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GUITRY,Lucien (1860-1925) : Souvenirs: Pages inédites(1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.X.2015)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographeetgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx: 6671-24) du numéro 24 (Juin 1923) des Œuvres Libres,recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
Souvenirs 
Pages inédites

par

Lucien GUITRY

~*~


L’INSOMNIAQUE

                             A HenriDuvernois, admirable con-
                             teur, quiécrit de grands romans en
                             quelqueslignes.

L’insomniaque est celui qui ne veut pas dormir.

Il y a le malade que sa souffrance empêche de prendre du repos, l’hommeinquiet que ses préoccupations maintiennent éveillé, l’anxieux quiattend et le peureux qui s’épouvante, mais l’autre, l’insomniaque,préfère vivre, et vivre conscient. Tout lui est excellent prétexte pourmal accueillir le sommeil, quitte à maugréer contre ce qui lui faitobstacle.

J’ai connu cet état. J’ai vu se violacer la fin des nuits blanches,puis bleuir le jour et rosir les nuages sous les jeunes rayons dusoleil renaissant. Je sais ce que c’est que redonner brusquement toutela lumière à une chambre plongée dans les ténèbres, parce que lacuiller du verre d’eau a touché le fond, après dissolution du morceaude sucre sur quoi elle reposait.

Je n’ignore pas le réveil sursautant de celui qui, à peine parti pourdormir, a entendu la poire d’électricité et la poire de sonnerieéchanger un petit frisson au-dessus de sa tête.

Et la branche d’écaille des lunettes qui se lasse d’attendre, deboutdressée, et qui se couche, l’ai-je pas entendue ?

On ne m’apprendra rien à me dire que le pène de la serrure n’étant pasà fond entré dans la gâche, la porte se rouvrant de l’épaisseur d’unelame de canif fait croire au malheureux réveillé par ce bruit qu’un vilassassin se prépare à l’occire après lui avoir fait signer un chèqueimprobable d’énormité.

Croit-on que je me méprenne et m’égare sur cette galopade effrénée dela troupe de rhinocéros, qui, là-haut, ravage la lingerie ? Mais non,ce bruit provient de l’imperceptible et prudente exploration d’uneminuscule souris qui marche à pas de loup sur un tapis de haute laine,et pieds nus encore !

Et ce hêtre trois fois centenaire qui, dans un dernier effort de lacognée, s’abat, lui et toutes ses branches, avec un chahut de tonnerrede Dieu, au centre tout à fait de mon parquet sonore ?... c’est lepetit, petit, tout petit craquement d’un dixième de millimètre dans laboiserie de la bibliothèque qui est en bas, à l’autre bout de la maison.

Je sais tout cela avec bien d’autres choses encore. Et, dans un temps,je me suis vu, de nuit, sommairement vêtu, et armé d’un revolver, d’unsabre, d’un poignard, d’un casse-tête ou d’une matraque, tourner avecmille précautions des boutons de porte, gardant l’espérance troublée desurprendre, de l’autre côté, un malfaiteur que j’abattrais comme unchien, ou, peut-être, à qui je laisserais la vie, en le tutoyant : «Va-t’en, je n’ai rien vu, je ne te dénoncerai même pas… que la policete découvre. Va-t’en ! »

Tout ce que je ne sais pas pour ne l’avoir point éprouvé, je l’imagineà merveille.

Le numéro 363 du Palace, que, toutes les nuits, le fêtard américain du463 réveille en lançant par l’espace un soulier qui retombe sauvagementsur le plancher et qui (pauvre 363 !...), à l’étage inférieur, compteposément : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7… les sept secondes qui le séparent del’inévitable et chronométrée chute de l’autre godasse, m’est un cousind’infortune.

Et lorsque le malheureux 363, ignorant qu’un nouveau 463, unijambistecelui-ci, a remplacé le pochard de Chicago, en route pour ses pénates,eut entendu (pauvre 363 !...) tomber la seule chaussure de l’invalideet que, avec sa belle résignation, il se reprit à compter les septsecondes habituelles… qu’il dut pousser jusqu’à dix… puis quinze… puistrente ! et cela vainement !... quelle angoisse ce pauvre 363 ne mit-ilpoint dans cette imploration poussée vers son voisin d’en haut : «Monsieur… monsieur… je vous en supplie… jetez l’autre… » Ce malheureuxn’a pas été plus avant que moi dans la détresse nocturne.

Le sommeil, c’est la confiance. L’insomnie, c’est la méfiance.

La plupart du temps, on attribue au bruit qui se fait et qu’on entendl’impossibilité de dormir. Alors, on calfeutre, on liégeoie, si j’osem’exprimer ainsi (la chambre de Carlyle était garnie de liègeentièrement), on se loge des boules d’ivoire dans les oreilles, on faitmonter des concierges à qui l’on adresse des remontrances et qui, dansla posture de l’innocence qu’on soupçonne, étendent les bras, lèventles sourcils et jurent et vous prouvent « qu’il ne peut pas y avoir eude bruit »… On écrit au préfet de police pour lui signaler l’imbécileet mérovingienne disposition relative au battage des tapis, on envoiedes malédictions à feu Poubelle et du papier timbré au propriétaire, ettout ce monde s’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme. Cesexpédients n’existent pas.

