Corps
JANIN,Jules (1804-1874) : La Grisette (1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.XI.2009) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LaGrisette par Jules Janin ~ * ~Les savants (foin des savants !), qui expliquent toute chose, quitrouvent nécessairement une étymologie à toute chose, se sont donnébien de la peine pour imaginer l’étymologie de ce mot-là : lagrisette. Ils nous ont dit, les insensés ! qu’ainsi senommait unemince étoffe de bure à l’usage des filles du peuple, et ils en ont tirécette conclusion : Dis-moil’habit que tu portes, et je te dirai quitu es ! Comme si nos élégantes duchesses de la rue, noscomtesses quivont à pied, nos fines marquises qui vivent du travail de leurs mains,toute cette galante et sceptique aristocratie de l’atelier ou dumagasin, étaient condamnées à porter à tout jamais une triste robe delaine ; comme si elles avaient renoncé, ces anachorètes blanches etroses, aux plus douces joies de la vie, au ruban de soie, à labroderie, aux souliers neufs, aux gants neufs, à toutes les ressourcesingénieuses de cette coquetterie facile qui est à la portée de toutesles belles personnes qui sont pauvres, bien faites, et qui ont vingtans ! Donc laissons là les étymologistes et leurs étymologies saugrenues. Cesont de vieux bons hommes revenus des passions humaines, et dont on nepeut pas dire, à propos de ces deux échantillons de la coquetteriefrançaise, qu’ils sont pleins de leur sujet. On ne définit pas ce quiest net, vif et beau. La seule façon de comprendre ce monde desgrisettes parisiennes, monde à part dans le monde, c’est de le voir deprès. Sortez le matin par un beau jour qui commence, et regardez autourde vous quelle est la première femme éveillée dans ce riche Paris quidort encore : c’est la grisette ! Elle se lève un instant après lejour, et tout de suite la voilà qui se fait belle pour toute lajournée. Son ablution de chaque jour est complète ; ses beaux cheveuxsont peignés de fond en comble ; ses vêtements sont reluisants depropreté ; je le crois bien, ma foi ! c’est elle-même qui les a faits,elle-même qui les a blanchis ! En même temps, elle pare aussi lamansarde qu’elle habite ; elle met en ordre le pauvre rien qu’ellepossède, elle décore sa misère comme d’autres femmes ne sauraient pasdécorer leur opulence. Ceci fait, elle jette un dernier coup d’oeil surson miroir, et quand elle s’est bien assurée qu’elle est aussi jolieaujourd’hui qu’elle l’était hier, elle s’en va à son travail. En effet,et voilà ce qu’elles ont de touchant et de respectable, qui dit unegrisette, dit en même temps un petit être charmant et content de peuqui produit et qui travaille ; une grisette oisive n’est pas dans lanature des grisettes : elle devient alors tout autre chose ; elle sorttout à fait de cet honnête département des grisettes ; une fois oisiveelle franchit la faible limite qui la sépare du vice parisien. – Decelle-là nous n’en parlons pas, elle gâterait notre sujet. Mais cependant, puisqu’elle travaille, quel est donc le travail de lagrisette ? Il serait bien plus simple de vous dire tout de suite queln’est pas son travail, car qui dit une grisette dit une fille bonne àtout, qui sait tout, qui peut tout. Une légion de fourmis travailleusessuffit à produire des montagnes ; eh bien ! la grisette est comme lafourmi. Les grisettes de Paris, ces petits êtres fluets, actifs etpauvres, Dieu le sait ! elles opèrent autant de prodiges que desarmées. Entre leurs mains industrieuses se façonnent sans fin et sanscesse la gaze, la soie, le velours, la toile. A toutes ces chosesinformes, elles donnent la vie, elles donnent la grâce, l’éclat : ellesles créent, pour ainsi dire, et, ainsi créées, elles les jettent danstoute l’Europe ; et, croyez-moi, cette innocente et continuelleconquête à la pointe de l’aiguille est plus durable mille fois quetoutes nos conquêtes à la pointe de l’épée. Ils se répandent ainsi dans la ville, ces pauvres artisans noirs oublonds, blancs et roses, et, tout en fredonnant, ils habillent la plusbelle partie du genre humain ; leurs doigts légers exécutent comme ense jouant les tours de force les plus