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JACOB, P. L. pseud. de Paul Lacroix(1806-1884) : Bicêtre (1833).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.V.2018)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Paris ou le livre descent-et-un, Tome XI,publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
BICÊTRE

par

P.L. JACOB

~ * ~


Bicêtre a été maison de plaisance épiscopale, château de prince et deroi, masure abandonnée et repaire de voleurs, hospice militaire ;Bicêtre est aujourd'hui hôpital et prison, jusqu'à ce que l'autocratieministérielle efface un de ces deux titres, épouvantés de se trouverensemble sur le même frontispice : Bicêtre ne veut plus être un lieu deréprobation et d'infamie.

En 1204, Jean, évêque de Winchester en Angleterre, lequel résidait enFrance à la cour de Philippe-Auguste, acheta une ferme située sur unehauteur et dans un terrain argileux, à une lieue environ de l'enceintede Paris. Cette ferme, qui se nommait la Grange aux queux ou gueux, sans que les historiensaient éclairci l'une ou l'autre origine également plausible, fit placeà un château bâti et orné avec une magnificence prodigieuse pour letemps : les fenêtres étaient garnies de châssis de verre !

En 1290, Philippe-le-Bel confisqua ce domaine dont le possesseur àcette époque n'est pas connu, et pendant plus d'un siècle les roishabitèrent souvent le séjour deWincestre, comme l'attestent plusieurs ordonnances datées de cechâteau royal.

Le duc de Berry, oncle de Charles VI, acquit de ses deniers ce vieuxlogis pour le faire reconstruire, avec le luxe naissant du quinzièmesiècle : l'architecture s'était surpassée dans les hardiesses et lesdécoupures de la pierre que les carrières voisines fournissaient à cestravaux durables et légers à la fois : on se fait aisément idée del'aspect féodal de Wincestre hérissé de tours, de créneaux, declochers, et de girouettes blasonnées ; mais l'intérieur étincelaitd'or et de couleurs ; les murs et les lambris, les planchers et lesmeubles étaient couverts de fresques, de mosaïques et de sculptures ;la grande salle surtout, dont les merveilles n'existent plus que dansles chroniques contemporaines, renfermait une précieuse collection desportraits de Clément VII et de ses cardinaux, des rois et princes deFrance, des empereurs d'Orient et d'Occident. Le duc de Berry, quiaimait d'instinct les arts, n'eut pas la satisfaction de voir ce palaisachevé dans toute sa splendeur.

En 1408, au commencement de la querelle des Bourguignons et desArmagnacs, qui suivit l'assassinat du duc d'Orléans dans la rueBarbette, les princes du sang, accompagnés de quatre millegentilshommes et six mille chevaux bretons, prirent position dans lechâteau de Wincestre pour être à portée de s'emparer de Paris, et leduc de Berry, leur hôte et leur allié, fortifia cette place de guerre,pendant que le duc de Bourgogne rassemblait une grosse armée quiprotégea la capitale. Mais le duc de Brabant, frère de Jean-sans-Peur,s'interposa entre les deux partis et obtint une paix peu stable, quifut appelée la trahison de Wincestre,lorsque les hostilités recommencèrent, quelques mois après, plussanglantes et plus irréconciliables.

En 1411, les bouchers de Paris qui soutenaient la faction bourguignonnepar toutes sortes d'excès, sortirent un soir dans la campagne,commandés par les Goix, et allèrent briser les portes du château du ducde Berry, qu'ils incendièrent après l'avoir pillé ; le feu détruisitentièrement ce superbe château, dont il ne resta que les murailles nueset deux chambres décorées de mosaïques. Le duc de Berry, qui faisaitalors édifier la Sainte-Chapelle de Bourges, ne releva pas les ruinesde Wincestre, qu'il donna, cens et rentes, au chapitre deNotre-Dame-le-Chastel, sous la condition de quatre obits et de deuxprocessions à perpétuité. Charles VII et Louis XI amortirent cettedonation, qui fut confirmée plus tard au moyen d'un cinquième obit àcélébrer le jour de Saint-Louis.