Il est des bruits que le sommeil accepte et dont il s’accommode.D’autres auxquels il refuse le droit de vibrer dans l’atmosphère enraison de leur discordance, de la laideur dont ils s’accompagnent, dela bêtise avérée de la créature à qui l’on en est redevable.

L’esprit tâche à en déterminer la nature et la cause : Qu’est-ce quipeut faire de bruit-là ? Et qui ?

Ce n’est pas ?... Non plus que… Est-ce ?... Serait-ce… On ne sait pas,on cherche… on s’exaspère… et on découvre… On découvre ! C’est siaccablant de crétinisme qu’on aurait honte d’avouer, en demandant qu’ilcesse, que ce bruit idiot vous a humilié, maltraité, insulté. On s’ydécide pourtant. On envoie quelqu’un qui, avec ménagements, rapporteune réponse désobligeante. L’atténuation du refus à la démarchesuppliante n’arrange rien, tout au contraire, et voilà de nouveau qu’onentend le cochon qui recommence avec une ardeur imbécile, multipliéepar la certitude qu’il a de vous faire tourner les sangs. Tous lessangs !...

J’ai, pendant des années sans nombre, entendu frapper des coups demarteau « à côté ». Où que j’allasse, où que je me trouvasse, à lacampagne, en voyage, à l’étranger, c’était toujours « à côté » quefrappait ce marteau et c’était toujours le même marteau qui me suivaitpar le monde. Mais il frappait toujours « à côté », jamais dans mamaison ! – « Monsieur, c’est « à côté », c’est dans la maison « à côté», il n’y a rien à faire, ce sont des brutes qui vous envoient promeneret vous disent en plus des mauvaises raisons ! »

Je me massacrais à supposer que l’immonde crapule « à côté » clouait àson mur des photographies répugnantes, portraits ridicules de ses salesparents et de sa progéniture ratée. Et je voyais le papier de tentureabject qu’il avait choisi entre mille pour étonner, éblouir, charmerles dérisoires visiteurs qui oseraient s’aventurer dans sa porcherie.

- Salaud ! Quel voyou ! non, mais quel voyou !... Hein ?...

L’état d’esprit que paraît révéler ce langage ne ressemble que de trèsloin à ce doux bercement qui vous mène au sommeil.

Tel qui, bien bordé sous les couvertures qu’il faut et mollement étendusur un matelas de cuir fourré de plumes, embelli de draps surfins, serefuse à dormir au centre même de la paix campagnarde, à cause que,dans une basse-cour sise à trois kilomètres de là, un jeune coqs’exerce à lancer son beau chant, s’anéantira en un sommeil dûmentplombé dans le coin d’un malodorant et peu rembourré taxi en attente aucoin de la rue du Quatre-Septembre et de la place de l’Opéra, vers cinqheures de relevée, un jour de semaine ! Il dormira, vous dis-je, à lafaçon des nouveau-nés, non plus dans le silence, le bien-être et lesdiscrètes odeurs d’un jasmin fleuri pénétrant par sa fenêtre, mais biendans le vacarme fracassant des autos, des autobus, des autocars et descamions automobiles, dans les sifflets des agents, les engueulades desconducteurs et la hurlante proposition des journaux du soir !

Mais tout ceci n’est rien et l’on n’en finirait point de raconter lescaprices de l’insomnie.

L’important, et c’est le seul souci qui me pousse à écrire ces lignes,est de faire connaître comment je me suis guéri et par quel moyen, afinde mettre à même de se guérir aussi les personnes qui, ayant souffertde mon mal, seraient tentées de suivre mon exemple.

Or, écoutez… J’ai entendu un monsieur qui avait subi cinquante-troisfuroncles dire à un monsieur qui promenait son trentième clou :

- Voulez-vous guérir ? Ayez un phlegmon.

Ecoutez encore… Je crois bien que c’est Frère Jean des Entommeures quivantait trois moyens de dompter les désirs de l’acte vénérien. C’étaitd’abord, pour les deux premiers, des mortifications sévères, cruelles,horribles, et puis il indiquait, en le recommandant, le troisième, quilui semblait bien préférable aux autres et d’une bien supérieureefficacité. C’était l’accomplissement de l’acte vénérien. Maisl’accomplissement jusqu’à satiété et même jusqu’à l’épuisement. Etc’est ce que, plus près de nous, Grischa Raspoutine avait très biencompris et qu’il exécutait si souverainement : car le moine éhonté dela Garakovoïe avait sûrement lu le curé de Meudon !

Mon moyen n’est pas de cet ordre, mais il est de ce monde ! Le voici :

Connaissez-vous Valparaiso ? C’est par 75°29’5’’ de longitude et par33°11’48’’ de latitude (je me trompe peut-être d’une minute ou deux ;que l’on m’excuse, je rapporte de mémoire) sur l’Océan Pacifique, unimportant port du Chili et la seconde capitale de ce charmant pays quiécroûte presque tout l’occident du sud de l’Amérique. Valparaisocompte, sans se fatiguer, jusqu’à 133.671 habitants (si mes souvenirssont exacts), Valparaiso regarde, sans la voir parce que c’est troploin, l’île du délicieux Robinson Crusoë, Juan Fernandez, auxlangoustes délectables.

J’étais à Valparaiso l’hiver 1911.

Leur hiver à eux, qui vivent de l’autre côté de la terre, est notreété, notre mois d’août à nous autres.

