nos versificateurs du joug de larimee, dont j'avois défendu la cause contre Lamotte-Houdard ;aussi tous mes ouvrages de poésie sont en vers blancs. Pourl'intérêt de l'humanité, j'ai ridiculisé lespapes tant que je l'ai pu ; j'ai confondu la rage d'un pédantd'Annecy : j'ai fait voir que Rousseau, dont l'Europe entièreattestoit l'innocence, avoit été justement banni.

« - Que n'a-t-il pas fait ? Ne le reconnoissez-vous point ?Vol-à-Terre est son nom, et moi je suis la Vérité.» Elle n'avoit point encore achevé ces mots, le masque dufavori des rois étoit tombé ; la déesse en fureurle dépouille de ses habits jusqu'à la ceinture, etcommande à son porte-fouet de le fustiger. Une invisible main letient enchaîné sur son siège ; le ministre desvengeances de la Vérité s'apprête à remplirson office, tandis que du regard elle contient dans, le silence et laterreur tous ceux qui pouvoient le défendre. Cependantl’abbé du Sabbat agite son flambeau sur le miroir quej'étale devant les yeux du tyran littéraire. Malheureux !ses yeux y lisent l'arrêt de la postérité sur sesécrits. II frémit d'avoir été trompépar ses flatteurs. Quels gémissements étoient les siens !« Ah, cuistre ! ah, sodomite ! ah, pédéraste ! Quoi! sans respect pour ma renommée, me fustiger... moi, gentilhommeordinaire ! moi, l'ornement de toutes les académies de l'Europe! vilain, manant, voleur, fripon ! »
  
Ainsi se lamentoit le célèbre Vol-à-Terre.Derrière lui s'étoit adroitement glissé le pluspetit des Mirmidons, qui, chargé d'un masque énorme,s'agitant, suant à grosses gouttes, un crayon à la main,tâchoit de se faire apercevoir par son air occupé, pendantque Sans-Quartier frappoit sa victime. A chaque coup que donnoit lefameux porte-fouet de la divinité : « De la force ! de lagrâce ! coup foible ! coup d'harmonie imitative ! je ne sais sice coup est heureux ; coup d'une précision singulière !», s'écrioit-il, et mon imperceptible Lilliputiend'écrire son joli commentaire. Réduit enfin àdemander grâce, le despote Vol-à-Terre avoua que toutesles noirceurs dont il avoit accusé ses rivaux ou ses critiquesétoient des mensonges forgés et publiés dans sondépit : « Oui, Sans-Quartier est un galant homme ; oui,l'abbé du Sabbat est le plus sage de nos lévites. Tout cequ'ils ont repris dans, mes ouvrages, hélas ! n'est que tropjuste ; qu'ils finissent mon châtiment, et ma langue même,renouvelant la loi de Caligula, est prête à effacerl'Ecossaise et les Oreilles des bandits de Cointhe

La Vérité se laissa toucher à ses prières,et lui donna quelques branches de laurier pour avoir composédeux ou trois bonnes tragédies, le second chant de la Henriade,etc.
 
« - Et vous, beau masque, nous direz-vous qui vous êtes ?
 
« - Je m'en garderai bien. La somme de coups dont je vous ai vucharger mon voisin m'apprend trop combien il est dangereux de se faireconnoître. Hélas ! vous avez déchiré toutela masse de ses chairs. La réaction de ce fouet vengeur m'adéjà moi-même couvert de plaies immenses.Infortuné Vol-à-Terre ! que ne s'est-il caché dansle monde intellectuel ! »

A ce discours amphigourique, je vis la Vérité sourireavec indignation. « C'est donc vous, M. Ronflonbombe ? vousn'éviterez point le choc de cette gaule redoutable. » Jela conjurai de lui pardonner en faveur des belles qualités deson âme, et la déesse lui pardonna.
  
« Ah ! messieurs, s'écrioit du fond de la salle unpersonnage assez bizarre ; ah ! vous outragez la nature par votrebarbarie. Là nature vous ordonne d'être humains. Non, cen'est point la Vérité qui vous commande d'être sisévères. Sa divine nature est incompatible avec lavengeance. Je vous donnerai tous les rubis, toutes lesémeraudes, les perles et les saphirs qui brillent dans monpoëme, si vous daignez nous épargner : ménagez lafoible nature de l'homme.

« - Oh ! vous vous trahissez, M. Force-Nature. Corneille, Racine,privés par vous du sceptre de la scène, demandentvengeance ; je suis la Vérité, je dois leur faire justice.
     
