Aller au contenu principal
Corps
JOLLIVET, Gaston(1842-1927) :  Ma folle Jeunesse(1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (15.X.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-64) du numéro 64 (septembre 1926) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


Ma folle Jeunesse

Choses vues

par

Gaston Jollivet



~ * ~

AUX LECTEURS

 J’aurais déjà, jeunes Français,
Mis au feu tout ce qui va suivre
Si je ne rêvais le succès
Que voici pour cet humble livre :

C’est qu’après l’avoir lu, l’envie
S’impose à vous comme une loi
Dans la conduite de la vie,
D’être un peu moins bêtes que moi


Les restaurants chers du boulevard.
CAFÉ ANGLAIS, MAISON D’OR, BIGNON. LES DÉJEUNERS, LES DINERS. CE QU’ÉTAIT LA SALLE COMMUNE.
– PATRONS ET MAITRES D’HOTEL. – LE CABINET DES FEMMES DU MONDE.



Il s’en ouvrait, comme maintenant, tous les jours. Quelquefoisc’étaient de simples mannezingues auxquels avait échu la bonne fortunede posséder un très bon cuisinier. Les gourmands affluant, le patronvendait le zinc de son comptoir sur le quai de la Ferraille, doublaitles gages de son chef et, en peu de temps, quintuplait sa fortune àlui. Ainsi se sont transformés Foyot, au quartier latin, et Maire, aucoin du boulevard de Strasbourg. J’ai connu aussi des vieillesréputations, Philippe, rue Montorgueil ; Brébant, rueNeuve-Saint-Eustache, aujourd’hui d’Aboukir ; et, toujours deboutcelui-là, Voisin. Au Palais-Royal, les noms de Véfour et des FrèresProvençaux restaient populaires en province et à l’étranger. Mais ledémodage déjà commencé au Palais-Royal leur préjudiciait grandement.Egalement la persistance des patrons dans de vieux errements, leurrefus d’accepter cette nouveauté, le menu, qui permet de fixer sonchoix très vite et de ne pas manquer le théâtre. Pour eux, l’essenced’un dîner était d’être commandé la veille et discuté plat par plat.Cela parut de la routine. Donc on les laissa à leurs chères habitudespour se porter vers les restaurants du boulevard des Italiens, le CaféAnglais, la Maison d’Or et le Bignon du coin de la Chaussée-d’Antin.Seul, ce dernier n’accepta pas le menu abondamment varié, depuis lepotage jusqu’au dessert. Très laconique la carte tendue par le maîtred’hôtel, un potage, un poisson, un rôti, un légume et, comme dessert,l’éternelle mousse au chocolat emprisonnée dans du papier gaufré. Maisle Café Anglais finit par céder à peu près au courant dès qu’il vit lesconcurrents s’y jeter avec profit.

La clientèle ? Bon tiers d’étrangers. Mais pas trop gênants. On pouvaitparler français sans étonner son voisin de table. Comme Français, unegrande majorité de célibataires de tout âge. Les jeunes vivaient deleurs rentes ou écornaient leur capital, les autres, vieux garçons, deshabitués, se faisaient réserver leur coin, formaient des petites bandesà déjeuner.

Beaucoup de gens d’affaires au Café Anglais, le plus voisin de laBourse. Un banquier, un agent de change, entre les œufs brouillés auxtruffes et le camembert, – quelle merveille le camembert d’alors ! –recevait la cote de la Bourse des mains d’un commis qui faisait lanavette. On avait vite fait de la lire, le chiffre des valeurs cotéesétant dix fois moindre qu’aujourd’hui. Il n’en advint pas moins qu’unjour l’agent de change X…, après avoir jeté les yeux sur la cote aveccalme, se leva de table, s’absenta trois minutes au vestiaire etrevint, pâle mais soulagé, reprendre sa place et une conversationcommencée avec son voisin. Ce fut un bel exemple de maîtrise de soi. Laseule valeur sur laquelle X… spéculait venait de s’effondrer dans unkrack qui reste mémorable, lui faisant perdre 100 000 francs, ce quin’était pas tout à fait une « paille » en ce temps-là, pour une matinéede financier.

La salle commune était monopolisée par le sexe fort. Les femmes mariéesne s’y montraient guère qu’en été et entre deux trains. Il n’était, pasdu reste, reçu, sauf en de rares occasions et pour des parties finesentre « ménages amis », de dîner dans un cabinet particulier où l’onrisquait de croiser de « vilaines femmes », dans le couloir.

Exceptionnellement, le Café Anglais possédait un cabinet, le Marivaux,donnant sur la rue de ce nom. On l’appela le cabinet des femmes dumonde, car celles-ci y accédaient par un escalier spécial, qu’ellesmontaient très vite, de peur d’être reconnues. Or, les bellesmystérieuses ne se doutaient pas de la nécessité qu’une porte soitouverte ou fermée. Les clients qui dînaient dans la salle commune del’entresol, à une table contiguë au cabinet Marivaux, pouvaient, grâceà un jeu de glaces et à la complaisance ou à l’étourderie d’un garçonlaissant la porte entre-bâillée, dévisager les occupants du cabinet, nefut-ce que pendant la durée d’un éclair. Un des dîneurs de la sallecommune reconnut un soir sa légitime épouse en train de donner plus quedes espérances à un intime ami du ménage.

A l’instar de tant de notaires qui se font remplacer auprès des clientspar leurs maîtres clercs, les patrons des trois principaux restaurantsdu boulevard ne s’exhibaient guère à nos yeux, même quand ilss’attendaient légitimement à des compliments sur leur cuisine ou leursvins. Ils ne daignaient guère se montrer qu’aux seules Altesses. Je necrois pas avoir jamais aperçu M. Bignon au restaurant portant son nom,ni M. Delhom, propriétaire du Café Anglais. Très rarement égalementl’œil du maître se promena, moi présent, sur les tables de la Maisond’Or. Mais l’excuse des frères Verdier, ses directeurs, était laferveur de leurs opinions politiques. Républicains avancés, ilshantaient le soir les réunions publiques ou privées où il était dit pisque pendre de la jeunesse oisive qui dînait et soupait chez eux, à lamême heure et laissait son bel argent à leur caisse.

Guère visibles davantage les maîtres-queux. Je n’ai parlé qu’au seulDugléré, du Café Anglais, qui a donné son nom à une sauce, mais qui, dureste, eût paru médiocrement flatté de mon suffrage approbateur de cecondiment, sa figure glabre et grave ne s’éclairant que lorsque je lecomplimentais sur son flair en fait de tableaux. Ce qui était justice,car ayant fait de mauvais placements (c’était bien la peine d’avoirservi chez Rothschild), il put combler son déficit par la vente d’unepartie de ses toiles de maîtres.

En réalité, les dîneurs ordinaires étaient seulement en contact avecles maîtres clercs, autrement dit les maîtres d’hôtel : au CaféAnglais, Ernest ; à la Maison d’Or, Joseph ; chez Bignon, Henry.

Ces deux derniers formaient entre eux un contraste absolu. Henry étaitgras, tout rond, toujours souriant avec des yeux saillants, de grosseslèvres gourmandes. Et le geste lent et moelleux par lequel ilrépartissait la sauce le long d’une barbue au vin rouge ou sur un filetRichelieu inspirait l’envie de manger le maître d’hôtel par surcroît.Rien que de le voir donnait de l’appétit aux plus dyspeptiques.

Joseph, était un pauvre être menu, voûté, piteux, miteux. Il portait unplat comme si c’était le diable en terre. Si les frères Verdiergardèrent toujours ce rabat-joie qui semblait avoir été engagé auPère-Lachaise, c’est parce qu’il était le type du serviteur attachéjusqu’au fanatisme à la maison, où il trimait, sur ses jambescagneuses, de sept heures du soir à sept heures du matin. Ah ! ill’aimait bien, sa Maison d’Or !

Mais la personnalité la plus imposante des trois, c’était Ernest, lemaître d’hôtel du Café Anglais, un grand et bel homme, distingué à safaçon. A le voir, avec sa serviette, débarrasser augustement une tablede ses miettes de pain, on l’eût pris pour un maître de maisons’occupant à dresser un nouveau serviteur. En ce temps-là, où lereprésentant du pouvoir central dans un arrondissement de France étaitquelqu’un au point de vue mondain, le mot d’Aurélien Scholl : « Cela megêne d’être servi par ce sous-préfet », classa Ernest. Si nousn’allions pas jusqu’à l’appeler monsieur Ernest, pour n’être pointconfondus avec les garçons sous ses ordres, c’était bien juste.


Bien entendu, sur le boulevard, dès les premières chaleurs, laclientèle se raréfiait à tous les repas. Elle ne se portait guère versl’est de Paris, au restaurant de la Porte-Jaune, à Vincennes. L’immensemajorité adoptait les restaurants des Champs-Élysées et du bois deBoulogne qui, en hiver, comme l’a dit le patron de l’un d’eux, devaitcompter exclusivement sur les adultères pour nouer les deux bouts.Ledoyen, Laurent, le Moulin-Rouge ont gagné des fortunes au cours deslongs étés rémunérateurs et à bon droit, car la cuisine y était aussisavoureuse que sur le boulevard. De plus, pour les dîneurs dans lejardin, sous les arbres, c’était une fête des yeux que de les lever, àl’heure du dessert, dans la direction des fenêtres des cabinetss’ouvrant presque toutes à la fois. D’en bas, la tête dressée, nouspassions la revue des dîneuses, qui venaient s’accouder au balcon. Nousles reconnaissions, malgré l’ombre où leurs têtes se trouvaientplongées, à la faveur des bougies ou d’une cigarette allumée exprès parelles pour se faire identifier. Invisibles pour les amants restés aufond du cabinet, nous adressions aux « belles petites », l’hommage decette télégraphie sans fil, surtout sans fil de la vierge, qui consisteen deux doigts promenés le long des lèvres, et d’être récompensés pardes sourires faisait bondir nos cœur ingénus.

En sortant de chez Ledoyen, Laurent, du Moulin-Rouge, on se portaitvers le cirque des Champs-Élysées, Mabille, le Château des Fleurs. Aucontraire, les restaurants du bois de Boulogne, le Pavillond’Armenonville, la Cascade accaparaient les dîneurs toute la soirée.Sous leurs épais ombrages, nous aspirions le chalumeau des sherrygobler, charmés par des sonorités de piano accompagnant des valses dansla grande salle du premier.

Enfin, plus loin encore, c’étaient, toujours en poussant vers l’ouest,le bout du monde pour Nestor Roqueplan, c’est-à-dire les fortificationspassées, le restaurant de Saint-Cucufat, les étangs de Ville d’Avray etsurtout le Pavillon Henri IV de Saint-Germain.

Tout le long de cette terrasse nous passions en revue, lorgnettes enmain, les quatre coins de Paris, de Montmartre à Montrouge, de Neuillyà Saint-Mandé. Je dirai plus tard un mot sur la soirée de Mai 1871 où,de cette terrasse, je t’ai vu flamber, hélas !

O Paris, gai séjour de plaisir et d’ivresse !

_______

Les Soupers.
A MINUIT SONNANT COMMENCE LA FÊTE. – LES JOIES DE LA SALLE COMMUNE. – LE BOUTE-EN-TRAIN FUTUR COMMUNARD. – LE HELDER.
– LE CAFÉ AMÉRICAIN ET SON PATRON. – COMMENT ON FINISSAIT LA SOIRÉE.


Et au sortir de ces dîners ? Au sortir de ces dîners les intrépidesallaient souper. Où ? Comment ? Ecoutez ces paroles de Meilhac etHalévy, musique d’Offenbach, dans la Vie Parisienne, opérette. On estau café Anglais :

        C’est ici l’endroit redouté desmères,
        L’endroit effroyable où les filsmineurs
        Font sauter l’argent gagné parleurs pères
        Et rognent la dot promise à leurssœurs.

Suit le tableau :

        A minuit sonnant commence la fête
            Maint coupés’arrête.
            On en voitsortir
        De jolis messieurs, des femmescharmantes
            Qui viennentpimpantes
            Pour sedivertir.
        La fleur du panier, des brunes,des blondes,
        Et, bien entendu, des roussesaussi.
        Les jolis messieurs sont de tousles mondes,
        C’est un peu mêlé ce qu’on trouveici.
        Tout cela s’anime et se met enjoie.
            Froufrou de lasoie
            Le long descouloirs.
           C’est l’adagio de labacchanale
        Dont la voix brutale
        Gronde tous les soirs.
        Rires éclatants, fracas duchampagne,
        On cartonne ici, l’on danselà-bas,
        Et le piano qui grince accompagne
        Sur des airs connus d’étrangesébats…
        Le bruit monte, monte et devienttempête.
            La jeunesse enfête
            Chante à pleingosier.
        Est-ce du plaisir ou de la folie ?
            On parle, l’oncrie
            Tant qu’onpeut crier,
        Quand on ne peut plus il fautbien se taire
        La gaîté s’en va petit à petit ;
        L’un dort tout debout, l’autredort par terre,
        Et voilà comment la fête finit.

        Quand vient le matin, quandparaît l’aurore
            On en trouveencore,
            Mais plus degaîté.
        Les brillants viveurs sont mal àleur aise
            Et dans leGrand Seize
            On voudrait duthé.
        Ils s’en vont enfin, la mineblafarde
        Ivres de champagne et de fauxamour
        Et le balayeur s’arrête, regarde
        Et leur crie : « Ohé, les heureuxdu jour ! »

Ce rondeau donne l’impression que nous étions restés des collégiensqui, libérés de la classe, se précipitent dans le brouhaha de larécréation. Nous continuions dans nos soupers avec nos « rireséclatants » dans « le fracas du champagne », cris « tant qu’on peutcrier ». Et quelle joie, quelle fierté d’être des noctambules, nousqu’on avait fait coucher pendant huit ans dans la geôle des dortoirs deneuf heures du soir à cinq heures du matin !

Les drôles de bonshommes que nous étions ! Et si inconséquents ! Ainsi,tenez, nos compagnes de fondation étant professionnellement belles denuit également, nous tenions certes à ce qu’elles ne fussent pas des «trumeaux » et il ne nous déplaisait pas de leur connaître pourfournisseuses Mmes Laferrière et Virot, mais ce que nous leurdemandions avant tout c’était la gaîté, assourdissante, tapageuse. Nousmettions notre orgueil ingénu à être les rois du Paris endormi, tantque les sergents de ville ne nous flanquaient pas au poste pour avoirrépondu par le défi de nos ohé ! ohé ! à leurs injonctions d’avoir àmodérer nos turbulences.

Avec l’Exposition de 1867 on en vit bien d’autres. Elle ouvrit à deuxbattants les portes des salles communes jusque-là réservées auxdéjeuners et aux dîners. Ce vacarme cosmopolite et quotidien fit lafortune de deux restaurants, le Helder, au coin de la rue de laMichodière, et le café Américain, primitivement dénommé Peters, àl’entrée du boulevard des Capucines.

Le Helder ! Ce qu’on y a braillé, vociféré ! Ce qu’on s’est cogné dansson escalier (vous verrez à mon chapitre « duels » que j’en ai suquelque chose) et ensuite dans la salle où les ivrognes se colletaientavec ce colosse d’Auguste, le maître d’hôtel ! Et ces retentissantesprovocations précédant les pugilats entre bandes hostiles, commencésdans la salle, continués dans l’escalier, terminés au commissariat depolice le plus voisin.

Donc par quel miracle, au Helder, Henri Havard parvenait-il quelquefoisà se faire entendre ?

Henri Havard, notre aîné de quelques années, fils d’un riche négociantdes environs de la Tour Saint-Jacques, avait la manie de parler enpublic. Sa mine fleurie, l’aménité de son sourire et de ses façons, ladouce insistance avec laquelle soudain dressé, les poings sur la table,il réclamait son droit « à dire quelques mots à l’aimable société »assurèrent un auditoire, au moins intermittent, à ses calembredaines, àses apostrophes truculentes et inoffensives, jetées aux soupeurs prispar lui comme plastrons. Par quoi il fut le précurseur de ces deuxjoyeux farceurs de la troisième république : Ravaud et Bertrand.

Henri Havard restera pour moi un problème dont je n’aurai oncques laclef. Cet homme, dont les improvisations du Helder ne laissèrent jamaisfiltrer un mot de politique antisociale, a été transporté à Nouméa pouravoir commandé un bataillon de fédérés jusqu’à la Semaine sanglante.Est-ce son étrange besoin de placer de la faconde qui le perdit ? LeHelder aura-t-il été le tremplin d’où il passa sur une estrade deréunion publique pour frayer avec les pires ennemis de la société ?c’est, encore un coup, pour moi un mystère. Ce qui est certain c’estqu’à une dizaine d’années de là, je le rencontrai au Salon de Sculptureoù, en sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, amnistié non repentant,il prenait des notes sur un calepin qu’il remit dans la poche d’uneredingote ornée de la Légion d’honneur. Ce fut lui qui me battit froidle premier.

Le café Américain, qui eut plus tard l’honneur de servir de lieu deréunion à ce groupe des Faucheurs où passèrent tant d’as de lalittérature et du pinceau, dut sa prospérité tout au moins à sesdébuts, à l’habileté de sa direction. Lucien Clandon eut ce mérite peufréquent, chez un patron, de mettre lui-même la main à la pâte. Commeun simple maître d’hôtel, il allait de groupe en groupe de soupeurs,courbé, souriant, essuyant une table, demandant « si l’on était bien »et, que la réponse fut ou non négative, se retirant souriant et courbé.C’était de plus un bon pince-sans-rire, ce qui ne nuit pas avec uneclientèle de jeunes gens à la coule. Nous admirions notamment sonimperturbable sang-froid les soirs où il était pris en train depratiquer sur les chiffres d’une addition l’inflation financière sijustement stigmatisée aujourd’hui.

Le tout était d’avoir de la défense. J’arrive une nuit seul du bal del’Opéra dans la salle commune où je savais retrouver des amis. Ceux-ciétant déjà servis je demande pour moi une tranche de bœuf à la modefroid. On me la sert. Vient, à son heure l’addition : onze francs. Cechiffre ne vous fait pas sauter, jeunes gens de la présente noce, maisà cette date où un franc valait son prix, j’avais le droit de manderLucien à ma barre. L’accusé s’amène souriant, courbé. D’un geste dudoigt, je lui désigne les deux jambages du chiffre onze et je me tais.

Lucien, après une courte réflexion, émet :

- Voulez-vous neuf francs ?

Sur mon hochement de tête négatif, il ne s’obstine pas, lâchesuccessivement, 7, 6, 5, 4. Pour un peu ce serait lui qui me devrait.Je transige pour trois francs cinquante et il quitte notre groupe,souriant et courbé, pour se répandre dans le reste de la salle. Fit-ilpas mieux que de marchander ? Il était bien avancé si toute ma bandeavait filé de sa boîte en entraînant d’autres déserteurs.

Son esprit de conciliation nous faisait aussi la faveur de tenir pouréquitables nos appréciations sur sa cuisine. Un soir où nous noustrouvions dîner au rez-de-chaussée de son café, il était en train, prèsde nous, de manger en famille. On nous sert un poulet qui sent trèsfort. Nos violentes protestations appellent vite Lucien à notre table.Sans un mot, sans un geste, il fait rapidement remplacer la volaillemalodorante par un pâté qui joue le rôle de valeur d’échange. Aprèsquoi, lui-même relègue le poulet sur une table tout au bout de la salleet regagne sa place, souriant et courbé. Comme nous allions partir, ilrevient à nous. Evidemment cela le chiffonne de perdre un poulet. Ildésire avoir le cœur net de notre réclamation et de sa valeur.Humblement il interroge :

- Alors, vous avez vraiment trouvé ce poulet…

- Ignoble, interrompons-nous d’une même voix coupante.

Lucien n’en demande pas davantage et désignant la table où le poulet aurebut attend son sort :

- Vous mangerez cela à la cuisine, ordonne-t-il au garçon avec douceur.

Comme plus d’un homme d’esprit, Lucien Claudon s’avéra idiot avec lesfemmes qui « faisaient » les cabinets chez lui. Il les paya royalement,leur addition en sus. Celle-là peut être dans le nombre, qui une nuitconfia à l’un de nos amis que nous appelions « l’Amiral », parce qu’ilétait intéressé dans une affaire de mouches sur la Seine.

- Ma fin de semaine n’a pas été mauvaise. J’ai « fait » cinq messieurs: trois ici, un chez moi, un chez lui. Toute une matinée à êtretranquille. J’ai pu prendre deux verres d’eau de Pulna hier matin.

Et maintenant, quand j’aurai confessé que j’ai soupé pendant dix ansplus souvent qu’à mon tour, n’allez pas croire que j’ai fait à moi toutseul la fortune des restaurants de nuit. Dans l’ensemble, à part troisou quatre fois par an où j’ai eu à payer une addition un peu salée,j’ai soupé bon marché dans les « cabarets » chers. J’ajouterai quebeaucoup de mes camarades ont fait comme moi. L’exemple partait de hautet de la Haute. Caderousse lui-même, l’immortel Caderousse, arrosaitdes œufs brouillés au jus, une tranche de jambon froid et une tranchede gruyère, avec du « Château-Chatou » et même de l’eau rougie. Coût :10 à 12 francs. Même à ce compte-là, la dot des sœurs permettait encoreaux fins de mois de venir un peu en aide aux sacripants de frères.

Et encore sacripants ? Au 6 de la Maison d’Or, le plus vaste cabinet dela maison et toujours plein, si nous ne pouvions pas obtenir desgarçons qu’ils fermassent les rideaux des fenêtres donnant sur le n° 2de la rue Laffitte, formant le coin du boulevard, nous sûmes plus tardpourquoi. En face demeurait lord Hertford, richissime anglaisneurasthénique, qui n’avait qu’un plaisir, celui de braquerclandestinement une lorgnette et de regarder ce qui pouvait se passerdans le cabinet. Eh bien, sa curiosité a été le plus souvent déçue.Nous étions d’ordinaire aussi convenables de tenue la nuit que dans laplupart des salons mondains de cinq à sept.


MON PREMIER SOUPER.