Je traînais avec moi le harassement de vingt années d’insomnie. A peinedescendu du train qui m’amenait à Santiago, je m’enquis, ainsi qued’habitude, du jardin zoologique. Je m’y rendis immédiatement, je visquelques animaux désœuvrés et je rentrai en ville, accompagné decharmants Français de la colonie.

Les curiosités de la ville sont en petit nombre. Une les éclipsetoutes, c’est la triste manifestation qu’on retrouve à chaque pas desplus récents tremblements de terre ! Rues entières ébréchées,effondrées par les secousses qui avaient jeté bas la plupart desmaisons en répandant l’incendie.

Ce jour était justement l’anniversaire, 16 août, du grand « terremoto »où le fils de mon plus proche compagnon de promenade avait rencontré lamort.

Ensuite on fit un tour sur la plage. Le sol, bien qu’excellent enapparence et solide, donnait parfois l’impression qu’il fuyait sous lespas. A plusieurs reprises, je mis sur le compte de ma maladressenaturelle ces petits à-coups dans la marche. A la fin, je m’en étonnaiauprès de mes amis. « – Oh ! ce n’est rien », me fut-il répondu avecdes sourires, « ici, vous savez, la terre tremble toujours un peu. »

Après avoir accordé une brève minute au bon maintien et même àl’intrépidité, je me déclarai un peu las et rentrai à l’hôtel.

J’avais, trois heures auparavant, à Santiago, rendu visite ausismographe de l’observatoire Buena Vista, et l’instrument, d’uneprécision, d’une sensibilité prodigieuses avait, devant nous,enregistré une grande secousse sismique à 9.000 kilomètres, en Perse.Je n’ai jamais été friand de tremblements de terre, jamais, et cejour-là moins encore. Je déteste le désordre.

A l’hôtel, on dînait dans une immense salle à manger qui était tristeinfiniment, bien qu’elle fût blanche et excessivement éclairée. Surcinquante tables, dressées, trois seulement étaient prises. Il y avait,assez loin de la mienne, un voyageur gros, barbu, ventru, sur l’estomacde qui s’étalait une serviette déjà couverte de taches. Au sommet dutriangle régulier formé par nos deux tables, il y avait une dame seule,en robe blanche. Elle était assez grosse, pas trop vieille, allongeantses pieds que l’on voyait médiocrement chaussés. Elle attendait sondîner. Moi je rêvais solfatares, volcans et cataclysmes.

Tout à coup, dans un grand bruit de la porte battante, le garçon derestaurant fit une entrée tumultueuse. Rouge, moustachu, en habit et ensueur, il portait sur sa main ouverte et à hauteur de son visage unvaste plat occupé entièrement par la pyramide d’un ragoût de couleurbrune qui fumait comme le Vésuve. Cet homme courait, il portait du feuet se brûlait affreusement. Ayant pris comme point de direction la dameen blanc, il arriva au trot allongé comme s’il eût véritablement voulufaire ce qu’il fit contre son gré. A quatre pas de son but, lemalheureux glissa sur un talon, tomba à genoux, puis à plat ventre,fila comme une truite et, fauchant les pieds de la dame blanche, ildisparut sous sa chaise, cependant que le plat brûlant traversaitlibrement la distance qui le séparait de la poitrine de cettemalheureuse, la frappait comme lancé par un catapulte et s’y répandaitde tout son contenu. Elle prit tout. Etait-ce carbonade flamande, bœufbourguignon, veau Bellevue, je ne sais, mais la dame en étaitruisselante.

On entendit des hurlements, auxquels vinrent se joindre ceux duvoyageur, qui, n’attribuant qu’au tremblement de terre les cabriolesqui s’offraient à sa vue, quittait sa place en courant et criait : «Terremoto ! Terremoto !... » A cet instant, le patron entra. Trèscalme, car n’ayant rien entendu il ne pouvait supposer une catastrophe,il apaisa le voyageur, gourmanda le garçon qui emportait son entorse àcloche-pied et se mit en devoir d’essuyer sa cliente. Il y employa uncouteau, une cuiller, une serviette et… ses doigts, et quand lasouillure eut gagné en surface ce que ses soins lui avaient enlevé enépaisseur, il dit avec un sourire : « Là, c’est fini, c’est parti, iln’y a plus rien. »

Malgré cet optimisme, la dame monta à sa chambre et le patron meremercia de mon courage par un salut gracieux, me regardant de ses yeuxglauques que les verres grossissants de ses lunettes rendaientmonstrueux et qui le faisaient ressembler jusqu’à s’y méprendre auxdorades géantes de l’aquarium de Naples.

Donc, à chaque instant, on s’attendait au tremblement de terre. Bien.

Les fenêtres de mon hôtel regardaient la mer, mais, ce que j’ignorais,la gare maritime regardait mon hôtel. Une dizaine de voies ferréescouraient dans tous les sens et tout ce système ferroviaire étaitutilisé pour le transport des marchandises. C’était là, tout près, etrien, pas même au cent millième, ne peut donner l’idée du vacarme quime guettait lorsque, vers minuit, je suis rentré.

