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BALZAC, Honoré de (1799-1850): De ce quin'est pas à la mode (1830). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VIII.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'unecollectionparticulière de l'ouvrage LesParisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnéepar André Billy à Genève chez La Palatine en 1947. De ce qui n'est pas à la mode (La Mode,18 décembre 1830) par Honoré de Balzac _____ CONNAITRE ce qui est à la mode, c'est une science. Cela s'étudie ets'apprend. Savoir ce qui n'est pas à la mode, c'est un instinct. Celase devine et se sent. Vingt journaux attentifs, mille élégants avoués vous avertissent de cequi est convenable ; la toilette dont on s'informe, le livre dont onparle, le salon où l'on s'étouffe, le théâtre qui ne fait pas faillitesont à coup sûr à la mode. Trop d'indices assurés font aisémentreconnaître un succès, pour qu'il y ait mérite à s'associer à la voixpublique. Mais ce qui n'est pas aussi manifeste, c'est ce qu'il faut abandonner,ce dont on ne parle plus, ce dont on n'a pas encore parlé, ce qu'ilfaut trahir, et les hommes et les choses qu'on ne doit jamais avoirconnus. En mode, faire est d'un grand talent, s'abstenir d'un beau génie. Aussi combien peu l'on rencontre de ces hommes qui ne jettent jamais dans la conversation un mot qui ne dit plus ce que ledictionnaire lui faisait dire, et savent qu'il y a des plaisirs qui nefont plus partie de ceux de la bonne compagnie, et dont on ne doitjamais prononcer le nom ! On peut ne pas inviter l'homme qui ne se pâme pas à mademoiselleTaglioni ; mais il faut chasser celui qui propose d'aller àl'Opéra-Comique. Si j'étais femme, j'aimerais autant qu'on me demandâtdes nouvelles de l'amant qui m'a quittée. Cette phrase : Ce qui n'est pas à la mode, renferme dans sa courtecontexture le catalogue complet des gloires déchues ; elle enserre danssept petits mots l'histoire des mérites méconnus, et des sots reconnus; des femmes passées et des beaux en perruque ; elle met sur la mêmeligne les banquiers économes, les juges inamovibles, les deux centvingt-un, les voitures jaunes, les héros de juillet et les chiensanglais. La plèbe de nos lecteurs s'imagine peut-être que nous faisons de lafatuité ou de la passion : nullement ; nous regardons et nousécrivons. En France, tout est mode : mais trois jours suffisent à userla gloire la plus haute, le succès le plus éclatant. Trois jours, c'esttout : le quatrième, on importune ; le cinquième, on ennuie ; lesixième, on vous hait, et l'on vous proscrit le septième. Ce fut letemps de faire le monde. Électeurs, que pensez-vous de ces deux cent vingt-un que vous avezréélus comme l'espoir de la France, le salut de la patrie, la digneexpression de nos voeux pour la liberté ? Ne vous semblent-ils pasau-dessous de leur mission ? N'ont-ils pas arrêté la Révolution dans sa course, au risquede la faire cabrer et de se voir jeter à terre comme des jockeysinhabiles ? Hargneux contre toute opposition, se pavanant de tout ledanger dont on les a sauvés, et qu'ils n'ont pas couru ; ingrats enversla presse, haïssant et craignant la nouvelle génération, leurs jours devogue sont passés. Au reste, c'est dans leur sein qu'on peut trouvertoutes les nuances délicates de cette sorte d'exclusion qui les frappetous. Ainsi, il sera juste de dire que M. Madier de Montjau n'estplus à la mode, que M. Charles Dupin n'y a jamais été, que M.Thiers ne peut pas s'y mettre, et que M. Salvandy n'y sera jamais. Ces messieurs des communes se fâcheront-ils de cette triste vérité ? Ilne le faut pas. De plus méritants qu'eux subissent déjà cetteconséquence de tout ce qui se fait remarquer quelques jours. Demandezaux gens du pouvoir ce qui est à la mode dans leurs bureaux. Est-cecette brave jeunesse qui a combattu dans les rues de Paris, ces hommesde conscience qui ont sacrifié, sous Charles X, leur fortune au maintien des bonnes doctrines ? Point. Lepouvoir les méconnaît, les dénigre, les chasse. Il y a tel ministère,tout barricadé de canaille jésuitique, où les lettres des réclamantssont interceptées, leur existence calomniée, leurs services méconnus,et où l'on n'a de chance d'obtenir ni justice ni réparation, à moinsqu'on ne soit le valet d'un ancien valet de M. de Villèle. Lespatriotes ne sont pas à la mode au pouvoir. Brave peuple français, que cela ne t'étonne pas. Dans de plus grandsintérêts, tu as prononcé des arrêts aussi injustes. Gens du monde, nevous souvient-il plus que, malgré sa beauté séraphique, M. de Beauvaisfut obligé de céder la palme des oratoires à M. de Paris, et que leviolon de Tolbecque a détrôné le flageolet de Collinet ? Si nous nous occupons aujourd'hui de ce sujet, c'est qu'il y a eurévolution dans la mode comme dans le monde politique ; c'est que lesfusillades de juillet ont tué bien d'autres gens que les morts duLouvre, de Grenelle et de la Fontaine-des-Innocents ; elles ont détruitbien d'autres existences que celles d'un roi, de sa famille et de sacour. Les petites soirées littéraires, les petites adulations poétiques, lesengouements romantiques de la coterie et les bouffonneries classiquesde l'Académie sont restés sur place ; toutes ces petites voix aigresqui se louangeaient se sont perdues dans le cri populaire quis'est élevé. C'est au point que M. Émile Deschamps est obligé desemettre devant sa glace pour se dire à lui-même : « Vous êtes un hommed'un beau génie. » La littérature romantique n'est plus à la mode. La petite littérature de M. Scribe s'y est noyée aussi. Bertrand,Suzette, Stanislas, toutes ces petites grimeries, assez drôles sous lerégime des censeurs, n'ont pu supporter le grand air ni le grand jourde la liberté. Le Gymnase n'est plus à la mode. Voyez comme nous courions insensiblement, il y a six mois, aux moeursde la Régence ! L'oisiveté, le luxe envahissaient les esprits élégants; les longs soupers, les nuits sans sommeil, les femmes équivoques, lerire de tout et sur tout, les voitures et les vins exquis, tous ceséléments d'une vie débauchée s'appelaient fashionable : encore deuxans, et nous aurions affecté la chemise débraillée, le gilet taché etl'allure incertaine. Juillet a mis fin aux orgies ; elles ne sont plusde mode. Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce gros patriote proscrit sous laRestauration, qui voudrait que quinze ans de repos lui eussent gagnétrois grades dans l'armée. Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce petit monsieur, écrivainpamphlétaire il y a quelques jours, et maintenant administrateurinhabile et impudent ; c'est cet écolier, devenu préfet pour avoirsuivi assidûment un cours d'histoire ; c'est ce carliste rampant, quieffrayait M. de Polignac par son exagération et qu'on a trouvésuffisamment patriote pour lui donner un superbe emploi. Ce qui n'est pas à la mode, c'est ce journal qui fait de l'aristocratiede principes devant l'impunité, après avoir été lâche dans les jours dedanger ; c'est cette petite feuille ordurière et grasse, qui pue lachandelle et qui s'appelle Corsaire ; c'est ce monsieur qui s'estvu, lui seul, partout où l'on s'est battu, et ce libérateur de lapatrie qu'on n'a vu nulle part. Ce qui n'est pas à la mode surtout, c'est l'argent. |