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MORÉAS, YanniPapadiamantopoulos, ditJean (1856-1910) : Paysageset sentiments(1905). Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.XII.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de Vers et prose, revuetrimestrielle de littérature, éditée à Paris parl'Imprimerie H. Jouve (Tome 3, Septembre - Octobre - Novembre 1905). PAYSAGES ET SENTIMENTS par JeanMoréas ~~~~ I L'Automne L'Automne va céder à l'Hiver, et, bientôt, lesderniers rayons de novembre s'éteindront avec mélancolie. Douce etféconde saison, ô déesse ! déjà les pampres de ta chevelure se délientet la belle grappe de raisin que lève ta dextre s'égrène à tes pieds.Les présents que tu offres aux mortels n'envahissent plus tescorbeilles et les cris joyeux de la vendange ont cessé de retentirautour de la cuve. Tes satyres et tes faunes regagneront leurs antres,et tes nymphes aux blanches épaules quitteront les bords des ruisseauxoù elles aimaient à nouer des danses harmonieuses. Une fois encore tatunique couleur de feuilles de vigne s'est fanée. Nous n'irons plusrêver dans les bois profonds, un livre à la main ; nous nousaccouderons près de l'âtre et sous la lampe. Lechasseur chanté par les poètes ne portera plus ses pas rapides le longdes prairies, il ne lancera plus sa meute docile sur le lièvre et ledaim craintifs. Ah ! qu'il avait du plaisir à prendre dans unpiège le loup belliqueux et le renard retors, ou bien à découvrir dansles roseaux du fleuve l'ichneumon et le chat sauvage. Puis il emportaitchez lui, en riant, le corps couvert d'épines d'un hérisson souple... Avant que le Borée ne sème les funestes frimas, il me plaîtde remémorer la vendange et de faire revibrer à ma façon la syrinx deCalpurnius : ... Des satyres joufflus lafolâtre cohorte Saisit la coupe alors que lehasard apporte : L'un dans la corne courbe asavouré le vin, Pour boire l'autre n'a que lecreux de sa main. Sur la cuve penché, j'entendscet autre encore Qui pompe la liqueur d'unebouche sonore ; Et quelques-uns, là-bas, sur ledos renversés, S'inondent des raisinsqu'eux-mêmes ont pressés : De la grappe crevée, un jus debon augure, A force jaillissant, barbouilleleur figure... Les ancienscélébraient l'Automne non sans tendresse, mais avec sérénité.Maintenant, quand l'humide auster tourbillonne, nous nous envolons,dans les sentiers désolés, avec les feuilles mortes, et nous nousaccoudons près des eaux assombries où elles pourrissent. Sommes-nousles victimes de l'Anglais Thomson et de son élève Jean-Jacques ? Quedis-je ! Notre âme a pris le pli. Nous ne pouvons pas êtreinfidèles à notre âme. Efforçons-nous seulement à tirer un peu debeauté de ses caprices et de sa folie. Ledivin Chénier, né d'une mère grecque, se laissait aussi trop alanguir.Au bord d'un fleuve pur, sous de beaux feuillages, il inclinait sa têtesur son sein, et il évoquait des fantômes : Ces fantômes si beaux, de noscoeurs tant aimés... Lamartine qui,n'ayant presque que la poétique de Parny sous la main, sut s'élever auzénith de l'inspiration, et s'épancher, comme Virgile, en grand fleuved'harmonie, a voulu mêler son âme avec les derniers soupirs du vent dusoir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l'année surles sommets rosés de neige des montagnes. Il a subi toutes nos moderneslangueurs de l'Automne : Salut, bois couronnés d'un restede verdure ! Feuillages jaunissants sur lesgazons épars ! Salut, derniers beauxjours ! le deuil de la nature Convient à ma douleur et plait àmes regards. L'Automne deLamartine est une composition de sa