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JANIN, Jules (1804-1874):  Jenny la Bouquetière(ca1830).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janinpublié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie desBibliophiles. Jules Janin a repris ce texte dans La Grisette (1840) pour la série Les Français peints par eux-mêmes.



JENNY LA BOUQUETIÈRE
par
Jules Janin
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L’HISTOIRE de Jenny est une histoire extravagante etbizarre. Elle a fait un métier que je ne saurais trop vous expliquer,Mesdames. Cependant, comme Jenny avait un bon cœur et une belle âme, ilfaut qu’elle ait, elle aussi, sa biographie à part, moins que rien, unepage dans notre recueil d’artistes. Jenny a été si utile à l’art !

Je dis Jenny la Bouquetière,parce qu’elle vint à Paris vendant des roses et des violettes pâlescomme elle, la pauvre enfant ! Pour le débit des fleurs, il n’y a quedeux ou trois bonnes places à Paris : l’Opéra, le soir, quandl’harmonie étincelle, quand le gaz éclate, quand les femmes riches etparées s’en vont en diamants, en dentelles, se livrer aux mollesextases de l’harmonie. Alors il fait bon avoir à part soi un magasin deroses et de violettes : le débit est sûr. Mais quand vint Jenny àParis, elle ne put vendre ses fleurs que sur le pont des Arts, desfleurs sans odeur et sans couleur, image trop réelle de la poésieacadémique ; des fleurs de la veille à l’usage des grisettes quipassent. Avec un pareil commerce il n’y avait aucune fortune à espérerpour Jenny.

Jenny la bouquetière se morfondait et pleurait. Il y eut desvieillards, des roués de la bourgeoisie, qui firent des quolibets àJenny, qui l’accablèrent de mots à double sens ; mais Jenny ne lescomprit pas : le bourgeois libertin est trop laid ! La pauvre fillecependant vendait ses fleurs, mais le commerce allait mal ; il fallaitsortir de ce misérable état à tout prix.

Quand je dis à tout prix, je me trompe : non pas au prix del’innocence, pauvre Jenny ! non pas au prix de cette fortune éphémèreet misérable qui s’en va si vite et qui se fait remplacer par la honte.Ne crains rien pour ton joli visage, ma bouquetière : il y a quelquechose d’innocent à faire avec ta jeunesse et ta beauté ; quelque chosed’innocent à faire, entends-tu bien ? avec ton visage si frais, tesdoigt[s] si déliés, ton port si noble, ta taille svelte, et ce piedarabe qui donne une forme charmante à tes mauvais souliers.

Viens dans mon atelier, belle Jenny, viens ; tiens-toi à distance. Tun’as pas même à redouter mon souffle. Pose-toi là, ma fille, sous cerayon de soleil qui t’enveloppe de sa blancheur virginale. Oh ! soismuette et calme, laisse-moi t’envelopper d’art et de poésie ; tu serasmon idole pour un jour, à moi peintre. Je vois déjà voltiger autour deta robe en guenilles les couleurs riantes, les formes légères, lesravissantes apparitions de mon voyage d’Italie. Reste là, reste, Jenny,sous mon pinceau, sur ma toile, dans mon âme, sous mon regard charmé.Que de métamorphoses tu vas subir ! Vierge sainte, on t’adore, leshommes se prosternent à tes pieds ; jolie fille au doux sourire, lesjeunes gens te rêvent et te font des vers. Sois plus grave, relève tessourcils arqués, réprime ce sourire : je te fais reine, grande dame ;après quoi, si tu veux poser ta tête sur ta main, si tu veux mollementsourire, si tu veux t’abandonner à la poétique langueur d’une fille quirêve, je fais de toi plus qu’une vierge : je te crée la maîtresse deRaphaël ou de Rubens. Pauvre fille, c’est beaucoup plus que si je tefaisais la maîtresse d’un roi !