Souvenir encore présent ! Au jour de l’an suivant ma sortie de collège,j’ai eu vite fait de régler par la pensée l’emploi de mes cinquantefrancs d’étrennes. Ils passeront sous la forme d’addition d’un souperun peu chic. Trois camarades, Pierre, Guy et moi ayant formé le mêmedessein, un quatrième, Emile N… notre aîné, se chargea de retenir lecabinet à la Maison d’Or. Il nous demanda seulement vingt-quatre heurespour rabattre quatre femmes suaves. Le délai est accordé. Au jour ditnous sommes exacts. Les soupeuses rabattues et qui nous font marronnerauraient aussi bien fait de rester chez elles. Pas une suave sur lesquatre. Toutes communes comme pain d’orge. Ma voisine de gauche confieà toute la table qu’elle a un œil de perdrix qui lui « élance ». Letemps qu’elle prend à se déchausser pour le montrer et à se rechausser,l’isolant de toute expansion de ma part, je me retourne sur ma voisinede droite. Celle-ci n’attend même pas le potage pour m’entretenir d’unefacture en retard chez son coiffeur. Quant à m’occuper des deuxdernières invitées d’Emile N… ; il est un peu tard. Pierre et Guy, quine sont pas difficiles, déjà aiguillés vers ces laissées pour compte meles masquent. Que faire ? Un souvenir me vient à l’esprit. Je tiensd’Emile N… que, quelquefois, des femmes suaves filent volontiers d’uncabinet où elles ne se plaisent pas et vont se laver les mains pour sedistraire. Je file dans la direction du lavabo. Une merveilleuse blondeen robe de bal m’a devancé. Je brûle de lui dire deux mots décisifs,mais elle m’impose par son chic et je n’ose pas regarder plus haut queles bagues de ses mains trempant dans la cuvette. Tremblant tout, ému,je balbutie : « Voulez-vous mon savon, mon sa… mon savon ? » Ellen’entend rien… Aurai-je parlé trop bas et devrai-je me borner àobserver l’effet de la mousse sur ses doigts de déesse ? Allons. Un peude cœur. Je répète plus haut mon offre de sa…, de sa..., de savon quila fait se retourner. Elle me regarde ébahie et se fiche à rire. Et dequel rire ! sonore, incoercible, entendu des maîtres d’hôtel, desgarçons, des soupeurs qui traînent dans les couloirs. Je plonge la têtedans la cuvette pour n’être pas vu. Quand je la relève, nouvellepoussée d’hilarité de la belle, lorsque ne sachant comment la tenterencore, je lui glisse éperdument : « Donnez-moi seulement votreadresse, mon ange blond. J’ai vingt-cinq louis à vous offrir pour quevous vous achetiez… » Je n’ai pas le temps d’énoncer une emplette. Surle seuil d’un cabinet entr’ouvert, une voix d’homme du Sud roulant les r a retenti :

- Rrrentrez dans le cabinet ou adieu pourr toujourrs !

Silencieuse, mon bel ange blond se coule, s’efface, la porte du cabinetse referme bruyamment… Mon cœur se brise.

A l’aide de ma description de la belle blonde aussi et de l’homme duSud, en rentrant dans le cabinet, les quatre invitées ont pu me nommermon adorée. Elle s’appelait Zélie Herr.

A huit jours de là, la tempête soulevée dans mon cœur autour du lavabode la Maison d’Or ne s’était pas apaisée. J’avais toujours mesvingt-cinq louis, l’adresse de la belle et je me proposais un beaumatin d’aller lui présenter dans l’après-midi mes hommages les plusempressés, lorsque mes yeux tombèrent sur ces quelques lignes impriméesdans un journal du boulevard : « Une jeune Parisienne très connue, MlleZélie…, a été hier victime de l’imprudence avec laquelle, au moment dese mettre au lit, elle approcha une bougie trop près de sa chemise denuit. Enveloppée par la flamme avant qu’on ait pu lui porter secours,elle est morte dans d’atroces douleurs. »

Vous admettrez que ce fait divers jette encore aujourd’hui une ombresur le souvenir de mon premier souper.


PLACE DE LA ROQUETTE.

L’un de nous, vers sept du matin, au sortir d’un restaurant eut ce mot« Comment allons-nous finir notre soirée ? » de noctambule enragé. Cejour-là la bande se coupa en deux moitiés s’orientant l’une vers laVacherie du bois de Boulogne, où nous avalions du lait non baptisé,délicieusement crémeux, l’autre vers la place de la Roquette où il yavait une exécution. Je fus de cette moitié. S’il est vrai que mes amiset moi n’admettions pas, comme d’autres bandes, qu’on pût convier desfemmes à voir couper des têtes, même des pires gredins, tout de même,pour ne provoquer que des émotions masculines, ce spectacle n’enrestait guère plus édifiant. Notre « curiosité malsaine » comme on dit,avait le grand tort de mettre nos habits noirs et nos cravates blanchesen contact avec le bourgeron des enfants du peuple, lesquels faisaientun crochet avant de gagner l’atelier pour voir, comme nous, décoller unDumollard ou un Philippe, tous deux assassins de bonnes, et deux outrois autres coquins dont j’ai oublié les noms glorieux.

Henri Monnier, dans son récit pittoresque d’une exécution capitale,campe un affreux gamin sur une branche d’arbre, narguant le gardemunicipal qui s’évertue d’en bas à le déloger. Nous ne valions guèremieux que ce titi déjà antimilitariste qui vitupère les soldats chargésde maintenir l’ordre autour de l’échafaud. Comme le condamné nousjouait quelquefois le tour de se faire attendre, nous trompions notreimpatience par un échange déplorable de facéties macabres dont on riaitnerveusement. Par exemple, cette réclamation de l’affreux Jean Hirouxdevant le seau où doit tomber sa tête. « On y a mis du son, c’est pasjuste. J’ai droit à la sciure de bois. » Ou, dans une note un peu moinspeuple, le « pas de chance » d’un comte de Richepin, qui n’ayant plusni parents ni amis, exécuté pour un crime dont il n’est pas l’auteur,lègue sa fortune au bourreau, lequel, dans son attendrissement, s’yprend à trois fois pour couper la tête de son bienfaiteur.

Un jour, nous avons lié conversation avec une femme à qui j’avaisfacilité le moyen de bien voir en lui cédant ma place. Cette personned’un cinquantaine d’années, qui avait les restes d’une beauté sévère,pendant tout le spectacle ne bougea ni ne parla, ne perdit pas undétail. Comme elle s’en allait lentement, après m’avoir remercié, jem’enhardis à lui demander pourquoi elle s’était si vivement intéresséeà cette représentation. Elle ne se choqua pas de ma question et, pourmoi comme pour mes camarades groupés autour d’elle gravement, elle fitune courte déclaration biographique dont je me rappelle exactement lestermes : « Je suis Hongroise, j’étais mariée depuis un an quand éclatachez nous, à Pesth, une insurrection contre l’Autriche. Mon mari, enfaisait partie, il fut pris et fusillé. J’allais être mère : lasecousse que j’éprouvai fut telle que l’enfant ne vint pas au monde.N’ayant pas eu le bonheur de mourir en même temps que lui et forcée defuir mon pays, je vins me réfugier à Paris avec quelques-uns de mescompatriotes, mes parents, les comtes Bathyany et Szemeré. Ceux-ciespèrent que l’empereur Napoléon III fera pour la Hongrie ce qu’il afait pour l’Italie. Moi, je n’espère rien. Je vis seule avec messouvenirs, mais ils sont si cruels que souvent ma raison m’échappe etqu’une force, que je ne puis maîtriser, me fait rechercher tous lesspectacles horribles… En vous quittant, je vais aller à la Morgue.

Elle nous raconta ces choses dans un petit café qui venait de s’ouvriret où elle accepta une tasse de café d’ailleurs épouvantable. Aprèsquoi nous la déposâmes devant cette Morgue dont un pâle voyou a ditalors dans un dessin de Cham : « Elle était bien triste aujourd’hui.J’en sors, il n’y avait personne. »

__________

Monsieur et l’amant de cœur.
MONSIEUR ET SA FONCTION. – DEUX TYPES D’AMANTS DE CŒUR. – L’ENGAGÉ AUX CHASS’D’AF.

Le monsieur que je n’ai pas connu, c’était l’amant des femmes qu’EmileAugier, dans une de ses meilleures pièces, appelle les Lionnespauvres. Pour parler plus crûment, les bourgeoises mariées qui se fontentretenir. Le mari était quelquefois un brave homme. Celui de la pièced’Augier, quand il apprend son déshonneur, en meurt de douleur et dehonte. J’ai aussi ouï parler de deux autres qui firent regretter auxamants magnifiques de leurs femmes de ne s’être pas exclusivementconsacrés aux cocottes. L’un de ces deux-là reçut une série de coups depied dans les reins qui lui firent dégringoler vingt marches d’unescalier, l’autre une balle dans le ventre. Ces deux désagréments n’ontpas dégoûté des lionnes pauvres les imbéciles flattés, même s’ils ne lecrient pas par-dessus les toits, d’être « distingués » par une femmemariée. D’astucieuses proxénètes ont exploité cette enfantine vanité.Une après-midi, dans une maison de rendez-vous où je flânais avec deuxcamarades, une petite brune, en nous voyant, retint un cri. Elle nousreconnaissait pour nous avoir vus dans je ne sais quel bastringue ourestaurant et, la tenancière sortie, nous demanda de ne pas la trahir :« Ici, nous confia-t-elle, je suis la femme d’un notaire de Pontoise. »

Tout mari loyalement complaisant connaissait son devoir. La galeriepouvait le croire parti pour les antipodes sans esprit de retour, tantil prenait soin de s’effacer. En revanche, parfois, l’entreteneurtenait à ce qu’il s’exhibât à certaines occasions pour sauver lesapparences, si la haute position, dans le monde ou dans les cours del’Europe l’exigeait. Le Monsieur qu’un vilain terme d’argot désignaitautrement en adjoignant l’épithète « sérieux » a mérité d’ordinaire cetadjectif, car dans la gestion des intérêts de la demoiselle ilapportait non seulement de la ponctualité, mais de la délicatesse.Laissant les yeux de la déesse planer au-dessus des détails matérielsde l’existence, il remettait, le premier du mois, une somme fixecomportant les affectations ordinaires d’un budget de jeune femmemariée : tant pour la toilette, tant pour les gages des gens, tant pourles menus plaisirs. Dans le courant du mois il grondait peut-être maispaternellement s’il était invité à faire une avance sur la deuxièmequinzaine, et il était tout à fait heureux de dire : « A la bonneheure, tu deviens sage », quand la belle ne lui avait rien demandé lereste du mois, le déficit ayant été comblé par une amie momentanémentriche ou par un quelconque coadjuteur.

Monsieur, par ailleurs, jouissait pleinement du droit de se considérerchez lui chez elle. Il en avait la preuve tangible comme uniquepossesseur de la clef. Vous vous doutez que celle-ci a été quelquefoisinopérante de par le jeu naturel de la concurrence entre deux ouplusieurs galants, quelques-uns dans le type de mon camarade de collègeBichet, un enfant de la Franche-Comté comme Pasteur, et sensiblementmoins génial. Un jour où je le rencontrai, après notre sortie decollège, ce gros homme distingué comme un fort de la halle, et en plusdoté par la nature d’un tic nerveux impressionnant, me pria dem’asseoir devant un café. Il tenait à me conter ce qui lui arrivaitavec une forte blonde, sa bonne amie femme très à la mode, quis’appelait Caroline Hassé.

- J’ai sa clef depuis hier, me fit-il savoir avec un clignement d’œilmalin accompagnant son tic. Seulement, elle ne va pas dans la serrurede la porte. Ça m’a empêché d’entrer et je n’ai pas voulu frapper pourne pas faire du potin dans la maison. Je suis empoisonné.

Il tire la clef de sa poche, souffle dedans, m’invite à faire de même,n’attend pas mon opinion, formule :

- Ce n’est pas de la poussière qu’il y a dedans, ni des grains detabac. Je n’y comprends rien !

Et il me quitta pour aller en face, chez un serrurier, d’où il revintm’apprendre que c’était la serrure qui avait tort.

Jamais il n’incrimina à ce sujet sa chère Caroline qui, touchée de levoir se contenter de rares faveurs dans l’après-midi, mit tout unsemestre à lui manger les quatre sous qu’il avait.

Qu’il fût jeune, vieux ou simplement mûr, « Monsieur » ne riait que dubout des lèvres dans nos dîners ou nos soupers au restaurant ou chez «l’amie ». D’abord, chez celle-ci, il avait fort à faire, ne serait-cequ’à constater si tout se passait comme il l’avait réglé, depuis leprotocole des places à table jusqu’aux moindres détails du service,mais il n’allait pas jusqu’à orienter des conversations languissantesvers tel ou tel sujet plus intéressant, tant il était soucieux deparaître un simple invité.

Un monsieur, qui fut un vrai type dans ce rôle délicat, s’appelait lecomte Lavachoff, boyard, homme de bien et de sentiments élevés, quis’était donné la tâche de réhabiliter Mathilde Lasseny, dont jereparlerai au chapitre opérette. Cet apostolat, inspiré en partie parla lecture des romans russes, lui coûtait plus que n’ont rapporté Résurrection et Crime et Châtiment à Tolstoï et à Dostoïevsky.Lasseny, gamine de Paris, amusante au possible, se laissait mener parlui sans trop d’humeur dans la voie du salut, quitte à blaguer sonrédempteur, de préférence devant le monde. C’est ainsi qu’un jour, àdîner, chez elle, elle l’interpella : « Mon cher comte » et elle épelalettre par lettre C O M P T E. Le comte esquissa un sourire vague etmit son nez dans son assiette, mais ni cette facétie et d’autres dumême tonneau ne le détournèrent de sa mission, que le jour où une pluiede papiers timbrés expédiés à Paris par des huissiers moscovites, lerappela à Saint-Pétersbourg.

En principe, même refroidi sur les attraits de madame, même tentéd’apprécier de près ceux d’une remplaçante éventuelle, Monsieur prenaitrarement l’initiative du lâchage. Question d’habitudes, de pantoufles àdéplacer et aussi d’une bonté d’âme rarement récompensée.

Le cœur de mon ami S. V… avait cessé de battre depuis longtemps pour A.M…, qu’il entretenait largement, quand survint le siège de Paris. S…,qui y restait comme mobile, envoya A. M…, à Nice s’installerconfortablement avec sa respectable mère. Or un soir, après dîner, debons camarades, dont moi, nous amusâmes à un petit jeu de société quele siège suggéra. Bloqués hermétiquement, ne recevant aucune nouvellede la province, mais pouvant correspondre avec elle au moyen despigeons voyageurs, nous imaginâmes de faire écrire à S… une lettre oùil racontait à l’absente avoir su par des prisonniers allemands desdétails précis sur sa fidélité, lui permettant de conclure : « Nous nesommes plus ensemble ». Le siège fini, A. M… bondit par le premiertrain dans Paris, courut se jeter aux pieds de S… et reconnuthumblement les coups de canif de la Côte d’Azur. S… la releva, luipardonna à raison de sa sincérité, sécha les larmes avec quelquesbillets de mille et, le lendemain, se mit avec une femme honnête moinschère et guère plus infidèle qu’A. M…

Au prix où se payait déjà une toilette et des diamants, le règne de «Monsieur » n’avait pas la durée de celui de Louis XIV, quelquefois doncil fallait passer la main. Généralement cette transmission des pouvoirsse faisait sans grande secousse, mais d’autres fois, quand « Monsieur »avait Madame « dans le sang », il consentait douloureusement àrétrograder, devenait alors amant en second, et c’est lui que la femmede chambre fourrait dans les placards, abris inconfortables réservés,d’ordinaire, à l’amant de cœur, personnage nettement distinct deMonsieur et de l’amant en second. L’amant de cœur était le favori (àmoins qu’ils ne fussent plusieurs) préférés). Madame n’acceptait del’amant de cœur que les « cadeaux, éventails, flacons, sachets » et,aux heures, de liberté, la balade, à savoir les dîners dans lesrestaurants où l’on se rend chacun de son côté et très tard pour n’êtrepas reconnu, et suivis de la baignoire du fond dans un petit théâtre.Ce n’était pas toujours une économie d’être amant de cœur aux yeux dumoins d’Eugène Chavette le jour où il rima cette courte fable :

        Un jeune homme fort opulent
        Faisait la noce avec des dames
        Si bien qu’il devint indigent.

               MORALITÉ

        Ne donnez pas d’argent auxfemmes !

Monsieur, amant en second, amant de cœur, j’ai connu une personnalitéoriginale qui fut les trois : Xavier Feuillant, fils d’un richebourgeois de Paris, qui, après avoir marié ses deux filles dans lameilleure noblesse, était mort trop tôt pour surveiller l’instructionet les premiers pas de son fils dans la vie. Ayant, sous le toitfamilial, de bonne heure lassé la patience de quatre ou cinqprofesseurs, fourré ensuite dans des pensions, où il apprit d’après cequ’ont dit ses meilleurs camarades, tout juste à lire l’imprimé,Xavier, une fois jeté sur le boulevard, au bout d’un an de fête, duts’engager aux chasseurs d’Afrique, où il atteignit aux galons demaréchal des logis, car il ne boudait pas devant un Arbi. Paris leretrouva débarrassé de l’uniforme. Il avait hérité et fut alors trèschic, étonnant même de vieux « lions » et dandys par sa maîtrise àcheval au Bois ou dans un steeple et aussi par le choix de sesmaîtresses. Je dis « choix » à dessein, car il était de ceux quipeuvent jeter le mouchoir où ils veulent, certain qu’il y aurait descrépages de chignons entre concurrentes pour le ramasser. Joli garçon,bien pris dans sa petite taille, il possédait en outre la faculté,précieuse avec des femmes oisives et sans cervelle, de s’occuperd’elles depuis le matin jusqu’à la nuit très prolongée. Il évitait deleur faire jamais la lecture, même dans l’imprimé, mais, toujours auxpetits soins pour elles, il leur apportait le tabouret le mieuxrembourré, leur entassait des coussins derrière le dos avec uneimportunité qui les flattait.

Un soir (je saute quelques années) je venais de bâcler pour HortenseSchneider, au cours d’un souper d’amis avec elle chez Bignon, unquatrain où ma galanterie se gardait de la confondre avec sa camaradedes Variétés Silly, sa bête noire. Feuillant se pâme de confiance surma poésie, fait venir le chasseur du restaurant et commande :

- Allez m’acheter un mètre de satin blanc, tout ce qu’il y a de mieux.C’est pour écrire des vers dessus… Filez vite ! Et prenez la voiture deMme Schneider.

Retour du chasseur. Pour être plus sûr de réveiller un passementier ils’est adjoint ses collègues du Café Anglais et de la Maison d’Or. Tantpis pour ces messieurs et ces dames qui ont pu avoir besoin d’eux dansces trois restaurants. Monsieur Feuillant avant tout ! Feuillant lecouvre d’or. L’homme parti, il s’en va dans un coin déplier le satinblanc, l’étale, le lisse dévotement et au moment où il revient pour metendre un porte-mine en or afin que j’écrive mes vers, la grandeduchesse de Gérolstein attendrie a le temps de nous dire : « A-t-il desattentions, cet animal-là ! »

Plus difficile à psychologuer, Edmond de Lagrené, fils du premierambassadeur que la France ait envoyé en Chine. Intelligent et lettré,charmant de visage et de tournure, pour ces causes déjà il aurait pufaire un riche mariage, par surcroît, sa noblesse était de vieille datequoi qu’on puisse inférer de son prosaïque nom patronymique, deTorchon. Enfin il était de la Carrière, apport apprécié dans unecorbeille. Eh bien, cet homme envié pendant plus de dix ans par tousceux qu’attirait l’odor di femina a plus souffert par l’amour que leplus difforme et le plus idiot des déshérités de la vie. Pourquoi ?parce que n’étant pas assez riche pour être « Monsieur », il ne pouvaitse résigner au rôle secondaire de l’amant à qui la soubrette dit : «J’assure à Monsieur que Madame n’est pas là », alors qu’il venait devoir une canne dans le porte-parapluie de l’antichambre. Lagrenépestait contre les bienséances qui lui interdisaient « d’accuser lecoup », mais il en avait pour toute la journée à être insupportable.Quand « Monsieur » était malade ou en voyage, n’étant pas, lui, en étatde faire assez bien les choses pour prendre l’intérim, il était jalouxde quiconque approchait la bien-aimée. Si elle était actrice, dudirecteur, du régisseur, des acteurs, des pompiers de service. Seulavec elle, implacable juge d’instruction, il la torturait de questions,la condamnait sans l’entendre. Elle se fâchait, le mettait à la porte,il rentrait par la fenêtre, demandait pardon et recommençait lelendemain à se mordre les poings, à pousser des hurlements, pendant quel’ « amie » se passait méthodiquement de la pommade raisin sur leslèvres.

Il va de soi qu’ayant mangé son argent et ruiné son crédit, il luifallut quitter Paris et son poste au Quai d’Orsay pour des résidenceséloignées du papier timbré parisien. Il fut consul dans un poste del’Amérique centrale, sur un haut plateau où manquait l’air respirable.Très vite il rentra à Paris, déjà mûr, mais encore miroir à cocottes.Distingué par la V…, hétaïre très en vue, il lui fit une scène dès lepremier chapeau masculin trouvé dans l’antichambre. Une heure après,appelé dans un moment d’expansion Gustave au lieu d’Edmond, il cria,tempêta, fut mis à la porte et vint sangloter chez moi, longuement. Cejour-là je tâchai de lui donner assez de courage pour ne plus mettreles pieds chez la « perfide » et chercher autre part une âme un peuplus digne d’être la sœur de la sienne. Il m’avoua franchement sonéloignement invincible pour les femmes qui ne le faisaient passouffrir. Et je dus renoncer au rôle généralement ingrat, quand on n’enprofite pas, de consolateur. Pauvre Lagrené ! j’ai toujours eu pourlui, une grande pitié, surtout plus tard quand, ayant trouvé dans lesromans russes des types d’hommes de son espèce, je me suis rappelél’origine slave de sa mère.

