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JANIN, Jules (1804-1874): Le Gamin deParis(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.I.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LeGamin de Paris
par
Jules Janin

~ * ~

ILest le frèrede la grisette : frère légitime ou illégitime qu’importe ? il estenfant de bonne race : car, à coup sûr, son grand-père était à la prisede la Bastille ; à la révolution de juillet, son père est entré lepremier aux Tuileries, et il s’est assis sur le trône du roi ; c’estune race de gentilshommes dont les titres se sont perdus. Maiscependant suivez le gamin de Paris dans la rue : cet oeil fier, cettedémarche hardie, ce sourire moqueur, ces petites mains, ces petitspieds, cette tête bouclée, ne retrouvez-vous pas tous les souvenirs decette nation à part dans la nation française, qui depuis lecommencement de la monarchie a joué le rôle principal dans tous lesmouvements qui ont changé la face du monde ; c’est surtout le gamin deParis, qui pourrait dire comme Figaro : Si le ciel l’eût voulu, jeserais fils d’un prince. Mais le ciel ne l’a pas voulu ;notre héros est bien mieux que le fils d’un prince, il est le gamin deParis.

D’où il vient ? quelle est son origine ? où il va ? Eh ! dites-moi d’oùviennent ces moineaux francs qui ont usurpé sans façon les plus bellesplaces et les plus beaux jardins de la ville ; aimables, effrontéscoquins, ils sont les maîtres du Palais-Royal, dont ils animent encorele mouvement ; les maîtres du Luxembourg, dont ils animent le silence.Au jardin des Plantes, ils prélèvent une large dîme sur la part deslions et des tigres ; aux Tuileries, ils vivent des miettes tombées dela table du roi, sans demander quel est celui qui règne ; ils n’ontpour eux ni le plumage, ni la grâce, ni la beauté, ni aucune desqualités des oiseaux chanteurs ; ils ont la vivacité, l’esprit, le coupd’oeil ; ils sont mieux que hardis, ils sont familiers. Véritablementje ne serais pas étonné que le gamin de Paris et le moineau franc nefussent les enfants de la même nichée. Mais que la ville serait tristesi elle était privée de ces piauleurs !