Jenny ! inépuisable Jenny ! Qu’elle vienne : l’inspiration me saisit etm’oppresse, la fièvre de l’art est dans mes veines, ma palette estchargée pêle-mêle, ma grossière palette en bois de chêne ; ma brosseest à mes pieds, haletante comme le chien de chasse qu’on tient enlaisse. Viens, il est temps, Jenny. Et Jenny vient, docile commel’imagination, docile et souple et prête à tout, à tout ce que l’art ad’innocence et de poésie. Allons, Jenny, pose-toi : je veux voir en toiune belle fille grecque, comme celles qui vit Appelles quand ellesposèrent pour la statue de la déesse. Tu es belle ainsi, ma jolieGrecque, ma sévère beauté, mon Athénienne aux formes ravissantes ! Et,si je veux changer ma beauté cosmopolite, ma beauté change : la voilàRomaine, Romaine de l’Empire, Romaine comme les Romaines de Juvénal.Allons, Jenny, sors du festin, prête l’oreille aux chants des buveurs,relis-moi l’ode d’Horace à Glycère, à Néera ; sois belle et riche,étends-toi dans ta litière portée par des esclaves gaulois ; remplaceles bagues de l’hiver par l’or de l’été. Mais, avant tout, avant dereprésenter l’ivresse, as-tu déjeuné ce matin, Jenny ?

Vous autres, vous ne vous figurez pas ce que c’est qu’une pauvre fillequi rêve tout éveillée, et qui rêve pour vous ; vous ne vous imaginezpas tout ce qu’il y a de péril et de difficulté dans cette positionfixe d’une pauvre femme qui reste des heures entières immobile, muette,arrêtée ; il faut qu’elle unisse la passion au calme, la colère aucalme, l’ivresse au calme, l’amour au calme. La plus grande descomédiennes, c’est une pauvre fille qui sert de modèle tout un jour,qui est comédienne tout un jour, comédienne pour un homme tout seul,comédienne à huis clos, comédienne qui se drape avec une guenille,reine dont un foulard forme la  couronne, danseuse dont un tabliernoir fait la robe de bal, sainte martyre qui prie, les yeux levés auciel, en chantant une chanson de Béranger. Pauvre, pauvre femme ! ellepasse par tous les extrêmes, selon le caprice de l’artiste : on labrûle, on l’égorge, on l’étouffe, on la met en croix, on la plonge dansmille voluptés orientales ; elle est en enfer, elle est au ciel ;archange aux ailes d’or, prostituée à l’air ignoble, elle est tout,elle passe par toutes les habitudes de la vie : grande dame,bourgeoise, majesté, divinité de la fable, que voulez-vous ? et celasans que personne l’applaudisse, sans un battement de mains, sans laplus petite part dans l’admiration accordée au chef-d’œuvre. On voit letableau : que cette femme est belle ! quel regard ! quelles mains ! qued’inspirations véhémentes dans cette tête ! On porte l’artiste auxnues, on le comble d’or et d’honneurs : il n’y a pas un regard pour lapauvre Jenny ; or c’est Jenny qui a fait le tableau !

Étrange assemblage de beauté et de misère, d’ignorance et d’art,d’intelligence et d’apathie ! prostitution à part d’une belle personnequi peut sortir chaste et sainte après avoir obéi en aveugle auxcaprices les plus bizarres ! C’est que l’art est la grande excuse àtoutes les actions au delà du vulgaire ; c’est que l’art purifie tout,même cet abandon qu’une pauvre fille fait de son corps ; c’est quel’art est aussi favorisé que l’opérateur à qui on livre le cadavre sansrepentir et sans remords ; c’est qu’aussi Jenny était douce et modesteautant que jolie ; Jenny était soumise à l’artiste, aveuglément soumisetant qu’il s’agissait de l’art ; mais là s’arrêtait sa vocation.L’artiste redevenait-il un homme, Jenny quittait son rôle brillant,elle redescendait des hautes régions où l’artiste l’avait placée commeà dessein, Jenny redevenait une simple femme pour se mieux défendre ;Jenny recouvrait de la bure ternie ses bras si blancs, elle rejetaitsur son beau sein son pauvre mouchoir d’indienne, elle rentrait sajambe nue dans son bas troué. On n’eût pas respecté la reine ou lasainte, on respectait Jenny.