« - Arrêtez, arrêtez ; barbares, qu'allez-vous faire? On n'est grand, on n'est vraiment vertueux qu'autant qu'on saitpardonner. Le rapport de nos coeurs avec l'humanité se mesurepar le mal que nous faisons. La bienfaisance, la vertu, sont deuxêtres qui se combinent avec la gloire, de telle sorte que ladernière ne marche point sans les deux autres. La nature nous atous mis au niveau par un lien moral, et c'est être tyran que derompre cette chaîne par la force. Mortels, écoutez, etsoyez sensibles. La Vérité est voisine du néantquand elle s'abaisse à la vengeance.

« - Où sommes-nous ? Quelle langue parlent ces philosophes? - Ne sois point étonné, me répliqua 1adéesse ; i1 est permis à M. Obscurot du Fatras dedéfendre ainsi la cause de M. Force-Nature. Un égalsupplice les attend tous deux. » Un petit homme, à cesmots, s'approche avec un air patelin, et d'une voix de fausset :« 0 Vérité! qu'il me soit permis d'implorer votreclémence. Une foule de rimailleurs qui nous haïssent, enraison des lumières que nous avons répandues dansl'Europe, nous a peints, à vos yeux, des plus fausses couleurs.Ce petit nombre de sages que vous voyez pensent. Jamais aucun d’eux nevous a blessée : j'en atteste l'Académie et M.Vol-à-Terre. Pourquoi nous condamnez-vous sur ladéposition de tous ces journalistes que le public méprise? L'humanité s'est réveillée dans les coeurs lesplus froids depuis que la philosophie s'est emparée des esprits.

« - Ce discours est fort beau, M. Froid-Lambert. Si vous vousétiez borné à prouver que deux et deux font quatre; si, tout hérissé d'algèbre, le compas àla main, vous aviez respecté la poésie, qui m'estchère, quoique pour me faire aimer elle me peigne des couleursdu mensonge ; si vous n'eussiez point prétendu ladépouiller de ses ornements pour l'habiller de sentences ; siRousseau, si Racine, n’avoient pas essuyé vos insultes obscures,je vous épargnerois peut-être mais : Sans-Quartier vousattend. Vous pourrez augmenter l'Encyclopédie de l'article Fouet quand vous enconnoîtrez les effets particuliers, et jevous conseille de faire part au public de vos observations sur lapesanteur du bras de Sans-Quartier à la premièreséance académique. »

La déesse saisit alors ces trois sages, et, les attacha sur leurfauteuil. Chacun d'eux reçut à son tour lechâtiment qu'il méritoit, et nous continuâmes notreinspection. M. l'Impuissant marchoit un tapinois à noscôtés. Il n'avoit point oublié de faire sesinjurieuses notices sur les êtrivières que nos troisphilosophes avoient reçues. « Des coups de lapremière beauté ; on souhaiteroit que l'auteurs'occupât davantage à fondre ses tours de bras et àretrancher de sa manière de flageller ces négligences quila déparent :» tel étoit son premier commentaire.« De l'énergie, de la facilité, peu d'ordre dansles coups : » tel étoit le second. « Coups dunes dusujet, » telétoit le troisième.

Parmi les personnages qui composoient le reste des philosophes, ungrand homme caché sons un masque singulier piquaitextrêmement ma curiosité. Tout son corps paroissoitenveloppé de bandeaux (2)liés assez maladroitement lesuns aux autres. Je l'aborde. « Beau masque, quel es-tu ? »Il garde le silence. « Beau masque, quel es-tu ? » Il gardele silence. « Quel es-tu ? » Il garde le silence. «Je te fais manger la mort dans un panier de chardons, si tu ne parles.- Manger la mort ! Ah ! vous m’avez volé cette expression : j'aidit, boire la mort. -Seriez-vous donc l'auteur d'Aristomène ?- C'est lui-même, reprit la déesse, lui dont làmain téméraire osa diminuer le nombre des lauriers dontj'avois couronné le front de Boileau, lui qui prétendrelever la réputation de Lucain sur les débris de cellede Virgile. Il faut que sa témérité soit punie.» Et Sans-Quartier ravit à ses confrères le droitd'être jaloux de son sort Ainsi nous passâmes en revuetoute la cohue encyclopédique. A peine, entre les auteurs dontelle est formée, en trouvâmes-nous dent que laVérité jugeât dignes de pardons Les yeux d'Attila,chargés de sinistres nuages, sembloient, après sonsupplice, annoncer les ormes du désespoir ; mais il futprié de concentrer dans son coeur là bouillante amertumedu fiel qui le consumoit. Le traducteur lapon des Métamorphosesd'Ovide jura de se charger en gazetier, afin de rendre à laVérité outrage pour outrage ; et làVérité lui répondit qu'il n'avoit jamaisété autre chose.