A peine réveillé, le gamin de Paris devient la proie des deux passionsqui font sa vie, la faim et la liberté. Il faut qu’il mange, il fautqu’il sorte. Donnez-lui tout de suite un morceau de pain et le grandair. Il est bien vite habillé, une blouse en fait l’affaire. Quand il aplongé ses mains et sa tête dans l’eau froide comme un joyeux caniche,sa toilette est faite pour tout le jour. Son père ne s’en inquièteguère, car le père a été jadis un gamin de Paris, et il sait commentcela s’élève : mais sa mère, en sa qualité de Parisienne et de mère,est jalouse de la beauté de son fils ; elle a toujours pour lui unechemise blanche, un coup de peigne, un baiser, quelque menue monnaie ;et puis, Adieu, mon fils, te voilà lâché ; empare-toi de la ville, tues le maître, tu es le roi de Paris, la ville est faite pour toi, elledoit t’obéir ; malheur au provincial, malheur au bourgeois, malheur aumalappris qui ne voudrait pas reconnaître, dans cet enfant qui passe,le souverain de cette grande ville ! Lui cependant, une fois lâché, ilregarde d’où vient le vent, et il obéit à son seul maître, au vent quisouffle. Entendez-vous déjà son joyeux petit cri qui se mêle aux crisde l’hirondelle matinale ! « O eh ! o eh ! » Et à ce cri vainqueursoudain tous les échos répètent : O eh ! o eh ! Car c’est là l’instinctdu gamin de se réunir, de se reconnaître, de marcher en troupe serrée.C’est écrit dans la Bible : « Il n’est pas bon que le gamin soit seul.» Quand il est seul, le gamin s’ennuie, l’appétit lui manque, ses mainssont oisives, ses pieds légers sont de plomb ; mais dès que la bandejoyeuse s’est formée, la main est alerte, le pied est léger, le regardest rapide, la poitrine se dilate, tous les instincts guerriers de cepetit peuple se réveillent à la fois. Tenez, voilà le gamin qui marcheau pas ; il a entendu le tambour, et il obéit au son du tambour ; lecaporal lui sourit, l’officier lui donne une petite tape sur la joue.Chemin faisant, et pour peu qu’il soit bien disposé, rien n’empêche quele gamin n’entre dans une école, chez les frères, à la Mutuelle,que lui importe ? il n’a pas de préjugés. La leçon est commencée, lemaître est entré en explication ; mais déjà le gamin a tout compris :c’est la plus vive, la plus rapide et la plus sincère intelligence dece monde ; c’est un esprit qui va sans cesse en avant, net et vif commel’éclair. Rien ne l’étonne ; il apprend si vite, qu’il a l’air de sesouvenir. Dans leur argot, ils ont un mot qui résume pour eux toutesles sciences, science politique, scientifique et littéraire ; quand ilsont dit Connu,connu ! ils ont tout dit. Vous leur parlez de Dieu le Pèreet de Dieu le Fils : Connu,connu ! Vous leur parlez de Charlemagne et de Louis XIV: Connu, connu !.Vous leur expliquez comment deux et deux font quatre : Connu, connu !comment c’est la terre qui tourne, et non pas le soleil : Connu, connu !Mais cependant prononcez devant eux seulement ce seul nom de NapoléonBonaparte, et soudain vous verrez ces jeunes têtes se découvrir, cesmalins sourires devenir sérieux ; ils ne diront plus comme tout àl’heure : Connu,connu !mais au contraire ils écouteront avec une attention infinie lesmoindres détails de cette espèce d’évangile des temps modernes. Eneffet, le gamin de Paris se souvient confusément de ces temps de gloireoù il était un personnage si important : alors on l’envoyait pieds nusjusqu’à la frontière ; armé d’un méchant fusil, il faisait sans s’endouter la conquête du monde ; à seize ans il était un héros sans lesavoir ; son havresac était vide, il est vrai, mais cependant il étaitbien convaincu que ce havresac vide contenait le bâton de maréchal deFrance. Une fois à l’armée, le gamin de Paris s’y distinguait autantpar la vivacité de son esprit que par son courage ; il était le bon motde la bataille, la joie du bivouac, l’amour des cantinières, il riaitet il faisait rire ; c’est lui qui était chargé de tous les bons motsde l’armée ; il trouvait à lui tout seul, ces fines saillies, cesréparties plaisantes, ces improvisations hardies qui charmaient si fortl’empereur. « Je vois ce que c’est, disait-il à l’empereur, tu veux dela gloire, eh bien ! l’on t’en f.... » Il n’y a qu’un gamin de Parispour avoir rencontré ce mot-là. Aussi l’empereur le savait bien, etcomme aucun détail ne lui échappait, il savait toujours dans quelrégiment il y avait un bon tambour, une bonne musique et un gamin deParis. Seulement alors le gamin de Paris changeait de nom, ils’appelait leParisien.Il en est du Parisien comme du vin de Champagne, vous en rencontrezsous toutes les longitudes et toues les latitudes, sur la terre, sousla terre, sur la mer. Du Parisien viennent tous les récits, tous lescontes, toutes les merveilles. Rien qu’à l’entendre parler et à le voirsourire, l’équipage oublie la faim, la soif et les brûlantes ardeurs dela canicule. C’est toujours de la façon la plus gracieuse que leParisien vous jette son bon mot et son coup de sabre ; c’est lui quirime les chansons, qui écrit les billets doux du régiment, qui porte laparole au capitaine. Il est maître d’armes, il a inventé certainesbottes secrètes, qu’il enseigne à tout le monde ; il joue du flageolet,de la trompette à l’oignon et de la guimbarde ; il imite à s’yméprendre le chien, le chat, la puce enragée et autres animauxdomestiques. Dans ses voyages sur les bords du Meschacébé, M. deChateaubriand a rencontré un gamin de Paris qui enseignait les bellesmanières de la cour de Louis XV à messieurs les sauvages et à mesdamesles sauvagesses. Il vit dans tous les climats, il s’accommode de toutesles nourritures et de toutes les fortunes ; il est courageux, il estvaniteux, il est conteur, il est faquin, il est hardi et insolent commeun page ; son éloquence est infatigable, inépuisable ; un grand fondsde philosophie, une patience à toute épreuve, une imprévoyance complètede toutes les choses humaines, un certain sentiment de la probité et dudevoir, qui ne l’abandonne jamais, tel est le fond du caractère de cesingulier personnage, auquel on ne saurait rien comparer dans lesautres pays de l’Europe.