Durant deux siècles Wincestre n'eut pour habitants que des hiboux etdes malfaiteurs ; tant de vols et de meurtres s'y commirent, qu'ilétait dangereux d'y passer même en plein jour, et la crédulitépopulaire interpréta bientôt les cris de bêtes et d'oiseaux qu'on yentendait la nuit : ce fut le théâtre permanent des apparitions et desconjurations magiques, la tanière des sorciers et des loups-garous, lesoupirail de l'enfer. Ces parages étaient si mal famés que le mot bissestre, corruption deWincestre, fut introduit dans la langue pour signifier tantôt unmalheur, tantôt un diable, un homme capable de tout. Le peuple seservait de cette expression, Molière la lui a empruntée.

En 1632, Louis XIII acheta quelques bâtiments en mauvais état quicomposaient la propriété des chanoines de Notre-Dame, et surl'emplacement de ces misérables bicoques il fonda un hôpital destinéaux soldats infirmes. Les constructions furent poussées si rapidementque, deux ans après l'ordonnance de fondation, la chapelle fut dédiéesous l'invocation de Saint-Jean, avec permission de Jean-François deGondy, archevêque de Paris, et l'hôpital sous le nom de Commanderie de Saint-Louis.

En 1656, l'établissement des Invalides rendit inutile celui de Bicêtre,qui fut converti en succursale de la Salpétrière ; on y entassa dèslors tous les vices et toutes les infortunes, comme si l'on eût voulu ytransplanter la Cour des Miracles. C'était là qu'on enfermait lesmendiants, les vagabonds, les apprentis –voleurs ; c'était là qu'onrecueillait les vieux et les estropiés pensionnaires du roi ; c'étaitlà enfin qu'on corrigeait les fils de famille débauchés et les gensatteints de maladies honteuses : ces derniers devaient être fustigés àchaque pansement, selon le bon plaisir de Louis XIV !

Depuis un peu moins de deux siècles, Bicêtre n'a pas changé dedestination, mais souvent d'aspect ; à l'hôpital-prison ont succédé uneprison et un hôpital. Ce triste rapprochement vaut mieux encore quel'institution du grand roi,qui guérissait le fouet à la main, et à compter de l'administrationgénérale des hospices créée en 1801, chaque année, chaque jour porteavec soi son expérience et son amélioration dans ce vaste dépôt desmisères humaines.

L'édifice principal, qui présente au loin sa longue façade de pavillonset de corps de logis d'inégale hauteur, est encore tel que Louis XIIIl'a laissé avec son architecture lourde et nue, ses cinq étagessuperposés monotonement, ses innombrables fenêtres et ses hauts comblesd'ardoises ; l’ancienne entrée, qui regarde le nord et domine la plainede Gentilly, n'annonce pas une maison de refuge et de détention ; ondirait plutôt, à son aspect imposant, un de ces châteaux vastes etsolides que Ducerceau et d'Orbay élevaient du temps de Henri IV et deLouis XIV, masses uniformes de pierres ou de briques, assemblagesréguliers de cours et de bâtiments, derniers manoirs de la féodalité.

Quant aux traces effacées du vieux Wincestre, il faut les chercher dansles caves de l'hospice, dans les cachots de la prison : ici un murgarde encore la teinte noirâtre de l'incendie de 1411, là une ogiveroide et droite porte témoignage de l'exhaussement du sol. Quelquespiliers, quelques colonnes, à demi enterrés dans la maçonnerie, sontles seuls vestiges qui nous parlent encore du quinzième siècle, de mêmeque le cimetière nous rappelle que les Romains semaient leurs tombeauxsur toute l'étendue de cette plaine funéraire, que les revenants,dit-on, n'ont pas cessé de fréquenter.

Bicêtre a reçu, depuis son établissement primitif, tant d'augmentationssuccessives en logements et en habitants, qu'il est devenu maintenantune petite ville composée d'un amas de maisons, et peuplée de plus detrois mille individus : pauvres âmes en peine dans les limbes de labienfaisance et de la justice terrestres !