Seize locomotives (je les ai comptées) traînaient d’interminablestrains qui passaient lourdement et très lentement sur une suiteininterrompue de plaques tournantes. Sur chaque locomotive il y avaitune grosse cloche qui, automatiquement, sonnait en désastre. J’ai ditune grosse cloche, ce n’est pas vrai. C’était bien pis : une clochemoyenne, celle des prisons, des monastères, des collèges, qui sonneavec méchanceté la rentrée des classes. Impossible de s’en bercer commed’un bourdon de cathédrale ou de s’en rassurer comme du grêleavertissement des agents cyclistes.

Sur le quai, c’est-à-dire sous ma fenêtre, on déchargeait despoutrelles de fer qui tombaient des plates-formes sur les pavés avec unbruit facilement reconnaissable. Ensuite, par un procédé inverse, onles rechargeait sur un autre wagon, et cela sans y apporter la moindredouceur. Ce wagon comblé par-dessus bords, on amenait un cheval couvertde sonnettes. Il y avait sur son dos un homme, pur type d’Araucan, quiportait à son pied nu un éperon d’acier dont la molette, grande commeune soucoupe, était dentelée de pointes stimulantes, longues chacunecomme un doigt d’enfant et acérées comme des stylets. L’homme animaitla bête par des imprécations, hululements, hoquets et haut-le-cœur quitraversaient la fanfare étourdissante de son fouet pourtant robuste.

Ces scènes forçaient l’admiration, sans me paraître encore de nature àfavoriser le sommeil.

J’avais tort…

Et puisque à chaque bruit qui frappe son oreille, un bon insomniaquedécouvre une exceptionnelle occasion d’exercer sa force d’investigationet aussi de déductivité ; il faut supprimer toute cause de recherche.Car un bruit peut se définir, mais tous les bruits, non. Oncapitule, c’est la reddition à merci. Il n’y a rien à faire. Il n’y aplus qu’à dormir.

C’est ce que j’ai fait. C’est à Valparaiso que je le dois. La guérisonfut à ce point miraculeuse que – vous allez voir – le lendemain,deuxième jour de ma guérison, comme je dormais ma seconde nuit d’unsommeil comparable à celui du sépulcre dans un vacarme identique àcelui de la veille, tout à coup, je fus violemment réveillé par unsilence complet, général, absolu. Immédiatement je fus debout et jecourus à ma fenêtre. Penché en avant, je restai là, aux aguets, durantune minute qui me parut une année, retenant mon souffle, sans pouvoirpénétrer en vertu de quel sortilège la vie était ainsi suspendue et parqui !... J’étais prêt à crier dans ce vide muet : « Allez donc, allez !c’est abominable ! Où êtes-vous tous ? Faites quelque chose, reprenez,continuez. Le monde est-il mort ? » Je me désespérais et pensais aussiêtre devenu sourd.

Soudain, sans raison et par bonheur, recommença le tintamarre, plusformidable que jamais… Alors, pourquoi en rougirais-je, j’esquissai unvague signe de croix et, après un long soupir de soulagement joyeux, jeretournai à mon lit, qui me reçut déjà dormant à poings fermés.

Je n’ai jamais attesté l’excellence d’aucun produit commercialementexploité, aucune maison de vermouth ou d’eau lithinée n’apposa jamaissur des murailles mon effigie souriante, nul portrait de moi ne se peutvoir me représentant dans la contemplation d’un verre rempli de cetteliqueur capable de reconstituer un organisme pantelant. Mon visage,mousseux d’un savon prometteur de la joie de se raser, n’a jamais étéoffert aux regards des passants. Je n’ai jamais écrit une seule lignepour diriger les variqueux vers le meilleur comptoir de bas élastiqueset jamais rien non plus ne fut signé par moi en faveur de ces pastillesqui chassent la mort des poumons… Mais ici c’est autre chose, me taireserait une mauvaise action. Je parle. Et je le proclame : Valparaisom’a guéri et vous guérira. J’ai dit.

P.-S.  ̶  Pour aller à Valparaiso, vous avez untrain qui part de Paris, quai d’Orsay, trois fois par semaine, lesmardi, jeudi et samedi, à midi vingt-deux, c’est le Sud-Express. Ilvous dépose à Lisbonne le lendemain soir à onze heures. Vous y couchez.Le lendemain, vous allez au jardin zoologique à Bemfica, puis visite auSan-Hyeronimo et aux écuries (ces deux établissements sont voisins).Vous verrez au second les carrosses, collection unique au monde. Voyezla halle aux poissons, regardez partir, leurs achats effectués, lesélégantes « phéniciennes », qui marchent pieds nus portant sur la têteune vannerie ronde et plate où s’étale le poisson qu’elles vont vendreen ville. Le plus gros de ces poissons tient dans la gueule ouverte unebelle petite pomme rouge, ce qui donne un joli croc-en-jambes auproverbe connu. Au musée d’art antique, vous verrez de bien belleschoses : la plus étonnante est le livre d’heures de Dom Manoël, roi dePortugal d’autrefois, qui appartient au roi Dom Manoël d’aujourd’hui etque le musée lui conserve, pieusement. C’est un monument comparable au Livre de Job, de Jehan Fouquet. Le livre de Dom Manoël est grandcomme un livre de messe ordinaire de dévote, mais que contient-il ?...Lettres gothiques tracées par la splendide calligraphie d’un enlumineurmerveilleux et, toutes les trois pages, une miniature, vraichef-d’œuvre que l’on a peine à croire de la main d’un homme. C’estaffolant.