Mais nous voilà déjà bien loin de notre enfant de tout à l’heure, quenous avons laissé à l’école, étudiant en toute hâte les premièresnotions des sciences qu’il est appelé à deviner. A peine la leçonest-elle faite, et quand il a reçu sur ses petits doigts nerveux lescinq ou six coups de férule qui lui reviennent, jusqu’à ce que laférule ait volé en éclats par un coup de Jarnac qui n’appartient qu’augamin, il s’écrie que l’heure de la récréation est arrivée ; il remetson livre dans sa poche, s’il a un livre, et le voilà qui s’en va toutcourant dans une de ses places favorites, au Château-d’Eau, parexemple, le plus bel endroit de la ville. Là, pendant que l’eau retombeen murmurant dans son bassin de pierre, à l’ombre des arbres duboulevard, à l’odorante fumée des cuisines en plein vent, notre héross’apprête à jouer sur un bouchon toute sa fortune de la journée.Faites-lui place, ne le dérangez pas, n’allez pas vous mettre devantson soleil, car il vous dirait comme Diogène à Alexandre : « Ote-toi demon soleil. » Seulement vous êtes bien le maître de le regarder ; legamin de Paris n’est pas fâché qu’on le regarde : il sait très-biendans sa justice, que ce n’est là qu’un prêté pour un rendu. Ainsi iljoue, et vous ne sauriez croire comme sa main est légère ; aussi, parje ne sais quelle fatalité inexplicable, le gamin de Paris gagnetoujours : c’est là un des mystères dont ce singulier personnage estentouré. Quand il a gagné, il achète un cornet de pommes de terrefrites, et d’un air narquois, il les mange à la barbe des passants.Ceci fait, s’il a le temps, il se met à lire couramment l’enveloppe deson déjeuner, quelque vieux fragment du Constitutionnel de laveille, dans lequel il puise la haine des tyrans et l’amour du peuple.Il a soif alors, il se penche en arrière contre la cascade, et dans sagueule entr’ouverte et garnie de dents blanches comme celles d’un jeunechien, il reçoit goutte à goutte l’ondée bienfaisante. Ceci fait, notrehomme se souvient qu’il a un maître quelque part, un bourgeois, unpatron, et qu’il a enfin un emploi à exercer. Aussitôt le voilà quiprend sa course à perdre haleine, non pas qu’il ait peur d’être battuou chassé, on ne bat pas le gamin, on ne le chasse pas ; bien aucontraire un certain instinct le pousse à aimer son maître ; maisseulement il l’aime à sa façon et quand il a le temps.

