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BALZAC, Honoré de (1799-1850)Nouvellethéorie du déjeuner(1830).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.VIII.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'unecollectionparticulière de l'ouvrage Les Parisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnée par André Billy à  Genève chez La Palatine en 1947.


Nouvelle théoriedu déjeuner
(La Mode, 29 mai 1830)
par
Honoré de Balzac
_____


DEPUIS quelquesannées, tout se renouvelle : doctrines, littérature, politique, et, sivous écoutez les saints-simoniaques, ils vous diront : « La religionaussi ! » L'état social, ce grand serpent dont la tête est si perfideet la queue si débile, semble vouloir faire peau neuve, mais malheureusement, ce renouveau,pour parler la langue de Ronsard, n'agit pas encore sur les individus :nous voyons beaucoup de gens qui se survivent à eux-mêmes et setrouvent au milieu de la nouvelle France comme des hommes fossiles,débris d'un vieux monde impossible à reconstruire.

Au nombre desinstitutions qui ont péri, nous mettrons le déjeuner, car les principesnouveaux d'après lesquels se rédigent les déjeuners fashionableséquivalent à une destruction complète de l'ancien système. S'il nousest permis d'exprimer notre opinion personnelle sur cette modeculinaire, nous n'hésiterons pas à regarder le dédain que le siècleaffecte envers le déjeuner comme un grand malheur. Les habitudesparlementaires, les moeurs nouvelles, un caprice général, la nécessitépeut-être, ont insensiblement fait reporter sur le dîner toute laresponsabilité de la nutrition. Fatal système, qui ne tend à rien demoins qu'à multiplier les victimes de l'apoplexie, décimer pluspromptement les oncles, les grands-parents, et à rendre la sociétémoins spirituelle.

En effet, un homme, quelque pudibond que vousle supposiez dans la police de sa bouche, ne saurait se défendre d'unexcès quand l'appétit ne s'exerce complètement qu'une fois par jour...Aussi voyez-vous maintenant tous les quadragénaires vider les sucrierscomme par magie, afin d'envoyer des forces auxiliaires à leur estomacrécalcitrant ; puis les jeunes gens alourdis devenir opaques, ternes,graves ; enfin les sexagénaires rester gisant sur les canapés, commedes boas ruminant un boeuf, mornes, monosyllabiques dans leursréponses, entendant mal les requêtes des solliciteurs, ou plutôtn'écoutant que leur propre digestion. Pour peu qu'un drame passionnésurvienne, quel trouble dans ses organismes !... Les forces physiques,loin de se recruter insensiblement par quatre repas égaux, commel'aurait été la Chambre par le système de la quinquennalité, sontrévolutionnées brutalement et sans périodicité (l'heure du dîner estsoumise à tant de chances !) ; alors de là naissent des générationspoitrinaires, des bicéphales, des acéphales et bon nombre degastrites...

Pour qui veut réfléchir, n'est-il pas prouvé que lasupériorité de conversation dont a joui le XVIIIe siècle provenait deson admirable gastrologie ? Aussi nous sommes peut-être plus près despetits soupers qu'on ne le pense. La mesquinerie des déjeuners actuelsnous amènera bientôt à une réforme générale. Le jour où une femmeentreprenante aura créé chez elle un souper intime, la révolution serafaite et notre gaieté se restaurera. A la lueur des bougies, au feu desregards pétillera tout-à-coup cet esprit moqueur, léger, profond, quidonnait à une épigramme l'air d'une confidence, qui désarmait un mot detout pédantisme, résumait un événement, mettait l'avenir dans uneplaisanterie, et faisait rire deux ennemis... Nous ne nous aimerons pasdavantage et ne nous haïrons pas moins, mais nous éviterons de passerles uns devant les autres comme des traîtres de mélodrame, noussouriant d'un oeil et nous calomniant de l'autre. Tous les jours, àminuit, il y aura un armistice entre nos amitiés, et la médisance seraforcée d'être spirituelle en présence de tous, au lieu d'être froide etplate d'oreille à oreille. Qui s'opposerait à cette réaction ?... Maisnous nous sommes écarté de notre
sujet.

En ce moment, ledéjeuner n'est plus qu'un préjugé. Qui déjeune ?... quelques clercs denotaire, d'avoué, ou des, entrepreneurs : vieilles moeurs !...Aujourd'hui, déjeuner est un mot ; mais ce n'est pas une chose, et un homme qui s'occuperait de cela comme d'un repas serait un homme jugé.