Que faisaient Monsieur, l’amant en second et l’amant de cœur une foisdécavés jusqu’au dernier louis ? Le plus souvent, c’était chic des’engager aux chasseurs d’Afrique et de se raconter pendant ou après àun camarade. Exemple cet échange d’épîtres :

TOTO A TUTUR

    Au tripot, quand déjà l’aurore
    A travers les rideaux brillait,
    Quand j’eus dit – je me vois encore
    Avançant mon dernier billet –
    « J’en prends une », un sombre Bulgare
    Abattit neuf sur mon enjeu
    Puis il alluma son cigare
    Et partit sans m’offrir du feu…
    Maintenant je fais triste mine,
    Ami, sous ce ciel africain
    Qui fait éclore la vermine
    Et donne à manger au requin.
    Perdu dans ce pays sauvage
    Ou « Sacredié » se dit : « Allah »,
    Le matin après le pansage,
    Il faut nettoyer la smalah.
    Esclave d’un mot et d’un signe
    Je rampe devant mon marchef.
    Et s’il me flanque à la consigne
    Je dois penser « Bono bésef ».
    Moi qui trouvais au temps prospère
    Le londrès bon pour les voyous,
    J’ai des attentions de père
    Pour ma pauvre pipe à deux sous…
    Je te griffonne, ami fidèle,
    Les sombres lignes que voici
    A la lueur d’une chandelle
    Du café le moins toc d’ici,
    Après avoir avec trois hommes,
    Etrangers à l’emploi du tub,
    Joué tristement nos consommes ;
    Voilà qui n’est pas Jockey-Club.
    C’est l’heure où brillent les croisées
    Du grand 6 de la Maison d’Or.
    Frère, au Bois, aux Champs-Elysées,
    Garde-t-on ma mémoire encor ?
    A-t-on parlé de ma détresse
    Aux tables du coin chez Bignon ?
    Réponds, Tutur, et ma maîtresse
    A-t-elle oublié mon prénom ?
    Je l’aimais bien, ma blonde infante.
    Et c’était mon orgueil, morbleu !
    De la voir passer triomphante
    Autour du lac en landau bleu.
    Allons, fainéant, du courage.
    Souviens-toi de ce vieux Toto,
    Prends ta plume et vite à l’ouvrage !
    Envoie un volume in-quarto
    Afin que lentement je hume,
    Quand ta lettre s’ent’ouvrira,
    Une âcre senteur de bitume,
    Un subtil parfum d’opéra.

TUTUR A TOTO

    Vieux Toto, loin de nos orages
    Dans ton gourbi reste toujours
    Et laisse aller à leurs naufrages
    Tes amitiés et tes amours.
    Résigne-toi, songe à la gloire,
    Chasse la panthère à cheval ;
    Paris a lâché ta mémoire
    Avant la fin du Carnaval.
    On a vanté ta crânerie
    Les premiers temps. Ça va de soi.
    Pendant huit bons jours je parie
    Qu’on n’a pas fait de mots sur toi…
    Et puis l’on s’est raidi la fibre,
    Nous étions alors aux abois
    Il fallait songer, l’esprit libre,
    Aux billets de la fin du mois.
    Tel qui sur ta vaillante fuite
    S’était attendri s’égaya
    Et tel autre ayant pris ta suite
    Tous les deux on vous oublia.
    La bande voit des jours maussades.
    Nous ne sifflons plus les grands vins,
    Gontran est dans les ambassades.
    Jean dans les dragons, à Provins.
    Albert est maître d’équipage
    Chez le duc d’un nouveau duché,
    Pierre avait frisé l’affichage
    Mais sa vieille l’a décroché,
    Ton infante est toujours très blonde.
    Son landau va toujours au Bois.
    Dans les soupers lorsqu’elle est ronde
    Elle dit ton prénom des fois,
    Mais ce n’est rien qu’une marotte
    Dont elle rit quand ça lui prend.
    Et pourtant, dès qu’elle s’y frotte,
    Ce que je la rosse en rentrant !

_________

Les duels.

MON PREMIER DUEL AVEC TOM POUCE. – APRÈS UNE RIXE AUHELDER. – A SPA ET LA PRISON     DE VERVIERS. – UNEAPRÈS-MIDI A COMPIÈGNE.


Vers la fin du règne de Louis-Philippe, la Chambre des députés donnaune matinée exclusivement consacrée aux représentants du pays et àleurs enfants, si petits qu’ils fussent. Une des attractions réservéesà ces derniers était To meet to, comme disent les Anglais,c’est-à-dire de rencontrer un nain célèbre de l’autre côté du détroit,nommé Tom Pouce. Mon père, député d’Ille-et-Vilaine, m’amena à laprésidence. Tom Pouce avait été hissé sur un billard, où je fusautorisé à le rejoindre. Le nain me toisa sans aménité. Tout le sang dema cinquième année ne fit qu’un tour. Je me ruai sur lui dès quel’insolent eut dressé vers moi une manière d’aiguille à tricoter quilui servait d’épée. Nous perdîmes tous deux l’équilibre au bord d’unedes bandes du billard. L’épée se brisa dans la bagarre.

Qui de nous deux eut le dessus ? L’aveugle tendresse maternellem’entretint tout le jour de « ma victoire ». Dans mes souvenirs confusje me vois plutôt revenant avec une joue égratignée par l’aiguille àtricoter. Qui qu’il en soit, ma provocation furibonde fut jugéesévèrement par ceux des députés anglophiles présents dans la salle debillard qui, quelques années avant, avaient concédé déjà le votehumiliant de l’indemnité Pritchard à notre intermittente alliée.

A L’AGE D’HOMME.

On s’est battu beaucoup en duel sous le Second Empire, surtout à lafin. Les reprises des Trois Mousquetaires et de Vingt ans aprèsmirent je ne sais combien de flamberges au vent. Le théâtre nous étaitun stimulant. Quand Mélingue accoté contre une muraille, faisant face àune meute d’assaillants avait rugi : « Dix manants contre ungentilhomme : c’est trop peu ! » les manants et les gentilshommes à lasortie sur le boulevard n’en auraient pas mené large, pour un regardcroisant le nôtre de travers.

Les duels au pistolet étaient assez rares : un en moyenne sur dixrencontres. J’aurai à y revenir bientôt. Très peu furent suivis demort. L’innocuité de beaucoup inspira ce procès-verbal imaginaired’avant combat : « Quatre balles seront échangées sans résultat. »

Bien entendu, il y eut toujours un résultat dans les duels à l’épée,mais aucun n’a été mortel, sauf celui où le duc de Gramont-Caderoussetua le journaliste sportif Dillon. En tous cas pas un de ceux qui m’ontmené sur « le pré », comme combattant ou comme témoin, n’a coûté deslettres de faire-part à la famille. L’apostrophe ampoulée de J.-J.Rousseau : « Que veux-tu faire de ce sang, bête féroce, veux-tu leboire ? » eut rarement son application. Du reste, dix-neuf affaires survingt auxquelles j’ai été mêlé n’avaient pour origine que des vétilles.

Si j’avais été alcoolique il y a beau temps que mes petits-neveux etmes petites-nièces parleraient de moi au prétérit. Ma chance a vouluque mon estomac eut de vertueuses révoltes automatiques. J’ai à peuprès suivi le sage précepte de Salerne : Semel in mense ebriari, nese griser qu’un jour par mois. Malheureusement, ce jour-là, j’avais levin mauvais, et aussi le rhum et l’eau-de-vie et le kummel desrestaurants de nuit.

C’est ainsi que mon premier duel depuis Tom Pouce fut la suite d’unerixe nocturne dans l’escalier du Helder, à la suite d’un souper. Smith,mon adversaire, eut le choix des armes en vertu d’une décision prisepar un arbitre que les quatre témoins désignèrent d’un commun accord,le marquis du Hallays-Coëtquen, père d’une des femmes les pluscharmantes du second Empire, la baronne de Poilly. Le marquis fitcomparaître les adversaires, chacun de leur côté, avec leurs témoins etnous imposa la tâche ardue, Smith ayant été éméché aussi bien cettenuit-là, de reconstituer les deux versions. Dans ma pensée, j’étaisl’offensé, mon adversaire ayant le premier levé la canne sur moi, mais,comme il n’avait touché que le rebord de mon chapeau, tandis quej’avais riposté par un coup de poing dans les gencives, je perdis macause près du marquis.

Deux balles furent échangées inutilement. Puis on se serra les mains.Finalement déjeuner avec les quatre témoins où l’on se grisa, cettefois sans résultat.

A deux mois de là, dans le coupé de la diligence allant de Rennes àDinard, alors un petit trou pas cher, j’avais à côté de moi un seulvoyageur d’une soixantaine d’années, mais quel homme ! Du vif-argentcoulé dans un petit corps. Après s’être colleté quelque peu avec leconducteur, il se tourne de mon côté et, sans préambule, me demande sije fais des armes. Sur ma réponse affirmative, il veut savoir le nom demon maître. N’ayant pas pris une leçon d’escrime depuis le lycéeLouis-le-Grand, je cite mon professeur d’alors, Lozès.

- Une ganache, décide d’un ton sec le petit vieux. Du reste,ajoute-t-il, tous les maîtres d’armes d’aujourd’hui sont des mazettes.

Pour ne pas fâcher ce friand de la lame, je me rabats sur le pistoletet je mentionne l’arbitrage du Hallays. A ce dernier nom, le petitvieux tortille sa moustache joyeusement :

- Du Hallays, charmant garçon ! C’est mon cousin. Ce bon du Hallays !Nous ne nous sommes jamais quittés dans notre temps de jeunesse,excepté quand nous étions chacun dans des garnisons au diable vauvert…Mais on se retrouvait aux jours de permissions. C’est au foyer del’Opéra que je lui ai dit un soir :

« - As-tu remarqué, Gaston, que nous ne nous sommes jamais battusensemble ? » Il l’avait remarqué comme moi, ce brave du Hallays. Toutde suite il me proposa de nous trouver le lendemain avec deux témoinschacun à la Porte Maillot là il m’a flanqué une balle dans les reins !J’en boite encore… Mais si vous croyez que je lui en veux !

Drôle de type ! A Hédé, à mi-route de Rennes à Saint-Malo, leconducteur qu’il avait secoué au départ ne l’ayant pas aidé àdescendre, il lui dit vertement son fait, me serra la main, se nomma :« Marquis de l’Angle-Beaumanoir » et disparut clopin-clopant.

*
*  *

Trois ou quatre ans après, devant la redoute de Spa, le soir descourses, après dîner, était-ce l’influence du champagne ou du kummel ?mais un monsieur à barbe longue, assis à la terrasse du café de l’hôteld’Orange, échangea sans cause avec moi des propos violents. Lelendemain, rencontre au fleuret, car on n’avait pas trouvé d’épées àSpa… Singulier combat singulier ! J’ai couru, moins de danger, cematin-là, qu’en passant dans une rue où un couvreur pourrait me tomberdessus du haut d’un toit. Léon de Dorlodot, mon adversaire, ne bougeapas d’une semelle. Avec un flegme remarquable il balança son fleuret degauche à droite, sans s’arrêter au milieu qui était l’estomac et leventre de votre serviteur. A aucun moment de ma vie je n’ai éprouvéplus pleinement le sentiment de la sécurité. Toutefois, étant loin detirer comme Antonin de Ezpeleta et Féry d’Escland, nos « as » d’alors àParis, me mis dix bonnes minutes à atteindre je ne sais quel métacarpe,ce qui fit tomber le fleuret des mains inexpertes qui le tenaient.

Matinée assez agréable en somme, mais reste de journée moins folâtre.La loi belge, sévère pour le duel, coffrait, sans crier gare, lesdélinquants, s’ils ne pouvaient fournir une caution garantissant qu’ilsse présenteront au tribunal le jour où leur affaire viendra. Notrecaution était fixée à trois cents francs. Dorlodot paya la sienne etalla probablement reprendre le soir même son café à l’hôtel d’Orange,tandis que moi, complètement décavé la veille au trente et quarante, neconnaissant personne à Spa, sauf un Allemand, mon hôtelier, Müller,auquel je devais une semaine et qui avait déjà disposé de ma chambre,je fus happé par deux gendarmes, dès mon arrivée à l’hôtel, lesquelsm’enjoignirent de les suivre à Verviers, la sous-préfecture de Spa, oùje fus tout de suite écroué dans la prison.

A première vue, ma cellule m’a rappelé les affreux arrêts de lycée pourson confort rudimentaire ; le directeur, homme pressé, ne s’attarda pasaux charmes de ma conversation et me laissa seul avec un porte-clef, unbon gros, qui me demanda à brûle-pourpoint :

- Monsieur, au dîner, est-ce que tu mangeras l’ordinaire comme lesautres ?... Il sera aussi assez bon pour toi l’ordinaire.

Quoique excusable dans une bouche flamande, ce tutoiement m’agaçait. Je« vouvoie » pour rétablir les distances.

- Avez-vous quelque chose de mieux que l’ordinaire, en y mettant leprix ?

- En y mettant le prix, répète le geôlier ébahi, puis, avec une nuancede déférence :

- Est-ce que tu voudrais manger à la pistole par hasard !

- Ce qui veut dire pour combien ?

- Trente sous le repas.

Je frémis :

- Il n’y aurait pas une pistole à quarante sous ?

Stupeur de mon gardien, à qui j’ai dû faire l’effet du roi Léopold venuincognito voir fonctionner la prison de Verviers. Un peu remis, ilcourut me chercher sa pistole à quarante sous tellement ignoble que jeme couchai sans manger.

Le lendemain, au cours de ma promenade dans les quelques mètres à cielouvert ayant nom préau, je fis la connaissance d’un lieutenantprussien, que le directeur de la prison m’identifia au préalable. Venud’Aix-la-Chapelle, sa garnison, aux courses de Spa, ce guerrier,s’étant saoulé à fond au café de la Redoute avec du schiedam, avaitfait scandale. Puis de nouveau dans les brindezingues après les coursesde Spa, revenu au café il se colleta avec les garçons, sauta par lafenêtre, heureusement pour lui au rez-de-chaussée, et, poursuivi finitpar se jeter dans un grand bassin. Cueilli au bord par deux gendarmes,il fait le bon apôtre, se donne pour repentant, flatte l’un et l’autre,en louant leur belle apparence, admire les sabres belges, s’en faitprêter un par le plus gobe-mouche des deux militaires, effraye l’un etl’autre par un menaçant moulinet et prend sa course comme si le diablel’emportait. Il fallut toute la maréchaussée de Spa pour mettre la mainau collet de ce forcené au moment où il allait gagner Malmédy, villagealors prussien, aujourd’hui, grâce à Dieu, belge.

Au préau, le lieutenant von X… me dit avec bonhomie, dans un argotparisien correct :

- Si nous nous cognons jamais avec vous, je regrette pour vous de vousdire que vous recevrez bientôt une pile (c’est qu’il disait vrai pour70, le misérable) !... soignée. C’était dit en 1868. Et vous savez,aujourd’hui, je n’ai plus bu de schiedam.

J’en ai voulu longtemps à cette brute d’avoir eu raison. Depuis Foch jelui pardonne.

*
*  *

L’hiver suivant, algarade chez Laborde. Ce professeur de danse en sessalons de la rue de la Victoire enseignait dans la journée l’honnêtepolka, et, le dimanche soir, le tumultueux cancan des bals publics. Onpayait le prix élevé alors de dix francs par personne pour l’entrée deson « dancing ». C’est un dimanche, – est-ce sous l’influence debourgogne ou du champagne ? – qu’une rixe à coups de poings avecAlfonso de Aldama décida un sergent de ville, mandé par Laborde, à memettre la main au collet avant de me conduire sans égards au poste dela rue Drouot. (Et dire que j’ai écrit des articles – dont je ne merepens d’ailleurs pas – pour qu’on augmente la solde des « sergots » !)

Quelle horreur, ce poste ! D’abord la salle d’entrée à peine éclairée,déjà puante, occupée par trois sergents de ville étendus sur un lit decamp et le brigadier assis à une table. Interrogatoire sommaire. On mefouille, on me prend mon argent, mes clefs, mon canif et l’on me poussedans une salle encore plus noire que celle d’entrée. Avec les yeux dela foi, je finis par y découvrir trois ou quatre têtes de co-détenusque j’aimai encore mieux voir là cette nuit que le lendemain au coind’un bois. Une seule binette rassurante, ronde, paterne, celle d’unesorte de Colline de la Vie de Bohême. Etait-ce un fumiste, unpochard, un convaincu, ce personnage bizarre qui, de temps en temps, selevait de notre banc, frappait à la lucarne et, quand un sergent deville paraissait, articulait avec politesse.

- Je voudrais avoir mon reçu.

- De quoi ?

- De mon argent qu’on m’a pris en entrant.

- C’était un sou, son argent.

Le lendemain, dans les bois de Saint-Cyr, j’eus bien la chance, ̶  quel raccroc ! de toucher au bras gauche Alfonso dix fois fortcomme moi. Mais le droit lui restait, le bon, qui lui servit d’abord àme larder fortement la cuisse gauche, puis à me colloquer au biceps dequoi me faire tomber l’épée des mains et conséquemment arrêter net lecombat.

Une fois rhabillés, moi tant bien que mal, manifestions des effusionsordinaires chez les amateurs. Mon vainqueur me serra, sur le terrain,la main qui me restait libre. Et de ce jour-là a daté une amitié à lafaçon des Trois Mousquetaires et dont un des premiers témoignages,l’année suivante, fut d’avoir mon adversaire de Saint-Cyr pour témoincontre un grand diable du nom de Feuilherade long comme un jour sanspain, que mon épée n’a jamais pu joindre, tandis que la sienne metraversa un biceps de part en part.

Mais j’ai hâte de terminer par la rencontre qui mit une fin à macarrière combative.

Par un beau soir d’été, je me trouvai devant Xavier Feuillant au baldes Canotiers de Bougival.

Fatalement Feuillant devait se prendre de bec avec un autre petit coqaussi prompt que lui à se crêter. Mon ami Léon Chapron, dont je vousparlerai plus longuement, Chapron vient me relancer un jour, hors delui. La veille, à la suite d’une querelle avec Feuillant, celui-ci trèstalon rouge avait répondu par la voix de ses témoins qu’on ne sebattait pas en duel avec le fils d’un marchand de mouchoirs, même de larue de la Paix. J’écumai autant que mon ami. De quel droit, simplebourgeois après tout, si chic qu’il pût être, Feuillant établissait-ilaussi arrogamment une hiérarchie dans le Tiers État ?

Je brûlais de venger Chapron. Toute ma bande m’approuva ; tant ceux quiavaient, comme un personnage de Charles de Bernard, six cents ans deroture privée, que les autres qui, pour employer l’expression, stupide,de feu le général André, portaient des noms à courant d’air.

Or ce soir, à ce bal des Canotiers, (était-ce simplement la faute duChâteau-Chatou ?) d’une voix qui couvrait les crincrins de l’orchestre,debout dans un groupe, j’éreintai Feuillant copieusement. Je meretourne, il est devant moi. Très calme, il me jette :

- Vous aurez de mes nouvelles, monsieur !

Le lendemain, dans une plaine que longe un coin de forêt de Compiègne,les témoins nous placent. Je relève le collet de la redingote classiqueet j’attends le pistolet qui va m’être mis dans la main.

Maintenant veuillez me suivre avec quelque attention dans des détailstechniques que je vous ai épargnés sur mes autres duels, et qui peuventêtre médités, au cas, qui n’a malheureusement rien d’invraisemblable,où de nouvelles rencontres au pistolet braveraient les lois contre leduel en général.

Nous sommes à la distance relativement bénigne de trente pas.Conformément à la formule du commandement : « Etes-vous prêts ? » letémoin qui dirigeait le combat, sur la réponse « Oui », prononcedistinctement, mais assez vite, une, deux, trois. Passé trois, onn’avait plus le droit de faire usage de son arme.

Ayant tiré tout de suite après un, j’avais le temps de voir que jen’avais pas touché, de ramener le pistolet à mon visage pour leprotéger, si peu que ce fût, et aussi de me dire :

- Je vais bien constater s’il est vrai comme on le dit couramment que,dans les grandes émotions, les minutes semblent des siècles.

Or, c’est bien près de toute une minute que Feuillant m’ajusta. En toutcas il tira après trois, le coup qui me jeta sur le sol, les quatrefers en l’air.

Au premier moment je crus à une traîtrise et refusai de prendre la mainqui m’était tendue. Je protestai : « Vous avez tiré après lecommandement ». Il fut confondu et ne nia point. La vérité, confirméepar ses témoins, est qu’il n’avait pas entendu le commandement, lebruit de la détonation produit par ma balle ayant couvert la voix dudirecteur du combat. Conclusion. Absurde déjà au visé, le duel aupistolet l’est dix fois plus au commandement.

Par la suite, Feuillant ne me garda pas rancune de m’avoir à moitié tuéen dehors des règles. Pendant les cinq mois que je fus cloué au lit, ilenvoya prendre de mes nouvelles tous les deux jours. Quand je pus melever, il me fit parvenir l’adresse d’un fabricant de béquilles, horsligne à l’entendre, et son attendrissement quand il parlait de moifinit par me gagner. Deux ans après, je lui servais de témoin, comme jevous le conterai tout à l’heure.

__________

Les Témoins.
LES OCCASIONS OU JE ME SUIS FÉLICITÉ DE N’ÊTRE PAS TÉMOIN. – LE DUEL DANS LE PEUPLE.
– FEUILLANT ET SON MEXICAIN. – LES MÉDECINS DE DUELS.


Pour un jeune oisif agité et ami des palabres, le rôle de témoinoffrait un emploi de temps apprécié. D’aucuns y ont apporté une rareconscience dans l’exercice d’un mandat souvent légèrement conféré.

Tel Henri M…, au demeurant le plus pacifique des hommes pour soncompte. Alexandre Dumas a dit : « Les affaires, c’est l’argent desautres ». C’est le sang des autres que pesait au compte-goutte Henri M…avec une régularité de comptable. Il prenait tellement son rôle ausérieux qu’à sa mort, due à un chaud et froid attrapé dans un duel oùil assistait, par un temps pluvieux, un camarade, en trouva chez luides cartes de visite portant « Henri M…, premier témoin ».

Cette conscience s’expliquait par le labeur qu’exigeait la mission. Ilfallait ramasser les consultations éparses formant ce qu’on appelle lecode du duel dont tout le monde parlait et qui n’a jamais paru. A sondéfaut le devoir s’imposait de consulter les gens d’expérience. Et sivous croyez que les avis de ces oracles étaient comme on ditpertinents, et admissibles pour les profanes ! Telle école, parexemple, autorisait le repos à la demande de l’un des combattants.Telle autre proscrivait ces haltes, jugeant qu’elles faisaient la parttrop belle aux asthmatiques et qu’après tout on se bat avec son soufflecomme avec son épée. Ceux-ci permettaient l’interposition d’une cannedans les corps à corps ou en cas de faux pas. Ceux-là étaient, aucontraire, partisans du laissez-faire, laissez-passer, fut-ce dans ladirection d’une poitrine ou d’un abdomen. Les uns faisaient replacer àleur distance les combattants acculés à un mur. Les autres ne sereconnaissaient pas ce droit. Pour eux, l’acculé n’avait qu’à ne pasrompre. Bref, avec la somme d’efforts qu’il se donnait pour sedébrouiller dans ces contradictions, plus d’un témoin aurait puhonorablement conquérir un diplôme de docteur en droit ou en médecine.

Je ne regrette pas d’avoir accepté cet ennui pendant je ne sais combiende lustres, car j’ai arrangé dix fois plus d’affaires que je n’en aimené sur le terrain.