Vous me demandez quel est l’emploi du gamin ? Eh ! mon Dieu, dites-moiplutôt quel n’est pas son emploi, et ce qu’il ne sait pas faire, et cequ’il ne fait pas dans la vie ; ne savez-vous pas qu’il a la scienceinfuse ? Il peut tout, il sait tout, il ne sait que cela, mais il lesait bien : il est forgeron, c’est lui qui fait aller le soufflet ; ilest peintre, c’est lui qui broie les couleurs ; il est architecte,c’est lui qui gâche le plâtre ; il est cordonnier, c’est lui qui passele fil à la poix ; il est imprimeur, c’est lui qui lave les formes ; ilest notaire royal, car c’est lui qui est la cheville ouvrière des plusgrandes affaires. Il porte d’une étude à l’autre ces contrats danslesquels les plus grandes propriétés changent de maîtres, ces traitésd’alliance entre les plus grandes familles ; tel saute-ruisseauqui passe en vous éclaboussant, est souvent chargé d’une fortuneentière et n’en est pas moins léger : de tous les métiers qu’il exerceen haut ou en bas de l’échelle sociale, celui pour lequel le gamin deParis a le plus grand penchant, c’est le métier d’homme de lettres.Voyez-le, en effet, fièrement coiffé du tricorne en papier, transportersous son bras, dans ses poches, les histoires sérieuses, les romansfutiles, les drames en prose, les tragédies en vers ; il est le facteurintelligent et dévoué de la petite poste littéraire, il est le courrierdu drame, le messager de la poésie ; les prémices de toute penséevieille ou nouvelle lui sont réservées ; il a su le premier que Niéburhavait retranché les sept premiers rois de Rome ; qu’Augustin Thierryavait trouvé plusieurs rois qui s’appelaient Clovis ; il a su lepremier que M. de Salvandy écrivait la vie de Napoléon, et il a trouvéque l’histoire était trop bien écrite : un soir, rentré chez lui, ilrécitait, au caniche de son père, les beaux vers encore inédits que M.de Lamartine adresse, dans son Jocelin,à son joli chien Fido. Que de fois il a porté dans la même poche deuxarticles politiques pour et contre le même ministre ! et lui, par laseule force de son bon sens, il restait inébranlable entre ces deuxexclamations également furibondes. Avec un tact exquis, notre jeuneconfrère en littérature donne à chacun la place qui lui convient, plusjuste en ceci que tous les journalistes du monde. Un jour, chez M. deChateaubriand, il arrive tout essoufflé, dans son empressement de voirde près ce grand homme populaire, qui a prédit le premier cet aigle de 1814 volant de touren tour jusqu’aux tours de Notre-Dame: le jeune homme avait franchi d’un bon cette longue rue, au sommet decette haute montagne où se tenait alors le grand poëte ; il arrive, ilse trouve en présence de M. de Chateaubriand, il est ébloui comme s’ileût vu l’empereur Napoléon en personne, il se trouble tout à fait, luiqui ne se trouble de rien. « Monsieur, dit-il, c’est une épreuve que jevous apporte. » En même temps il cherche son épreuve : dans ses pochesde derrière étaient contenus des articles de revues et des romans de M.Paul de Kock ; dans ses poches de côtés gémissait une tragédieclassique ; sous ses deux bras était empilé un drame romantique à côtéd’un vaudeville de M. Scribe ; sa casquette même était remplie de proseet de vers : mais là, dans ce pêle-mêle médiocre des écrits de chaquejour, le prose de M. de Chateaubriand ne se trouvait pas, l’enfantétait désolé, et sur son beau visage se peignait le chagrin le plusprofond. « Allons, allons ! lui dit M. de Chateaubriand, c’est un petitmalheur, tu l’auras perdue en chemin. » A ces mots toute la présenced’esprit revint au gamin. « La voilà ! la voilà ! monseigneur,s’écria-t-il. » En même temps il retirait la bonne feuille qu’il avaitplacée sur son coeur, pour qu’elle ne fût pas confondue, même uninstant, avec cette prose et ces vers de pacotille. M. de Chateaubriandfut plus touché de ce naïf et sincère hommage qu’il ne l’a jamais étéde toutes les louanges que lui adresse l’Europe. Il tendit sa main àl’enfant, qui la baisa. Que voulez-vous ? le gamin de Paris est habituédepuis longtemps à toucher de près cette gloire populaire. Le dernierjour de la révolution de juillet, quand le gamin de Paris revenait duLouvre, sans avoir touché aux richesses entassées là, ce fut lui quidécouvrit, parmi les pavés soulevés comme le peuple, ce grand poëteroyaliste et chrétien qui allait savoir des nouvelles de son roi ;aussitôt le gamin cria : Vivat!il emporta en triomphe ce noble vaincu. On crut, à ces cris inattendus,que c’était le roi de la révolution de juillet qui passait, c’étaitencore mieux que cela.