Cependant Faible-Sot riait du malheur des philosophes, s'imaginant quela déesse alloit ceindre sa tête de lauriers, satisfaitedes combats qu'il avoit livrés à cette secte ennemie dugoût et de la saine raison. Quelle fut sa surprise, quand ill'entendit donner à son ministre l'ordre de le châtier!... « Ah ! s'écria-t-il, lisez ma Dunciade. - Je l'aiparcourue, répliqua Sans Quartier, et la Vérité medoit vengeance de l'ennui qu'elle m'a causé. - Surs doute, sansdoute, poursuit en se levant un des masques, ami de Sans-Quartier.Qu'avois-je fait à cet esprit malin qui dût m'attirer sessarcasmes ? Hélas ! il m’a brisé sous sous le poids deses coups ! Je ne vois partout que des méchants, des ingrats..Quand les auteurs rappelleront-ils enfin à leur mémoirequ'ils sont hommes avant que d’être écrivains ! » Jereconnus à ce     discours M. d'A..., etj'eus le plaisir de voir la divinité lui présenter, sousles yeux même de son détracteur, la palme qu'elle accordeaux poëtes honnêtes et sensibles, en le priant des'égayer davantage, et de moins charger son style demétaphores outrées. A ce spectacle s'élance, dumilieu du régiment de Sans-Quartier, un poëte plusbrillant, plus léger qu'une salamandre… « Madame laVérité, vos dons enfin son un peu plus galants. Monphysique est extrêmement délicat, et je vous confesseraique je n'envie point la couronne que vous réservez à M.Foible-Sot. L'éclair de la gloire mérite-t-il qu'ons'expose aux tourments qui le suivent ? Vive mon insouciance ! Maisvous êtes devenue charmante depuis un instant. Ma foi, je vousaimerois assez, si... - Si je vous donnois quelques fleurs. Hébien ! soyez content, ce myrte vert vous est destiné. - J'avoisbien raison de dire que vous étiez charmante… Çà,de grâce, quelle nuit voulez-vous que je vous donne ? -Trève au persiflage, M. D... ; je veux dans mes amants un peuplus de sensibilité. Vous m'entendez... » La déessedistingue alors dans la foule le chantre modeste de Pâris, ellel'appelle. A son nom je tressaille de joie. C'est un laurier qu'il amérité. La Vérité m’avoit prévenu ;et je parlois encore, que le front de ce poète ingénieuxs'élevoit déjà ceint d'une guirlande immortelle.
 
Sans-Quartier brûloit d'exercer sa vigueur sur l'infortunéFoible-Sot. Il conjure notre reine commune de mettre fin à seslibéralités. Saisissant son adversaire, il letraîne au milieu de l'assemblée, le fustige, le fustigetant, que les philosophes, malgré les douleurs qu'ilséprouvoient encore, jetèrent un cri générald'approbation et de plaisir. A ce bruit, le labyrinthe, le palais, laVérité, la cour d'Apollon, tout disparoît ; je suiséveillé ; et s'il m'arrive de ne pouvoir dormir, ou dedésirer quelques songes agréables, je connois M.Anti-Chaleur et ses talents, je le prierai de me prêter sesoeuvres. Messieurs, je vous conseille d'user de la même recette.


Notes :
(1) Cette pièce futimpriméeà Paris en 1773, sous lafausse date de Venise, et sous le nom de Gilbert. On a toutefoisrévoqué en doute qu'elle fût de lui. Les lecteursseront évidemment bien aises de trouver ici les vrais noms desmasques ; les voici :
Abbé du Sabbat Sabbatier deCastres.
Anti-Chaleur
La Harpe.
Attila
Debelloy.
Auteur de l'Histoirenaturelle Buffon
Auteur du Systèmede la nature Diderot*.
Chantre de Pâris
Imbert.
Citoyen de Genève J.-J. Rousseau
D. Dorat.
D'A.
D'Arnaud
Foible-Sot
Palissot.
Force-Nature
Saint-Lambert.
Froid-Lambert
D'Alembert.
Impuissant de Sot-Trop Sautercau de Marcy.
La B. La Beaumelle.
Littérateur-géomètre 
D'Alembert.
Obscurot du Fatras Diderot.
Pédant d'Annecy Biord,évêque d'Annecy
P. Le Franc de Pompignan.
Pindare gascon Sabatier de Cavailhan.
Ronflombombe Thomas.
Rousseau J.-B. Rousseau.
Rudozoi Durozoi.
Sans-Quartier Clément.
Singe de Newton
D'Alembert.
Traducteur lapon des Métamorphoses Saint-Ange.
Vol-à-terre
Voltaire.
*Lorsque le Carnaval des auteursparut, l'auteur du Systèmede la nature n'était point connu, et l'on attribuait cetouvrage à Diderot. (Note del'éditeur.)
(2) Marmontel aimebeaucoup les bandeaux. Voyez ses oeuvres (Note de l'éditeur).