Ce ne sont pas seulement les localités qu'il faut voir et étudier : lachapelle assez spacieuse, voûtée en planches, et à peine remarquablepar deux ou trois tableaux encrassés ; le puits gigantesque, profond decent quatre-vingts pieds, curieux par son mécanisme que mettent en jeuvingt-quatre travailleurs ; le réservoir contenant quatre mille muidsd'eau, que cinq cents renouvellent chaque jour ; la lingerie, mieuxordonnée et mieux entretenue que la Bibliothèque du roi ; la cuisine,dont les marmites engloutissent chacune dix-sept cents livres deviande, ou dix sacs de haricots ; les dortoirs immenses, dont leparquet ciré, les couchettes propres, et l'arrangement décent éloignenttoute idée pénible de misère ; les infirmeries pleines de soins, desecours et de consolations que souvent la fortune même ne procure pas ;les promenoirs plantés d'arbres et de gazons pour faire de l'ombre etde la verdure en été ; les ateliers, où le travail satisfait l'orgueildu pauvre, et combat les dangers de l'oisiveté ; presque partoutl'ordre, la vigilance, le zèle, la philanthropie.

Ce sont les types moraux que l'observateur doit surtout épier parmicette foule d'hommes de tout âge et de toute condition qui sont classéssous ces trois catégories si distinctes : malfaiteurs, indigents,aliénés.

Sans doute on s'applaudit, à chaque pas, de l'intelligente humanité quimodifie incessamment le régime intérieur de Bicêtre, que le préjugévulgaire frappe encore d'ana thème : les sexes et les infirmités nesont plus confondus dans un hideux pêle-mêle ; plus de lits à doublecloison, où les pauvres couchaient deux, trois, et jusqu'à huit, quidormaient et veillaient alternativement ! plus de ces loges infectes oùnuit et jour hurlaient des fous furieux ! plus de chaînes et de carcans! L'enfer s'est changé en purgatoire, et presque en paradis ; le painn'est plus fait de vieille farine malsaine ; le linge n'arrive plusmouillé de la lessive ; la toile des draps n'a plus cette rigidité quiblessait la peau la moins délicate. Mais la prison subsiste toujours aumilieu de l'hospice, comme un cancer au cœur ; la prison avec sesbarreaux de fer, ses portes cadenassées, ses mœurs flétrissantes, sonargot crapuleux, ses écoles de dépravation, ses bandes de forçats, etses condamnés à mort !

Cette prison pourtant est la plus salubre et la mieux tenue de notredéplorable système pénitentiaire : le directeur, M. Becquerel, neressemble guère aux portraits des Lareynie et des Saint-Mars, que nousa transmis l'histoire odieuse de la Bastille ; M. Becquerel est unphilanthrope éclairé qui tempère les rigueurs de son devoir par labienveillance, la prudence et l'équité ; il s'est fait aimer au lieu dese faire craindre ; il a des attentions paternelles, des parolescalmantes, toujours de la fermeté, toujours de la douceur ; il dirigede près, il voit par ses yeux, il encourage le repentir, il dompte lecrime ; il met des larmes dans les yeux de scélérats qui commettraientun meurtre de sang-froid ; il marche seul et sans défense au milieu decent misérables qu'on va enchaîner pour le bagne.

La plupart des hommes qui forment la population sans cesse renouveléede cette prison, portent écrit sur leur visage le coupable penchant quiles a conduits là : on comprend, en observant l'expression sauvage,dure, haineuse ou maligne de ces physionomies accusatrices, que chacuna suivi sa nature et sa destinée : les galères ou la guillotine, telleest l'alternative qu'ils s'accoutument à regarder en face sansinquiétude et presque avec philosophie. Les années de bagne se comptentcomme des chevrons, et l'échafaud tient lieu de pension de retraite.Voilà pourquoi un condamné à mort qui passe entre ces prédestinés ducode pénal, n'excite chez eux qu'un intérêt de curiosité, alors que lalourde voiture ferrée vient l'emporter à la Conciergerie, d'où ilrepartira pour la Grève ; ils oublient, ils recommencent à rire et àboire, dès que le bourreau a pris sa proie ; de même que ces Indiensqui, au passage d'un tigre, se serraient autour de Las Casas, etcontinuaient leur route en abandonnant la victime que le tigre avaitchoisie.