jeunesse. Il produisit plus tarddes strophes plus fortes. Toutefois, il est permis de penser que sespremiers ouvrages, dans leur ensemble, sont, peut-être, les meilleurs.Il faut le regretter, car, en matière d'art, si la jeunesse comportetous les charmes, elle manque souvent de véritable solidité. On peutdire qu'elle ne creuse pas en profondeur, même dans les conditions lesplus favorables. Cent répugnances m'éloignent deVictor Hugo. Cependant, lui, s'est développé régulièrement jusqu'à unâge avancé. Voilà pourquoi certaines de ses poésies lyriques, dans les Contemplations,par exemple, nous bouleversent avec autorité. Baudelaireétait un fervent de l'arrière-saison. Avec lui, l'Automne entre dansles vieux appartements pleins de moisissure, dans les cours noires desmaisons, où s'entasse le bois pour l'hiver. Loin des futaies que levent dépouille et fait craquer, il préfère se lamenter avec lesgirouettes et dans les gouttières. L'Automne de Baudelaire se mêle auxintrigues et aux artifices du coeur. Il ne s'habille pas des classiquesfeuilles mortes, mais de robes bizarres ; il met du fard et joue avecles chats frileux etsédentaires... Relisez le Sonnet d'Automne.Le goût y est rehaussé par les plus rares épices de la psychologie etmême de la physiologie. Et si ces substances se sont éventées un peu,avec le temps, songez qu'elles commencèrent par être fort piquantes etd'un arôme très irritant. J'ai beaucoup aimé les Fleurs du Mal,pendant mon adolescence et ma toute première jeunesse. J'admiretoujours Baudelaire et ne le relis jamais. Ses préoccupations comme sesépithètes me gênent à présent jusqu'à l'angoisse : une angoissephysique. Certes, Baudelaire est un vrai artiste, comme nousl'entendons aujourd'hui, ou plutôt comme on l'entendait il y a quelquesannées. Allons, c'est un grand artiste tout simplement, c'est même ungrand poète... Ce n'estpas un pur poète. Verlaine était plusnaturellement poète que Baudelaire. Il n'était que cela, il l'était detoute son âme. Ses vers jaillissaient comme l'eau du rocher, et, par unmauvais miracle, ils charriaient du limon. Verlaine, était habile dansson art, mais avec un désordre surprenant. « Il lui a manquéde savoir canaliser sagement sa merveilleuse sensibilité » a ditexcellemment M. Jean de Gourmont, le jeune frère du savant auteur de l'Esthétique de la langue française. Jecrois que Verlaine n'était pas très affecté par la tristesse descampagnes et des bois jaunissants. Mais l'Automne entre dans soninspiration ; il y entre comme symbole et comme métaphore : Les sanglots longs Des violons De l'automne... Avecsa figure de bandit mandchourien, Verlaine avait l'esprit le plus fin.Il avait aussi le goût et le sentiment de la mignardise. Et ce n'estpas pour rien qu'il excellait à mettre en rimes les Fêtes galantes.L'automne de ces peintures, d'un raffinement qui n'exclut pas lenaturel, lui convenait : Le soir tombait, un soiréquivoque d'automne : Les belles, se pendant rêveusesà nos bras, Dirent alors des mots sispécieux tout bas, Que notre âme depuis ce tempstremble, et s'étonne. Ce poète étaitdébordant de poésie, d'une poésie d'actualité. Sans doute il n'a passuivi la mode ; il l'a créée, ce qui est peut-être plus grave. J'aitoujours été la proie de cette saison : Automne malheureux que j'aimeton visage ! Qui sait si ce n'estpoint à tort que la tristesse de l'Automne a séduit mon âme ! La bellelumière épandue sur les plaines et sur la mer, n'est-ce pas elle levéritable aspect tragique de la vie ? Quellefolie de ratiociner en pure perte. Que n'ouvré-je pas plutôt mafenêtre, pour