Vous parlez d’un tremblement de terre ? Il y en eut un à Lisbonne quila détruisit entièrement, en 1776, je crois, le jour même du mariage de« Capet » avec « l’Autrichienne », comme sans merci, plus tard,disaient quelques voyous. Eh bien, le livre de Dom Manoël montreparfois des rues, des places de la ville, avant, bien entendu, lacatastrophe. Elle apparaît comme la plus belle des villes de ce monde.

A l’heure fixée, montez sur le bateau où vous aurez retenu votrepassage (appartement ou cabine à bâbord à cause du soleil destropiques), ne vous occupez pas du signal du départ, ça se fera sansvous.

Vous quittez le continent et vous arrivez à Funchal, à Madère. Escalede quatre heures. Toboggan sur galets pour descendre la montagne.Original.

Puis dix jours de mer. Iles Saint-Vincent. Trois jours encore. Tristande Morona, séjour des forçats brésiliens, puis la terre d’Amérique.Pernambouc, dont le vrai nom est Recife, où loin du port ou en mer ondescend les passagers à la grue, dans des paniers cylindriques et clos,tant il est impossible, par mer éternellement clapotante, de mettre lepied sur le transbordeur.

Un jour encore, Bahia, au bout de la belle rivière. Enfin, lesurlendemain, Rio, la merveille. Gentil petit « Zoological », où ildevrait y avoir la splendeur du monde.

Trois jours de mer, golfe de Santa-Catarina, Montevideo, Villa-Dolores,jolie collection de beaux animaux.

Buenos-Aires, beau jardin d’acclimatation. Prenez le train pourMendoza. En route, de l’espace et des bêtes, des bandes de nandous,petites autruches, des milliers de bœufs et de moutons, des chevaux,des millions de cygnes blancs à col noir, des chouettes sur tous lespoteaux. Pulvérulence incroyable, on souffre. Mendoza, le petit trainde montagne, la Cordillère… enfin le Chili après un voyage émouvant àdeux mille huit cents mètres au-dessus des torrents.

Quelques lieues encore et enfin… Valparaiso, le vingt-sixième jour duvoyage.

Allez tout droit à l’hôtel indiqué et immédiatement commencez la cure.

C’est loin. Je sais. Coûteux. Et cela prend du temps, mais c’est sûr etça vaut le voyage.

Mais, me direz-vous, ne pensez-vous pas que sans aller si loin, dansnotre belle France, par exemple, au Creusot, ou en Russie, à Poutiloff,en Allemagne, à Essen, dans cent autres places, on ne pourrait pastrouver ce que vous nous envoyez chercher là-bas ?

C’est possible, je ne le crois pas, mais c’est possible, c’est peut-être, tandis qu’à Valparaiso, c’est certain.
__________

L’HOMME DE LA POINTE

                                A Yvonne Printemps. A la délicieuse
                                et grande comédienne qui, jouant avec
                                une honnêteté saisissante, arrive à con-
                                tenter tout le monde et son beau-père.
                                Hommage d’un vieux camarade.


Il y a une vingtaine d’années, parcourant seul la Bretagne dans tousles sens, je finis par en voir le bout, la Pointe du Raz.

Qui est-ce qui a commencé de la mer ou du roc ?... Dans tous les cas lejour de mon arrivée ils n’étaient pas d’accord. La mer se jetait sur leroc et, pour finir, s’en revenait par masses d’eau, petits filetsmousseux ou minuscules gouttelettes ayant simplement mouillé lespierres. Toutefois, l’éboulis de la pointe signifiait quelque chose etles efforts combinés des coups de la mer pourraient bien, quelque jour,donner au roc plus d’inquiétude qu’il ne veut en laisser paraître.

Abandonnant l’espoir d’assister ce soir-là à l’issue de la lutte jem’aventurai pourtant, mais avec la prudence que donne et développe unehorrible sensibilité au vertige jusqu’à une dizaine de pas d’un supposéprécipice. Arrivé à ce point je fis mine d’être las et je m’assisnégligemment par terre, affectant de regarder, préférablement auxprofondeurs, les nuages, ou la ligne d’horizon, ou même une sculpturedont la présence n’embellit rien.

Le vertige commence avec l’impossibilité de tourner le dos au vide, onferme les yeux, mais on lui fait face ; de temps à autre, un coup d’œilfurtif qui vous rejette dignement en arrière, dans la position prêtéepar la gravure à Marie-Antoinette, devant la monstrueuse accusation deFouquier-Tinville.

Trois ou quatre personnes se trouvaient dans mon voisinage, – pas destouristes, grâce au ciel, mais des gens du lieu occupés à d’innocentesbesognes. – Jugeant qu’il était bon de mettre fin à ce malaise, qui neme quittait point, je résolus de partir, quand un individu, à la figureet à la mine d’un Espagnol de Carmona, s’offrit pour me faire accomplirle tour de la pointe. Il tombait bien !... Je ne répondis mot à ce fou.Il insista et, s’avançant comme un malheureux insensé vers leprécipice, il parvint jusqu’à une pierre qui ne demandait qu’à roulerau fond du gouffre et sur laquelle il monta. C’était à crier ! Et lui,penché sur cette pierre, se faisait un jeu atroce de lui imprimer,crispant ses pieds, un mouvement infernal de bascule. Ceci n’était pasà une main de la coupure du rocher qui fuyait en rentrant, car ilfaisait, d’en haut, saillie sur l’abîme.

