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BALZAC, Honoré de (1799-1850): De la modeen littérature (1830). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VIII.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'unecollectionparticulière de l'ouvrage LesParisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnéepar André Billy à Genève chez La Palatine en 1947. De la mode en littérature (La Mode,29 mai 1830) par Honoré de Balzac _____ A MADAME LA COMTESSE D' O....... T J'OSE à peine vous avouer, madame, que je suis épouvanté de laconfiance dont vous avez la bonté de m'honorer. Vous voulez faire unouvrage, le faire à Tours et jouir d'un succès à Paris. Vous croyezqu'il est aussi facile de vous envoyer, par la poste, les patrons surlesquels nous taillons un livre, que de vous transmettre ceux d'unerobe ou d'un fichu, grâce aux élégants dessins de Gavarni. Erreur, madame !... Et cette idée accuse déjà l'innocence du ravissantpays que vous habitez. Hélas ! la MODE est la fixité même encomparaison des vertiges dont notre littérature est saisie. Le vieuxParnasse s'est changé en vallée ; que dis-je ! en un désert sablonneuxdont les monticules sont aussi mouvants que ces îles dorées quiflottent sur les eaux de votre belle Loire et dont les dunes fantasquesse brisent, s'élèvent, s'arrondissent, s'abîment, reparaissent ; inconcevables gouffres qui, souvent,emportent un imprudent nageur, comme ici quelque faux système, quelquecoterie, quelque amour insensé de soi-même, engloutissent un homme detalent. Aussi, j'aurais mille fois mieux aimé avoir été chargé, moiignorant, de vous choisir un bonnet chez Herbault, une étoffe chezDelisle, plutôt que d'avoir, tout critique que je puis être, à vousdicter les oracles du goût présent, à vous initier aux mystères de nossuccès. D'abord, y a-t-il un goût ? avons-nous des succès ? Vous nesavez donc pas, madame, qu'aujourd'hui, un homme n'a qu'un jour et quetous les jours n'ont pas un homme ? Et qu'est-ce qu'un homme ?... Nousdévorons des pays entiers. Hier, c'était l'Orient ; le mois passé, cefut l'Espagne ; demain, ce sera l'Italie. Je pourrais vous dire d'étudier la couleur locale de la Laponie, etvous nous construiriez un admirable Spitzberg avec des glaces biennaturelles, une aurore boréale que vous n'auriez pas vue, et lesrennes, les arêtes de poisson, l'huile de baleine, l'horizon de neige,les ours blancs et les lichens... Bah ! ce ne serait plus cela !...Quand vous nous apporteriez votre microcosme tout imprimé, la girouettelittéraire aurait tourné vers les forêts vierges du Brésil. Le publicraffolerait de caïmans couchés au fond d'un puits, de jaguars dorés ettachetés, des caramurus, des jakaréouassous, etc. Vous parleriezfrançais-lapon à des gens qui n'entendraient plus que le jargon dessauvages. Enfin, madame, pendant que vous chercheriez des idées, le publicvoudrait de la couleur ; vous feriez de lacouleur, il vous demanderait du trait ; courez après le trait, ceShahabaham désirera des tableaux de moeurs ; forgez-lui des moeursexactes, il sera fou d'histoire ; brodez-lui une époque, en manière detapisserie, plaquez un livre de pièces de rapport, il vous tournera ledos pour admirer un homme qui s'est amusé à publier une variationlittéraire dont le thème est un mot. Tantôt c'est un enfant qui ramassetous ses jouets et les brise, les laissant pour aller voir la lune dansun seau ; tantôt c'est un homme grave qui écoute M. Cousin et se faitun casse-tête chinois de ses leçons. Il dédaigne un homme de talent ets'amourache d'un sot. Et vous voudriez plaire à ce Paris, tour-à-tour sublime et ridicule,souverainement intelligent et souverainement bête, qui ne semble vivreque par les yeux ?... Ah ! vous ne savez pas ce que vous entreprenez.Un forçat connaît son travail, un auteur n'est jamais au fait de ce quele caprice de Paris va lui demander. Il faut aujourd'hui à ce publicfantasque des feux d'artifice en littérature, comme un monde élégantet toujours paré, comme des boutiques brillantes et des bazarsmagiques ; il veut les Mille et une Nuits partout. Aussi, chaquesemaine, la presse lui fournit cinquante volumes prétendus nouveaux ;le théâtre lui donne trois pièces nouvelles. Chaque matin, les journauxlui servent un homme bardé de ridicule, embroché par un bon mot ;princes ou savants, rois ou professeurs, qu'importe ! l'essentiel estqu'il y ait un plat quotidien. Aujourd'hui le financier aurait raisonde se plaindre que son dessert n'a pas d'épigrammes. Enfin, Paris a sonColysée comme l'ancienne Rome ; mais ses gladiateurs sont des écrivains ; seshyènes, ses tigres, sont des journalistes. Les Césars versaient lesang, offraient des hommes ; nous, nous consommons des intelligences.La jeune fille lit dans un livre ce que la vestale voyait. La police etses égouts, Vidocq et ses limiers, Sanson et sa terrible machine,et tous les crimes possibles, les goules, les vampires, lesapparitions, tout a été dévoré. Nous avons pris de la manière la plusélégante les choses les plus sales. On a paré la grève comme Crébillonfils parait le vice. La guillotine a été notre sopha. Que pourriez-vous donc faire ?... Au nom du ciel, ne vous exposez pas àvoir un grand homme de dix-neuf ans, sorti du collège hier, et qui neparle à une femme que si elle a voiture, prendre votre livre, le tordreet s'écrier : « Pas une idée !... » Mais, en dévoilant tous les dangers qui vous attendent dans cettecarrière, vous prendrez de vous-même le parti le plus sage, et vouscomprendrez que votre flambeau, tout pur, tout brillant qu'il puisseêtre à Tours, ferait peu de sensation au milieu des intelligences quiscintillent et s'allument ici à toute heure comme nos becs de gaz. Iln'y a plus de place que pour un soleil. Si j'étais de l'école deDemoustier, je vous comparerais à l'astre des nuits ; mais notrestyle précieux est, ma foi, bien autre chose !... Si j'ai le courage d'entreprendre une tâche aussi lourde, c'est, jevous l'avouerai, que j'ai trouvé le moyen de vous transporter toute laresponsabilité de cette analyse. Je me contenterai de dresser l'inventaire de nos richesses etde nos pauvretés intellectuelles, avec le calme d'un notaire qui nepense qu'à ses vacations ; et vous jugerez vous-même de la valeur deschoses. Ce sera comme une vente après décès, où, par le plus ou moinsd'usage que faisait le défunt de ses hardes, de ses meubles, de seslivres, un observateur en découvre les goûts. Ici le mort est le public; car je crois, Dieu me pardonne, qu'il n'existe plus. Cela devaitarriver. En France tout le monde a voulu être un grand homme enlittérature, comme naguère chacun voulait être colonel. Le parterre atout-à-coup sauté sur le théâtre. Il ne s'est trouvé que des coupableset plus de juges. Il est cependant bien plus commode de dire desniaiseries en jugeant, que d'en écrire en composant. Mais, quevoulez-vous ! cette manie a une cause. Aujourd'hui, un homme qui nefait pas un livre est un impuissant. Aussi chacun s'est empressé deprouver qu'il a, comme dit Sainte-Beuve, des esprits au complet. Vousvoyez le duc de Guiche écrire sur les chevaux, sermone pedestri, lepair de France le plus encroûté a publié sa brochure, et, vous-même,vous avez médité, sans doute, quelque Ourika de province, qui m'a valula lettre à laquelle je réponds en ce moment. Alors, madame, il n'est plus resté qu'un vieux public blasé, les gensde l'orchestre : vieillards blancs, militaires impériaux, carrés dansleur redingote, ayant des boucles d'oreilles d'or, des queues noires,des moustaches grises ; gens difficiles .