admirer l'Automne sur l'écran mordoré desarbres ! ... Dans les jardins, les dahlias,jaunes, blancs ou foncés, les roses trémières et les chrysanthèmes detoutes sortes, hument les derniers rayons de soleil. Le haut marronniers'y dresse avec le port et les nuances d'une gentille tête de rousseébouriffée. Sur le sable des allées, sur le gazon des boulingrins, lesfeuilles tombées palpitent au vent qui, soudain, d'une haleine plusforte, les soulève jusqu'aux socles des statues, ou les précipite dansles bassins à l'eau noire. Si j'étais feuille morte, je voudraispourrir dans la vasque d'une belle fontaine de marbre que je connais.D'antiques platanes l'entourent ; et lorsqu'au milieu de la nuit, ellefiltre doucement, je crois entendre Byblis, soeur coupable, pleurer sonfuneste amour. ... Un jour j'avais choisi - entrecent, - trois roses : l'une jaune, l'autre blanche, et latroisième au coeur de feu. C'était afin d'en faire présent à une Dame,belle et docte comme les interlocutrices de l'Heptaméron ; comme cettejeune veuve Longarine, ou cette rieuse Emarsuitte. Or,lorsque j'arrivai, la Dame tenait à la main un bouquet de feuillesmortes qu'elle avait eu la jolie fantaisie d'assembler : il yen avaitde toutes les pâleurs, et quelques-unes d'un vert tardif etmagnifiquement rouillé. Ce bouquet automnal était sibeau que, de dépit, je voulus jeter mes roses ; mais je manquai decourage. L'Automne embellit aussi le cours desfleuves, et principalement celui de la Seine. Alorstandis que l'infatigable pêcheur se penche sur ses roseaux attachésbout à bout, j'aime à suivre les berges à pas lents, soit que le matindélicat pointe à peine, soit que, déjà, la chute du crépuscule aitcoloré l'eau de ses teintes successives. Et quand lanuit est close, si la lune brille à l'horizon, je m'étends volontiersdans une barque et me laisse aller à la dérive. Jem'étais assis, après une longue course, sur un tertre dans le bois deVerrières, lorsque j'aperçus un être étrange, cornu et chèvre-pieds.Son visage était rude et barbu, sa chevelure inculte, et il avait ledos couvert d'une peau de lynx. Vous vous doutez bien que je n'ai pastardé à reconnaître en lui le fils de Mercure et de la nymphe Dryopé,Pan qui se plaît aux danses bruyantes et aux belles joutes deschalumeaux. Il se tenait dans un hallier, et il yavait au-dessus de sa tête, suspendues à un flexible rameau, quatresyrinx finement percées. Soudain, je vis le dieusaisir une de ces syrinx et l'approcher de ses lèvres. Unson se fait entendre, allègre, comme rempli d'une espéranceinconsidérée, et à l'instant, mille fleurs s'ouvrent, odorantes oudistillant le miel. Des branches et des tiges montent et s'allongent,toutes chargées d'une promesse diaprée de fécondité. L'air s'azure ets'irise, les cours d'eau murmurent sur le gravier. Dans le profond desforêts, le fauve s'élance en bondissant et la race ailée des oiseauxvole çà et là avec des cris. Plus abusés qu'eux, les mortels seréjouissent d'éprouver que l'univers n'est qu'amour et que félicité.C'est le printemps, c'est le printemps ! Mais quoi !n'est-ce pas, en vérité, que les sons de l'instrument divin raillent àprésent ? Le dieu Pan, avec une moue,jette enfin à ses pieds cette première syrinx. Alorsle dieu prend la seconde des quatre syrinx suspendues au rameauflexible et il se remet à souffler. Le paysage change à vue d'oeil :les fleurs languissent et leur parfum s'évapore ; les corymbes senouent sur les branches ; les eaux commencent à tarir sous le ciel nuet brûlant. Toute la nature semble assoupie. Et l'homme pense avecsatisfaction