L’homme m’invita à le rejoindre. Cédant au vertige je m’avançai, maisen rampant et à plat ventre ; j’arrivai ainsi jusqu’au bord.M’arc-boutant des paumes je risquai un regard, de biais, à 45 degrésdevant moi, mais l’homme, saisissant une roche que je n’eusse à deuxmains soulevée qu’avec ennui, me dit : « Regardez en bas ! » Ce que jefis, et il laissa choir la pierre dans le vide. Elle n’en finissait pasd’arriver… et d’ailleurs elle ne tombait pas, sûrement pas, elledescendait avec mille précautions, semblait même suspendue comme si,après hésitation, elle allait remonter tout simplement disant : « Non,décidément non, ça ne m’amuse pas. » Il faut croire cependant qu’ellearriva car l’homme, dont le buste était sûrement hors d’équilibre, medit : « Regardez. » Je regardai et je vis et entendis un tumultefantastique en bas ; des milliers, peut-être des millions de mouettes,pétrels et goélands effrayés, ou appâtés, croyant à la chute de quelqueanimal, pour eux comestible, volaient dans tous les sens ; on ne voyaitplus l’eau, ni les rochers, rien que des ailes battant l’espace,s’entre-croisant sans jamais se heurter ; cela dura je ne sais combiende secondes séculaires et puis le vol éperdu, effréné, tourbillonnant,se ralentit, puis une petite palpitation, puis rien, la disparition, lesilence, l’ordre.

L’homme, au-dessus de moi, riait, d’un rire tourmenteur de bourreau, merévélant une denture faite sans doute avec des débris d’épavesgoudronnées. Pendant qu’il se tenait debout au-dessus du vide j’avaispensé à Iblis, Satan, Lucifer, l’Infernal, le Mauvais, Méphistophélèssurtout et même, quand il s’était penché si effroyablement, à LittleTitch, qui peut saluer jusqu’à terre tout d’une pièce sans se courber,retenu au sol par la longueur démesurée de ses chaussures. Sûrement cethomme était satanique. – Son béret basque, sa veste bleue coupée à lataille, son pantalon battant des espadrilles ne faisaient rien à lachose. C’était le Diable avec une barbe de quatre jours.

Je ne répondais toujours pas à ses questions. Des gestes et c’étaittout. Un signe de tête, des doigts parcimonieusement remués dansl’espace.

- Voulez-vous faire le tour de la Pointe ? Vous ne voulez pas ?...Pourquoi ? C’est une jolie promenade… Mais si… Mais si… Pourquoi ne merépondez-vous pas ? Vous faites des signes… Pourquoi ne parlez-vous pas?

Alors, comme si je faisais un effort ruineux, je lui donnai ma raisonpar ces mots, lentement mais distinctement prononcés :

- Je suis muet.

- Pas possible.

- Comme je vous le dis.

- Muet ?...

- Oui.

- Vous ne pouvez parler ?

- Je ne peux pas dire un mot.

- Oh ! C’est dommage ! Mais comment faites-vous pour vous expliquer ?

- Des personnes complaisantes veulent bien me comprendre à demi-mot. Etpuis j’ai toujours la ressource d’écrire, et puis il y a les gestes.Ainsi, je veux pour déjeuner deux œufs sur le plat ? Eh bien, je faiscomme si je cassais deux œufs au-dessus d’un plat, je fais semblant desoulever avec une fourchette pour que ça n’attache pas au fond, jemouds du poivre, je jette du sel… Et bien souvent on m’interrompt endisant : J’ai compris. Pour une côtelette…

- Oui ! Oui ! Je comprends.

Et lui me faisait la mimique du muet et c’était moi qui répondais : Jecomprends.

- Et pourquoi êtes-vous muet ?

Je désignai le ciel en prononçant le nom de Dieu.

- Quel âge avez-vous ?

- Seize ans. (J’en avais quarante.)

- Pauvre jeune homme ! Venez, venez faire le tour de la Pointe… là…venez… ce n’est rien… voyez le chemin… il est large et solide (du piedil frappait le sol), venez, je vous tiens par la main…

Il y a aussi le vertige des paroles, j’y cédai également.

Au bout de trente pas, le chemin était moins large. « Venez, me disaitl’homme ; venez, malheureux petit muet !... Venez ! » Comment résisterà cette magnificence de stupidité ?... Je le suivais, j’allais, nousallions ; je le suivais attiré par je ne sais quoi, mais tiré par lui.Oh ! pensais-je, et puis, quand j’aurai trop peur de tomber, eh bien,je me jetterai… Voilà-t-il pas une affaire ?... Le beau malheur… jemourrai, voilà tout, et on ne fermera pas pour cela l’entrée du port deSydney. Je mourrai et on ne pourra plus me faire la même plaisanterie.Et quand je serai en Enfer, si je trouve de la place, je ne m’embêteraipas plus qu’ici. Allons ! C’étaient mes réflexions. Bien sûr le vertigeen faisait les frais.