difficiles ; tout ce que lecaprice des femmes dans leurs plus ingénieux accès de coquetterie peutinventer, nos charmants artistes l’exécutent. Elles règnent en despotessur la parure européenne. Elles brodent le manteau des reines, ellescoupent le tablier des bergères. Et faut-il que ce goût français soituniversel pour que ces petites filles, enfants de pauvres gens, et quimourront pauvres comme leurs mères, deviennent ainsi les interprètestout-puissants de la mode dans l’univers entier ! Détruisez cette raceintelligente et laborieuse, c’en est fait de la grâce européenne ; déjàje vois d’ici toutes les grandes coquettes de ce monde vêtues auhasard, c’est-à-dire mal vêtues, et qui s’écrient en soupirant : Oùallons-nous ? Dans cette position à la fois élevée et subalterne, et placées commeelles le sont, entre le luxe le plus exagéré des puissants de ce mondeet leur propre misère à elles-mêmes, certes, il faut à ces pauvresfilles bien de l’esprit et bien du courage pour résister à la fois à celuxe et à cette misère. Car à peine descendue du cinquième étagequ’elle habite, la grisette est introduite dans les plus richesmagasins, dans les maisons les plus somptueuses : là, elle règne ; là,elle dicte ses lois et sans appel ; pendant tout le jour, elle présideà la coquetterie des femmes riches, elle les habille, elle les pare,elle entoure ces cadavres, souvent très-laids, des tissus les plusprécieux ; elle sait à fond tous les déguisements de ces beautés sisouvent trompeuses. Que de tailles contrefaites elle a réparées : quede maigreurs elle a dissimulées ! que de laideurs elle a fait paraîtrecharmantes ! et quand l’idole est ainsi parée par ces pauvres mains siblanches et si gentilles, quand l’amour arrive, qui emporte dans lesfêtes resplendissantes, non pas la femme, qui est laide, mais saparure, qui est adorable, sans songer que l’ouvrière qui l’a faite estcent fois plus belle que celle qui la porte, vous figurez-vous notrejeune artiste qui suit d’un regard contrit cette femme qu’elle a créée,et qui se dit à elle-même avec un gros soupir : Je suis pourtant plusbelle que cela ! Oui, certes, c’est là une de ces immensestentations auxquelles résisteraient bien peu de courages. En effet, oncomprend très-bien qu’un homme passe devant un monceau d’or sans ytoucher : sa probité le sauve ; mais une jeune et jolie fille, qui peuttout d’un coup, d’obscure et inconnue qu’elle était, devenirl’admiration et l’amour des hommes, si elle veut mettre seulement cemorceau de gaze créé par son aiguille, renoncer ainsi à ses admirableset faciles conquêtes, voilà, certes, le plus surprenant de tous lescourages ! Elle est seule ; cette parure est achevée ; les fleurs sontprêtes pour la chevelure, la gaze transparente pour le sein nu, leruban pour la ceinture, le soulier pour le pied, le bas brodé pour lajambe faite au tour, le gant pour la main : qui donc empêche l’humblechrysalide de devenir tout d’un coup le papillon léger, de réaliser lesplus beaux rêves et d’entraîner à sa suite l’admiration des hommes, lajalousie des femmes ? Ainsi vêtue, elle devient tout d’un coup la reinedu monde, elle marche l’égale des plus belles ; sa jeunesse brille detout son éclat ; elle est l’orgueil de nos fêtes, la joie de nosthéâtres ; le monde des arts, du luxe et du pouvoir lui est ouvert :rien ne doit résister à son triomphe. Victoire ! victoire ! plus detravail ! plus de misère ! Mais non, cette humble pauvreté ne sera pasvaincue : elle résistera à cette tentation chaque jour renouvelée ; lanoble héroïne rendra sans murmurer cette parure à celle qui la paie, etelle se consolera avec ses chansons, sa gaieté et ses vingt ans. – Oubien tout simplement, elle deviendra folle. Que d’ambitieuses de vingtans, qui ont manqué d’une robe pour être adorées, sont renfermées àBicêtre ! Savez-vous bien cependant ce qu’on donne à la grisette pourprix de tant de travaux, de tant d’héroïsme, de tant de folie qui latuent ? Hélas ! j’en rougis. Mais cette noble fille, sacrifiée à cespassions dévorantes, est presque aussi peu payée que nos Alexandres etnos Césars à quatre sous par jour. Pour se vêtir, pour se