Cependant, le matin, presque tout le monde mange encore. Il y a donc un problème à résoudre. En voici la solution.

D'abord,sous peine de passer .pour un marguillier, vous devez servir undéjeuner sans nappe. Soyez sûr que ceux qui garnissent leur table delinge en sont encore à lire le Cours de littérature de La Harpe, à se procurer Zaïrepour un franc cinquante centimes, afin de pouvoir suivre le débit de M.Lafon quand ils vont aux Français, ou à nous dire l'inscription du pontde Beaune, comme une chose curieuse.

La plus grande faute quel'on puisse commettre, après celle de mettre une nappe sur la table,est d'y laisser paraître une bouteille. La mode exige impérieusementqu'on ne boive que de l'eau le matin. Demander du vin, c'est avoirl'air d'un maçon, d'un ancien soldat du train, d'un vieux professeurémérite, d'un fiacre... Admirez le caprice des mœurs ! Vous pouvezpresque réclamer un cigare, vous causerez moins d'étonnement... Il y amême une sorte de luxe à fumer dans un appartement élégant et àsouiller un riche tapis... Mais du vin !... fi donc ! — N'alléguez pasvotre santé, l'habitude ; ne mettez pas votre estomac en avant !... Ceserait avouer que vous êtes classique, perruquiniste ; enfin vous neseriez pas un homme à la mode, vous feriez l'effet d'être unpropriétaire éligible. Alors, votre amphitryon vous ferait servir duvin rouge ; amère plaisanterie ! car vous n'ignorez pas que le derniersacrifice permis par la mode en faveur d'un malade,c'est un vin blanc, encore faut-il que ce soit de l'Ermitage ou duLimoux : le Champagne, et surtout le Champagne frappé de glace, estproscrit comme de mauvais ton jusqu'à sept heures du soir, moment où ilreprend ses droits. Un homme qui boit du Champagne le matin est classéparmi ceux qui vont en habit par les rues avant cinq heures.

Quantau cigare ?... Nous sommes forcés d'avouer que beaucoup de modimanesfument... La pipe est devenue comme un délire : il est impossible defaire trois pas à Paris sans aspirer le nuage empesté de quelqueinsolent tabacolâtre. Ces horribles fumeurs vous imposent leur haleineempestée ; et tous prennent à plaisir le vent sur les femmes et lestabacophobes. M. Mangin, à qui la rue appartient, puisque les Chambresne se sont pas révoltées contre cette absurde prétention, M. Mangindevrait s'occuper, lui qui a déjà enlevé ces demoiselles comme descorps saints, de parquer les fumeurs. L'estaminet est une institution ;la tabagie est l'endroit où l'on fume ; et un homme fumant dans la rueabuse de la liberté individuelle. Avouons que, si quelques jeunes gensélégants prostituent ainsi leur bouche, au moins c'est à un cigare dela Havane. Il y a entre un cigare espagnol et l'infernal brûle-gueulechargé du tabac de la régie la différence qui existe entre la Taglioniet les danseuses des Funambules. Le cigare a quelque chose de doux, demoelleux, de parfumé ; la pipe est horrible à sentir. Fumer un cigare,c'est une débauche ; mais fumer d'habitude, c'est avouer unedégradation intellectuelle. L'homme qui a le pouvoir de penser, des'aventurer dans les heureuses et suaves campagnes de la rêverie, cethomme ne fume pas. La pipe est la méditation matérielle d'un sot : s'ilfume, c'est qu'il n'ose pas jouer avec ses pouces.

Mais revenons à la mode gastronomique des déjeuners modernes.

Nousavons déjà deux principes invariables : pas de nappe, pas de vin.Seulement, si vous êtes entre jeunes gens, le cigare se tolère...

Poursuivons.

Nevous avisez pas de proposer des huîtres !... cela sent le peuple et lescabarets. Quand les gens comme il faut ont la passion des huîtres, ilsvont en Normandie.

Donner un pâté de foies gras, des rognons au vin de Champagne, des pieds truffés..., autant vaudrait porter des socques articulés.Il n'y a plus que les employés à douze cents francs, les choristes, lesbedeaux, les gens qui vont au parterre, enfin tous ceux qui n'ont pasde quoi vivre, capables de combiner un déjeuner pareil...