Nous allions. Moi Virgile, lui Dante. Cinquante pas plus loin lesentier n’était pas plus large qu’un banc d’école villageoise, mais onétait entre deux murailles de rochers ; de plus on avait de l’ombre.Bientôt la muraille de droite n’alla pas plus avant et resta où elle setrouvait, l’ombre fit de même et, splendide, l’horreur se révéla danssa toute-puissante cruauté : l’implacable feu du soleil qui rageait surla Pointe, la riposte de la Pointe par une réverbération rougesuffocante, la mer qui renvoyait tout ce qu’elle pouvait recevoir delumière miroitante, cependant que le sentier se perdait parmi lescailloux plats, inégaux, tremblotants, qui craquaient et s’émiettaientsous les pas.

On allait un pied devant exactement bout à bout comme pour mesurer unedistance. Du côté gauche je pouvais attendre la chute d’un quartier deroche qui aurait fait de moi ce qu’il aurait voulu et – je ne dirai pasdu côté droit puisqu’il n’y avait pas de côté – mais à droite il yavait l’espace et, à un pied de mon pied, il y avait l’abîme.

Je pense bien n’avoir, de ma vie, fait quelque chose d’aussi bête quecette promenade.

- Retournons, décidai-je.

- Impossible. On ne peut pas.

- Ah !

Le plus beau commençait. J’étais positivement entre les pattes de cedémon et à deux doigts du trépas.

Si je me jetais ?

Ce fut à moi-même et mentalement que j’adressai cette offre et c’est demême que je me répondis : Non.

Et on reprit la marche. J’étais en eau !

- Le « Fauteuil de Sarah Bernhardt », me dit-il en désignant une pierreplus grosse que les autres, et plus loin : le « Moine couché »,signalait-il à ma curiosité ardente, comme si, de toutes lesoriginalités du monde, ce « Moine couché » n’eût pas été celle dont jeme foutisse le plus.

Nous allions… Puis, soudainement, il s’arrêta, lâcha ma main, tenditvers moi sa face abominable et me dit, farouche :

- Tu me donneras un bon pourboire ?

Très vite je lui dis : Oui, oui, oui. Et puisqu’on se tutoyait je disencore : Je te le promets.

- Cent sous ?

- Bien plus !

Il paraissait ravi.

- Dix francs ?

- Je crois…

Il souriait.

- Quinze francs ?

- Oh !...

Et il s’arrêtait.

J’aurais dépassé les cent mille et on se mit de nouveau en marche…Enfin, suant, crevant, soufflant, fourbu, claqué, j’arrivai sur de laterre raisonnable où je recouvrai instantanément l’usage de mesfacultés, entre autres celles de boire et de partir. Je donnai à cethomme, qui n’avait plus l’air de Méphistophélès, mais celui du raseurhabituel pour sottes excursions, ses trois pièces de cent sous et,comme satisfait de son pourboire, il allait pour le boire au petit caféde la Pointe, je m’enquis auprès du patron de la bonne route à suivre.Il me l’indiqua comme si je ne connaissais qu’elle, me recommandant detourner à droite aussitôt la pièce à Le Dantec. – J’ai lu Le Dantec etje l’admire, mais pour tourner à droite après son champ, il n’y fautpas penser ! – Quand ma conversation avec le cafetier fut finie il s’enretourna vers son client, mon idiot de guide, et j’entendis entre eux,à travers la cloison, ces propos étonnants :

- L’homme à qui tu causais, quel âge que tu lui donnes ?

- Soixante ans.

- Il a seize ans, et sais-tu ce qu’il est ?

- Marchand de bœufs ?

- Pas du tout, il est muet.

- Comment le sais-tu ?

- Il me l’a dit.
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LE PARISIEN

                             ATristan Bernard, Fraternellement.


Je reçus un soir dans ma loge à la Renaissance, et dans le temps quej’étais directeur de ce théâtre, la visite peu souhaitée d’un auteurdramatique dont j’appréciais le talent d’écrivain, mais dont laréputation était effroyable dans le monde théâtral, – on avait desennuis terribles par lui et le moindre était encore l’insuccès de sespièces qui, au moins, en limitait la durée, tandis que les procès quevous valait l’étourderie d’avoir retenu un de ses manuscrits duraientautant que le « Chagrin d’Amour » de Martini, « toute la vie. »

Il était déjà très âgé, homme d’esprit, d’un esprit qui portait unmillésime assez lointain, homme de lettres plus que tout autre, aimableet curieux de l’être bien davantage, il se présentait avec grâce et jele reçus gracieusement. Je m’amusai beaucoup de sa conversation ; parmalheur cela ne dura point car il découvrit bientôt sa petite batterie.

- Je travaille pour vous, « m’avouait-il », oui, je voudrais vous faireun Parisien, mais un vrai, – fanfaron de l’inconduite et galant hommeaccompli ; mauvaise tête et bon cœur ; sceptique et cocardier ; quitraverse la vie une épée dans une main, un bouquet de violettes de deuxsous dans l’autre ; grand trousseur de cotillons tout en professantbien haut le respect de la femme ; bon, généreux, sincère, cinglant deses sarcasmes les riches qui croient que tout est à vendre, et toujoursprêt à glisser un louis dans le gousset d’un camarade malchanceux. Unde ces hommes pour qui la Parole vaut mieux qu’un Ecrit ; qui ne rougitpas de faire le signe de la croix quand passe une procession, quitte àblaguer ensuite le vicaire sur le célibat forcé des prêtres… » et ilallait… il allait… sans qu’il me fut possible de découvrir ce quipourrait bien amener la fin de cette folle énumération des bellesqualités du Parisien. Il n’y avait aucune raison, aucune, pour que celane durât point des jours, des mois, des années.