C’est surtout dans ces jours de révolution, où toutes choses sontbouleversées, que le gamin de Paris se montre tout grouillant, toutanimé, tout enflammé par la révolte ; alors il ne connaît plus nifrein, ni Dieu, ni lois, ni maître, ni père, ni mère ; le vieux levainde la Ligue, des Barricades, de 89, de 1814, de 1830, se révèle sifort, qu’on dirait que c’est toujours le même gamin qui agite la villedepuis le roi Pharamond. L’odeur de la poudre enivre cet enfant, et ildevient fou de joie rien qu’à entendre le canon bondir. Il estnaturellement du parti le plus faible contre le plus fort, du partisans armes contre le parti qui est armé. A des coups de fusil il répondbravement par des coups de pierres ; il affronte la mitraille toutcomme un vieux soldat. Qu’il vienne à perdre sa casquette dans lamêlée, il ira rechercher sa casquette sous le galop des chevaux, tantil a peur d’être grondé par sa mère ! C’est un indomptable et unindompté petit drôle qui opère des prodiges ; il se glisse à traversles bataillons armés, il monte en croupe derrière les cavaliers augalop ; comme un démon invisible, il est à cheval sur les canons quiroulent d’une façon lugubre ; il devine le feu et il se jette ventre àterre ; les balles le reconnaissent, et elles passent plus loin ; pasun soldat qui ose le toucher de sa baïonnette, car il semblerait à cesoldat qu’il va assassiner son frère ou son enfant. Et notez bien quedans ces horribles mêlées, où il y va de la destinée des empires, legamin de Paris ne voit qu’une chose, un bon prétexte pour quitterl’atelier, pour déserter l’école, une espèce de jeu à son usage. Dansce bouleversement général, ce singulier héros ne songera pas à déroberune pomme ou un sucre d’orge ; il respectera les boutiques les mieuxgarnies des confiseurs et des pâtissiers. Une fois dans l’émeute, iln’a plus qu’un désir, qu’une envie : c’est de forcer lepalais  duroi et de s’asseoir sur le trône du roi ; c’est de briser les portes del’église et de s’asseoir sur l’autel de Dieu ; c’est de défier enricanant toutes les forces que les hommes respectent : il se figure queles révolutions ne sont faites que pour le faire rire, et son rire esttout Voltairien. Mais cependant que dans la mêlée un de ses ennemistombe frappé à mort ; aussitôt le gamin s’arrête, et il pansera leblessé de ses mains ; mais, se fût-il assis sur le trône du roi, eût-ilmonté sur l’autel, eût-il démoli, comme cela s’est vu, en moins detrois heures, l’archevêché tout entier, s’il plaît à sa mère de legronder, de lui demander son mouchoir de poche, où donc il a déchiré sablouse, et pourquoi il est rentré si tard, aussitôt notre héros de toutà l’heure, notre roi tombé de son trône, notre Dieu sorti de sontemple, le voilà, notre démolisseur, qui se laisse battre par sa mère,et qui l’embrasse comme un enfant.

Aimable enfant ! oui, je le préfère, et de beaucoup, dans sa véritésauvage et déguenillée, à ces beaux petits messieurs de Paris que leursbonnes promènent aux Tuileries en si grande cérémonie. Il apporte ennaissant tous les nobles instincts, le courage, la franchise,l’indépendance, l’art de vivre de peu, cette grande science de la vieheureuse et sage ; il accepte, et comme une aubaine à son usage, mêmeles orages et les tempêtes, même les famines et les pestes : il assistesans le savoir à l’enfantement de toutes les grandes idées, à la lutteincessante de toutes ces forces rivales ; et pour la part qu’il yprend, pour le sang qu’il y verse, pour l’intelligence qu’il y apporte,il ne demande rien que la permission de voir passer sur le Pont-Neuf lenouveau roi qu’il a créé. Issu d’une longue suite d’aïeux dont lanoblesse se perd dans la nuit des temps, et jeté par le bonheur de sanaissance dans cette grande ville qui est la tête du monde, il met àprofit tous les hasards, tous les bonheurs, tous les accidents de saville natale, comme fait le jeune pâtre de la Suisse pour sesmontagnes, comme fait le Normand pour ses campagnes, comme faitl’Allemand pour les bords du Rhin, son fleuve bien-aimé. Le gamin deParis sait toute sa ville par coeur, il en connaît toutes les rues,tous les passages ; il a étudié avec le plus grand soin les faubourgs,les rues, les quais, les carrefours ; il est monté dix fois au sommetde la colonne, il a pensé se perdre dans les Catacombes, il a passébien des revues au Champ-de-Mars. Que de belles promenades il a faitesau parc de Saint-Cloud ! Il sait très-bien que Voltaire est logé auPanthéon, que l’abbé de l’Épée est l’instituteur des Sourds-Muets, quesaint Vincent de Paul est l’inventeurdes Enfants-Trouvés. Il va parfois se promener dans la galerie duLouvre, et là, parmi tous ces chefs-d’oeuvre entassés uniquement pourson plaisir, le drôle, qui s’y connaît, s’arrête avec orgueil devant lepetit pouilleux de Murillo, le chef-d’oeuvre du Louvre ; et vous pensezsi le gamin de Paris doit être fier quand il se dit que ni les vierges,ni les têtes de Raphaël, ni les Vénus du Titien, ni les gentilshommesde Wan Dyck, dans toute leur magnificence, ne sont comparables au gaminde Murillo. C’est encore et toujours l’histoire des lys de Salomon.