nourrir, pourse loger, pour cultiver le parterre qui est devant sa fenêtre, pour lemouron de l’oiseau qui chante dans sa cage, pour le bouquet deviolettes qu’elle achète chaque matin, pour cette chaussure si luisanteet si bien tenue, pour cette élégance soutenue des pieds à la tête,dont serait fière plus d’une reine de préfecture, la grisetteparisienne gagne à peine de quoi fournir chaque jour au déjeuner d’unsurnuméraire du ministère de l’intérieur. Et cependant avec si peu, sipeu que rien, elle est bien plus riche, elle est gaie, elle estheureuse ; elle ne demande en son chemin qu’un peu de bienveillance, unpeu d’amour. Ce n’est pas que dans ce chemin, ou plutôt dans ce modeste sentier,semé de tant de fleurs des champs et de tant d’épines, qu’elle parcourtd’un pas si léger, l’aimable fille, elle ne rencontre bien des petitsbonheurs à sa taille et à son usage. Elle se pare de cet or quefabrique à si peu de frais la médiocrité, et l’or de cette mine estplus inépuisable que toutes les mines du Pérou. Elle est contente depeu, elle est contente de rien ! La poésie et l’amour, ces deux angesqui consolent et qui encouragent, l’accompagnent dans sa route ; elletient à la poésie par sa misère d’abord et ensuite par sa profession,elle tient à l’amour par ses grâces naturelles et sa beauté sans fard.La grisette est la providence de cette race à part et imberbe,l’honneur, l’esprit et le tapage de nos écoles, qu’on peut appeler àbon droit le printempsde l’année ; elle est l’amour souriant etdésintéressé des poëtes sans maîtresses, des orateurs en herbes, desgénéraux sans épée, des Mirabeau sans tribune ; tout jeune homme quivit à Paris d’une maigre pension paternelle et d’espérance est de droitle vainqueur et le tyran de ces jolies petites marquises de la rueVivienne. Dans cette franche communauté fondée sur l’amour, surl’économie et le travail, chacun des deux amoureux apporte tout cequ’il a, rien d’abord, et avec cela un grand appétit, et par-dessus lemarché un grand fonds d’insouciance, tous les adorables ingrédients dubonheur ; on travaille chacun de son côté toute la semaine ; l’aiguilleet la plume font des merveilles : l’un dissèque des cadavres, l’autreen habille ; celui-ci débrouille les textes de Justinien, celle-làredresse tous les torts féminins qu’on lui présente ; à peine a-t-on letemps de se voir, de s’entre-sourire ; à peine une fois ou deuxpasse-t-il devant la porte du magasin dont la glace est recouverte d’unrideau à demi entr’ouvert. Mais le dimanche venu, adieu toutecontrainte ! l’aiguille et la plume se reposent, le magasin et le livresont fermés ! Liberté, liberté tout entière ; c’est le jour où il estriche, c’est le jour où elle est belle, c’est le jour où ils s’aiment àciel et à coeur ouverts. Allons, notre royaume légitime, la vallée deMontmorency nous appelle ; allons, notre beau duché de Saint-Cloud nousouvre ses portes ; allons, notre belle comté de Saint-Germain vagrimper jusqu’à notre cinquième étage par le chemin de fer ; allonsvite : j’ai mon habit neuf, mon gilet blanc, mes épargnes dans ma poche; prends ton chapeau le plus frais, ton écharpe la plus rose ; prendsl’ombrelle que Louise a oubliée chez toi l’autre jour, et en avant ! Etles voilà qui s’emparent ainsi l’un et l’autre des plus petits recoinsde la campagne parisienne ; pour leur faire place, à ces innocentsamoureux, les oisifs et les riches se cachent de leur mieux, ils saventque le dimanche appartient à l’étudiant et à la grisette ; et ainsidans les campagnes, l’été, dans la ville, l’hiver, ils sont les maîtressouverains un jour chaque semaine ; ils remplissent les bois, ilsremplissent les théâtres ; toutes les fleurs des champs et toutes leslarmes du mélodrame leur appartiennent ; ils ont cinquante-deux joursde règne dans l’année. Quelle est la puissance en ce monde qui dure silongtemps ? Ainsi se passe cette dernière jeunesse du jeune homme ; il marche ainsiappuyé sur cette blanche épaule jusqu’à ce qu’il arrive à être quelquechose, médecin, avocat, sous-lieutenant. Alors l’ambition le gagne,l’amour s’en va, il dit adieu à la folle et douce maîtresse de sesbeaux