Ce qu’est devenue Jenny ? Vous voulez le savoir ! Elle a parsemé nostemples de belles saintes qu’adorerait un protestant ; elle a peuplénos boudoirs d’images gracieuses qui font plaisir à voir, de ces têtesde femmes qu’une jeune femme enceinte regarde si avidement ; elle adonné son beau visage et ses belles mains aux tableaux d’histoire ; sabienveillante influence s’est fait longtemps sentir dans l’atelier denos artistes ; avoir Jenny dans son atelier, c’était déjà un gage desuccès. Jenny dédaignait l’art médiocre ; elle s’enfuyait à s’échevelerquand elle était appelée par nos modernes Raphaëls, elle ne voulaitconfier sa jolie figure qu’au génie, elle n’avait foi qu’au génie.Quand l’artiste favorisé était pauvre, Jenny lui faisait crédit bienvolontiers. Aimable fille ! elle a plus encouragé l’art à elle seuleque nos trois derniers ministres de l’intérieur à eux trois ! Mais,hélas ! l’art a perdu Jenny, perdu le charmant modèle, perdu sansretour ; l’art est livré à lui-même sans vertu, sans pouvoir, sansavenir, sans fortune, sans idéal !

Ce qu’est devenue Jenny ? Elle est devenue ce que deviennent toujoursles femmes très-belles et très-jolies : heureuse et riche ; elle est àprésent ce que seront toujours les femmes très-bonnes : elle esttrès-aimée, très-respectée, très-fêtée. La grande dame a conservé sonamour d’artiste, son dévouement d’artiste ; elle est restée un artiste.Elle a quitté, il est vrai, ses pauvres habits, son simple foulard etson châle de hasard ; elle a chargé son cou de diamants, les tissus decachemire couvrent ses épaules, sa robe est brodée, ses bas de soiesont encore à jour, mais troués cette fois par le luxe et lacoquetterie ; elle a des gants de Venise pour cette main si blanche, etdes senteurs de l’Orient pour cette peau si parfumée et si douce ; ellea un titre et des laquais. Eh bien ! ne craignez rien, approchez : lagrande dame est toujours Jenny, Jenny la bouquetière, Jenny modèle. Sivous êtes un grand artiste, si vous vous appelez Gérard, Ingres,Delaroche ou Vernet, arrivez, dites-lui : « Jenny, il me faut une mainde femme » : Jenny vous jettera au nez ses gants de Venise ; dites-lui: « Jenny, il me faut de blanches et fraîches épaules, il me faut unsein qui bat » : Jenny ôtera son cachemire et vous montrera son sein etses épaules ; dites-lui : « Jenny, je fais une Atalante, il me faut lajambe et le pied d’Atalante » : Jenny, duchesse, vous prêtera sa jambeet son pied tout comme faisait Jenny la bouquetière. Bonne fille ! etsimple, et ingénue, et dévouée à l’art, aimant la beauté pourelle-même, se félicitant tout haut d’être belle parce qu’elle est bellepartout, sur la toile, sur la pierre, sur le marbre, sur l’airain, enterre cuite et en plâtre, toujours belle. Que l’art ne s’afflige doncpas de la fortune de Jenny : Jenny appartient toujours à l’art ; elleest son bien, elle est toute sa fortune. L’art veut bien la prêter àl’hymen d’un grand seigneur, mais ce n’est qu’un prêt qu’il lui fait :il faut que ce grand seigneur soit toujours disposé à rendre Jenny àl’artiste ; c’est une stipulation écrite tacitement dans le contrat demariage de Jenny.