Cependant les loups peuvent devenir moutons, comme dans une idylle : en1831, les détenus ont célébré la fête de la reine aussi honnêtement quedes bourgeois du Marais : un théâtre fut élevé dans la grande cour. Onpeignit des décorations, on fit des costumes, on apprit des rôles :menuisiers, peintres, tailleurs, comédiens, et même auteur, tout étaitplus ou moins criminel, voleur ou assassin ou faussaire, marqué oucondamné. M. Becquerel avait autorisé ce divertissement de collège sousla garantie personnelle d'un nommé Acarry, qui, par sa bonne conduite,son intelligence, et son caractère énergique, avait mérité la confiancede ses chefs comme le respect de ses compagnons. Ce fut un jourd'innocentes saturnales, lorsque, en présence de quelques personnesétrangères, de dames élégantes et timorées, six cents spectateurs vêtusde laine grise applaudirent au talent scénique des acteurs qui jouèrentun mélodrame de l'Ambigu, lesDangers de l 'Inconduite, un vaudeville des Variétés, les Ouvriers, et une comédie ducru, avec couplets et allusions monarchiques de circonstance. Lareprésentation n'eût pas été plus paisible et plus décente dans unthéâtre royal ; et la troupe, suivant les conditions du traité, renditles armes, fusils, épées, pistolets, aussitôt que la toile fut baissée,aux chants de la Parisienne.Une semaine après, le ferrement des forçats et le départ de la chaînefurent égayés de refrains de vaudeville et de phrases de mélodrame.

Les indigents sont peut-être plus indifférents que les fous à cevoisinage infamant où viennent se dégorger les prisons de Paris et desdépartements. Ces bons pauvresn'ont pas encore réhabilité Bicêtre, surnommé l’Hospice de la Vieillesse, en dépitdes gendarmes et des paniers à salade,qui donnent un démenti journalier à ce titre menteur que la voixpublique n'acceptera pas, tant qu'une prison se cachera derrièrel'hôpital. Ces indigents, qui sont tous septuagénaires, et dontbeaucoup approchent de leur centième année, obtiennent un lit pour ymourir, à force de démarches et de recommandations : il n'est guèreplus difficile d'être installé commis ou sous-préfet. Combien defortunes déchues viennent se réfugier là, combien d'ambitionsaboutissent à ce caravensérail de la pauvreté, où du moins on ne meurtpas de faim ! Les souffrances de l'âme tuent aussi vite que celles ducorps.

Ils sont bien deux mille enrégimentés par numéro d'ordre dans cettecaserne de caducité et d'infirmités : n'est pas admis qui veut dans lesateliers ; l'espace manque, et c'est à la mort de faire des places auxplus laborieux. L'air vicié des chauffoirs résulte de cetteagglomération d'hommes vieux, malpropres ou malsains ; leurs vêtementsde bure, imprégnés de miasmes putrides, exhalent une odeur pénétrantequi s'attache aux plâtres et aux boiseries. C'est un spectacleaffligeant et répugnant à la fois que ces pauvres à l'œil terne, auteint hâve et aux cheveux blancs, alignés et pressés dans leurs sallespuantes, pensant, parlant, jouant, ou mangeant par écuelle, lorsque lefroid ou la pluie ne leur permet pas d'errer dans les cours et de sechauffer au soleil.