que c'est l'été de la vie, plein de vigueur et de sécurité. Pan ne tarda pas à jeter à ses pieds cette secondesyrinx avec une moue plus dédaigneuse encore. Le dieu marcha alors nonchalamment vers le rameauflexible et prit la troisième syrinx. Il l'anima de son souffle sans sepresser. Un son en sortit, qui n'était ni allègre follement niprésomptueux sans raison, mais doux et mélancolique. Et l'automnenaquit avec la sérénité de ses eaux, avec sa flore et ses feuillagesmodérés, avec la philosophie de son beau ciel et l'ironie charmante deses vendanges. L'homme but le vin goulûment, mais l'automne lui parutfade. Car il s'était égaré depuis longtemps loin de la mesure et de lavérité. Et le dieu Pan laissa tomber sa troisièmesyrinx sur un tapis de feuilles mortes, et sourit. Puisil dépendit du flexible rameau la quatrième syrinx et souffla dedansavec violence ; l'hiver désola la terre aussitôt : La vaste forêt sansfeuilles craque sous le vent, la brume efface l'horizon, la glacearrête les surgeons des fontaines et les fleuves impétueux, enflés sousla tempête, ravagent leurs rives. La faim et la maladie s'abattent surles êtres vivants ; l'homme voit sa huche vide et son âtre éteint. Maistout en se plaignant, il s'enorgueillit de subir la misère et la mort,qu'il juge des choses d'importance. D'un geste sec,Pan lança au loin cette dernière syrinx en éclatant de rire... SelonTacite, les Germains ignoraient l'Automne ; et il est possible que lespeuples du Septentrion ne connaissent jamais les fines nuances de cettesaison... O Novembre ! Es-tu ce jeune hommequi, couronné de rameaux d'olivier, s'appuie sur le signe du Sagittaireet songe ? ou bien, comme le veut Ausone, te montres-tu sous l'aspectd'un prêtre d'Isis, la tête rasée et vêtu de lin ? II Promenades Jegoûte encore, comme autrefois, un entretien, mélancolique ou railleur,avec les paysages des environs de Paris ; et nous savons, eux et moi,nous donner le mot sur plus d'une chose... A la garede L..., j'avais pris la diligence pour F... C'était par un de cesmatins d'été où le soleil fait trembler l'ombre des feuilles sur laroute. Ce doux tremblement m'allait au coeur, et jene songeais pas à me plaindre d'une forte odeur de prise querépandaient de hauts colis, mes seuls compagnons de voyage. Ces colisétaient destinés au prochain bureau de tabac. Nousroulions entre deux files de ces peupliers qui sont tout grâce dansleurs corselets d'argent. Lorsque nous arrivâmes àF..., midi sonnait à l'horloge de la vieille église juchée sur untertre, derrière un bouquet d'arbustes à la sombre verdure. Jem'assis pour boire, devant le seuil d'un cabaret. Un pan de mur, un peucourbé, y formait angle et protégeait contre le chaud du jour. Enface s'ouvrait une large grille, quilaissait voir une cour en contre-bas, pleine de fumier. Des poulesgloussaient, un coq chanta. Un chat tigré regardait devant lui,immobile. Un beau rosier grimpait sur le mur, à côté d'une échelledressée. Des géraniums égayaient une lucarne. Troisou quatre vaches vinrent devant la grille, menées par une vieille àchapeau de paille. Les bêtes allaient, roulant leurs flancs, dodelinantde leurs têtes lourdes aux prunelles olympiennes. Desbouchers, des boulangers faisaient halte, dans leurs voiturettes,devant les maisons et les boutiques. O la belle viande, le bon quignonde pain ! Une jeune servante passa, rapide,dans un char-à-bancs ; assise entre des corbeilles vides, un noeudd'écarlate dans ses cheveux. Je n'ai point entendu,ce jour-là, crier dans sa carriole le marchand de peaux de lapin, dontla voix me