Un de mes trucs pour éviter une rencontre, et que je me permets derecommander encore aujourd’hui, consistait à substituer dans le procèsverbal, les témoins aux adversaires par l’emploi de cette formule : «Les soussignés, après avoir pris connaissance du différend, etc.,estiment qu’il n’y a pas lieu à réparation. » Les témoins devenaientainsi en quelque sorte seuls responsables. Les adversaires ne pouvaients’offusquer de cette rédaction sans les désavouer, ce qui ne se faitguère. Et c’était une économie de charpie pour tout le monde.

Pour évincer Cadoudal j’ai employé la manière douce.

Henri de Cadoudal, descendant du grand Chouan, était un type dans legenre de Choquard. Connaissez-vous l’histoire de Choquard ? Si vousdites oui, je vous la raconterai tout de même. Elle en vaut la peine.

Choquard, garde au corps de Charles X, cassé aux gages en 1830,royaliste forcené, avise un jour chez Tortoni un bon gros bourgeoislisant le Constitutionnel, organe libéral. Le garde du corps froncele sourcil, demande au garçon :

- Donnez-moi le Constitutionnel.

Le garçon répond que le journal est en mains, indique le gros monsieurà Choquard. D’où ce dialogue entre Choquart et le gros monsieur.

CHOQUARD. – Passez-moi votre journal.

LE GROS MONSIEUR. – Quand je l’aurai terminé, ce sera avec plaisir.

CHOQUARD. – Tout de suite et que ça ne traîne pas !

LE GROS MONSIEUR. – Mille regrets, mais…

Il n’achève pas. Choquard bondit sur lui et le gifle et le lendemain,reçoit un coup d’épée qui le cloue trois mois au lit. A peine guéri, ilreparaît chez Tortoni, retrouve le gros monsieur et grommelle entre sesdents : « Il lit encore le Constitutionnel après la leçon que je luiai donnée ! »

Henri de Cadoudal et Choquard avaient plusieurs traits communs. Ilsétaient royalistes, braves, mauvais coucheurs et mauvais tireurs àl’épée. Quand Cadoudal se querellait au café du Helder, incident aumoins hebdomadaire, il relançait comme témoin tel ou tel de notrebande, et, attendu qu’il était toujours dans son tort, chacuns’ingéniait de son mieux pour lui filer entre les doigts.

Le marquis de Rougé, éveillé une nuit en sursaut, va ouvrir. Cadoudalse dresse devant lui et, dès l’antichambre, lui crie.

- Je me bats ce matin. Tu seras mon témoin !

Rougé, qu’on ne prenait pas sans vert, invoque une bronchite qui lecloue au lit et court se recoucher, Cadoudal le suit, insiste :

- On vient d’insulter ton roi au Helder.

Le roi était le comte de Chambord.

Malheureusement pour Cadoudal, Rougé changeait d’opinion politique tousles mois. Il répondit avec autorité.

- Qu’on ne me parle pas de roi pour l’instant. Depuis hier je suissocialiste collectiviste.

Cadoudal poussa un cri d’horreur et prit la porte.

Ce n’est pas la politique que Cadoudal invoqua pour m’attendrir ; ilfit appel à mon impartialité.

- Tu vas voir de quel côté sont les torts.

Et il expose :

- J’étais au Casino Cadet. Gustave Fould me bouscule ou c’est moi quile bouscule, ça n’a pas d’importance. Je lui dis : « Vous pourriez bienfaire attention ». Il me dit : « Qu’est-ce que vous… vous… vous… ». Jelui dis : « Accouchez, nom de Dieu ! »

J’arrête :

- Permets, mon vieux, Gustave Fould ne peut pas parler vite. Tu saisbien qu’il est bègue.

Cadoudal éclate :

- Quand on est bègue, on ne va pas au Casino Cadet !

- Possible. Mais tu m’excuseras de ne pas te servir de témoin. Je parsdemain me battre à Mostaganem.

Cet alibi me priva d’aller au Helder pendant quinze jours. Dansl’intervalle, Cadoudal avait trouvé deux témoins, peut-être dans lesdémolitions et portait le bras en écharpe. Gai comme pinson il me criaà travers sa table : « Cet ani… ani… ani…. mal de Foul… Fould m’a flan…flan…. qué un coup d’épée dans l’é… l’é…. l’épaule gauche.

Une autre fois je passai comme témoin par de rudes transes.

A la suite d’une querelle qu’il avait eue aux Variétés, Hœckeren, medéclara, en sortant de ce théâtre, qu’il allait se battre auxconditions fixées par les témoins de l’adversaire, quelque duresqu’elles pussent être. Ayant frappé, il doit subir ces conditions. Jeserai un de ses témoins. Ceux du prince Dolgorouki seront chez Bignon àminuit.

Mandat impératif. Très impressionné, ainsi que mon co-témoin, Alfonso,nous entrons dans le cabinet de chez Bignon, où nous rejoignent bientôtles deux seconds du prince russe, le colonel Joltukine et le comteSzelowoski… Avec sa voix chantante de Slave, Joltukine, après unprofond salut, parle :

- Acceptez-vous en principe, messieurs, au nom du baron de Kœckeren, leduel tel qu’il se pratique chez nous ?

Réponse brève :

- Oui.

- Veuillez alors faire venir tout ce qu’il faut pour écrire.

Cela fait, le colonel me dicte lentement :

- La rencontre aura lieu au pistolet de tir. Les adversaires serontplacés à quinze pas l’un de l’autre. Ils auront le droit de fairechacun cinq pas et de tirer jusqu’à ce que l’un d’eux soit par terre,ou tous les deux. Si l’un d’eux n’a pas déchargé son pistolet, il peutfaire ses cinq pas en rampant.

Quel serrement de cœur tout le temps que je tenais la plume ! Je ne merappelle pas une occasion de ma  vie où j’ai eu à me maîtriserautant. Comme je me reprochais d’avoir engagé ma parole d’honneurd’accepter ce duel sauvage ! D’autre part, j’enrageais intérieurementde lire dans les yeux des Russes l’espoir qu’Alfonso et moi nousdéclinerions un mandat monstrueux, ce qui donnerait le beau rôle à leurclient.

- Parfait, nous dit Kœckeren quand nous lui eûmes remis le procèsverbal revêtu des quatre signatures. Allons-y !

Il y alla. Mais sans moi. Je n’aurais jamais eu le courage del’accompagner et me fis remplacer. Ai-je assez compté les minutes toutle temps qu’il fallut pour la rencontre qui eut lieu dans le GrandDuché de Luxembourg. Deux jours pour l’aller et le retour. Par quellestranses j’ai passé ! J’avais une peur bleue qu’ Kœckeren ne tirât enl’air, ce qui était sa mort certaine, puisque l’adversaire pouvait lecanarder à volonté, et mon ami n’avait pas la poitrine étroite ! Laisséà lui-même il eut peut-être eu ce geste. Heureusement, après moi,Alfonso et Feuillant, mon remplaçant, le chapitrèrent.

Or voici le procès verbal rigoureux de la rencontre. Dolgorouki faitses cinq pas, tire et manque. Mon ami, dédaigne l’avance à laquelle ila droit, vise chevaleresquement l’épaule, cible moins dangereuse pourle visé que la poitrine ou le ventre, et plus facile à manquer.Dolgorouki atteint chancelle, tombe. Les conditions sont remplies. Ilen fut quitte pour six mois de lit.

Souvenir plus affligeant celui-ci :

Mon ami Léon Chapron entre un après-midi chez moi, bouleversé. Il mecrie haletant :

- Tu sais que j’étais témoin de Z… Il est tué… Ne le plains pas,c’était un misérable.

Affalé sur une chaise, il donne, d’une voix entrecoupée, des détails :

- Z… portait une cuirasse, tu entends !... Elle lui protégeait lebas-ventre… A peu près sûr de pouvoir charger sans grand danger ! il afoncé sur son adversaire qui a tendu la broche. L’épée est entrée à uncentimètre au-dessus du bas-ventre. Nous l’avons bien vu, témoins etmédecins… Je n’ai pas eu le courage d’aider les autres à le rhabillertant bien que mal pour le transporter chez lui… Je t’en prie, rends-moiun service. Une fois les adversaires en manches de chemise, on m’aproposé de les tâter de bas en haut, comme cela se fait quelquefois.J’ai décliné cette offre comme outrageante pour les combattants. Étantparti comme un fou, je n’ai pas eu le temps de demander pardon auxtémoins… Je t’en supplie, va leur dire de ma part quelle hontej’éprouve de ne pas les avoir écoutés.

Resté seul, avant de m’acquitter de cette mission, je me frappe lefront en me rappelant qu’il y a un an ou deux j’avais servi de témoin àZ… dans un duel contre le marquis de Modène. Z… avait eu tous lestorts, mais je n’avais pas cru pouvoir lui refuser mon assistance, caril avait été mon témoin dans mon duel avec Feuillant, il m’avaitramassé, porté à l’hôtel et soigné pendant quinze jours. Je devais bienà M. de Modène les plus sincères excuses et je lui écrivis. M. deModène, qui avait été blessé dans ce duel, me remercia de ma démarchemais il ajouta plus tard verbalement.

- J’ai maintenant la quasi certitude d’avoir porté à ce monsieur uncoup qui a dû l’atteindre en pleine poitrine alors que j’ai pu croire àce moment-là à l’explication connue que les côtes sont une cuirassenaturelle. Aujourd’hui, du reste, j’aime autant n’avoir pas été lejusticier comme j’aurai pu l’être.

En ce qui me touche je remerciai Dieu de m’avoir épargné l’odieuxspectacle qui avait catastrophé Chapron.

Tout le boulevard s’émut de cette incroyable tragédie. Mais le cas deZ… ne fut pas difficile à psychologuer. Une gloriole stupide avait étéle mobile de sa traîtrise. Il était littéralement malheureux de ne pasarriver premier dans la nomenclature des combats singuliers mentionnéspar les journaux depuis quelques années. Pour conquérir cette gloirepresque à coup sûr, il a triché sur le terrain comme on triche sur letapis vert. Dieu ait son âme ; mais personne sur le boulevard ou dansles salles d’armes n’a eu pitié de lui.


LE DUEL DANS LE PEUPLE.

Dans une salle commune de restaurant, Chapron s’étant disputé avec unquidam (je n’ai jamais su lequel des deux avait eu les premiers torts?) ayant reçu de lui un fort coup de poing sur la figure, vint medemander le lendemain d’être son second.

- J’ai eu un peu de peine à obtenir la carte du drôle, me dit-il unefois son grief exposé. Il ne s’y est décidé qu’après les murmuresimprobatifs répétés de la salle. Maintenant que c’est fait, j’espèrequ’il va marcher rondement… Ce que je regrette pour toi et pourX…,  ̶  X… était mon co-témoin, – c’est que le particulierm’a l’air de demeurer au bout du monde.

En effet, la carte, au-dessous du nom de Louis Bernu, portait l’adressede je ne sais plus quelle chaussée Clignancourt ou d’une quelconquebarrière d’Italie.

Arrivés – à bout d’haleine de cheval de fiacre – à l’endroit indiqué,le co-témoin et moi, nous nous trouvons devant une maison lépreuse etsans concierge. Nous gravissons à l’aventure un escalier noir, escarpé,visqueux. Sur un palier du second étage, un gamin nous croise… jedemande.

- Eh, mon petit, où demeure M. Bernu ?

- Connais pas.

- Qui est-ce qui peut nous renseigner ?

- Allez voir ici.

Ici c’était une porte que nous n’avions qu’à pousser. Dans une pièce oùnous pénétrons, quatre ou cinq ouvriers, en manches de chemise,travaillant à la confection de chapeaux de tout genre, pour la journée,la soirée : claques, melons, etc. Nos hauts de forme à la main, avec lacourtoisie professionnelle de parfaits témoins, je demande :

- Monsieur Bernu, s’il vous plaît ?

Notre entrée sur la pointe des pieds ayant passé inaperçue, c’estseulement au son de nos voix que les têtes, courbées sur le couvre-chefen préparation, se dressèrent. Et alors un sourire courut sur toutesles lèvres, les yeux de l’équipe entière se tournèrent vers un jeunehomme effaré, insuffisamment dissimulé derrière le dos d’un camarade,lequel se déplaçait malicieusement exprès pour laisser l’atelier sepayer une pinte de bon sang :

- Eh ! Bernu, t’entends pas. Il y a ici deux messieurs pour toi ?...V’là c’ que c’est que de souper sur les grands boulevards !... Avancedonc, Bernu… Va te faire saigner par le bourgeois, mon vieux Bernu !

Bernu se décide à donner signe de vie. Il relève un peu la tête, nousregarde, mon camarade et moi, d’un œil à la fois penaud et sournois,puis, brusquement, le chef tout à fait redressé, fait quelques pas versnous comme un homme ayant pris une résolution, s’arrête, troublé denouveau, et, tête basse, laisse tomber cette excuse après quoi nousn’avions qu’à gagner la porte.

- J’étais poivrot.

Au dernier les bons. A la même époque, Feuillant vint me trouver unmatin, très ému, non pas d’avoir à se battre, mais à la pensée que jene voudrais pas lui servir de témoin. Aussi, avant de me le demander,il exposa son affaire. A son idée, elle était bien simple. Ayant apprisqu’un Mexicain avait jeté les yeux sur une femme à qui il voulait dubien, il lui avait crié la veille chez Bignon. « Vous êtes unmisérable. » Et, comme il avait appris un peu de géographie le matinavant de faire cet éclat.

« Vous prendrez, avait-il hurlé, le train du Havre ce soir pour laVera-Cruz ! »

C’était le bannissement.

- Je vous en supplie, ajouta Feuillant avec des trémolos attendris dansla voix, soyez mon témoin ou je croirai que vous m’en voulez deCompiègne. »

C’était la carte forcée.

A six heures du matin, par un froid de canard, Alfonso, qui est venu meprendre dans un landau de louage, et moi déballons chez notre client,rue Royale. Nous montons les deux étages, sonnons, carillonnons.Personne ne vient ouvrir. Alfonso s’indigne, s’échauffe, défonce àmoitié la porte à coups de pied, accompagnés de cris et de jurons àréveiller toute la rue Royale et le curé de la Madeleine… Enfin des pasd’homme sonnent dans l’appartement. La porte s’ouvre. Feuillant enchemise, après avoir passé ses deux mains sur ses yeux embroussaillésde sommeil, nous demande :

- Qu’est-ce que vous f… là ?

Alfonso ravale un juron espagnol, – et il y en a dans la langue du Cid– et me laisse parler. Je rappelle à Feuillant qu’il a un duel pour cematin même et que ce n’est guère correct de faire droguer un Mexicainet ses amis.

Feuillant reprend à moitié ses esprits, explique son retard :

- C’est la faute à Edouard (Edouard, c’est son domestique, un nègre)qui devait me réveiller. Il est des pays chauds.  Par ces temps dechien, comme il en fait depuis huit jours, je lui ai permis de prendremon bois pour chauffer sa chambre du sixième… Il sera tombé dans le feu.

Alfonso intervient péremptoire.

- Attends un peu, je vais le secouer dans sa chambre, ton moricaud.

- Ne monte pas le réveiller. Ça le froisserait et je tiens à le garder,je n’ai jamais eu un valet de chambre si dévoué et si respectueux.

L’éloge d’Edouard se continue en litanies pendant que son maîtres’habille. Tout en grognant, Alfonso aide celui-ci à mettre sa pelisse.Nous voici dans la rue devant le landau. Feuillant s’arrête brusquementaprès avoir dévisagé le cocher.

- Qu’est-ce que tu as encore ? Bougonne Alfonso.

Feuillant déclare :

- Cet homme est mon ennemi. Je l’ai connu aux chasseurs d’Afrique. Nousnous sommes flanqué des coups. Je ne monte pas dans sa voiture.

Alfonso rugit, saute sur les épées enroulées dans la capote du landau,les dégage de leur fourreau de serge verte, en saisit une, donnel’autre à Feuillant et crie :

- En garde !

Cela se gâtait et j’en avais assez de mon rôle effacé ; je saute dansle landau, d’où je jette à l’ennemi de Feuillant mon adresse : 16, rueMoncey !

Les deux toqués prêts à ferrailler entendent, lèvent la tête, voient lefouet levé à ma demande, comprennent. Triple éclat de rire… Les épéesremises dans le fourreau, en route pour La Celle-Saint-Cloud !

L’ancien camarade de notre ami aux Chass’ d’Af’ nous conduisit àdestination sans incident, à part le léger accrochage d’une voiture demaraîchers au tournant de la place de l’Etoile, qui fit jeter àFeuillant un bref : « cette canaille l’a fait exprès », auquel lecocher se borna à opposer un dos dédaigneux.

En route Alfonso, excellente épée, je crois vous l’avoir dit, fit ànotre ami ses dernières recommandations :

- Tu tires comme un pied. Si tu charges comme un fou, tu es sûrd’écoper.

- Suis calme, répondit Feuillant en haussant les épaules.

Je vous passe les phrases d’une rencontre qui procura à Alfonso, commeà moi, l’humiliation de passer pour des blagueurs, quand nous en fîmesle récit absolument sincère. Feuillant « écopa » successivement de septcoups d’épée dans la figure. Vous entendez : sept, deux sur les joues,un sur le menton, les quatre autres encadrant chacun des deux yeux.Comme le dernier ne permettait plus au blessé d’y voir clair, le combatcessa et notre procès verbal déclara les deux honneurs satisfaits.

Deux petits souvenirs pour terminer. Premièrement, pendant que nousnous occupions à panser de notre mieux, après chaque passe, le visagede Feuillant, entaille par entaille, je relevais par moments la têtedans la direction de notre landau. Il ne m’échappa pas que notrecocher, debout sur son siège, suivait de l’œil avec intérêt les phasesdu combat désavantageux pour son ancien camarade, avec une jubilationoù il y avait de l’extase. Deuxièmement le lendemain, Hœckeren étantallé prendre des nouvelles du duel, apprit par Edouard que « Monsieur »était chez son médecin et demanda au valet le résultat de la rencontre.Le nègre dévoué et respectueux, la figure épanouie d’aise, tapantchaque fois sur sa cuisse, renseigna :

- Sept dans la gueule, monsieur le baron.


LE LANDAU DE DUEL. – LE MÉDECIN.

Le duel offrait l’inconvénient d’être un sport assez cher. Je ne citeque pour mémoire le déjeuner de la réconciliation, mais le landau decombat coûtait gros, on avait vite fait de vider les trois bourses d’orde cet imbécile de Rolla. Aux fins de mois surtout, l’idée de pratiquerde sages économies prévalut chez les plus prodigues. On inclinait seschoix vers les terrains plus à portée de nos bourses que même l’île deCroissy. Paris devint alors un champ clos, comme au temps duPré-aux-clercs ; on économisa le landau de combat et on se battit àdeux pas de chez soi. Aurélien Scholl prêtait régulièrement son jardinde la rue de Clichy. J’y ai assisté Alfonso de Aldama se battant contreRembilenski, un Polonais très brave, qu’il blessa mais que Scholl amusatellement par ses blagues pendant le pansement qu’une fois guéri, ilvoulut à toute force l’emmener pour toujours dans ses terres de Galicie.

Autre dépense lourde, les honoraires du docteur. Un médecin célèbreayant le droit de faire payer son expérience technique assez compliquéeet l’autorité qu’il faut, en cas de blessure grave, pour délivrer unrassurant : « vous n’en avez pas pour plus de huit jours de lit », jeme doute de ce qu’auraient demandé Velpeau ou Trousseau pour nousaccompagner dans l’île de Croissy. De là des incidents comme celui-ci.

Dans un duel où j’étais témoin, mon client reçoit une blessure. Le sangcoulait, coulait. Le médecin,  invisible. Je finis par ledécouvrir derrière un arbre, tremblant de tous ses membres. A ma vue,il s’évanouit et je dus lui donner mes soins, avec les quatre témoins.

Nous nous rabattîmes quelquefois sur un docteur – l’était-il ? – quipassait ses nuits jusqu’à l’aube au tripot et dormait sur le canapé. Onle réveillait, on le poussait tout somnolent encore dans le landau.Coût cinq louis, que le malheureux allait perdre le soir suivant aucercle, avant de regagner son canapé.

Par bonheur, la crème des médecins se rencontra pour nous tirerd’ennui. Il s’appelait l’Etendart. C’était mon labadens deLouis-le-Grand. Ses trente mille livres de rentes lui permettaientd’attendre patiemment une clientèle payante.

La nôtre le précipitait hors de son lit au moins une fois par semaine àdes heures et par des temps impossibles. A peine si de sa bonne figurejoufflue et souriante tombait de temps en temps un : « Vous ne serezdonc jamais raisonnables ! » Bien entendu, l’Etendart ne vit jamais lacouleur d’un honoraire. C’est tout juste si nous ne lui avons pas faitpayer sa part du landau. Pourtant, ses bons offices lui rapportèrentl’avantage discutable d’être connu des journaux. Un code humoristiquedu duel, publié dans je ne sais quelle feuille, se terminait par cetavis diminuant le danger de la rencontre :

« En cas de contestation, on pourra tirer sur le docteur l’Etendart ».

______________

Les écrivains que j’ai le plus connus.
SCHOLL, ROI DU BOULEVARD. – ROQUEPLAN, AUBRYET. – LA PRESSE BOULEVARDIÈRE. – LE Figaro BI-HEBDOMADAIRE PUIS QUOTIDIEN.
LE Gaulois, LE Journal amusant, LE Charivari ET CHAM, LA Vie parisienne, LE Tintamarre.

Aurélien Scholl, cet ultra-Parisien, était enfant de Bordeaux, où ilfit ses premières armes d’écrivain et même de poète. (Sa Denise estune jolie plaquette.) Dès qu’ils ont de l’esprit et quelques mois desalle, les Bordelais ont été, après les Marseillais, les provinciauxqui ont le plus triomphalement conquis Paris. Scholl se logea à deuxpas du boulevard, rue Taitbout, dans un agréable entresol où je voisencore en belle place un grand portrait au dessin représentant EugénieDeche, la créatrice de la Dame aux Camélias, avec cette ligne de sonrôle : « Alors je t’ai connu, jeune, ardent, aimé ».

Bien courtes ses échappées hors de Paris, de préférence à Monaco, où ilfaisait d’amusants mots de la fin sur la roulette, la Méditerranée etles principales cocottes en résidence à la table de Jeu. Après quoi,brusque retour vers ses chers cafés parisiens.