Mais, de toutes les parties de la ville, celle, je crois, que le gaminde Paris, connaît le mieux, ce sont les bords de la rivière. Sur lesbords de la Seine, le gamin est heureux comme le poisson dans l’eau :il vous dira les fonds et les bas-fonds ; en tel endroit on a pied,plus loin il y a un creux, un peu plus loin c’est du sable. Il monteeffrontément dans tous les bateaux des blanchisseuses, sans peur dubattoir ; il est de toutes les parties de pêche, et il ne se prend pasun goujon sans sa permission immédiate. Quand vient l’été, le gendarmea beau menacer le gamin de prendre ses habits pour le forcer à êtrevêtu plus décemment quand il nage, le gamin de Paris fait la nique augendarme ; et d’ailleurs ils sont bien ensemble, ils se comprennent,ils s’aiment. Et puis comment prendre les habits du gamin ? il n’en apas ! Il s’en va donc tout nu, et les mains derrière le dos, à la façonde l’empereur, sur toutes les îles de la Seine. Quand la rivière estgelée, le gamin glisse sur ces mêmes eaux dans lesquelles il nageait.Quelquefois il veut savoir ce qu’il y a là-bas, au bout de toute cetteeau, et dans le premier bateau qui passe il grimpe. Il va ainsi jusqu’àRouen, jusqu’au Havre, jusqu’à la mer. Une fois à la mer, il se faitmatelot, et le voilà qui part pour les Grandes-Indes. Bon voyage !Cependant dans son quartier on l’appelle pendant huit jours, sa mère lepleure, puis elle se console en faisant un autre gamin de Paris.

J’ai dit plus haut que le gamin de Paris avait le visage et la tournured’un gentilhomme, quelquefois aussi il en a les manières ; car enfin ilest élevé en compagnie avec la grisette, cette grande dame perdue aumilieu du peuple parisien. Avec les façons d’un gentilhomme, il en asouvent les goûts élevés : il aime les chevaux, les belles voitures, lamusique, les spectacles, les promenades, les belles livrées ; il aimetant la livrée qu’il ne la portera jamais. Appelez-le polisson, il nese fâchera pas ; appelez-le laquais, il vous recevra à grands coups depoing.

Les jours de fêtes publiques étaient autrefois ses grands jours. Achaque victoire nouvelle on lui jetait des dragées par la tête, onl’accablait de cervelas à l’ail et de pains de quatre livres ; pourlui, en guise d’eau, les fontaines vomissaient des flots de vin ; pourlui seul brillaient ces feux d’artifice dans les airs ; il était, mêmeavant la grande armée, le roi de ces fêtes consacrées par l’histoire.Et en effet, avec quoi se composait la garde impériale, sinon de gaminsde Paris ?

Hélas ! aujourd’hui notre pauvre héros a perdu une grande partie de sesjoies. Sous le vain prétexte d’une bienfaisance mieux entendue, on asupprimé les dragées, le vin des fontaines, les pains de quatre livreset les saucissons à l’ail. O douleur ! on a même supprimé lesreprésentations gratis, et notre gamin ne peut plus aller aux premièresloges, et ne peut plus siffler, selon son bon plaisir, mademoiselleMars et M. Talma. Grande imprudence que la révolution a commise ! ellea oublié les services du gamin de Paris dans les trois jours, et legamin, qui est rancuneux, se souviendra de cet oubli.