berçait jadis dans mes courses, de Fontenay-aux-Roses àSaulx-les-Chartreux. ... Dans l'après-midi, le maldu passé me ramena au village de R... J'entrai dans ce jardin, - mesdélices ! - et je souris amèrement envoyant comme le temps yavait rendu les arbres drus, et comme il avait renforcé leursfeuillages... ... L'autre semaine, jepartis pour une douce vallée qu'illustra, au commencement du siècledernier, le séjour d'un grand écrivain, beau ténébreuxclassico-romantique. Al'auberge, des couples mangeaient et buvaient dans les kiosques et sousles charmilles. Je préférai la salle du haut où je fus seul. J'écartailes rideaux des quatre fenêtres donnant sur la route ; en face, unimmense parc déployait l'écran de ses frondaisons séculaires, et jepus ainsi jouir d'une véritable pénombre verte. Soudain des cris et des fanfares éclatèrent.C'était une bande joyeuse, en chapeaux et cocardes de carnaval, quiprenait l'auberge d'assaut. Et tous ces gens soufflaient à perdrehaleine dans des buccins et des conques en carton. On eût pu les croiredu cru, mais c'étaient des fourreursde Paris, qui s'en donnaient à coeur joie. Jeles laissai pour regarder par une fenêtre, de l'autre côté. Je vis une petite voiture arrêtée, là, contre la clôture duparc. Elle était attelée d'un jeune mulet qui faisait jouer sesoreilles de la façon la plus intéressante. Bien assuré sous sesoeillères, l'animal prenait tranquillement sa pitance dans un sac quilui emprisonnait la mâchoire... Songez-vousquelquefois à l'âme des bêtes ? ... Une douce pluietrempe et enveloppe la nature. Les ormes, les acacias, les platanes, lelong du chemin ; à gauche, un enclos de pêchers et de poiriers ; plusloin, la lisière d'un taillis ; même les fusains, dans leurs caisses,devant l'auberge ; - tout semble respirer avec joie sous l'humidité. Une maison de paysans laisse béer sa porte ; et, sur ce trounoir, je distingue frémir le réseau fin de la pluie. Des charrettes passent ; des chiens, tout mouillés,le poil collé, rasent les murs. Dela banne sous laquelle je suis à couvert, l'eau s'égoutte en perles etvient troubler les flaques sur le sol... ...O Arcueil aux nobles arcs romains, ô Bièvre, riant village, j'aime à mepromener à travers vos campagnes, et le souvenir de Ronsard vousrapproche davantage de mon coeur. Plusd'une fois, dans le soleil ou dans l'ombre, confondant en mon esprit leprésent avec le passé, j'ai foulé le rapide chemin qui dévale le longde l'aqueduc d'Arcueil. Il me souvient qu'un matin de septembre, c'estpar un autre côté que j'ai gagné le village. J'ai longé les ruelles quipartent de la route d'Orléans. Il pleuvait. C'était une de ces doucespluies qui me prennent dans leur réseau léger, délicieusement. L'eau coulait entre les pavés avec un murmure. Des poulespicoraient au chant clair du coq. Le foin entassé dans les courssentait l'humidité, et, sur le seuil des portes, des paysans silencieuxregardaient dans le vide. J'ai souventaussi fait le voyage de Bièvre. Au temps où j'étais encore semblable aurapide fils de Pélée, je m'y rendais pédestrement, en partant deMalakoff. Quel plaisir j'ai goûté un jour au milieu de la route, à voirtomber autour de moi des grêlons tandis que je m'abritais sous un grandarbre aux branches et au feuillage drus ! Maintenant je prends lechemin de fer pour aller me promener mélancoliquement sur la routeombreuse qui va de Bièvre à Vauboyen. Et il m'est arrivé quelquefois derimer, tout en marchant, des vers faciles : Dans la vallée Au creux charmant La Bièvre coule Et se déroule Comme un ruban. III Henry Becque Jedisais