à toucher, gens connaissantl'Asie, l'Afrique, la Russie, l'Espagne, l'Italie, et ne s'abusant passur un pays de fabrique ; puis encore quelques émigrés réveillésd'hier, des femmes légères, des douairières pesantes, des femmes dechambre devenues comtesses, des madame Angot qui prennent Robinson pour unjacobin. Tout-à-coup, cette société a été mise, comme l'empereurClaude, sur le tribunal souverain. Elle est devenue un public toutneuf et tout usé ; mais ce public s'est trouvé puissant parce qu'ilétait immobile et compact. Aussi a-t-il été insensible à toutes lescajoleries des écrivains qui foisonnaient autour de lui, parce qu'il ala manie d'acheter les bons livres. C'est lui qui a eu la simplicité deprendre soixante mille exemplaires de Lamartine et quarante milleexemplaires de Béranger. C'était une puissance à flatter : aussi, touten l'insultant, chacun a essayé d'en obtenir un regard. D'abord, quelques auteurs ont imaginé de le piquer pour le réveiller ;les auteurs l'ont pris par les sentiments en se disant morts de laveille ; puis plusieurs l'ont chatouillé. Il est demeuré comme un vieuxsultan, perdu de débauche, étalé sur son divan, pas plus ému de voirtomber des têtes que de contempler des monstres sans sexe. Alors,chaque auteur a eu l'idée de se construire un petit public à sonusage, de se préparer sa gloire, de se tresser sa couronne en famille.De là est venue l'institution de l'encensement mutuel ou lacamaraderie. Un Prométhée a surgi, qui a eu l'idée d'improviser unnouveau public à côté du vieux, espérant que ce dernier se fâcherait ets'occuperait d'une si audacieuse spéculation. Néant ! Le public aregardé son sosie applaudissant un drame pendant vingt soirées, sansdaigner seulement saluer cet homme qui se produit comme un 89littéraire, et s'imagine commander à un mouvement plus fort que lui. Vous viendriez donc au milieu d'une crise sans exemple, et au moment oùle public manque aux auteurs, où la littérature est mesquine devant la politique, où lapoësie succombe sous les événements ; vous arriveriez au milieu decharlatans qui ont tous un paillasse, une grosse caisse, uneclarinette, et vous seriez seule avec quelqu'ouvrage naturel, parmi desgens qui font des tours de force et montrent des pancartes signées partous les souverains de l'Europe. Je ne sais quel roi donne à cet auteurglacial la croix du Sud ; cet autre, petit et chétif, a la décorationdu Lion ; le pape accorde l'Éperon d'or à un homme qui, depuis dix ans,n'a pas su faire avancer la science ; l'Étoile polaire arrive à unchaud patriote, et l'ordre du Mérite à un libelliste qu'on ne salueplus. Enfin, le moindre cacographe est membre d'une société savante,et ceux qui ne savent rien ou ne peuvent pas écrire comptent lesfontaines de Paris, examinent la couleur des numéros que le préfetimpose aux maisons, et se prétendent occupés de statistique ; car lastatistique est devenue à la mode, et c'est une position que destatistiquer. Probablement, une oisiveté de quinze années nous pèse, et nous avonsune impatience d'avenir qui nous fait tous piaffer, caracoler, toutessayer, tout laisser. C'est toujours cette même France,constante dans son inconstance, difficile à captiver. Salittérature n'a pas debut : voilà le grand mot. Elle n'a rien à démolir, rien à construire.Nous avons mis la poësie dans la prose, et nous sommes tout étonnés dene plus avoir de poésie ; nous avons fatigué toutes les situations, etnous voulons du drame ;nous ne croyons plus à rien, et nous voulons des croyances. Bref, unhomme de génie est presque impossible au milieu d'une foule aussipuissamment intelligente.Napoléon commandait à des soldats silencieux, tandis qu'en littératurechacun s'adresse à des gens quiraisonnent. Or, quand chacun en sait assez pour se faire une opinion,il n'y a plus d'unité possible dans les doctrines, chaque homme est uneopinion ; nous voulons tous notre piédestal. Vous voyez, madame, qu'ilme sera bien difficile de vous satisfaire. Il est cependant un principe d'une haute importance que je puis vousinculquer. Cette théorie sera le premier chapitre des Instructions quevous avez eu la bonté de me demander. En littérature, nous avons aujourd'hui, madame, une sorte d'étiquette àlaquelle doivent se soumettre la personne et le livre d'un auteur. Enun mot, il y a un costume à la mode, et ceci, je crois, est ce qui vousparaîtra le plus important. Il ne s'agit encore ni du style, ni desidées, ni du plan, ni du titre de votre livre, mais de la forme souslaquelle vous devez vous produire. Dieu me garde de percer le