A défaut du Théâtre-Français et de l’Opéra, le gamin de Paris possèdeen propre plusieurs théâtres : le théâtre de la Porte-Saint-Martin,celui de la Gaieté, de l’Ambigu-Comique, des Funambules, le salon deCurtius. A la Porte-Saint-Martin, il a approuvé les débuts dramatiquesde M. Victor Hugo, mais il a trouvé qu’il y avait trop de cercueils etde poison dans LucrèceBorgia; au théâtre de la Gaieté, il s’est abandonné sans réserve à M. dePixérécourt, le Corneille des boulevards. Quand est mort VictorDucange, le gamin de Paris a pleuré, car Victor Ducange avait obtenu etmérité toutes ses sympathies. C’est lui qui a fait la fortune deDebureau. Pour lui plaire, madame Saqui a manqué mille fois de secasser les reins ; le Cirque-Olympique a essoufflé tous ses chevaux :il a évoqué les mânes de l’empereur et de la grande armée, que nousavons vu défiler au bruit des trompettes et des fanfares sur ce champde bataille de deux cents pieds carrés. Parmi les choses qu’il aime leplus après les pommes de terre frites et le jeu du bouchon, il fautplacer encore le coco, les marchands d’oiseaux, l’orgue de Barbarie etles chanteurs en plein vent.

Un autre de ses grands plaisirs, c’est d’aller, quand se rencontre unede ces affaires bien sanglantes, un de ces crimes tout remplis demystères, prendre sa part d’émotions dans le parterre de la courd’assises ; il a un instinct merveilleux, un coup d’oeil rapide, quilui font deviner tout d’abord le fort et le faible de l’accusation etde la défense. Regardez-le, prêtant une oreille attentive auréquisitoire du procureur du roi, aux réponses des accusés, auxplaidoiries des avocats : ce n’est pas la même figure de tout àl’heure, quand le gamin était lâché par la ville ; ce n’est plus leturbulent spectateur qui remplissait de bruit et de désordrele poulaillerde l’Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin ; c’est un spectateurgrave et ému de pitié, c’est un juge austère qui dit dans son âme etconscience : « Oui, l’accusé est coupable. Non, l’accusé n’est pascoupable. » Un jury ainsi composé de ces jurés de la borne et ducarrefour, porterait à coup sûr des jugements souvent irréprochables.Cet enfant si futile et si léger en apparence, qui a fait une guerreacharnée, impitoyable aux marchandes de pommes, aux marchands demarrons, il a cependant le crime en horreur, un assassin l’épouvante,le vol avec effraction lui paraît contre toutes les règles de lachiperie. Aussi est-il impitoyable dans l’arrêt qu’il a porté : il suitson condamné jusqu’à la prison, jusqu’au poteau infamant ; bien plus,il le suit jusqu’à l’échafaud, il appelle cela son exemple. « Gendarme,laissez-moi voir mon exemple. » Ainsi parle-t-il ; et, chose horrible,c’est que le gamin soutient cet affreux spectacle avec le plus grandsang-froid ; il joue avec la mort comme s’il jouait au bouchon ; il serepaît de cet affreux spectacle. C’est là qu’il apprend à envisagersans pâlir tous les horribles accidents des révolutions. Singulierenfant qui rit de tout, qui plaisante le condamné qui passe, qui tutoiele bourreau comme un sien camarade, qui monterait sur l’échafaud, poury danser, si on le laissait faire ; singulier enfant, qui chante sesplus gais refrains en allant à la Morgue, et qui chante encore à laMorgue même en présence de quelque pauvre petit gamin comme lui, écraséle matin même par quelque voiture au galop ! Alors savez-vous ce quiarrive ? Il sort de la Morgue, et pour ne pas être écrasé par lapremière voiture qui passe, il monte derrière cette voiture, et unefois là, rien ne peut l’en faire déguerpir, ni les coups, ni lesmenaces. Cette voiture est à lui, ces chevaux sont à lui ; il lesexcite de la voix et du geste ; seulement il trouve qu’ils ne vont pasassez vite, et il se promet bien de ne pas garder longtemps son cocher.