avec tristesse : La vie a trahi Henri Becque, je crains que lamort ne se moque de lui. Je tâcherai de m'expliquer : Celuiqui s'élève dans les hautes sphères de l'art, un Milton, un Corneille,s'il coule des jours malheureux, goûtera, dans son infortune même, uneinfinie douceur. Il se plaint, sans doute, et maudit son siècle.Cependant, en dépit de ces heures de faiblesse humaine, l'orgueil lesoutient secrètement et lui rend déjà l'avenir visible. Je parle dunoble et légitime orgueil, et non de cette passion équivoque qui n'enprend que les vaines apparences. Et je suis certain que peu de genséprouvent en réalité ce véritable orgueil, au point d'en être secourus. Ce que la vertu a de plus délicieux formait lanature de Becque. Il avait conscience de son grand mérite ; maisn'avait-il pas aussi, au fond de son coeur, comme un pressentiment desa destinée ? II songeait peut-être que la Comédie bourgeoise, où ilexcellait, doit obtenir sa récompense du vivant de l'auteur, et que sefier, en pareil cas, à la postérité, c'est bâtir sur le sable. C'est pour ces raisons que je disais avec tristesse : La viea trahi Henry Becque, je crains que la mort ne se moque de lui. Enécrivant ses polémiques, Becque s'exprime toujours dans l'amertume deson âme, malgré la certitude qu'il pouvait avoir d'être le premier deson temps dans le genre littéraire qui lui était échu. Vous voudriezqu'il y trouvât un sûr remède contre d'injustes attaques ; le moyen ? Jevous le dis, les genresexistent. Réjouissons-nous cependant de voir la Parisienne repriseau théâtre, et la mémoire de Becque agitée un instant avec respect parquelques-uns de ses anciens détracteurs, précisément. C'est une fichede consolation. Je rencontrais souvent Henry Becquependant les dernières années de sa vie. II me témoignait beaucoupd'affection. Ne sentait-il pas que j'étais plus bête que lui dans lapratique de l'existence ? J'aimais ses causeriesfamilières. Il avait en parlant l'air de tirer de l'arc ; mais son riren'était pas méchant, il me semble. Ce n'était que de l'agacement. Ses mots cruels partaient d'un dépit bon enfant etl'on écoutait Becque comme il s'écoutait : avec plaisir. A vrai dire,il avait du goût pour le potin,mais élégant, et filé de préférence, j'imagine, en compagnie de quelquedame sur le retour, tirée à quatre épingles et spirituelle. Ce penchantde Becque pour le potin a-t-il fait peur à l'Académie, le jour où ilvoulut en être ? La conversation que j'eus, dans le temps, avec unacadémicien qui ne détestait point l'auteur de la Parisienne,m'induit à le croire. Euh ! euh ! si notre Becque était bon enfant, ilne laissait pas d'être aussi un enfant terrible. ...Il ne concevait pas la vie en poète, mais en prosateur etparticulièrement en auteur de comédies bourgeoises. Cen'est pas tant l'instrument qui sépare le poète du prosateur ; c'estplutôt la façon de penser et de sentir. Je parle seulement des vraispoètes et des vrais prosateurs : il n'y a de perfection que lorsquel'âme est en état de se servir de son expression naturelle. Lamartine disait au versificateur de Némésis quiavait essayé de le piquer par des railleries : Et moi j'aurai vidé la couped'amertume Sans que ma lèvre même en gardeun souvenir... Becque gardaitl'amertume sur ses lèvres, et passait la langue dessus avec une grimace. Maisc'était d'un air de noblesse. Dans sesoeuvres, il n'est pas pamphlétaire comme Beaumarchais. C'est un Le Sageplus élégant, moins borné, avec une certaine capacité d'abstraire quile rapproche de l'auteur du Misanthrope. ...Je me rappelle Henry Becque entrant au bureau