C’est à Tortoni, où il prenait d’ordinaire son apéritif, que Scholl eutcomme voisin de table un doux vieillard à cheveux blancs, un de cesbadernes précieux qui toujours ignoreront qu’on s’est payé leur tête etqu’avec le prix on fait des nouvelles à la main. Scholl amena peu à peuce patriarche à émettre chaque jour une série de calinotades, qu’ilservit aux lecteurs du Nain Jaune régulièrement, en les attribuant àun personnage imaginaire appelé par lui Guibollard. Et cela en toutesécurité, le bon vieux lui ayant confié que, pour obtenir desdigestions paisibles il ne lisait jamais un journal… Guibollard, dureste, ne remplaçait pas les gazettes par les précis d’histoire deFrance. Xavier Aubryet, ardent réactionnaire, s’en rendit compte. Luiayant entendu dire : « Je suis républicain », il fronça d’abord lesourcil, mais, voyant que le brave homme craignait d’avoir déplu par laconfidence de sa foi politique, lui concéda poliment que tous lesrépublicains ne sont pas « des Marat ».

- Marat…, Marat… répéta Guibollard : « J’ai eu une cuisinière quis’appelait comme ça. »

Puis il se reprit et rectifia : « Maria. »

Au sortir de Tortoni, à la suite d’un petit tour de boulevard retardépar les amis rencontrés à chaque tournant de rue, Scholl allaitordinairement dîner au café Riche, où il était plus chez lui qu’au caféAnglais où le maître d’hôtel Ernest le gênait par sa tenue si comme ilfaut : « Je n’aime pas, disait-il, à me faire apporter des cure-dentspar un sous-préfet. » (En ce temps-là les sous-préfets jouissaient d’uncertain prestige au moins vestimentaire.) Du reste il aimait tellementses aises qu’il évitait les dîners en ville, quoi qu’il ait dit d’euxun jour d’indulgence : « On y mange quelquefois très bien ; on fait dupied à la maître de la maison et l’on s’en va en emportant une dizainede cigares ».

Au Café Riche, Scholl se sentait pleinement en droit de secouer lesgarçons qui ne s’empressaient pas assez vite de satisfaire ses goûts etses manies. La principale consistait, entre les plats, à attraper sestêtes de Turc, ordinaires, qui venaient dîner à côté de lui ou prendrele café, entre autres un homme énorme, pataud, faisant le commerce despeaux de bêtes féroces et, par surcroît, se donnant pour l’inventeurdes balles explosives, qu’il disait avoir fait éclater dans le ventrede plusieurs lions de l’Atlas. La scie quotidienne de Scholl consistaità le traiter comme un « Tartarin » qui voulait s’en faire accroire.Pertuiset s’accommodait d’être blagué. C’était de la très bonnepublicité qui lui servait chez les fourreurs pour le placement de peauxde lapin, à la suite de l’apprêt nécessaire pour donner le change àl’acheteur de peaux de lion.

Scholl a ébloui le boulevard pendant vingt ans. Son Nain Jaune auraété un Ruggieri hebdomadaire, mais peu à peu ses fusées les plusétincelantes firent long feu. Il vécut alors presque solitaire jusqu’aujour où il tomba gravement malade.

De quoi ? Les médecins et ses amis diagnostiquèrent ce qu’ilsvoulurent, excepté la vérité. Cet homme de tant d’esprit n’a pas eucelui de plier son estomac aux règles d’un régime alimentaire suivi. Iljouait imprudemment avec lui, avalant bocks sur bocks sans se griser etmangeant comme quatre. Il gagna le pari de refaire un dîner complet enle recommençant par la fine champagne, suivie du café, du dessert, enremontant jusqu’au potage et, je crois même, à l’apéritif.

Je l’ai vu, je puis le dire, à l’agonie. Il voulut bien me recevoir, meserrer la main, me sourire et s’infliger, lui, le roi des causeurs, lesupplice ordonné par le médecin de ne pas parler. En sortant de chezlui, très ému, dans un journal, où je parlai de ma visite, je tournaile dos à un rédacteur un peu trop « bien Parisien » qui me demandait sile moribond avait eu un « mot de la fin. »

Je trouvais Nestor Roqueplan quand je voulais à Tortoni, presque tousles soirs, de minuit jusqu’à une heure du matin, arrivant du théâtre duChâtelet où il était directeur. Les garçons, pressés d’aller secoucher, débarrassaient les tables, trop vite à mon gré, car Roqueplanétait aussi agréable conteur dans le tête-à-tête qu’assis à sa tabled’amis à la Maison d’Or, dans la salle donnant sur le boulevard. Jepuis dire que j’ai eu la primeur de son si curieux Parisine, remplid’observations profondes, inattendues d’un esprit catalogué léger parle boulevard. Je l’entends encore pestant contre l’haussmanisation,coupable à ses yeux d’attirer vers les opulentes maisons neuves duParis de l’ouest les grands industriels domiciliés jusque-là au Marais,au faubourg Saint-Antoine, à la portée de leurs ateliers et de leursmagasins, dans des maisons où les humbles logeaient sous le même toitqu’eux.

- On se connaissait, me disait Roqueplan, du premier au sixième étage.Quand une femme d’artisan tombait malade, la dame du premier étagemontait s’occuper d’elle. Le patron retrouvait cela un jour derévolution. Le mari de la femme soignée se portait garant du bourgeoisdevant le populo soulevé pour piller et malmener l’odieux « proprio ».

Un autre jour, Roqueplan me donna son truc pour se dégager de toutimportun qui pouvait l’aborder dans la rue : Avant qu’il ait soufflémot, je lui dis : « Je vous quitte car j’aperçois un raseur qui vient ànous. » Et mon raseur me lâche content de m’avoir débarrassé d’unraseur.

Il était de Marseille. Or, je n’exagère pas en disant que les siréjouissantes exagérations provençales amusaient fort en passant par sabouche, les parisiens ; surtout quand ils les mettait sur le dos de sesaînés dans la littérature, Méry et Léon Gozlan, deux charmantsoutranciers de l’hyperbole.

Méry avait fini par faire croire non seulement à autrui mais àlui-même, qu’il connaissait de visu toutes les Indes orientalesdécrites par lui avec une scrupuleuse vérité dans une série de livres àsuccès. Quant à Gozlan, qui n’avait pas mis davantage les pieds chezles noirs de l’Afrique centrale, il ne s’inquiétait pas pour si peu.Accusé dans une polémique de journal d’avoir tué traîtreusement unedouzaine de moricauds, il compléta le récit par cette rectificationpéremptoire :

- Et je les ai mangés !

Roqueplan était lui aussi le dernier homme à se laisser épater. Je saisgré à Mme Bourget-Pailleron d’avoir raconté dans ses Ecrivains duSecond Empire, que Baudelaire lui ayant montré un livre relié,disait-il, en peau humaine, obtint cette réponse :

- De la peau humaine cela vous étonne ? Mais, mon cher ami, on ne tanneplus que cela ! Et quand vous viendrez chez moi, je vous montrerai uneculotte de cheval que je me suis fait tailler dans la peau de mon père.Je ne la mets que dans les grandes occasions.

Il ne goûtait guère davantage en politique les fanatiques convaincus. «Je respecte, a-t-il dit à l’un d’eux qui l’agaçait, toutes lesopinions, à condition qu’elles ne soient pas sincères. »

A la brasserie Neeser, le soir, j’ai entendu, une fois seulement, ettrop peu de minutes, Edmond About, cet autre artificier de la parole etde la plume. Il fut charmant, blagua avec beaucoup d’esprit ses amispolitiques, d’être hommes de peu de parole. Vainqueurs, beaucoup grâceà lui, du 16 mai, qui, au jour de la répartition des faveurs luidonnèrent l’occasion de dire : « On m’avait tout promis. J’ai toutaccepté. Je n’ai rien obtenu. »

Xavier Aubryet, était un personnage à la figure tourmentée, à la voixcaverneuse.

Il était très amusant, le soir chez Bignon, avec ses boutadesantidémocratiques. Il en voulait surtout à ces peuples soi-disantopprimés qui ont fait dire à Proudhon : « Après les persécuteurs, je nesais rien de plus haïssable que les martyrs ». Il jetait ces dernierspêle-mêle avec leurs bourreaux dans les mêmes oubliettes. Surtout nevoulant plus les voir sur le boulevard, il rêvait d’envoyer les Juifsen Judée, les nègres en Nigritie. Il ajoutait en passant les démocrates« en démocratie ». Ses vœux ne s’étant pas réalisés, il parla d’écrire,modifiant le titre d’une œuvre de Guizot, des Mémoires pour nuire àl’histoire de mon temps. Une affreuse maladie ne lui en laissa pas leloisir. Le malheureux passa par les pires tortures physiques et silongtemps que ses amis se lassèrent de monter ses étages. Dans unarticle, La Maladie de Paris, il a prévu le délaissement dont il futinjustement la victime. Ce chef-d’œuvre doit se retrouver dans lacollection du Figaro, espérons-le. Il mérite une place dans lesupplément.


LA PRESSE BOULEVARDIÈRE.

Plus libre dans les entournures que l’autre, la petite presse menaitgrand tapage, et ce n’était pas un mince agrément pour ceux queVeuillot baptisait déjà du nom de « boulevardiers » de se ruer tous lessamedis sur les petits journaux non politiques, le Figaro ou le Tintamarre, le Nain Jaune ou le Diogène.

Ce qui nous attirait surtout, c’étaient les personnalités à demitransparentes qu’on avait plaisir à nommer ensuite tout bas ou mêmetout haut. D’autre part un entrefilet virulent, un mot de la finagressif nous faisait courir tout de suite à la signature, et sil’article occasionnait à quelques jours de là quelque beau duel, lelendemain le bras en écharpe de l’écrivain était bien porté devantTortoni ou le café de Madrid. Le talent pouvait venir ensuite.

Le directeur du Figaro, alors hebdomadaire, déjà achalandé,Villemessant, aurait-il pu frayer avec les gens du monde, son nom étantprécédé d’une particule ? Je n’en sais rien, ayant ignoré ses originesde famille. Du reste, il ne se donnait pas les gants de frayer avec unla Trémoille ou un d’Uzès. Pas plus qu’il ne se faisait la réclame defestoyer dans les restaurants chers. Il déjeunait modestement chezNoël, alors Peters, dans le passage des Princes, alors Mirès, oùj’allais quelquefois.

C’était un gros homme sur la ventripotence de qui ballotait une grossechaîne de montre avec laquelle il jouait machinalement, pendant que savoix enrouée distribuait des mots drôles à droite et à gauche de latable qu’il présidait, entouré de ses collaborateurs de second plan,car les deux écrivains les plus en vue du journal, Aurélien Scholl etAlbert Wolff, n’avaient pas à faire leur cour au patron qui avaitencore plus besoin de leurs plumes qu’eux de sa caisse.

J’ai assez parlé d’Aurélien School pour m’en tenir ici à dire deux motsd’Albert Wolff, qui était sa vivante antithèse. Autant Scholl plaisaitdès l’abord par son extérieur et l’élégante correction de sa tenue,autant avec son dos voûté, son menton glabre, ses lèvres en rebord decuvette, Wolff réalisait l’être ambigu dont le poète des Emaux etCamées a dit, après une visite au musée du Louvre :

        Est-ce un jeune homme, est-ceune femme ?
        Est-ce une déesse, est-ce un dieu?
        L’amour ayant peur d’être infâme
        Hésite et suspend son aveu.

Tous deux avaient beaucoup d’esprit, mais la disgrâce physique de Wolfffut, bien entendu, exploitée par ceux dont ses causticités de plumetrès aiguës piquaient au vif l’épiderme. Un petit journal imagina delui faire faire une conférence fantaisiste qui débuta à l’aimablefarceur par : « Messieurs, Mesdames et Albert Wolff… » Elle se terminapar un coup d’épée qu’infligea l’offensé.

La fortune rapide du Figaro hebdomadaire décida sa transformation enquotidien. En un tournemain, Villemessant trouva ou forma une équipeexcellente de reportage métier, qui venait de surgir. Il dénicha desinterviewers très avisés comme Adrien Marx, d’autres plutôt impulsifscomme ce Gaston de C…, jeune décavé de ma connaissance, ignorant commeune carpe. A peine embauché, Villemessant l’envoie prendre desnouvelles de Rossini très malade. Il court chez le grand maestro et, lesoir, sur le boulevard, me raconte triomphant : « On faisait deshistoires pour me laisser entrer. Mais j’ai forcé la porte, bousculéles larbins et recueilli le dernier soupir de Rossini… Je viens del’apporter au journal.

Le plus agréable des figaristes que  j’ai connus a été PhilippeGille, bon écrivain de théâtre, causeur plein de saillies. Jeune, déjàchauve, se blaguant de l’être, il nous narra un soir :

- La bonne de mon petit René est une brave fille mais que j’ai dûgronder parce que le gosse n’est pas assez caressant pour moi. Aussi,hier, rentrant chez moi je l’ai surprise mettant la main de l’enfantsur la pomme de l’escalier en lui disant : Caresse papa. »

Les échos de théâtre étaient confiés à Jules Prével pour qui larubrique Courrier de théâtre était un sacerdoce. La mise en ordre, leclassement des notes reçues des diverses scènes absorbaient cet hommeconsciencieux. Il avait rêvé, paraît-il, les lauriers de l’auteurdramatique. Mais il ne donna pas de pendant au Mari qui pleure, petitacte reçu grâce à l’influence du Figaro et joué quelquefois, pendantles canicules, à la Comédie-Française. Cette bonne rosse de VictorKoning, son ami le plus sûr, appelait couramment devant tous lesrédacteurs présents, Prével compris, le Théâtre Français : la maison dePrével.

Mais le grand boute-en-train du Figaro, c’était le patron.Villemessant, le plus gai de ses rédacteurs, se plaisait à faire desniches qui amusaient fort ceux qui n’en étaient pas l’objet. Ainsi unsoir où passaient sous ses yeux les épreuves d’un article de son gendreJouvin, critique théâtral, il intercala dans les épreuves au beaumilieu d’une phrase le mot qui n’a pas été dit à Waterloo, puis annonçaautour de lui :

- Vous verrez que, demain, personne ne se plaindra.

En effet le lendemain seul, dans tout Paris, Jouvin s’était lu, ycompris l’ajouté. Il bondit chez son beau-père et protesta en vain.L’expérience avait été concluante. Villemessant jugeant que tous lesgendres sont bons, hors le gendre ennuyeux, cassa le sien aux gages.Mais, chez lui, l’esprit de famille ayant prévalu il lui donna unecompensation nécessaire très sortable. Jouvin, ému, écrivit une lettredébordant de gratitude à son beau-père qui, cette fois encore, a dûêtre seul à lire Jouvin.

Bon mari, Villemessant faisait à sa femme des plaisanteries quianimaient son foyer et qu’il aimait à raconter le lendemain à larédaction. Le thème ordinaire roulait sur l’importance conquise par le Figaro dans tous les mondes et à laquelle l’excellente créature nedemandait qu’à ajouter foi. Un jour, par exemple, ayant entendu sonmari donner à haute voix du « Sire » et de la « Majesté » à unpersonnage qu’il reconduisait, elle lui demanda à son retour :

- Qui est ce monsieur ?

- Qui veux-tu que ce soit ? c’est l’empereur.

C’était Godillot, le grand industriel, ressemblant comme deux gouttesd’eau à Napoléon III.

Nous étions peut-être de grands enfants de prendre plaisir à cesbabioles, mais que voulez-vous ? La Bourgogne était heureuse, le restede la France aussi, y compris le Figaro, qui jubilait quand iltrouvait des scies quotidiennes et cocasses pour ses souffre-douleursordinaires.

Un de ceux-ci, qui avait nom Léon Lespés, sous le pseudonyme de :Timothée Trimm, opérait chaque jour au Petit Journal de fondationrécente, dont l’initiative heureuse était de ne coûter qu’un sou.Timothée avait pris assez vite le tour qui sait complaire au populaire.Et comme son patron, Moïse Millaud, homme pratique, appréciaitl’influence de son chroniqueur sur le tirage du journal, il supportaitavec la magnanimité du silence les échos daubant, avec preuves àl’appui, son ignorance sans frontières. Un jour pourtant, piqué au vif,il tint à répondre indirectement aux brocards visant la pénurie de sonbagage classique et commença un article par : « Hier encore je relisaismon vieil Homère ». L’imprudent ! Le vieil Homère de Timothée Trimm fitla joie du Figaro et, par ricochet, la nôtre pendant un bon laps.

Le Gaulois date seulement de le fin de l’Empire. A son apparition, cefut un journal mixte. En même temps que les échos d’Arthur Meyer à sesdébuts sur les élégances parisiennes, Tarbé, son propriétaire etdirecteur, publia de très beaux articles demandés aux meilleursécrivains politiques. C’était aussi une maison de bonne compagnie etqui restera toujours telle, au milieu du pammuflisme triomphant.

La place donnée à la politique transforma certaines heures le Figaro,et plus tard le Gaulois, ou journaux presque aussi graves que le Journal des Débats, le Temps, l’Univers et le Siècle, mais cefut une raison de plus pour la presse gaie de faire tinter très fort laconcurrence de ses grelots. C’est accidentellement, que à la Vieparisienne, Taine, sous le pseudonyme de Thomas Graindorge, livra sesobservations austères sur la société contemporaine. Tout le reste dujournal était réjouissant, à commencer par le Monsieur, Madame etBébé de Droz et les histoires croustillantes de Richard O’Monroy.

Le Journal amusant justifia déjà son titre. Mais j’avoue mon faibled’alors pour le Tintamarre, si bouffon sans une trivialité,loyalement épanouie et dont j’ai retenu les conseils « pour se tenirdans le monde », entre autres celui d’essuyer toute la sauce de sonassiette avec une miche de pain qu’on place ensuite dans le verre de savoisine ; ensuite a simple fait divers :

« Un accident qui aurait pu avoir de fâcheuses conséquences a ému hierla rue Richelieu. Un couvreur est tombé d’un toit sur deux vieillesdames qui passaient. Par un hasard providentiel, le brave ouvrier nes’est fait aucun mal et il est allé seulement pour la forme àl’hôpital. Les deux vieilles dames sont mortes sur le coup. »

D’ailleurs il convient de ne pas oublier que le principal rédacteurBienvenu est le mémorable auteur d’une histoire de France, moinsdocumentée peut-être, moins équitable dans ses jugements que celle deM. Jacques Bainville, mais qui n’a pas volé son épithète complémentairede Tintamarresque. Si elle vous tombe jamais sous la main, je vousrecommande la folie de Charles VI dans sa forêt.

Enfin, badin à son heure, le Tintamarre, trouva un jour ce débutassez pimpant de chronique galante :

        J’aime à voir sur les quais
            Malaquais,
        Saint-Michel et du Louvre,
            Ce qu’un vent,
            Soulevant
        Les cotillons, découvre.

Puis-je enfin oublier les journaux dont la prose s’agrémentait dedessins, les uns assez bien venus pour se passer de légendes comme lesDaumier et les Grévin, les autres où le dessin était l’accessoire et lalégende le principal. Exemple :

Ce Cham, (on aurait pu le ranger parmi les gens du monde amusants caron savait qu’il s’appelait en réalité le comte de Noé) qui sans sebrouiller avec sa famille s’était fait une vie à part plutôt exempte depose. Il donnait des soirées où venait qui voulait, sans même avoirpris la peine de le connaître même de vue. Un de ces intrus qui setrouvait près de lui un soir lui ayant dit : « On s’embête ici, je m’envais. J’irai vous rejoindre lui dit Cham, mais donnez-moi unedemi-heure. Je suis le maître de la maison.

Les romanciers que j’ai connus.

BARBEY D’AUREVILLY.

Celui-là, je l’ai connu non dans un café, où sa superbe eût été mal àl’aise, mais au Courrier du Dimanche, journal hebdomadaire, oùj’allais flâner quelquefois. Cette feuille d’opposition éclectiqueétait commanditée par trois orléanistes militants (dans la mesure oùces deux termes s’accordent) : Lambert-Sainte-Croix, Firino,Feuilhade-Chauvin. Le directeur, Ganesco, s’affirmait républicain,quitte, lorsque son journal risquait d’être poursuivi pour des articlesfactieux, à s’expliquer devant les ministres : « Si je suisrépublicain, c’est pour mon pays, la Valachie. »

Barbey d’Aurévilly, plutôt bonapartiste, mais d’extrême droite et trèscatholique, s’entendait au Courrier du Dimanche avec Ranc, radicald’extrême-gauche, d’autant plus facilement qu’ils n’étaient pas engagéspour écrire sur la politique. Le premier jugeait les livres, le secondles pièces, sans du reste se trouver davantage d’accord sur le terrainpurement littéraire. Barbey, fougueux, romantique, prenait figure derévolutionnaire, en littérature, en face de Ranc, classiqueintransigeant, donc conservateur. A part cela, dans les causettes de lasalle de rédaction, c’étaient les meilleurs camarades du monde.

Je sortais souvent du Courrier du Dimanche avec Barbey d’Aurevillypour jouir de lui quelques instants de plus, mais de préférence c’étaità la tombée de la nuit. Car en plein jour, il était bien voyant et jedevais prendre ma part des oh ! oh ! des ah ! ah ! par quoi lespassants s’ébahissaient de sa façon de s’habiller qui fit connaître sonnom par ses contemporains beaucoup plus que la Vieille Maîtresse etles Diaboliques. Cela s’explique. Allez voir par curiosité la tenuede ville qu’il a choisie pour le portrait de lui qui est au Luxembourg: la redingote strictement serrée à la taille et surmontée d’un colrabattu d’où s’échappent les flots d’une cravate large et molle. Latoilette du soir était encore plus étudiée et compliquée. Un soir qu’ilme fit le plaisir et l’honneur de s’asseoir à ma table, il avaitl’habit à la française, avec des brandebourgs, rappelant celui du «major Édouard » dans l’opérette La Vie Parisienne : gilet de moirebleu de ciel, assez décolleté pour montrer mieux qu’un aperçu dechemisette en batiste, avec jabot de dentelle, la cravate également endentelle retenue par une étoile en argent. Pantalon de casimir blancavec large galon d’or sur le côté. Souliers « ornés » de boucles ensimili.

« Avec tout cela, il a du cachet », dirent unanimement les convives desdeux sexes, quand, après avoir baisé la main des dames, il se redressade toute sa fière cambrure de sexagénaire, qui ne s’avoua jamaisbourreau honoraire des cœurs féminins.

J’allais oublier le travail qu’il opérait sur sa figure. Au dîner dontje parle, une dame ayant inconsidérément parlé de « teinture » et jetépar là un certain froid, Barbey n’accusant pas le coup prononçasimplement :

- Madame, je ne me teins pas, je me peins.

Ce soir-là, il avait dû se croire Rembrandt.