Telle est cette vie, ou plutôt tel est cet admirable vagabondage d’unenfant de douze ans à travers la vie parisienne. Comme vous le voyez,c’est là le plus singulier mélange de vices et de vertus, de qualité etde défauts, d’insouciance et de courage, de ruse et de naïveté, detoutes les vertus opposées et de tous les vices contraires qui sepuissent rencontrer sous le soleil. Cet enfant, ou si vous aimez mieux,cet homme ainsi fait, résume en entier ce qu’on appelle l’espritfrançais : indépendance indomptée, noble coeur, mauvaise tête, gaivisage, malice sans fiel, jeunesse éblouissante et ébouriffée ; tousles instincts généreux, l’intelligence la plus hardie, le regard leplus fin, la vanité la plus charmante ; tel est le gamin de Paris. Iln’est pas le produit des siècles, comme aussi il n’est pas le produitde l’éducation ; il est né avant les siècles, il est né de lui-même etpar lui-même ; il ne procède que de lui seul, et l’histoire dont il afait partie a passé sur sa jeune tête sans la toucher, sans la courber.Tel il est aujourd’hui, et tel il était au commencement de la monarchiefrançaise. C’est surtout de cet enfant qu’on pourrait dire ce queNapoléon disait des vieux Bourbons : « Il n’a rien appris, il n’a rienoublié, il a passé, sans rien prendre et sans rien laisser de satoison, à travers toutes les révolutions et toutes les tempêtes. »Gamin sous l’empereur Charlemagne, gamin sous le roi Louis XI, gaminsous François 1er, sous Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI, il nes’est jamais inquiété ni des rois qui commandaient, ni des loisauxquelles il fallait obéir, ni des gloires qu’on voulait lui imposer ;il n’a jamais été ni catholique ni protestant, ni jésuite, nijanséniste ; il a toujours été révolutionnaire, révolutionnaire non parprincipes, mais par sentiment ; non pas pour son ambition personnelle,mais pour son plaisir ; et parce que cela l’amuse de bouleverser ainsitoute chose autour de soi. Il n’a jamais flatté aucun pouvoir, il n’ajamais obéi  à personne ; avec lui on ne peut compter surrien,pas même sur l’enthousiasme. De la rancune, il n’en a pas ; de lareconnaissance, il n’en pas non plus. Donnez-lui un écu, il vous faitla grimace ; refusez-lui cinq centimes, il vous fera la grimace. Jamaispersonne, et même les plus grands politiques, n’ont pu trouver un moyende dompter, de dominer, de réfréner cet indomptable petit bonhomme : laforce ne lui fait rien, ni la peur ; la gloire seulement y peut quelquechose, mais encore faut-il bien que ce soit quelques-unes de cesgloires sans conteste et comme il en apparaît rarement dans le monde ;ainsi est-il fait. Les politiques, non plus que les prêtres, non plusque les soldats, non plus que les orateurs, le préfet de policelui-même n’y peut rien ; je crois même que le bon Dieu, oui, le bonDieu lui-même, s’il voulait s’en donner la peine, ne pourrait pasextirper ce lichen !

On prétend que le monde aura une fin, et il faut bien le croire, nefût-ce que pour rassurer la Bibliothèque royale, qui s’encombre chaquejour. Quand ce dernier jour du monde arrivera, le chaos s’abattra surla nature entière et reprendra son bien en disant : « Ceci est à moi. »Seulement, de toutes ces villes renversées, de toutes ces capitalesdétrônées, de tous ces royaumes confondus dans le même limon, il n’y aqu’une chose que le néant est condamné à respecter, c’est la colonne dela place Vendôme, et, au-dessus de la colonne, la statue de l’empereurNapoléon. Eh bien ! je vous fais un pari : moins que rien, dix contreun, la France contre l’Angleterre, qu’au sommet de la colonne, sous lepetit chapeau de l’empereur, et comme la seule vermine qui soit dignede sa tête impériale, cherchez bien, vous rencontrerez à coup sûr unegrisette et un gamin de Paris, qui se seront réfugiés là, uniquementpour donner un démenti au néant, pour prolonger dans les sièclesnouveaux le nom de l’empereur Napoléon. Et voilà comment, malgré tousses efforts, le bon Dieu ne pourra jamais arriver à trouver la fin dumonde, grâce à la grisette et au gamin de Paris !                        
                       

J. JANIN.