Cependant, et sans que je m’en fusse aperçu, il s’était arrêté et,souriant, il me considérait :

- « Hé bien ! » poursuivi-il, « cela vous irait ce personnage, hein,mon gaillard ! »

Je sentis en moi un grand vide comparable, mais ici mille fois plusagissant, à celui qu’impose à certains diaphragmes le départ del’ascenseur alors qu’il abandonne un étage pour regagner lerez-de-chaussée. J’étais en même temps sollicité par l’envie affolantede dire des gros mots, de très gros mots, les plus gros mots connus,non pas à lui destinés, pauvre cher homme, mais simplement pour lesentendre, – non pas des mots injurieux, des cris libérateurs bienplutôt. Mais je parvins par un énorme effort à réfréner ce désirimpérieux, en accordant à la violence que je me faisais un caractèreéminemment provisoire, et ce fut avec douceur que je lui répondis ences termes :

- D’abord et avant tout une question, vous voulez bien ?

- Pardieu !...

Du diable (ainsi qu’il eût dit) si je savais quelle question j’allaisposer.

- Vous ne vous froisserez pas ?

- Mais non.

(Je cherchais ma question.)

- C’est que je vous sais susceptible.

- Moi, grands Dieux !

- Enfin… vous êtes fier.

- Mon ami… que diable voulez-vous… oui… j’ai une certaine fierté, maisde là à ma susceptibilité !...

- Enfin, vous êtes sensible ?

- Ah çà, oui. Mais entre nous peut-on rien faire sans de la sensibilité? Ceux qui n’ont pas de talent…

- Oh ! votre talent n’est pas en cause.

- Eh bien ! Alors parlez…

- Vous le voulez ?

- Mais oui.

(Je cherchais toujours, mais je parlais et en parlant, je  netrouvais rien !...)

- Voyons (et je pris le temps de réflexion, inutile d’ailleurs) votrepersonnage ?...

- Quoi.

- Votre Parisien ?...

- Oui.

- Est-ce ?... répondez-moi franchement.

- Parole d’honneur. Mais dites…

- Est-ce un homme intelligent ?

- Oh ! fit-il avec éclat, l’intelligence même.

- Vraiment ?

- Vraiment.

(J’avais trouvé.)

- Alors, fis-je glacé, RIEN A FAIRE ?

- Pourquoi ?

- Parce que, actuellement, je veux jouer un CUL.

Je pensai avoir devant moi une statue.

- Un quoi ?...

- Un CUL.

- Un Q ?

- Un CUL.

- … ?? un cul ?... C, U, L ?...

- Oui, un cul.

Voilà, je l’avais dit… Et j’avais entendu avec une stupeur mêlée deravissement ma voix, ma voix personnelle, qui me semblait pourtant unpeu changée, qui lançait ce mot. J’étais honteux mais en pleinevolupté, – voilà, je l’avais dit… Alors, j’attendis la chute duplafond, l’effondrement du plancher, la dispersion des murs…

Rien de tout cela. Mais tout simplement cette petite répartie dudramaturge dont aucun muscle facial ou autre ne trahissait indignation,surprise ou découragement :

- Ce n’est pas un cul, confessait-il doucement avec une honnêtetéembuée de regrets.

Il avait répliqué assez vite. Je pense qu’il s’était évertué au promptrenvoi de ce mot d’abord par un instinct qui commande la riposte, lerelancement rapide de la balle ou du mouchoir noué, mais aussi et jecrois surtout, pour m’épargner à la réflexion la grande gêne et lapetite honte d’avoir été, dans notre entretien, seul à user de cevocable, et pour lui constituer, l’employant à son tour, une sorted’aplomb robuste.

- Non, ce n’est pas un cul, se plaisait-il à redire. Et comprenant quemoi aussi j’allais répéter : « rien à faire » tout à coup, il appliquasa main droite sur ses yeux cependant que la gauche s’agitait doucementvers moi à la façon des chefs d’orchestre qui tentent d’apaiser lescuivres. Ses deux mains, après quoi, caressèrent ses joues, et, l’œilperdu, il sembla interroger d’invisibles constellations.

Tout ce que la créature humaine peut feindre d’intérêt récapitulatifsur un personnage inexistant, il le feignit, rapport au rôle quim’était destiné.

- Minute, disait-il extasié, minute, je pense !

Très clairement pour moi, il ne pensait qu’à rendre à peu prèshonorable à mes yeux une capitulation déjà résolue dans son esprit, etqu’il eût volontiers accompagnée d’une livraison enthousiaste de sonhonneur auquel il aurait joint celui de sa famille.

Quand il jugea qu’à la durée de ses réflexions je pouvais croire qu’ilavait examiné son Parisien d’un bout à l’autre, il cessa de penser, ilparla :

- Entendons-nous bien sur mon bonhomme. Je vous ai dit que ce n’étaitpas un cul… attendez… attendez… (et comme j’allais renouveler mon gestede refus) attendez…

Puis très résolument, il déclara :

- Si, au fait, c’est un cul.

Et alors, ouvrant les bras comme si dans un large envol il eut voulufranchir l’Himalaya, il dit encore :

- Oui, c’est un cul ! Mais quel cul !

LUCIENGUITRY.