Il eut des illusions moins enfantines et surtout de nobles croyances.Il eut foi dans la bonté de Dieu, dans l’avenir de la France, dans levrai, le beau, le bien. On a pu le blaguer, non le plaindre.

… C’est beaucoup de temps après le second Empire que j’ai vu de près lemobilier dont parle Anatole France. Barbey demeurait dans une trèspetite rue, dont peu de cochers ont su le nom, Rousselet. J’étais avecPaul Bourget, qu’il aimait fort et qui le lui rendait bien, dans lapièce principale de l’appartement formant salon et cabinet de travail àla fois. Le long des murailles, à peine recrépies, s’accrochaient desflacons d’encres de couleurs variées retenus par des ficelles tombantdu plafond. Il ne me semble pas avoir aperçu de rideaux aux fenêtres.En somme, j’ai pu me croire plutôt dans une cellule de moine moyenâgeuxou dans une salle d’arrêt de collège. Barbey transfigurait ce taudispour lui-même et, par contagion pour d’autres. Il se croyaitsincèrement propriétaire, ou à tout le moins locataire, du palaisd’Aladin.


HENRY MURGER.

J’ai dîné avec Henri Murger chez Dinochau, marchand de vin, etrestaurateur des lettres, qui faisait le coin de la rue des Martyrs etde la rue de Navarin.

J’étais invité par un oncle à moi, paysagiste, ainsi que quelquesartistes, dont deux noms me restent dans la mémoire : Bida etHarpignies, qui furent mes deux voisins de table.

Mais je n’avais d’yeux et d’oreilles que pour Murger, placé juste enface de moi. Ce que je fus bon public pour les blagues dont il émaillale dîner ! Ont-elles vieilli ? Possible, mais qu’il était donc drôle,ce forcené citadin, asticotant sur la belle nature Harpignies, qui, ensa qualité de paysagiste, était assez excusable d’en dire du bien !Feignant de l’approuver, Murger prenait un air rêveur et, comme en separlant à lui-même, lâcha, en bon pince-sans-rire, cette fumisterieinattendue :

- Cela doit être, en effet, reposant pour l’esprit et le corps, quandon a travaillé toute la journée dans un champ de blé, de revenir lesoir, chez soi, avec sa charrue sur l’épaule.

Je savais déjà combien c’était méritoire à Murger de faire rire desconvives, comme aussi des lecteurs. Il avait le droit de broyer dunoir, ayant eu la vie très dure. Fils d’un concierge, qui faisait desréparations – que l’Allemagne d’aujourd’hui ne l’imite-t-elle pas ! –féru de l’idée d’avoir sa plume pour gagne-pain, il trima longtempsavant de toucher soixante-quinze francs par mois comme rédacteur du Journal de la Chapellerie. Il s’estima encore heureux de gagner à peuprès aussi peu comme secrétaire d’un comte Tolstoï. Ajouterai-je qu’iln’avait pas le travail facile, car c’était un consciencieux, et sonfameux mot : « Il y a des années où l’on n’est pas en train », ne futpas seulement une boutade. Du reste, il ne plaisanta pas la bohèmequand, sorti d’elle trop tard, il en dépeignit les misères dans lapréface d’une des éditions du livre qui le fit célèbre. Il y montre àtravers les âges nombre de jeunes écrivains et d’artistes, cherchant,suivant l’expression de Balzac, « la pâtée et le nicher » et lestrouvant si peu ! Villon écrit ses ballades « au coin de la borne etsous la gouttière », et

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

Sous le règne de Louis-Philippe, qui finit avec les vingt-six ans deMurger, la pâtée et le nicher ne sont guère mieux assurés. « Deuxgouffres s’offrent à la bohème, la misère et le doute. » Plus d’un enmeurt d’épuisement ou, comme le poète Escousse, allume un réchaud.Murger alluma sa pipe et s’accommoda de la bohème. Parfois même, il luitrouve du charme. Il fut un optimiste. Sa pauvreté n’a jamais haïpersonne, pas même le « proprio ». Pas davantage il n’aura montré lepoing aux puissants de la politique. Savait-il d’ailleurs leurs noms ?N’avait-il pas son concierge pour lui dire quotidiennement, le matin,le temps qu’il fait dans la rue et si Louis-Philippe est toujours roides Français ? De là son acceptation sans-contrôle des « troisbalançoires », comme parla un magistrat selon le cœur de Combes,famille, religion, propriété.

Il a été le résigné souriant, même à l’impécuniosité d’abord. La banqueémet de nouveaux billets : « On dit qu’ils sont bleus », écrit-il à unjournal. Jamais il ne souffrit du péché d’envie. Au succès de sesconfrères ensuite. Au dîner dont je fus, les artistes lancèrent, entrela poire et le fromage, quelques brocards, d’ailleurs légers, àl’adresse de leurs concurrents au Salon. Murger ne souffla pas mot surles grimauds de lettres qui dénigraient sottement, dans leurs petitesfeuilles, ses vers comme sa prose. Enfin c’était le philosophe qui,après Molière, souffre tant des belles. Il ne garda pas rancune àMusette qui « l’aima quand elle eut le temps ». C’est son cœur qui iralui ouvrir à l’infidèle quand elle viendra frapper à sa porte, et sil’absence a tué chez tous deux l’amour, « il n’est pas mort, lesouvenir ». Certes le Dieu auquel il croit rappelle moins celui deBossuet, et même de Fénelon, que celui des « bonnes gens » de Béranger.C’est un Dieu, qui ne refuse pas la lune aux baisers sous les bosquets».

Qu’importe cela, c’est de la littérature. Murger mourut chrétiennement.


CHAVETTE.

Eugène Chavette casait péniblement ses cent kilos dans la chaise laplus résistante dehors, du moins pendant la belle saison sur laterrasse chez Brébant, avant de les mobiliser dans la salle durestaurant à l’heure du dîner. Son apéritif était le bock. Il lampaittrois verres coup sur coup, quitte à se reposer un peu avant de sifflerle quatrième. A ses amis qui voulaient l’arrêter au cinquième, ilobjectait : « Vous me faites suer », prenant le mot dans son sensconcret seulement, car il avait, par ailleurs, de bonnes façons. Jamaisun de mes contemporains ne transpira aussi copieusement que l’auteurdes Petites comédies du vice. Si la sueur est toxique, à ce quedisent les savants, Chavette aurait pu empoisonner Paris avec tout cequ’il épongeait sur lui avec son mouchoir, même en deçà et au delà dela canicule.

Entre deux abondantes suées sur la terrasse ou dans l’intérieur durestaurant, cet homme adipeux faisait la joie des voisins, des jeunes,parfois des passants, en contant des histoires personnelles, où ils’attribuait un rôle ridicule et qu’il débitait sans rire lui-même uneseconde. Il avait même, avant de commencer ses récits, une façond’assujettir un pince-nez qui lui conférait la sérieuse attitude d’unprofesseur.

Tel il m’apparut le jour où il me parla de la seconde république de1848.

Je l’entends encore : – Fichtre  temps ! La frousse partout. Etquelle dèche ! Ce fut le diable pour moi de m’aboucher avec un camaradequi connaissait Dieu et diable ; il s’appelait Antoine et qui meprocura un emploi du temps rémunérateur. Il s’agissait de faire lesdiscours d’un député royaliste à l’Assemblée Constituante qui lesdébiterait à la tribune, après les avoir appris par cœur. Ce travail medonna du mal, car je n’étais pas royaliste, mais il plut audestinataire et Amanda, ma bonne amie, put se payer chez le pâtissierdes plâtrées de gâteaux. Enhardi par ce premier succès, Antoinem’obtint un second discours. Cette fois, le député était orléaniste. Cetravail me donna du mal, car je n’étais pas orléaniste, mais il réussitau point que, huit jours après sa livraison, mon camarade me demandaitun troisième discours, cette fois, pour un député républicain. Cetravail me donna du mal, car je n’étais pas républicain, mais, cettefois, mon succès fut tel qu’Antoine accourut, quinze jours après, mecommander, du coup, trois nouvelles harangues pour chacun de mes troisclients, désireux tous trois de parler sur un sujet à l’ordre du jourintéressant leurs circonscriptions respectives. Pour comble, de chance,je serais payé le jour même de la livraison.

Donc vite au travail ! Après être allés au théâtre, nous revenons àminuit, ma compagne et moi, dire plus de deux mots à un énorme pâté deveau et jambon. Ensuite Amanda se couche. Je m’assieds tranquillement ànotre unique table pour écrire mes discours que j’ai déjà dans la tête.Tout va bien, mais c’est ici que la guigne commence… Je m’aperçois queje n’ai pas de papier à copie ou autant dire rien. Il est minuit. Tousles papetiers sont fermés, une angoisse, mais courte, car mes yeux sonttombés sur un jeu de trente-deux cartes avec lequel Amanda vient defaire, comme tous les soirs avant de se coucher, une patience, et uneidée m’est venue. Il y a sur le dos de chaque carte assez de place pourpas mal de lignes de mon écriture qui est menue. Si j’essayais d’écriredessus mes trois discours que j’ai bien dans la tête ? Je prends laplume. Ça va. Je couche sur les cartes mon éloquence avec soin, puis jerange discours par discours, sans bien entendu, les confondre. Cela meprend toute la nuit, mais je suis content : c’est de la besogne bienfaite. J’escalade Amanda qui ronfle dur et je pionce mes huit heures.Au réveil, je cherche des yeux Amanda. Elle n’est plus dans le lit. Jela recherche des yeux et la découvre assise à la table. Elle a empoignéd’un coup mes trois discours que j’avais si bien rangés, à part les unsdes autres, mêle les cartes et les bat, et les rebat impitoyablement…Je saute à bas du lit, je la prends par le bras, je croise les deuxmiens.

- Tu as fait un beau travail !

Elle ne s’épate pas, se fâche : « J’ai raté ma réussite. C’est toi quime porte la guigne. »

Et elle va s’habiller dans le cabinet de toilette.

Antoine m’a trouvé sur le bord du lit, prostré. Quand je lui balbutiece qui s’est passé, il a une révolte : « Quelle tête vont me faire mestrois députés en me voyant arriver chez eux les mains vides ! Tant pispour toi, mais si tu crois qu’ils vont casquer ! »

Et il me tourne le dos.

Cinq minutes après, Amanda me quittait aussi, emportant ses frusques,une partie des miennes et mes jeux de cartes pour finir sa patience.Dieu sait où !

Le récit terminé, je demande à Chavette :

- Puisque vous n’étiez alors ni royaliste, ni orléaniste, nirépublicain, qu’est-ce que vous étiez ?

- Rien, répondit-il avec dignité, et mes convictions n’ont pas changé.

Comme romancier, il avait le truc pour donner la chair de poule à sonpublic.

Une vieille dame chez qui je villégiaturais, et qui lisais tous lesjours un feuilleton de Chavette dans le Gaulois, me dit en confidence:

- Si vous connaissez l’auteur, voulez-vous le prier en grâce de ne pasfaire commettre à un de ses personnages, une marquise, un double crimequ’il laisse prévoir, l’assassinat de ses deux frères.

De retour à Paris, dès les premiers mots de ma requête, Chavette,fronçant le sourcil, me déclara en pesant ses mots :

- S’il s’était agi d’une comtesse, je vous aurais donné satisfaction,mais quand je mets une marquise dans un de mes romans, c’est plus fortque moi, il faut que ce soit la dernière des fripouilles.

Cependant, comme je lui fis entrevoir que ma vieille amie pourrait sedésabonner du Gaulois, il réfléchit, s’épongea et finit par mepromettre que sa marquise ne tuerait qu’un frère sur deux… Et il netint pas parole.


PONSON DU TERRAIL.

Scholl m’a fait trouver avec Ponson du Terrail. Il m’a paru que cetécrivain gentilhomme n’avait pas dû hanter particulièrement son mondeen vue de s’initier à ses us et coutumes, car je n’ai pas oublié cetteindication fournie par lui sur l’emploi de la matinée d’un élégant : «Le baron avait attelé à son cabriolet le cheval qui avait gagné leDerby, l’année précédente. »

Mais il racheta cette infériorité mondaine par une qualité précieuse,l’ordre. Chaque fois que de nouvelles figures de personnagesapparaissaient dans ses feuilletons, il sut, grâce à un classementrigoureux de ses papiers, éviter des gaffes d’autant plus regrettablesqu’il écrivait plusieurs romans à la fois. Il eut l’idée de concrétiserses personnages sous la forme de petites effigies en métal rappelantles soldats de plomb des enfants. Il les avait devant lui pour lesfourrer ensuite dans un tiroir, au fur et à mesure qu’il faisait passerson héros ou son héroïne de vie à trépas. Malheureusement, un jour,s’étant trompé de tiroir, il tua ainsi Rocambole, un bandit de soninvention qui commettait une scélératesse par feuilleton. Tollé généraldes lecteurs, menaces sérieuses pour le journal d’être forcé d’ouvrirle guichet des désabonnements si le sympathique brigand continuait àdormir du sommeil de la tombe. Flatté à la fois et préoccupé par cetteénergique pression, Ponson, en tête d’une Résurrection de Rocambole,décidée de concert avec le directeur de la feuille en cause, publia : «Comme la perspicacité de nos lecteurs et lectrices l’avait deviné,Rocambole vivait toujours. »

Et le roman repartit pour six bons mois grâce à cette mort àretardement.

Entre temps, Ponson aborda le roman historique. Il campa l’arme aupoing des guerriers disant d’eux-mêmes : « Nous autres, chevaliers dumoyen âge » et aussi il ouvrit : « une rue Laffitte, arpentée de longen large par le cardinal de Richelieu. »

Sa mort bénéficia d’une presse sans malices. A peine si j’ai noté cetteindication biographique donnée dans le Gaulois après la nomenclaturede sept ou huit romans du défunt, œuvres de début :

« Plus tard l’orthographe l’attira. »


XAVIER DE MONTÉPIN.

Il avait commencé dans la presse par des articles de mode qu’il signaitd’un nom de femme, patricien, bien entendu. Les descriptions detoilettes ne rendant que peu en ce temps-là comme publicité, Montépinconnut des heures dures, d’autant plus pénibles qu’il était né vorace.Villemessant l’aida d’un billet de cent francs et s’en souvint un jouroù son débiteur, le raccrochant sur le boulevard, lui proposa un romanfeuilleton. La réponse fut : « J’aimerais mieux les cent francs quevous me devez. » Un embarras de voitures coupa court à l’entretien.Mais, dès le lendemain, Villemessant recevait le manuscrit, sonfournisseur ordinaire lui ayant manqué de parole, le lut hâtivement, letrouva stupide et, pour la raison spécieuse que tous ses lecteurs neseraient pas de son avis, l’envoya à l’imprimerie. Succès prodigieux.Du Montépin et encore du Montépin fut demandé à tous lesrez-de-chaussée de journaux payant cher cette sorte de prose. EtMontépin put mourir tué par la pâtisserie.

___________

Le Jeu.
LE JEU AU RESTAURANT FOYOT. – UNE TRICHERIE HONNÊTE. – DANS UN CABINET DE LA MAISON D’OR. – LES PARTIES DES GRANDS CERCLES. –
LES TRIPOTS, LES CASINOS. – UN CLAQUE-DENT. – LA ROULETTE ET LE TRENTE ET QUARANTE HORS DE FRANCE. – LES JOUEURS DE BACCARA
AUX NOMS DE CIGARES. – TYPES DE PRODIGUES ET D’EMPRUNTEURS.


Sans remonter jusqu’aux années si révolues pour moi où, entre deuxparties de toupie, le mauvais joueur que j’étais courait, gémissant, sefourrer sous la table quand il avait perdu deux sous à la bataille, jeme rappelle avoir débuté comme joueur, mon Dieu, que c’est donc loin !par la bouillotte et le lansquenet.

La bouillotte c’est à peu près le poker en plus amusant parce que moinscompliqué. Le lansquenet, lui, était purement inepte, ne serait-ce queparce qu’il conférait un avantage scandaleux au banquier. Aussi lebaccara a été pour lui, ou plutôt contre lui, ce que fut le chemin defer en face de la diligence, la lampe à gaz dressée devant le quinquet.En moins d’un an il avait accaparé tous les tapis verts des cercles etdes tripots, toutes les tables des restaurants et des cafés avec cetteseule restriction qu’il ne devait pas y avoir de pièces de monnaievisibles sur la table car la police de Piétri ou de Boittelle nebadinait pas.

Mais qu’arriva-t-il ? Cette obligation força dangereusement les enjeux.On joue plus cher quand le gagnant reçoit en paiement des bons revêtusde signatures, et plus cher encore si c’est simplement sur parole. Delà des « culottes » disproportionnées aux ressources, et pesantquelquefois, dans l’armée notamment, sur toute la vie du perdant.

Cette vérité m’apparut lumineuse au restaurant Foyot, où nous étionsquelques-uns attablés à l’heure où Colmet-d’Aage et Vautrin et d’autrepart Trousseau et Velpeau, dans leurs chaires respectives, enseignaientles uns le droit et les autres la médecine. Tout de suite le baccara,surtout tournant, confisqua nos après-midi. Nous disposions d’unepetite pièce bien à nous, fermée par un paravent, ce qui nouspermettait, grâce aussi à l’indulgence du patron et aux pourboiresdonnés aux garçons, de jouer « éclairé », sinon des billets de banque,au moins des pièces d’argent et même des louis.

Or, un jour, les gagnants venaient de faire charlemagne et, la partieétant finie nous allions nous séparer. Seul Gabriel Labordère, auditeurà la Cour des Comptes, resté encore assis, le nez fixé sur les cartesdu baccara délaissé, fut interpellé :

- Qu’est-ce que tu fais là, espèce d’idiot ? lui crie Félix de G…,notre benjamin, candidat à cette même Cour des Comptes et qui sepréparait à l’examen des finances de l’État par de fortes brèches auxsiennes. Labordère ne lui répond pas et continue ensuite à manœuvrerses cartes.

A ce moment, un garçon vient réclamer à Félix de G… qui va s’en allercinquante centimes pour un cahier de papier à cigarettes.

- Je te joue tes dix sous, dit Labordère à G… en s’arrêtant de remuerle carton.

- Ça va.

- Coupe.

G… perd les dix sous, joue les vingt, perd encore et de quitte oudouble en quitte ou double, une passe prodigieuse de quinze coups(Labordère tenant toujours) porte le dernier enjeu à trois millefrancs. Une jolie culotte pour un mineur. La galerie, dont j’étais,regarde avec une crainte compatissante G… retirer son chapeau,s’asseoir…. Un silence, puis Labordère :

- Fais-tu les trois mille ?

Nous sommes émus. On se rapproche pour voir, entendre…. G…, avec untremblement dans la voix, faiblement articuler : « Je les fais ».

Silence. Nos cœurs battent très fort.

Labordère tranquille propose :

- Qu’est-ce que tu dirais si je levais la banque ?

Nous entendons à peine soupirer cette réponse :

- C’est ton droit.

Alors Labordère dressé debout éclate :

- Tu ne vois donc pas que je te vole depuis un quart d’heure, avec lescartes que je venais de préparer. Un faiseur de tours m’a appris letruc hier. J’étrenne avec toi, imbécile.

Et montant ce qui restait de cartes inutilisées :

- Il y a encore là quatre coups de bons pour moi. Si tu veux continuer,calcule avant ce que tu me devrais, bougre d’âne !

G… lui sauta au cou, en sanglotant.

Il ne joua plus sur parole. Seulement, ayant hérité à sa majorité, ilentra dans des cercles où les crédits sont très élevés et, la déveineaidant, il est mort, encore jeune, aux trois quarts ruiné.

Labordère aussi, son sauveur ; même un peu plus vite.

J’ai joué aussi de temps en temps la nuit dans un cabinet de la Maisond’Or. Les patrons, bons princes, fermaient les yeux, étant, paraît-il,joueurs eux-mêmes, ce qui crée l’union sacrée de la solidarité. Ceuxd’entre nous qui n’étaient d’aucun cercle encore, moi tout le premier,s’arrêtaient de jouer un moment quand entraient les camarades venantpour se refaire, si possible, à notre modeste partie, des abattages deneuf et de huit rue Royale, au Sporting, aux Mirlitons. En tête Raymondde Borrelli entre deux permissions de son régiment. Borrelli avait pourle triple prestige de sa brillante conduite dans la campagne d’Italie,d’un talent de poète de guerre et d’amour déjà connu des délicats, etde supporter héroïquement sa guigne phénoménale au jeu.

Ceux d’entre nous, à la Maison d’Or, qui ne pouvaient se résigner àaller se coucher en perte ou en gain, n’avaient qu’à monter un étagepour tailler ou ponter dans ce que l’on appelle, par euphémisme, uncercle ouvert, oh combien ! dont les salons étaient pleins toute lanuit. Les décavés de longue date, à peu près sans domicile, ronflaientsur les canapés. De l’aveu même des perdants on y faisait assez peu depoussette, la surveillance étant, par crainte de la justice, organiséeavec des précautions d’ailleurs intermittentes. Tant à ce tripotau-dessus de la Maison d’Or, qu’au d’Aguesseau ou chez Bigi, suffisaitparfois un simulacre de présentation.

Un soir, chez Bigi, deux jeunes gens du meilleur monde, légèrement prisde boisson, correctement mis, se dirigent tout de go vers le salon. Ungérant les arrête.

- Que désirent ces messieurs ?

Réponse brève :

- Jouer.

Petit silence, suivi de la question :

- Ces messieurs veulent-ils au moins donner leurs noms ?

- Jamais de la vie !

- Allons, entrez, mauvaises têtes.

Un mot des cercles chics au point de vue jeu.

Rien à dire de l’Union et de l’Agricole, voués presque exclusivement auwhist à quatre.

Le Jockey pratiquait rarement le baccara, un peu plus le quinze etgénéralement le whist à quatre, volontiers à un louis le point. Maisquand le vicomte Daru, le baron de Val de Guimont, habiles joueurs,gagnaient la forte somme au whist, c’était souvent pour aller la perdreau baccara de la rue Royale.

Là, c’était la partie folle. Les gains et les pertes, à ce que merappelle un survivant, de 500 000 francs dans une nuit n’étaient pasrares. Le baron de Plancy, aussi hardi qu’heureux, gagna, une nuit, 980000 francs et déclara qu’il s’arrêterait au million. Il perdit dans lamême nuit 500 000 francs, en tenant la banque. Il ne joua plus.L’octogénaire comte Delamarre était d’un dixième dans cette banque.Quand le lendemain il vint à la caisse et demanda ce qu’il avait fait :« Vous perdez cinquante mille francs », lui dit-on. « Hein ? »répondit-il, et ce fut tout.