jours ; l’ingrat qu’il est, il l’abandonne à cette misère sifacile à porter quand on est deux ; il change ce coeur aimant contrequelques arpents de vigne, ou les quelques sacs d’écus dont se composeune dot de province ; elle cependant, la pauvre fille, que devient-elle? Elle pleure, elle se résigne, elle se console, quelquefois ellerecommence, souvent enfin elle se marie. Elle passe ainsi du poëteamoureux au mari brutal, du rire aux larmes, de l’indulgente misère àl’indigence brutale ; tout est fini pour elle ; le papillon devientchrysalide : heureusement elle ne meurt pas sans laisser après elle uneassez bonne provision de grisettes et de gamins de Paris. Mais soyons prudents et sages, ne regardons pas trop au fond deschoses, de peur de tomber dans l’abîme. Quelle est la rose la mieuxépanouie que n’emporte le premier vent qui souffle ? Quel est le fruitmûr qui ne porte son ver rongeur ? Au reste, Dieu merci, cette tristefin n’est pas la même pour toutes ces charmantes filles ; il en est quise sauvent par hasard, il en est d’autres que sauve le bonheur,quelques-unes la vertu comme l’entendent les moralistes : je veux à cepropos vous raconter l’histoire de Jenny, la bouquetière. Cette Jenny a fait un métier que je ne saurais trop vous expliquer,mesdames. Cependant, comme elle avait un bon coeur et une belle âme, ilfaut qu’elle ait, sa biographie à part, une part dans ce recueild’artistes. Jenny a été si utile à l’art ! Je dit Jenny labouquetière, parce qu’elle vint à Paris vendant desroses et des violettes pâles comme elle, la pauvre enfant ! Pour ledébit des fleurs, il n’y a que deux ou trois bonnes places à Paris :l’Opéra, le soir, quand l’harmonie étincelle, quand le gaz éclate,quand les femmes riches et parées s’en vont en diamants, en dentelles,se livrer aux molles extases de l’harmonie. Alors il fait bon avoir àpart soi un magasin de roses et de violettes, le débit est sûr. Maisquand vint Jenny à Paris, elle ne put vendre ses fleurs que sur le pontdes Arts, des fleurs sans odeur et sans couleur, image trop réelle dela poésie académique ; des fleurs de la veille à l’usage des grisettesqui passent. Avec un pareil commerce il n’y avait aucune fortune àespérer pour Jenny. Jenny la bouquetière se morfondait et pleurait. Il y eut desvieillards, des roués de la bourgeoisie qui firent des quolibets àJenny, qui l’accablèrent de mots à double sens ; mais Jenny ne lescomprit pas : le bourgeois libertin est trop laid ! La pauvre fillecependant vendait ses fleurs, mais le commerce allait mal ; il fallaitsortir de ce misérable état à tout prix. Quand je dis à tout prix, je me trompe, non pas au prix de l’innocence,pauvre Jenny ! non pas au prix de cette fortune éphémère et misérablequi s’en va si vite, et qui se fait remplacer par la honte. Ne crainsrien pour ton joli visage, ma bouquetière ; il y a quelque chosed’innocent à faire avec ta jeunesse et ta beauté ; quelque chosed’innocent à faire, entends-tu bien ? avec ton visage si frais, tesdoigts si déliés, ton port si noble, ta taille svelte, et ce pied arabequi donne une forme charmante à tes mauvais souliers. Viens dans mon atelier, belle Jenny, viens ; tiens-toi à distance. Tun’as pas même à redouter mon souffle. Pose-toi là ma fille, sous cerayon de soleil qui t’enveloppe de sa blancheur virginale. Oh ! soismuette et calme, laisse-moi t’envelopper d’art et de poésie ; tu serasmon idole pour un jour, à moi peintre. Je vois déjà voltiger autour deta robe en guenilles les couleurs riantes, les formes légères, lesravissantes apparitions de mon voyage d’Italie. Reste là, reste, Jenny,sous mon pinceau, sur ma toile, dans mon âme, sous mon regard charmé ;que de métamorphoses tu vas subir ! Vierge sainte, on t’adore, leshommes se prosternent à tes pieds ; jolie fille au doux sourire, lesjeunes gens te rêvent et te font des vers. Sois plus grave, relève tessourcils arqués, réprime ce sourire ; je te fais reine, grande dame ;après quoi, si tu veux poser ta tête sur ta main, si tu veux mollementsourire, si tu veux t’abandonner à la poétique langueur d’une fille quirêve, je fais de toi plus qu’une vierge, je te crée