mystèredont vous enveloppez votre acte de naissance ! Mais cependant,apprenez que l'âge d'un auteur est, en ce moment, une question d'unhaut intérêt. Nous aimons les fruits verts. Un jeune homme à peinedébarrassé des langes universitaires, une jeune fille qui n'a pasencore fait sa première communion sont presque certains de captiverl'attention du public. La littérature a ses Litz, ses Jules Regondi,ses Léontine Fay, qui sont censés quitter polichinelle pour faire deschefs-d'oeuvre. Cette manie de jeunesse est peut-être un signe dedécrépitude ; ou plutôt, le siècle n'étant pas encore majeur, il lui faut sans doute sesmenins. Quoi qu'il en puisse être, nous avons la jeune France, de jeunes hommes, et nous voulons de jeunesidées, de jeunes livres, de jeunes auteurs. Aussi tout-à-coup les jeunes bambins se sont faits vieux, et nous avonsété assaillis de grands enfants précoces : M. Victor Hugo, par exemple,était encore un enfant sublime le jour de son mariage. Vous rencontrezun homme en faux toupet que les journaux signalent comme un talentd'une haute espérance. M. Cousin est toujours ce jeune professeur qui,etc. Vous avez vu dans le salon de M. D... un gros garçon, espèced'Hercule Farnèse à face de Silène, sans vous douter que c'étaitl'auteur d'un recueil de poésies, annoncé comme les premiers essaisd'une jeune muse. Un de nos bons amis m'a dit avoir assisté à ladélibération sérieusement bouffonne, où les conseils de mademoiselleE... M... ont décidé qu'elle aurait seize ans dans sa préface etvingt-cinq ans chezelle. Cet innocent charlatanisme a ses procédés, ses ressorts et saboîte à fard. Vous m'avez demandé si M. Sainte-Beuve, ce critique siremarquable, n'était pas un vieux Rollin, un père Lebeau, en mêmetemps que vous vous épreniez de belle passion pour l'infortuné JosephDelorme... Voilà le secret d'être jeune ! A qui persuaderiez-vous queces deux hommes sont le même auteur ? Joseph Delorme !... cenom n'éveille-t-il pas des idées de jeunesse ? La castration des nomsestdonc une ruse à laquelle nous sommes toué pris. Est-ce que Jules deRességuier vous fait l'effet d'un homme qui a femme et enfants, et quijuge des procès assis dans son fauteuil au Conseil d'État ? Vous avezbeau vous nommer madame la comtesse d'O.......t, si vous voulez être àla mode, vous signerezJenny.... Eussiez vous quarante ans, nous accueillerons votre livrecomme l'essai d'une jeune femme en qui le talent est inné. Si vous vous nommiez monsieur ou madame, vous auriez l'air vieux ;présentez-vous avec votre nom de baptême, vous semblez jeune. Lalithographie est complice de cette innocente tromperie. Les auteurs sefont pourtraire, le col nu, les cheveux bouclés ; vous les prendriezpour des jeunes filles et vous les rencontrez à chaque étalage, les unsjouant sur des canapés, les autres perdus dans les nuages. Ilsantidatent leurs figures et postdatent leurs livres. Ce sont desembryons qui font des oeuvres posthumes. Dans ma prochaine lettre, je vous expliquerai ce que c'est qu'un livre,un ouvrage ou une oeuvre d'art. Je vous mettrai au fait, non pas de lamode qui règne aujourd'hui, mais de celle qui viendra l'annéeprochaine. Je vous apprendrai une patique toute nouvelle. Vouschoisirez entre la phrase sans idées, ou les idées sans la phrase,entre la couleur ou le drame, le fantastique ou le réel, entre un livred'homme ou une pochade, entre l'intérêt de curiosité ou la beauté desdétails. Mais, avant de vous écrire cette espèce de Cuisinièrebourgeoise de la littérature moderne, je serai forcé de vous tracer untableau qui comprendra toutes les productions remarquables de notreépoque. Pour vous décrire la maladie à laquelle nous sommes en proie,il est nécessaire de vous peindre les phases que notre goût a subies,les gens qui l'ont corrompu, et ceux qui veulent le restaurer. Nousjetterons un coup d'oeil sur l'Empire, et, après avoir vu ces ruines dePalmyre, je vous introduirai dans le sanctuaire de chacun de nos petitsgrands hommes... Daignez agréer, madame, les hommages d'une vieille amitié. |