La troisième partie de Bicêtre, celle des aliénés, est la plusimportante sans être la plus nombreuse : M. Ferrus, l'un des médecinsdistingués de la capitale, et le premier peut-être pour le traitementdes maladies mentales, a fait tant d'heureuses innovations dans leservice qui lui est confié depuis huit ans, que cette portion deBicêtre doit servir de modèle à toutes les maisons de fous qu'onétablira désormais en France et en Europe. Il a fallu de longues etconstantes études, de profondes et nombreuses observations, desvoyages, des essais et par-dessus tout un esprit finement judicieuxpour arriver à ces beaux résultats qui promettent de s'étendre encore,à mesure que l'administration secondera les vues d'utilité et deperfectionnement que lui a soumises le docteur Ferrus. C'est à lamédecine philosophique qu'il appartient de guérir la plus irrémédiableet la plus dégradante des infirmités de l'homme.

Depuis huit ans une métamorphose d'ensemble et de détails s'est opéréedans le bien-être des aliénés. Ceux-ci ne sont plus incessammentobsédés de ces visiteurs désœuvrés, qui venaient les voir et lesirriter à travers leurs grilles comme les bêtes du Jardin des Plantes :il a été reconnu  que cette lanterne magique de curieux, souventimprudents, entretenait l'exaltation des malades, en leur causant de lamélancolie, de la honte et de la colère ; on ne voit plus, dans lesgrands froids d'hiver, grelotter à moitié nues, sous un auvent, depauvres créatures attachées à un poteau : ces malheureux ne se tordentsous des liens que dans leurs accès, qui deviennent plus rares, à causedes précautions prises pour en triompher ; on n'entend plus à touteheure les hurlements de ces possédés que tourmentaient, ainsi que dansun exorcisme, le jet de la douche d'eau froide et le nerf de bœuf desgardiens : les employés ont ordre de ne pas frapper , même en casd'agression, et la douche ne jaillit pas douze fois par an ; enfin onchercherait en vain des traces de ces cabanons effrayants oùpourrissait un être humain enterré dans ses propres immondices pendantdes années, se meurtrissant avec ses chaînes, et ne recevant que par untrou l'air, le jour et la nourriture. L'ancien Bicêtre a disparu defond en comble.

Plusieurs cours plantées d'arbres, où ne pénètrent pas les étrangers,servent à la promenade des aliénés, classés par espèces, lesépileptiques, les idiots, les incurables, les fous en traitement. Ilsvivent tous en bonne intelligence, par le soin qu'on a d'éviter lecontact des mêmes genres de folie ; ils ne se querellent jamais quepour des motifs d'égoïsme matériel, la meilleure pitance, la meilleureplace au poêle, une prise de tabac, un caillou ; ils admettent l'unl'autre avec une sorte de déférence leur folie individuelle, mais commeune chose reçue, sans débats ni discussions préalables : aucun ne sejuge plus sage que son voisin.

Louis XVII se chauffe en silence côte à côte avec Napoléon ;l'inventeur du mouvement perpétuel couche auprès du douteur qui nie lemouvement ; un seul banc réunit parfois la république et la légitimité,l'athée et le bon Dieu en bonnet de coton ; l'amoureux se promène ensoupirant vis-à-vis du chercheur de trésors ; tel halluciné ouït desvoix étranges, pendant que tel autre sent des odeurs insupportables ;celui-ci pleure et gémit, celui-là rit et chante ; mais le caractère leplus ordinaire de la folie est grave, triste et silencieux.

Entrez sous ce hangar qui attend un coup de baguette féerique pour êtretransformé en salle ample, chaude et saine : voilà les idiots,prototypes de l'imbécillité, rangés dans la hiérarchie intellectuelleau-dessous de la brute. Ces crânes exigus, ces fronts écrasés, cestêtes pyramidales, ces yeux fixes et morts, ces bouches entrouvertes,écumeuses et sans lèvres, ces tremblements musculaires, ces grimacesinvolontaires, ces contorsions nerveuses, sont autant de stigmatesd'une nature déchue et incomplète. Ils sont là muets, immobiles,inertes, insensibles comme ces âmes que Dante jette dans le giron deson enfer ; ils sont jeunes la plupart, et n'ont jamais eu laconscience de la vie où ils végètent à l'instar des arbres rabougris etdes fleurs étiolées. On comprend que les Spartiates aient mis à mortles enfants chétifs et mai conformés ; on ne comprend pas que lescrétins du Velay soient aimés et divinisés.