la maîtresse deRaphaël ou de Rubens. Pauvre fille, c’est beaucoup plus que si je tefaisais la maîtresse d’un roi ! Jenny, inépuisable Jenny ! qu’elle vienne, l’inspiration me saisit etm’oppresse, la fièvre de l’art est dans mes veines ; ma palette estchargée pêle-mêle, ma grossière palette en bois de chêne ; ma brosseest à mes pieds, haletante comme le chien de chasse qu’on tient enlaisse. Viens, il est temps, Jenny. Et Jenny vient, docile commel’imagination, docile et souple et prête à tout, à tout ce que l’art ad’innocence et de poésie. Allons, Jenny, pose-toi : je veux voir en toiune belle fille grecque, comme celles que vit Apelles quand ellesposèrent pour la statue de la déesse. Tu es belle ainsi, ma jolieGrecque, ma sévère beauté, mon Athénienne aux formes ravissantes ! Et,si je veux changer ma beauté cosmopolite, ma beauté change ; la voilàRomaine, Romaine de l’empire, Romaine comme les Romaines de Juvénal.Allons, Jenny, sors du festin, prête l’oreille aux chants des buveurs,relis-moi l’ode d’Horace à Glycère, à Nééra ; sois belle et riche,étends-toi dans ta litière portée par des esclaves gaulois ; remplaceles bauges de l’hiver par l’or de l’été. Mais avant tout, avant dereprésenter l’ivresse, as-tu déjeuné ce matin, Jenny ? Vous autres,vous ne vous figurez pas ce que c’est qu’une pauvre fille qui rêve toutéveillée, et qui rêve pour vous ; vous ne vous imaginez pas tout cequ’il y a de péril et de difficulté dans cette position fixe d’unepauvre femme qui reste des heures entières immobile, muette, arrêtée ;il faut qu’elle unisse la passion au calme, la colère au calme,l’ivresse au calme, l’amour au calme ! La plus grande des comédiennes,c’est une pauvre fille qui sert de modèle, qui est comédienne tout unjour, comédienne pour un homme tout seul, comédienne à huis clos,comédienne qui se drape avec une guenille, reine dont un foulard formela couronne, danseuse dont un tablier noir fait la robe de bal, saintemartyre qui prie, les yeux levés au ciel, en chantant une chanson deBéranger. Pauvre, pauvre femme ! Elle passe par tous les extrêmes,selon le caprice de l’artiste : on la brûle, on l’égorge, on l’étouffe,on la met en croix, on la plonge dans mille voluptés orientales ; elleest en enfer, elle est au ciel ; archange aux ailes d’or, prostituée àl’air ignoble ; elle est tout, elle passe par toutes les habitudes dela vie : grande dame, bourgeoise, majesté, divinité de la fable, quevoulez-vous ? Et cela sans que personne l’applaudisse, sans unbattement de mains, sans la plus petite part dans l’admiration accordéeau chef-d’oeuvre. On voit le tableau : Que cette femme est belle ! quelregard ! quelle main ! que d’inspirations véhémentes dans cette tête !On porte l’artiste aux nues, on le comble d’or et d’honneurs, il n’y apas un regard pour la pauvre Jenny : or c’est Jenny qui a fait letableau ! Étrange assemblage de beauté et de misère, d’ignorance et d’art,d’intelligence et d’apathie ! Prostitution à part d’une belle personnequi peut sortir chaste et sainte après avoir obéi en aveugle auxcaprices les plus bizarres ! C’est que l’art est la grande excuse àtoutes les actions au delà du vulgaire ; c’est que l’art purifie tout,même cet abandon qu’une pauvre fille fait de son corps ; c’est quel’art est aussi favorisé que l’opérateur à qui on livre le cadavre sansrepentir et sans remords ; c’est qu’aussi Jenny était douce et modesteautant que jolie ; Jenny était soumise à l’artiste, aveuglément soumisetant qu’il s’agissait de l’art ; mais là s’arrêtait sa vocation.L’artiste redevenait-il un homme, Jenny quittait son rôle brillant,elle redescendait des hautes régions où l’artiste l’avait comme placéeà dessein, Jenny redevenait une simple femme pour se mieux défendre ;Jenny recouvrait de la bure ternie ses bras si blancs ; elle rejetaitsur son beau sein son pauvre mouchoir d’indienne, elle rentrait sajambe nue dans son bas troué. On n’eût pas respecté la reine ou lasainte : on respectait Jenny. Ce qu’est devenue Jenny ? Vous voulez le savoir ! Elle a parsemé nostemples de belles saintes qu’adorerait un protestant ; elle a peuplénos boudoirs d’images gracieuses