Les parties les plus célèbres de l’époque furent des duels au piquetentre Plancy et Khalil Bey. Plancy jouait cent francs le point etKhalil Bey acceptait tous les paris. Un soir où il joua deux centcinquante francs le point il en perdit deux mille, soit cinq cent millefrancs. Une jolie culotte pour un « jeu de commerce ! »

Narichkine avait la spécialité de « la faire » à l’indifférence. Unenuit, allongé sur un canapé il entend prononcer : « Banque ouverte ! »lance de sa place : « Banco ! », prie quelqu’un de voir le coup pourlui et se rendort, ou fait semblant.

A l’Union artistique, alors rue de Choiseul, Daniel Wilson, le plusgros joueur, était un homme fastueux. Le futur gendre de Grévy donnaitde temps en temps chez Voisin des dîners où chaque femme trouvait soussa serviette un billet de cinq cents francs, destinés au lansquenet ouau baccara de l’après-dessert. Quelques-unes, les fourmis, prétextantune subite indisposition ou une visite à leur pauvre mère, filaientavant l’arrivée des jeux de cartes. Les cigales, une fois leurvingt-cinq louis raflés, « tapaient » Wilson qui se laissait taper.Elles faisaient ainsi la bonne partie, et il y avait de la joie pourtout le monde.

Mon ami Georges M… aura corsé peut-être le tribut que les cocottesprélevaient sur Wilson. Il eut ce dernier pour parrain aux Mirlitons.Le soir de la réception, la présentation du nouvel élu aux membres unefois terminée, aucun valet de pied n’ayant encore annoncé dans lessalons le traditionnel : « Il y a cinquante, cent, deux cents louis, etcætera en banque », Wilson proposa à mon ami un écarté, lui gagna soncrédit de cinq mille francs, plus trente mille francs sur parole qu’illui réclama dans les trois jours. La famille de M… paya, à la conditionque le fils prodigue donnât sa démission du cercle. Georges M…, quiavait de l’esprit, dans le mot où il s’acquittait de sa dette, donna àWilson du : « Mon cher parrain » et ne le revit plus…

J’ai eu vent comme tout le monde d’incorrections, hélas inévitables,mais on citait rarement des noms. Le plus souvent c’étaient deshistoires de poussette. Tel banquier en déveine depuis quelquessemaines, las de payer des mises glissées après coup, faisait aucommissaire des jeux des confidences confirmées par la galerie, à lasuite de quoi le pousseur se laissait pousser vers la porte. Avant toutpas de scandale, même si, ce qui était plus grave, il s’agissait d’uneportée introduite dans un dizain par un joueur alléguant qu’il avait euune distraction. Le comité demandait avec beaucoup de détours ladémission, si bien que le congédié payait quelquefois d’audace devantdes camarades rencontrés dans la rue. Il donnait à son départ du cercleun motif plausible. Dans le doute, on ne le coupait pas. J’ai connudeux de ces « exécutés » qui ayant été insuffisamment dénoncés commeindésirables ont, à six mois de distance, épousé chacun une Américainemultimillionnaire.

Les victimes elles-mêmes n’étaient pas féroces :

- J’aime mieux jouer, disait le vieux comte Delamarre avec un filouqu’avec un veinard. Au moins le premier me laisse gagner quelquefois.

Georges de la B… était de cette école indulgente. Ce n’est paslui-même, c’est une galerie indignée qui, le voyant volé par tropouvertement dans un casino de ville d’eaux, alla chercher la police. Lebrouhaha produit par l’événement fit qu’on eut la négligence d’enfermerà clef dans la salle de jeu ensemble le volé et le voleur. Au bout dequelque temps, Georges de la B… se tourne vers ce dernier, prend un jeude piquet, le bat et lui dit :

- Ce n’est pas tout ça. Vous me devez ma revanche… A qui la donne ?

Quand le commissaire mit la main au collet du drôle, celui-ci allaitemporter vingt louis qu’il avait gagnés peut-être honnêtement à sonvolé.

Quiconque a peu ou prou remué des cartes de baccara reconnaît que lesréflexions émises au cours de la partie sont d’une banalité plutôtmonotone : « J’en prends une… En carte… Nous ne sommes pas payés àgauche, etc »… Au moins de mon temps, dans les haltes et repos, surtoutla nuit, il y avait de la détente autour des petites tables où l’onavalait un morceau de jambon. A ce moment précis, les jeunes joueursaimaient à faire causer cet octogénaire agréable, le comte Delamarre.Une nuit où il s’était laissé aller à des souvenirs de la campagne deRussie, quelqu’un lui demanda s’il avait jamais parlé à Napoléon.

Sur sa réponse affirmative, les curieux se pressèrent autour de lui etil raconta :

- On était devant la Bérésina. Le maréchal Oudinot, dont j’étaisl’officier d’ordonnance, me fit venir de grand matin et vivement :

- Allez dire à Sa Majesté que les ponts sont coupés.

Ni une ni deux, je cours à la tente de l’Empereur. On m’annonce.L’Empereur se lève à moitié sur son lit de camp. Je vois encore sonserre-tête.

- Qu’est-ce que vous me voulez, lieutenant ?

- Sire, je viens de la part du maréchal annoncer à votre Majesté queles ponts sont coupés.

- Qu’est-ce qu’a dit l’Empereur ? s’écria d’une seule voix le petitgroupe du cercle attendant la parole sublime, géniale, définitive.

Le vieux comte ne fait pas languir son monde.

- Il a dit : « Eh bien comment allons-nous faire pour passer ?

Où ai-je joué en dehors de Foyot et de la Maison d’Or ? Rarement dansles salons bourgeois où je fuyais l’inoffensif misti (lisez Trente etun). Plus souvent chez un camarade ayant une maison montée, l’heureuxmortel ! J’ai appris chez F… la marche du whist de Metz, le successeuret remplaçant du whist à quatre. Il me souvient que la séance dura deminuit à deux heures de l’après-midi le lendemain, sans arrêt, sauf letemps de souper, de prendre son chocolat le matin et, avant de nousséparer, de déjeuner. D’autres amis m’initièrent chez eux aux jeux, dehasard mais plus dangereux que le whist, plus simples, par là plus à laportée, à l’intelligence des petites dames invitées. La soirée se muaitalors en aimable petite fête suivie de promesse de se revoir chez telleou telle. Par malheur, ces jeunes personnes recevaientprofessionnellement parfois de louches aventuriers de tous les pays.C’est ainsi que, chez la célèbre Julia Barucci, deux Espagnols, G… etC…, furent expédiés hors du salon par Caderousse, qui les avait pris enflagrant délit de tricherie. Un des joueurs les plus volés ce soir-là,Angel de Miranda, Espagnol également, devenu plus tard journaliste au Gaulois, parlait de cette aventure avec une amertume compréhensible.

A quelque temps de là je me trouvais, je ne sais plus à quelleoccasion, chez une jolie brune, dont je n’ai jamais su le nom, avecdeux camarades Emile D… et Chapron. On ne perdit pas le temps en vainspropos. Tout de suite le baccara. Vague présentation faite par la damede trois hommes bronzés dont j’ai retenu les noms mieux que celui de ladame. Ils s’appelaient : Bacquero, Gomez et Pla. A peine étais-je assisà côté de la belle enfant que mon genou sentit la pression du sien. Enmême temps que, chaque fois que, les cartes venant à moi, elle sepenchait amicalement coude contre coude pour voir mon point. J’étaisflatté et il me fallut un certain sang-froid pour ne pas refuser descartes à tort et à travers au banquier qui m’interrogeait.

A six heures du matin, on se sépara.

Dehors sur le trottoir, notre trio échangea le : « Qu’est-ce que tu asfait ? » traditionnel. Le bilan de Chapron était insignifiant. Moi,j’avais bien décaissé vingt-cinq louis tant à Pla qu’à Gomez maisBacquero, d’autre part, m’en devant autant sur parole et m’ayant mêmesigné un papier, je conclus : « Affaire blanche. » Chapron cligna unœil sceptique : « Je ne vois pas d’ici les vingt-cinq louis de Bacquerodans ta poche. Ces gens à noms de cigares ne me disent rien. » D…jusque-là silencieux éclata : « Tous trois des filous, cesrastaquouères. Je m’en rends compte maintenant que je réfléchis. Toutle temps que ta voisine était vautrée sur ton jeu, elle faisait dessignes à Gomez. Aussi celui-là, je ne lui paierai les quinze louis queje lui dois, sur parole bien entendu, que quand j’aurai causé avec lejuge d’instruction. » Et il fit comme il avait dit. Deux jours après lavisite au Palais on avait fait filer de Paris nos gens à noms decigares, signalés par la police comme grecs internationaux. La jeunefemme avait été relâchée, faute de preuves suffisantes. N’ayant pas étéappelé comme témoin, j’ai évité l’humiliation d’avouer devant le jugele trouble que peut exercer la pression d’un genou sur les tirages d’unjoueur au baccara.

Soyons équitable. Cette fois-là aussi, je n’eus pas en somme à meplaindre de ma soirée. Rentré chez moi, j’ai été réveillé par lesvingt-cinq louis de Bacquero. Certes, en me payant, cet homme du Sudespérait bien se rattraper, et au delà, une autre nuit sur moi. Mais,en fait c’est lui qui a été volé.


ROULETTE ET TRENTE ET QUARANTE.

Au printemps de 1866 un vieux monsieur, d’ailleurs respectable, tintdevant moi ce langage :

- On peut toujours être mis dedans au baccara. Un ponte, ou simplementun gaillard sans préjugé, debout derrière les pontes, ayant vu leurjeu, est à même de faire des signes convenus, ne serait-ce qu’en segrattant le bout du nez, désigner leur point à un banquier égalementsans préjugés, qui en profitera pour tirer ou ne pas tirer. Trèsingénieux également ce télégraphe entre complices à l’écarté, au pokeret cætera. Bref les seuls jeux où l’on ait une sécurité complète, c’estla roulette et le trente et quarante. Quelle sottise d’avoir fermé le113 du Palais-Royal sous Louis-Philippe ! Le banquier de la roulette oudu Trente et Quarante ne peut pas matériellement tricher, parce qu’enréalité il ne joue pas. Il est simplement un intermédiaire qui prélèveune commission légitime sur les enjeux des joueurs. » Le lendemain dujour où j’entendis cette profonde parole j’étais à Spa. Dès le soir demon arrivée  je courus à la salle de jeu et j’en revins rincécomme un verre de bière. Je reçus assez tôt de l’argent de Paris pourrégler mon compte partout où j’avais, suivant les rites habituels dupays, trouvé du crédit, y compris l’hôtel d’Orange, et regagnai avecempressement Paris ou Bougival, mon ordinaire villégiature d’été, en mejurant de ne plus remettre les pieds à Spa.

L’année d’après j’y retournai. Au bout d’une heure de roulette il merestait tout juste une pièce de deux sous en nickel dans ma poche. Orje n’ai jamais été si riche. D’avoir payé mes dettes l’année précédenteinspirait une telle confiance aux fournisseurs du pays qu’on m’auraitpeut-être laissé emporter la roulette dans mes bagages.

Pour en finir avec casinos et kursaals, l’hiver suivant, à Monte-Carlo,j’ai eu la chance de rencontrer, à l’hôtel de Paris, un camarade quiétait venu demander au climat de la Côte d’Azur la guérison d’unepneumonie mal soignée. Garanti du jeu pour lui-même il tempéra mesvelléitées d’emballement en se faisant bénévolement mon caissier. Jelui avais remis mon argent de jeu. Il ne me lâchait que cinq louis parjour pour le tapis vert ; quand je gagnais je lui apportais fidèlementmon gain, mais, quand je perdais, j’avais beau supplier, crier,injurier, il tint bon jusqu’au jour du départ où, comptes faits, il meresta cinq cents francs net, mes frais d’hôtel payés.

Je quittai donc Monte-Carlo sans l’avoir maudit. D’autres faisaient pisque maudire. J’entends encore sur la terrasse au café, pas loin de moi,entre deux gorgées de cocktails, sous un ciel étincelant d’étoiles,un homme du Midi, vociférant de noirs projets de vengeance contre labanque. Par une nuit, celle-là sans lune, des gens guidés par lui etarmés jusqu’aux dents sauteraient d’une goélette, escaladeraient lacolline, envahiraient le casino, se précipiteraient, terribles, sur lesgardes de nuit, enlèveraient la caisse et refileraient mystérieusementdans la goélette, en se dérobant aux remerciements du caissier.

Une autre histoire moins mélo tout de même à noter, comme signe del’influence que peut exercer la guigne au jeu sur une imagination déjàportée vers le roman feuilleton, a été racontée, le lendemain soir,avec autorité. Le fermier des jeux, apprenant le matin qu’on avaittrouvé un inconnu pendu dans le jardin, serait venu subrepticementjusqu’à l’arbre signalé éparpiller quelques pièces d’or dans la pochedu gilet du mort pour faire croire à un suicide par amour.

L’auditoire de mauvais joueurs savourait ses racontars dénués devraisemblance. Moi également, je l’avoue, quoique gagnant, ce quin’était pas bien. Aussi ai-je peut-être mérité que le portefeuillecontenant mes cinq cents francs de bénéfice m’ait été pris audébarcadère de la gare de Lyon, à mon retour, par un voyageur qui meserra de près dans sa hâte de me dépasser.

L’été d’après, je « faisais » entre deux trains Hambourg, Wiesbaden,Mannheim, enfin Bade. Là, un soir, dans le café du Kursaal, un croupierde la maison nommé Martin raconta, d’après les souvenirs de son père,croupier au fameux 113 du Palais Royal, la fermeture sensationnelle dece tripot, au lendemain de la promulgation de la loi qui supprimait lesjeux publics. Martin fils nous parla de l’émotion douloureuse aveclaquelle l’auteur de ses jours, la main droite sur les cartes, l’autreprête à en détacher une, prononça :

- Messieurs, cette taille est la dernière.

Ce fut dit dans un ton si impressionnant qu’ensuite un mauvais plaisantfut hué pour avoir demandé que les rateaux fussent entourés d’un crêpenoir.

Dans tous ces casinos, kursaals, redoutes, mais surtout pendant mesdeux mois de Monte-Carlo, j’étais arrivé dans ma chambre le soir, avecdeux ou trois jeux de whist à tailler aussi vite qu’un croupier, unebanque de trente et quarante. Initié ainsi à la technique du jeu, j’aiconfirmé ma conviction qu’il était impossible à la ferme des jeux detricher. Elle n’aurait aucun intérêt à donner à des croupiers le mandatd’introduire une portée ou d’annoncer un point faux. Un tonnerre deprotestations aurait vite fait de provoquer la fermeture, au moinsmomentanée, des salons de jeu.

Prière de ne pas croire à une autre histoire de brigands dont on aparlé à Wiesbaden, la complicité d’un gardien nocturne de la salle dejeu avec des cambrioleurs, munis d’instruments de précision pouraugmenter l’espace séparant les numéros les uns des autres et faciliterainsi l’entrée de la bille. Bien entendu les voleurs plaçaient leursmises en conséquence. Il aurait fallu pour exécuter ce travailcyclopéen, plus de temps qu’il n’en faut pour mener les exécutants chezle commissaire de police.

En revanche quelques casinos de bains de mer – j’entends direqu’aujourd’hui la police veille mieux au grain, – ont mérité plus queMonte-Carlo et Bade le surnom de Péloponèse donné plus tard sur leboulevard à un cercle trop peu fermé.

Lors d’une saison où je me trouvais à X… des gens du meilleur monde,dans leur rage de se refaire d’une culotte aux courses, ne craignaientpas de descendre dans un sous-sol mal éclairé – comme par hasard – oùse jouait l’écarté. Je les suivis un soir et demandai à être inscritcomme c’était l’usage. Quand vint mon tour, je m’assis et, comme c’estaussi l’usage, je me penchai un peu sur la table pour identifierbillets et pièces d’or placés de mon côté. En relevant la tête, jereconnus Georges B… qui me reconnut aussi et, sans hésiter, reprit lescinq louis mis de mon côté et s’en alla. Ce geste m’étonna d’abord maisau fond me flatta. Dans un endroit pareil, mon adversaire pouvant êtresuspecté d’avoir plus de chance que moi, Georges B… a été encore trèsgentil de ne pas ponter pour lui.


CE QUE DEVIENNENT LES DÉCAVÉS.

Malheureusement quelques-uns, qui ont joué honnêtement et perdu, ontdemandé à la tricherie une revanche. Ils trouvaient encore dans cetimmense Paris des angles obscurs de cabarets borgnes pour détrousser unpetit débitant du quartier ou, ce qui est plus grave, un garçon decaisse, quitte à s’en aller perdre cet argent volé dans des endroits oùils ne pouvaient pas voler. Tout tricheur est un ancien joueur. Lesdeux escrocs de chez la Barucci ont été nettoyés, après des chancesdiverses, à Hombourg et à Monte-Carlo.

D’autres décavés, honnêtes ceux-là, ont lutté énergiquement pour ne pasavoir à échouer à la porte d’un dépôt de mendicité. A la suite d’unedernière culotte péniblement réglée, le comte de X…, un élégant duJockey, disparut. Revenu au bout de dix ans, il a été reçu amicalementpar des camarades, tant il raconta avec bonne grâce son curriculumvitæ, ayant abouti à un poste de sous-chef de gare d’une station devillage castillan. Il ne se plaignait de rien, pas même de la cuisineespagnole.

Autre cas. A l’Exposition de 1900 dans une section, une sorte de garçonde salle avec une casquette sur la tête portant : « Interprète »promenait des étrangers. Il fut reconnu de moi au geste gauche qu’ilfit pour n’être pas reconnu. C’était un vieux camarade que je tutoyais,disparu depuis au moins vingt ans. Comme je me souvenais qu’il avaitquitté un cercle fermé après avoir payé rubis sur l’ongle tout ce qu’ildevait, j’allai à lui quand je le vis libéré des étrangers qu’ilpilotait et je le mis en confiance. Il me parla sans amertume, tout demême avec un sourire un peu forcé, de la vache enragée à laquelle ilavait été condamné tout le temps qu’il mit à apprendre les quelquesmots d’anglais lui permettant de servir de truchement à desBritanniques ou à des Yankees : « Ça va à peu près, ajouta-t-il assezbas pour n’être pas entendu, avec ceux qui savent le français. »

D’une façon générale, le plus grand nombre des décavés s’étant avérésincapables du moindre effort, des parents, d’anciens amis ont dû lesaider à achever de mourir dans les tripots, dans les cafés où on lestolérait. Derrière les joueurs, à distance respectueuse, ils suivaientla partie, murmurant de temps en temps : « Moi, je m’y serais tenu » ou« moi, j’aurais demandé une carte ». Ceux-là ne furent point hantés parl’idée du suicide. La vue d’un tirage à cinq réussi les rattachait àl’existence.


LES PRÊTEURS

Quand, après une série de guigne, la peur d’être affiché au cerclevenait, après qu’on avait tapé sans succès la famille et les camarades,on courait chez French, Pierre le Bombé et deux ou trois autresintermédiaires qui faisaient fructifier leur argent et, le plussouvent, celui des concierges, de valets de chambre, de cuisinières desquartiers, attirés par l’appât des gros intérêts.

Je n’ai eu affaire qu’à un plus modeste prêteur, nommé Ahrenfeld, quise disait ancien gendarme afin de donner le trac aux emprunteurs tentésde le mettre dedans. Ahrenfeld m’a aligné mille francs à cent pour centet à trois mois, contre un billet endossé par une excellente signature.Ce n’était pas donné.

J’omets de maudire sa mémoire. Son métier, comme a dit Murger de lalittérature, ne nourrissait pas son « homme ». Le prodigue ne sesentait pas disqualifié d’être affiché sur les murs. On avait roulé unusurier, grande liesse ! Au surplus, les tribunaux n’étaient pastendres pour ceux qui prêtaient aux pourvus d’un conseil judiciaire.

Avec l’argent de l’usurier qui avait perdu son procès, une bande dejeunes s’est payé des dîners et soupers fastueux et périodiques, sibien qu’un vieux notaire, ami des calembours, a pu dire en ce temps àun père de famille que j’ai connu : « Si vous voulez un conseiljudicieux, ne donnez pas à votre fils un conseil judiciaire. »

J’ajoute que Clichy, la prison pour dettes, ne constituait pasdavantage une garantie certaine pour le prêteur. Cette mesure derigueur moyenâgeuse révoltait même les prodigues solvables, sûrs d’yéchapper, qui, par solidarité, s’accordaient entre eux pour ne pasrester les clients d’un usurier acharné sur un malheureux « dans lapurée ».

Quel a été le plus joueur de tous les joueurs dont j’ai ouï parler ? Jecrois bien que c’était le comte Jaracewski. Un jour, avec un de sescompatriotes à sa hauteur comme fidèle de la dame de pique, ils’ennuyait dans un bateau qui faisait les bords du Rhin et où tous jeuxde cartes ou de dés étaient sévèrement proscrits à bord. Les deux amisplacèrent chacun devant soi à égale distance un morceau de sucre, puisinterrogèrent l’horizon, après avoir convenu entre eux que, par chaquemouche qui se poserait sur son morceau de sucre, on gagnerait cinqlouis. Les mouches s’obstinèrent à voler loin d’Jaracewski lequelmauvais joueur, après avoir payé, jeta tout son sucre déveinard dans lefleuve que chante Boileau.

Combien à ma connaissance, pendant les dernières années du secondEmpire, de gros joueurs des cercles fermés se sont retirés à temps,après un intéressant charlemagne ?

Tout juste un ! Le baron de X…, arrivé un moment à 900 000 francs debénéfice et résolu à parfaire le million, perdit en une quinzaine 490000 francs à son cercle. Il lui en restait donc 500 000 qu’il garda.Mais je dois dire que ce joueur, gaillard extraordinairement pratique,discutait sagement le prix de la course avec le cocher qu’il prenait lematin à la sortie du cercle.

Pour me résumer, je n’ai jamais connu de joueurs repentants. Neuf surdix étaient de l’école de cet étrillé qui se psychologuait ainsilui-même. « Ce que j’aime le mieux au jeu c’est gagner, ensuite c’estperdre. »

Ou de ce fanatique obsédé par sa passion auquel un camarade rencontréayant dit : « Depuis que je vous ai vu, j’ai perdu mon père, ma mère etmes quatre enfants », les bras levés au ciel, s’exclama :

- Pauvre ami, quelle culotte !

___________

Le Théâtre.
MON ÉTAT D’ESPRIT AU THÉATRE EN GÉNÉRAL. –L’OPÉRA. LE THÉATRE FRANÇAIS. SCÈNES DE GENRE. LES PETITS THÉATRES. L’OPÉRETTE.
LES REVUES DE FIN D’ANNÉE. LES CAFÉS CONCERTS. ̶  THÉRÉSA.