de tabac pour acheter des brevas...Il aimait la vie jusque dans ses moindres détails. Mais ce n'était pasun jouisseur. Il aimait même sa propre vie - sombre vie - comme unamusement. Voilà l'artiste-né. Quellefut la vie amoureuse de Becque ? Je l'ignore. On a publié des vers delui sur une rupture. Ils sont mauvais. Il sentait beaucoup, mais pas enpoète. Je crois - c'est une de cessuppositions que j'aime à forger et que je donne pour ce qu'ellesvalent - je crois que Becque n'était pas un amoureux vrai. Une nuit pourtant que nous descendions en flânant l'avenue del'Opéra, il se mit à me raconter les péripéties (cabinet particulier etmystère) d'une intrigue renouée, d'un regain d'amour. Il paraissaitêtre aux anges, et il riait de son bon rire. Je n'endémords pas. Le commerce des femmesplaisait fort à Becque, je le veux bien. Mais l'esprit y balançaitsouvent le coeur. Connaissez-vous : Souvenirs d'un auteur dramatique? C'est un recueil d'artistes où coulent librement la gamineriesatirique, la gaîté, un peu forcée, la bonhomie, très réelle, lesentimentalisme, assez romance - ma foi ! - de Becque. Onrencontre avec plaisir, dans certaines pages de ce livre, la verve,l'entrain, le franc-parler, le coup de boutoir de l'auteur de la Parisienne, etl'on regrette que les Polichinellessoient demeurés en état d'ébauche. Becque y passe au fil de sa languetous ses ennemis. Et ce n'est point là quelque fade raillerie, et lamauvaise humeur y prend de la grâce. Toutefois, nous n'en sommes pasintéressés constamment. Le temps a touché ces choses et ces figures ;elles s'effacent déjà. A part Sarcey ou Claretie, qui se souvient àprésent des autres victimes de Becque ? O Raymond Deslandes, ô Charlesde La Rounat, ô Henri Lavoix, ombres vaines ! Je merépéterai presque, en disant que le vrai Becque était bien supérieur àsa façon de considérer les incidents de la vie. Avec un peu plus degénéralisation, l'importance de tous ces petits faits aurait pu, sansdoute, gagner en durée. Tandis qu'il ne nous reste, de la sorte, que lacendre de la colère de Becque. Mais n'allez pascroire que tout est à négliger dans les Souvenirs d'un auteur dramatique! Entre ces feuillets, plus d'un morceau a conservé sa premièrevivacité. Le piquant et le tendre y alternent de façon curieuse, etnous renseignent sur la psychologie d'un homme de grand mérite. HenryBecque avait posé sa candidature à l'Académie ; Verlaine brûlait de lefaire. Le premier était la correction même, plein de scrupules, et,malgré son esprit et ses allures dégagées, très soucieux duqu'en-dira-t-on. L'autre a vécu en enfantperdu, et il a fini dans l'ivrognerie et dans la crasse.Eh, bien ! ces deux hommes avaient - outre leur génie - des traits deressemblance. C'étaient des bourgeois français, dans le meilleur sensdu mot, respectueux de l'ordre et même des préjugés. On l'admettrafacilement pour Becque ; et quant à Verlaine, je garantis que s'il eutmaille à partir avec la justice, il ne lui en garda point rancune.Vraiment, il avait un faible pour la magistrature et la gendarmerie. ...Un professeur qui se mêle de théâtre, éprouve-t-il la plus grandeémotion de sa vie le jour où il parvient à franchir le seuil d'une loged'actrice ? Becque l'affirme. Il avait une haute estime pour l'espritet le talent de Weiss : mais il ne l'a pas raté. Il cite de lui cetteexclamation fort ridicule : « Je ne passe jamais devant les Variétéssans ressentir le frisson de la vie parisienne ! » ... Voilà un joli mot de Becque sur une critique dénuée de loyauté : «Cela est fait de main de traître. » JEAN MORÉAS |