qui font plaisir à voir, de cestêtes de femmes qu’une jeune femme enceinte regarde siavidement ; elle a donné son beau visage et ses belles mains auxtableaux d’histoire ; sa bienveillante influence s’est fait longtempssentir dans l’atelier de nos artistes ; avoir Jenny dans son atelier,c’était déjà un gage de succès. Jenny dédaignait l’art médiocre, elles’enfuyait à écheveler quand elle était appelée par nos modernesRaphaëls ; elle ne voulait confier sa jolie figure qu’au génie, ellen’avait foi qu’au génie. Quand l’artiste favorisé était pauvre, Jennylui faisait crédit bien volontiers. Aimable fille ! Elle a plusencouragé l’art à elle seule que nos trois derniers ministres del’intérieur à eux trois ! Mais hélas ! L’art a perdu Jenny, perdu lecharmant modèle, perdu sans retour ; l’art est livré à lui-même sansvertu, sans pouvoir, sans avenir, sans fortune, sans idéal ! Ce qu’est devenue Jenny ? Elle est devenue ce que deviennent toujoursles femmes très-jeunes et très-jolies, heureuse et riche ; elle est àprésent ce que sont toujours les femmes très-bonnes, elle esttrès-aimée, très-respectée, très-fêtée. La grande dame a conservé sonamour d’artiste, son dévouement d’artiste, elle est restée un artiste.Elle a quitté, il est vrai, ses pauvres habits, son simple foulard etson châle de hasard ; elle a chargé son cou de diamants ; les tissus decachemire couvrent ses épaules ; sa robe est brodée, ses bas de soiesont encore à jour, mais troués cette fois par le luxe et lacoquetterie ; elle a des gants de Venise pour cette main si blanche etdes senteurs de l’Orient pour cette peau si parfumée et si douce ; ellea un titre et des laquais. Eh bien ! ne craignez rien, approchez : lagrande dame est toujours Jenny, Jenny la bouquetière, Jenny modèle. Sivous êtes un grand artiste, si vous vous appelez Gérard, Ingres,Delaroche ou Vernet, arrivez ; dites-lui : Jenny, il me faut une mainde femme : Jenny vous jettera au nez ses gants de Venise ; dites-lui :Jenny, il me faut de blanches et fraîches épaules ; il me faut un seinqui bat ; Jenny ôtera son cachemire et vous montrera son sein et sesépaules ; dites-lui : Jenny, je fais une Atalante, il me faut la jambeet le pied d’Atalante : Jenny, duchesse, vous prêtera sa jambe et sonpied tout comme faisait Jenny la bouquetière. Bonne fille ! et simple,et ingénue, et dévouée à l’art, aimant la beauté pour elle-même, sefélicitant tout haut d’être belle parce qu’elle est belle partout, surla toile, sur la pierre, sur le marbre, sur l’airain, en terre cuite eten plâtre, toujours belle. Que l’art ne s’afflige pas de la fortune deJenny, Jenny appartient toujours à l’art ; elle est son bien, elle esttoute sa fortune. L’art veut bien la prêter à l’hymen d’un grandseigneur, mais ce n’est qu’un prêt qu’il lui fait : il faut que cegrand seigneur soit toujours disposé à rendre Jenny à l’artiste. C’estune stipulation écrite tacitement dans le contrat de mariage de Jenny. Telle est cette simple et souriante histoire. Il n’est pas un artistede talent, s’il était juste, qui ne mît de moitié dans sa gloire etdans sa fortune quelque beau sein inspirateur. Or maintenant, et pourfinir comme j’ai commencé, trouvez-moi quelque part dans toutl’univers, un petit être ainsi venu au monde, que par le fait même desa naissance, il soit merveilleusement disposé à toutes choses, auxplus tristes et aux plus gaies, frais sourire, larmes amères,abnégation profonde, travail, paresse, vice et vertu, supportantégalement tous les excès de la fortune et tous les excès de la misère,d’une parfaite égalité d’humeur au milieu de tant de fortuneschangeantes et renversées, aussi heureux dans la bure que dans la soie,aussi à l’aise dans le salon que dans la mansarde, parlant en chantantune belle langue française qui tient à la fois du Versailles de LouisXIV et de la Courtille de nos jours ; – grande dame grave et chaste,fille égrillarde et rieuse, poëte, artiste, mondaine, folle de joie,rêveuse, discrète, coquette, amoureuse, modeste, bonne et vive, prête àtout ; et pour tout dire en un mot, véritablement, entièrement etcomplétement – la Grisettede Paris. J. JANIN. |