Avant de passer une brève revue des théâtres je vous dois uneconfession. Mon sens critique appliqué au jugement d’une pièce a étéinfirmé par une cause qui devrait être secondaire. Toute œuvre perdaità mes yeux les trois quarts de son mérite quand les interprètes femmespouvaient, au point de vue esthétique, se classer dans la peu enviablecatégorie de ces jeunes filles que les notaires caractérisentcouramment devant un candidat au mariage de l’euphémisme : « Elle est agréable ».

Cet état – mettons d’âme – datait chez moi du temps où, élève deseconde à Louis-le-Grand, je fus mené aux Français, par le père d’un demes camarades de collège. Mazères était un homme d’une cinquantained’années, très vert, qui paraissait un vieillard à mes seize ans. Ilavait ses grandes et petits entrées dans la maison de Molière pour yavoir été joué pendant les cinquante représentations consécutivesqu’obtint son Jeune Mari, dont j’ai retenu ce court dialogue :

- Que je regrette mon premier mari ! s’exclamait la veuve au coursd’une discussion de ménage.

Et le successeur répondait, les bras levés au ciel.

- Pas tant que moi !

Mazères m’emmena voir les Doigts de fée de Scribe. Au second acte, lerideau baissé, amoureux fou de Madeleine Brohan, je me ruai dans uncafé, j’y bâclai quatre vers délirants de passion, les remis sousenveloppe, avec cent sous, à une ouvreuse et j’attendis. (J’avais donnéma carte sur laquelle était mon adresse et qu’aucune réponse n’honora.)

J’avais fini de regretter mes cent sous deux ans plus tard, quand jefis la connaissance de mon idole. Elle avait eu le temps de se marieret de se séparer de corps et de biens avec Mario Uchard, l’auteur de la Fiammina. Elle était toujours belle. Au Jardin d’Acclimatation, jelui fus présenté par son voisin de banc, qui s’appelait Paul Déroulède,et je me retirai vite pour ne pas interrompre un entretien ayantpeut-être, cet après-midi-là, un autre objet que l’Alsace-Lorraine.

Ma « feminite » aiguë m’éloigna de la salle du grand Opéra. J’avaisplutôt alors un penchant pour les beautés diaphanes. Or il paraît quela pratique ininterrompue du chant développe singulièrement lespectoraux et, par sympathie, leurs annexes. Je ne fus donc pas unassidu dans le théâtre où Marie Sasse, et peut-être aussi la Krauss etMme Gueymard Lauters, passèrent pour avoir fait faire leur portrait «grosseur naturelle ».

Au Théâtre Français je n’ai guère eu davantage de « vague à l’âme », dumoins le jour de tragédie. Rachel venait de mourir. Sarah Bernhardtn’était même pas encore au Conservatoire. Leurs intermédiaires, Dieu megarde de dire des noms ! n’ont pas entraîné mon cœur dans le sillage deleur peplum. Notez qu’on n’avait pas encore les jours d’abonnement pourse consoler par l’inspection de jolies femmes dans la salle. Ons’ennuyait ferme seul avec Melpomène. C’était le temps où l’on a contéqu’un beau soir Alexandre Dumas père, voisin de fauteuil d’orchestred’Alexandre Soumet, dont on jouait une tragédie très noble et très dureà avaler, lui signala quelqu’un non loin de lui qui dormait. Soumet nedit rien, mais le lendemain, avisant lui aussi un spectateur assoupi,il le désigna du coin de l’œil à Dumas, dont cette fois se jouait unepièce. Nul n’eut le dernier mot avec l’auteur des Trois Mousquetaires:

- C’est celui d’hier, affirma-t-il tranquillement, il ne se sera pasréveillé…

J’aurais pu être un de ces deux-là, surtout après avoir entendu lefranc-comtois Maubant déclamer dans Zaïre.

    Mon Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta glouère.
    J’ai vu tomber son temple et périr ta mémouère.

Si j’ai fui avec autant de persévérance la tragédie c’est aussi parceque presque toutes les actrices, qui ont fait un médiocre intérim entreRachel disparue et Sarah Bernhardt encore au Conservatoire, étaientagréables dans le sens donné par les notaires des prodigues. Enrevanche, dans la maison de Molière, j’ai été amoureux des jeunespremières, des grandes coquettes, des ingénues, les unes après lesautres et toutes ensemble. Je me faisais un petit roman pour moi toutseul depuis le lever jusqu’au baisser du rideau. Sans rien dire àpersonne, je m’incarnais dans les personnages des jeunes privilégiésqui en font voir de jaunes aux pauvres époux sacrifiés, le lamentableCoupeau des Lionnes Pauvres, le grotesque maître André du Chandelier. Avouerai-je que de ma place, aux premiers rangs desfauteuils d’orchestre, ma candeur s’illusionnait au point d’appliquer àma personne le mot tombé de toutes les lèvres des comédiennes dansl’après-midi : « Ce soir, je jouerai pour vous… ou pour toi ». C’estainsi que j’ai été tour à tour, à la Comédie-Française, le héros du Roman d’un jeune homme pauvre, le Duc Job, le Bernard Staempli de Mlle de la Seiglière. J’avais le cœur serré si je m’apercevais que lajeune première jouait simplement pour le public, amant collectif etimpersonnel.

Est-ce une excuse de n’avoir pas été le seul à subir une telleinfluence et que certain soir au Vaudeville se soient jetés des bancsd’ouvreuses à la tête entre belligérants ; dans un camp, unecinquantaine de membres des grands cercles et, dans l’autre, unepoignée de sergents de ville et d’employés de théâtre. La cause de labagarre ? Le mécontentement de la délicieuse Blanche Pierson, toutejeune encore, mais ayant déjà donné comme actrice des promesses qu’elledevait largement tenir, en tout cas très autorisée à ne pas vouloird’un rôle stupide dans une pièce médiocre, Le Cotillon. Caderousse etautres élégants de tous les âges ne regrettèrent pas d’avoir payé d’unenuit de violon le plaisir de s’être faits les champions d’une justecause qui d’ailleurs, à titre d’exception, triompha. Le Cotillon dural’espace d’une soirée tumultueuse, mais « bien parisienne ». Jamais onne vit autant d’habits noirs menés au poste. Comme un sergent de villemettait la main au collet du jeune comte de Saint-S… qui hurlait commeun beau diable, celui-ci se rebiffa :

- Empoignez donc plutôt ce gros-là, dit-il à l’agent. Il crie plus fortque moi.

Ce gros-là, c’était son père…

Pendant longtemps, le théâtre du Palais-Royal ne connut pas d’aussigalantes levées de boucliers, pour la raison péremptoire qu’il excluaitsystématiquement de son répertoire les rôles de femmes, sauf ceux deduègnes comiques. Entre autres la vieille et adipeuse Thierret. Plustard seulement, Choler et Plunkett, les directeurs, engagèrent dejolies frimousses à qui ils donnaient quatre bredouilles à dire etautant de toilettes à exhiber. Et le guichet de location fut prisd’assaut par des jeunes gens impétueux et, en particulier, ceux qu’onappelait, du nom d’une institution célèbre, les élèves de la pensionMassin, des élèves qui, sauf votre respect, n’avaient pas beaucoup deretenue.

Pierson, Massin, je les retrouve au Gymnase, le pudique Gymnase, dansles Grandes Demoiselles. Et, à côté d’elles, ces deux merveilles debeauté, Angelo et Montaland. A laquelle des quatre un nouveau bergerPâris eût-il donné la pomme ? Je n’en puis rien dire, mais combiend’entre nous ont rêvé tout au moins de distribuer des accessits rienqu’au laissées pour compte de la distribution !

Il va de soi que l’opérette, même dans les cocasseries d’Hervé,n’oublia pas l’attraction de la note émoustilleuse. Les demoiselles,qui n’avaient que quatre phrases à dire et chacune deux jambes àmontrer dans l’Œil crevé et le Petit Faust, se sont acquittées deleur rôle avec une conscience qui leur valait d’être à peu près autantde fois invitées à souper que la grande accapareuse du succès auxFolies-Dramatiques, Blanche d’Antigny, et que plus tard Deveria, unesultane dans les Turcs bien souhaitable pour un sérail où l’onn’aurait pas l’emploi de gardien.

Mais place, et vite, à Hortense Schneider.

Hortense Schneider ! C’était le chic même. Il y eut de plus joliesactrices. Il n’y en a pas eu, à ma connaissance, de plus ensorceleuses.S’il a été peut-être excessif de l’intituler « Passage des Princes »c’était une fête pour les simples bourgeoises de tous les âges d’allerla voir pour ses cent sous, et de la revoir le lendemain et lesurlendemain, et bien au delà de la centième.

C’est vingt, trente fois que j’ai entendu la Belle Hélène, reine deSparte, scander délicatement, comme il sied à une souveraine :

        Oui, c’est un rêve,
        Oui, c’est un rêve,
        Oui, c’est un doux rêve d’amour…

puis, le poing sur la hanche villageoise, dans le décor de Barbe-Bleue, jeter le joyeux défi :

        N’y en a pas un’ pour égaler,
        La p’tit’ Boulotte,
        Quand il s’agit d’batifoler…

Enfin dans sa Cour de Grande Duchesse de Gerolstein quelle fête quandson regard aguichant, allant de droite à gauche des fauteuils et desloges, chacun en prenait pour son grade de cette déclaration voilée.

        Dites-lui qu’on l’a remarquée
            distinguée
        Dites-lui qu’on la trouveaimable.


Plus encore que l’opérette les revues de fin d’année eurent le vifsouci d’éveiller ce que Barbey d’Aurevilly qualifie « l’affreux cochonque chacun porte en soi ». Si les Variétés ont délaissé la revue pourl’opérette, c’est après avoir distribué de jolis dividendes à leursactionnaires à la suite, par exemple, de cet Ohé ! les petits oiseaux ! où triompha Skiwaneck, une seconde Déjazet.

La revue retrouva bien vite un public empressé auxDélassements-Comiques. Deux monosyllabes, Blum et Flan, ne manquaientpas d’esprit surtout quand le directeur Sari suggérait aux répétitionsdes « béquets grivois », métamorphosant le texte largement.

Au petit Lazary les auteurs aimaient à initier leur public à certainesmanifestations de la vie élégante, celle-ci entre autres fortementdocumentée : « La marquise avait sa loge à l’année à l’Ambigu ».

J’ai retenu de toutes ces revues un seul couplet, belle réclame pourles marchands de parapluies de l’époque et qui reste trop souventactuelle sous notre ciel aux hivers moroses :

        Il a tant plu
        Qu’on ne sait plus
    Quel est le jour qu’il a l’plus plu
        Je puis vous dire au surplus
        Qu’il m’eût plus plu
        Qu’il eût moins plu.


THÉATRE DES JEUNES ARTISTES RUE DE LA TOUR D’AUVERGNE

L’étroitesse de la scène nous permettait de nous apostropher d’uneavant-scène à l’autre sans nous préoccuper de la pièce ou de la salle.D’autre part, le public connaissant par le menu les « artistes »intermittentes, et les sachant au courant des dessous, se plaisait àdeviner pour le compte de quelles cabales inavouées tels gaminsinterrompaient la représentation par des interpellations familièresadressées à la comédienne en scène, et dont « Tais ta gueule ! » étaitla plus sonore. Quand l’interpellée se refusait à cette suggestion, lacabale ne se gênait pas pour lui souffler des répliques qui auraientfait rougir tous les corps de garde de l’armée française.

Ensuite, dans la rue, devant la sortie des artistes, les gens d’humeurbatailleuse s’offrirent de belles soirées de pugilat et de coups decanne. On se cognait entre champions de l’artiste et ses adversaires,et aussi avec les malandrins du quartier. A la suite d’une longue rixeà coups d’oranges, les ouvreuses ramassèrent sur la chaussée etplongèrent dans leurs cabas tout un dessert pour leurs mioches.

C’est une échappée des Jeunes artistes, prétentieuse et plutôt faibled’esprit, qui, à force d’instances, obtint de William Busnach, dans uncouplet pour une de ses revues, juste un vers à dire : « J’osai lesarrêter. »

A la répétition, la jeune personne articule nettement :

- Josué les arrêta.

- Pardon, mon enfant, observe Busnach, bon garçon mais qui tenait à sontexte, si j’ai écrit : « J’osai les arrêter » c’est avec une intention.Votre Josué arrive comme des cheveux sur votre soupe ! Soyez gentille,lâchez Josué comme si vous aviez été avec lui.

- Jamais de la vie, répliqua la jeune interprète avec aigreur. Je lesens comme ça.

Busnach se crête :

- Et moi, je sens que vous aurez une tape avec Josué. Je maintiens mon: « J’osai les arrêter ».

- Et moi, mon « Josué les arrêta ».

Busnach, bon Juif, ne tenait sans doute pas à faire attraper un hérosde l’histoire, ô Israël, par son public ordinaire car il retirapromptement le rôle à son interprète, qui s’en alla, les dents serrées,en faisant claquer la porte.


LES CAFÉS CONCERTS

Si vous croyez que l’obsession féminine me lâchait devant l’Alcazar etl’Eldorado !

En ce temps-là, ma bande avait toutes les nuits un cabinet à la Maisond’Or. Dans le jour, il fallait recruter des soupeuses sensationnelles,ce qui n’allait pas tout seul, si bien qu’à la suite d’unedemi-douzaine de rabats défectueux, il fut convenu que, désormais,celui d’entre nous qui amènerait une convive vraiment digne de la banden’aurait pas à payer son souper cette nuit-là. C’était sa petitecommission. Personnellement je tenais à faire la pige à notre Crésus,le Mexicain d’Alvimar, qui nous gâtait le métier en offrant des pontsd’or à la première figurante venue pourvu qu’elle eût, comme on disaitalors « du cheveu, de l’œil et de la dent ».

Le lendemain de cette décision, comme j’errais tout seul dans lecouloir des premières loges de l’Ambigu, deux femmes déambulèrentdevant moi, l’une mince comme un hareng saur, l’autre considérablementétoffée par la nature. Elles parlaient assez haut. La voix de la maigreme frappa. Où l’avais-je donc entendue et plus sonore ? Et, parbleu !hier à l’Alcazar.

Alcazar… mais alors ! c’est Thérésa ! Mon sang ne fait qu’un tour. Sije l’emmenais à la Maison d’Or.

Je presse le pas, je dépasse les deux femmes, me retourne, et, chapeauabattu plus bas que le genou, la bouche en cœur, j’articule !

- Mademoiselle Thérésa, voudriez-vous me faire l’honneur de venirsouper ce soir à la Maison d’Or après la pièce, avec quelques amis, vosadmirateurs enthousiastes. – Et, désignant du regard l’étoffée – Avecmadame, bien entendu.

Sur quoi, j’eus, à l’appui de ma demande, un geste qui fit tomber monchapeau et rire Thérésa, ainsi que sa compagne connue, je l’ai sudepuis, sous le sobriquet de Pertenchien. La diva de l’Alcazar,s’arrêtant ensuite de rire, consulta vaguement du regard avant dedécider :

- Ça nous va. D’autant plus que nous avons lâché notre dîner après lepotage pour ne pas rater l’entrée de Marie Laurent au deuxième acte…Vous nous retrouverez à la sortie.

L’entr’acte fini, je regagne ma place, d’où je n’écoute pas un traîtremot du dernier acte. Dès le baisser du rideau, je dégringole l’escalieret je cherche des yeux mes invitées. Douleur ! Elles ne sont pas aubas… Mais au moment où je me demande si l’on ne m’a pas fait uneblague, j’aperçois, à la sortie, Thérésa souriante m’attendant avec sonamie. Tout va bien. J’engouffre mes deux femmes dans un fiacre.

- Cocher, à la Maison d’Or !

Entrée triomphale dans le cabinet. C’est à qui me félicitera,débarrassera Thérésa de son manteau, la calera dans un grand fauteuil.Les camarades n’ayant encore rien pris, je commande ce qu’il y a deplus cher pour un souper dont je n’aurai pas à payer ma part.

Ce qu’elles ont mangé nos deux invitées ! C’est au dessert, seulement,que, n’en pouvant plus, Thérésa délaça son corsage :

- J’étouffe, annonça-t-elle avec bonhomie.

Alors, à son aise, sur ma discrète invitation, elle nous raconte sasoirée de la veille aux Tuileries, dont parlaient tous les journaux dumatin.

- Epatant, déclara-t-elle, avec de belles vibrations d’enthousiasme. Çadépasse tout ce que m’en avait dit ma cousine, une Valadon, comme moi,qui a été dans le temps employée au Palais, à la lingerie. Surtout legrand salon illuminé avec toutes ses bougies. C’est ça qui dégottel’Alcazar et ses becs de gaz ! Et tout ce beau monde !... Pas poseuse,l’impératrice. C’est elle la première qui m’a fait des compliments surmon chant ! Et l’Empereur, sur mes mains ! « Quand on a des mains commeles vôtres, m’a dit Sa Majesté, on les montre ! » Aussi, je ne porteplus de gants. Voyez…

Et elle leva en l’air ses dix doigts uniquement vêtus de baguessuperbes et qu’elle laissa baiser l’un après l’autre par d’Alvimar,très excité.

Il ne s’en tint pas là, l’animal. Au moment du départ, il offrit soncoupé à ces dames pour les reconduire chacune chez elle, descendit lesmettre en voiture, eut au retour un petit air réservé, qui me gâta pourune bonne moitié les joies de mon rabat à l’Ambigu. La belle jambed’avoir soupé à l’œil si ma noble invitée garde toute sa gratitude à cerasta !

Je revis Thérésa plus tard, aux Variétés, où elle jouait la Boulangèrea des écus. Electrisé par l’enthousiasme de la salle, battant desmains tout le temps qu’elle jetait, du creux de son magnifiquecontralto, son défi révolutionnaire aux patrons exploiteurs du « pauvrepeuple » :

        Nous sommes ici trois centsfemelles
        Et la danse (bis) va commencer…

je passai, à l’entr’acte, dans la loge pour la féliciter. Elle voulutbien me reconnaître et se souvenir de la nuit à la Maison d’Or. Elle meplut aussi par la façon dont elle me parla de d’Alvimar. Le Mexicainétait venu la voir, le lendemain de la reconduite dans son coupé, puisle surlendemain, et lui proposa de se mettre avec elle, à la seulecondition qu’elle se retirerait de toutes les scènes et ne chanteraitplus jamais.

- L’imbécile ! conclut-elle avec le même gros rire que lui avait causéla chute de mon chapeau.

Du reste, c’est le théâtre qui se retira d’elle et pour cette causedont j’ai parlé à propos des chanteuses en général. L’obésité fit assezvite une baleine du hareng que j’avais pêché dans les couloirs del’Ambigu.


LES FOLIES-BERGÈRE

Des folies qui furent dans les mains directoriales de Sari la raisonmême. Ne serait-ce que pour cette conception géniale, le promenoir.Sari, en avait déjà eu l’idée déjà avec les Délassements-Comiques, oùle spectateur avait la faculté d’échapper à la pièce et d’activer ladigestion de ses dîners en déambulant, pendant la représentation, lelong des loges, quitte à s’accouder sur leur rebord quand il étaitfatigué. Mais aux Folies-Bergère, cette commodité était envisagéeencore plus en grand. Nous pouvions faire le tour de la salle encausant entre nous, sans être gênés par ce qui se disait ou chantaitsur la scène.

Il va de soi qu’autour d’Aurélien Scholl se formait un cercle demondains, d’artistes, de gens de lettres. Un soir le comte de X…, hommeopulent, plein de rondeur et dont la conversation s’émaillait dejurons, se prit d’amitié subite pour le peintre Manet, l’auteur du BonBock, qui se trouvait avec nous. Tout en lui tapant sur l’épaule il luidit :

- Vous m’allez, vous, nom de D… Venez chez moi demain, nom d’un chien !vous ferez le portrait de la comtesse.

Manet le voyant s’éloigner, se tourna vers Scholl et moi, et, commec’était un homme correct et doux, observa :

- Les hommes du monde, il n’y a encore que ça.

En dehors des pièces à femmes, mon fond de batailleur me fit souventfaire queue devant un théâtre où je savais qu’il devait y avoir un «chahut ». De toutes ces soirées auxquelles j’ai assisté la plusoriginale fut la troisième et dernière de Gaetana. Pour cause lapolitique. Le quartier latin ne pardonnait pas à Edmond About d’avoirfréquenté avec moins d’assiduité ses cafés et ses caboulots que lesalon de la princesse Mathilde, cousine de l’empereur ! Je n’ai pas,bien que placé au premier rang des fauteuils d’orchestre, entendu unmot, voire une syllabe de Gaetana, même au début, lorsque les acteurss’enrouaient héroïquement pour couvrir la tempête des sifflets et deshuées. Après, la pièce se mua en pantomime. Les interprètes ouvraientbien la bouche, mais j’ai appris depuis que c’était pour se dire entreeux : « Ils ne finiront pas de gueuler, ces animaux-là ! »

Toujours comme friand de la lame j’ai chéri les drames historiques oùl’on ferrailla impitoyablement ! Ce Mélingue ! Je l’entends encore,l’épée brandie hors du fourreau, tête haute, l’œil sur un estafier quia tiré aussi sa rapière, crier aux badauds qui passent : « Voulez-vousvoir un scorpion cloué contre un mur ? » Et que dites vous de cettegasconnade jetée à toute une bande d’agresseurs : « Dix manants contreun gentilhomme, c’est trop peu ! »

- Mélingue tire comme un pied, ronchonnaient les maîtres d’armes jalouxde lui à leurs élèves.

Peut-être, mais qu’importait ce détail au public ? Et à la directiondonc ! Les dix manants roulaient dans la poussière tous les soirs etles francs qui valaient chacun vingt sous alors tombaient dans lacaisse des drames historiques !

Ah ! les belles soirées. Sans compter que la beauté d’Adèle Pagecontribuait largement à la réalisation de recettes magnifiques.Comédienne médiocre, donc épisodique, rien qu’à la voir paraître toutela salle frémissait. Adèle Page ! Encore une que j’ai bien aimée. Maiscomme l’héroïne du sonnet d’Arvers, elle n’en a jamais rien su. Elleavait tant d’autres hommages à décourager. A-t-elle lu seulementjusqu’au bout ce billet ingénu et qu’elle montra un jour à un souper «Madame Je vous adore ! Si vous voulez voir comme je suis fait, regardezce soir en haut, à la cinquième galerie. Mes jambes pendront. »

GASTON JOLLIVET.

retour
tabledes auteurs et des anonymes