Quand les plans proposés par le docteur Ferrus seront exécutésentièrement, et que la prison chassée de l'hospice cédera la place àdes bâtiments neufs pour un usage plus moral et plus charitable, lasection des aliénés sera augmentée d'une maison d'admission et d'unemaison de convalescence. Dans la première, dont l'utilité est déjàdémontrée par un heureux commencement, les malades arrivants pourrontêtre surveillés de plus près jusqu'à ce que leur folie soit constatée :on préviendra ainsi beaucoup d'erreurs et d'inconvénients, dont le pireest d'aggraver l'état du nouveau malade par le contact de maladies plusinvétérées. La maison de convalescence, accompagnée de jardinsagréables, soumise à une règle moins rigoureuse, sera offerte onperspective aux malades pour stimuler leur guérison : ainsi l'imageenchantée du paradis de Mahomet aiguillonne le zèle des croyants. Lesfous sont susceptibles d'émulation, et l'espoir de la liberté, nonmoins que l'intérêt personnel, peut faire des cures merveilleuses : àprésent on les récompense de leur bonne conduite en les faisanttravailler à remuer la terre et à tirer l'eau du puits avec une primede huit centimes par heure.

Ne serait-il pas à souhaiter, pour le profit de la science, que M.Ferrus développât dans un cours spécial les connaissances acquises parl'expérience et la comparaison des faits, afin que, la pratique venantà l'appui de la théorie, les maladies du cerveau eussent leur cliniquepositive à Bicêtre, comme les maladies du poumon ou de l'estomac dansles hôpitaux ?

L'ingénieux procédé du docteur Ferrus a soin de régler la division etla subdivision des malades pour détruire tout principe de collision, defrottement et d'alliance entre eux ; car deux fous d'ambition, parexemple, pourraient accroître mutuellement leur folie en se faisant desconcessions réciproques : on se souvient d'avoir vu à Bicêtre, quandles fous y étaient pêle-mêle, un Louis XVII chamarré de croix en plomb,de rubans et d'insignes royaux, se former un ministère et une courparmi ceux de ses camarades qui avaient une folie identique à lasienne. Il importe principalement d'isoler les aliénés atteints de lamanie du meurtre, et de les entourer d'une surveillance plus active,pour mettre obstacle à des accidents trop souvent répétés. Car le plussûr et le plus logique remède est d'écarter avec prudence tout ce quiréveille et développe chaque folie caractérisée : la vue d'un prêtreest nuisible au fou de religion, comme la vue d'un couteau au fou desuicide. Personne, mieux que M. Ferrus, n'était parvenu à se rendremaître d'une affection morale qui veut être traitée moralement. Depuishuit ans, le nombre des malades n'a pas fait de progrès, ce qui est unsymptôme irrécusable d'amélioration sanitaire.

Enfin, grâce à ce médecin honorable qui s'est consacré particulièrementà l'étude d'une branche de son art, les fous de Bicêtre ont plus dechances de guérison, et sont moins à plaindre que partout ailleurs.L'ordre général que M. Ferrus a établi parmi les malades, de même queparmi les employés, convient singulièrement à des esprits désordonnés,que l'injustice et le despotisme trouveraient plus irritables et plusimpatients. M. Ferrus n'a eu recours qu'une seule fois à l'autoritésuprême remise dans ses mains, et ce fut pour s'opposer aux funestesintelligences que la congrégation essayait de se ménager dans cet asilede repos : l'archevêque de Paris eut la sagesse de prendre parti pourla faculté contre l'Eglise. Aujourd'hui, dans l'attente desmodifications indispensables qui achèveront l'œuvre de M. Ferrus, ilfaut s'étonner d'une maison de fous dirigée avec autant de régularitéet de douceur qu'un pensionnat de jeunes demoiselles. Bedlam devraittraverser le détroit pour voir et admirer Bicêtre.

P. L. JACOB,
Bibliophile.