Les personnes qui entendent la vie élégante proscrivent également la viande et le poisson, le matin.

Offrirdu café au lait, ce n'est pas une faute, c'est un ridicule. Il n'y aplus que les portières qui prennent cette mixtion populacière. Quandmême l'expérience ne prouverait pas que cette boisson attriste lafibre, charge l'estomac de saburres pernicieuses et débilite le systèmenerveux, il y a quelque chose qui parle plus haut que l'hygiène et quela mode, c'est la vanité. Le commun est impardonnable. Quand le sucrevaudra six francs la livre, peut-être le café au lait sera-t-ilprésentable. Pour le moment, le café ?... Cela sent le Marais, lefaubourg, la vieille femme, c'est un souvenir de sénateur.

Lethé n'est pas plus cher, et, par une inexplicable bizarrerie, le théest de très-bon goût. Est-ce parce que son parfum possède une exquisedélicatesse ? est-ce parce qu'il développe la sensibilité ?... Nesondons pas les mystères de la mode. Ce sont des dogmes pour lesquelsil faut la foi.

Mais plus nous cherchons une solution auproblème que présente le déjeuner actuel, plus elle doit paraîtreimpossible à trouver. Avouons donc ici que jamais difficulté ne futplus ardue.

Mais croirait-on que la vie élégante soit une chosenaturelle ? Pour ceux qui n'en ont pas le sentiment et qui roulent leurexistence dans les halliers de quelques provinces, ou pour ceux qui sesont accroupis pendant vingt ans dans un commerce et qui veulentdevenir quelque chose, la vieélégante est une science, et une science d'autant plus immense qu'elleembrasse toutes les autres sciences, qu'elle est de toutes les minutes.

Ausurplus, avant peu, nous offrirons un traité complet sur cette matièreimportante. Ce sera une charte qu'on pourra violer à son aise toutcomme l'autre.

Le déjeuner se trouve donc aujourd'hui l'écueil des disciples de la FASHION.Un maître, un modimane reconnaît le degré d'élégance auquel est parvenuson amphitryon, en jetant un coup-d'oeil sur la table. Le déjeuner estun criterium, c'est le prodrome de votre perfection personnelle, dirait M. Cousin.

Puisqu'ilexiste dans la vie fashionable une sorte d'horreur pour le bolalimentaire, horreur qui, du reste, cesse à six heures du soir, il fautdonc amuser l'estomac d'une manière ingénieuse, éviter une digestion,et livrer l'intelligence tout entière aux affaires, sans l'obscurcir...Pour atteindre à ce but, le génie trouve d'immenses ressources dans leslégumes, les oeufs, les herbes, les fruits, le riz, les mufflings.

Menu élégant. Des oeufs frais, — une salade, — un pilau, — beurre de Bretagne, — des fraises, — thé, lait ou crème,— soda water, — mufflings.

Maistout cela doit être servi sans symétrie, confusément, dans un désordregracieux. Peut-être n'admirerez-vous pas ce menu comme il le mérite ?Lavater a bien vu que la physionomie se divisait en trois sections ;qu'un homme ressemble plus ou moins à un poisson, à un quadrupède, à unoiseau ; mais il n'a pas remarqué que l'homme-oiseau a la passion desgraines : le pain, le riz, les lentilles, le maïs, le café, etc. ; quel'homme-quadrupède aime le fourrage : les salades, les épinards, leschicorées, etc ; enfin que l'homme-poisson a le goût des sauces et boitbeaucoup. Eh ! bien, examinez le menu proposé... Vous verrez que chaquenature d'homme y trouve sa substance, légère, appropriée à lacirconstance ; un fashionable aura mangé, mais il n'aura pas le droitde dire : « J'ai déjeuné. » Seulement, il aura pris quelque chose, un rien ; c'est le mot de tout le monde, c'est-à-dire de la jeune France.

Depuisun an, la gastrolâtrie a perdu beaucoup de son importance. Il s'estfait une révolution gastronomique assez honorable pour notre époque. Oncommence à mépriser la table. La supériorité de l'intelligence étant dejour en jour plus sentie et plus désirée, chacun a compris tout ce quel'âme perdait de ressort dans ces luttes journalières, soutenues parl'organisme, à propos d'un repas. L'ambition mange peu, le savant estsobre, et l'homme à sentiment a l'obésité en horreur. Or, où est lefashionable qui n'appartient à aucune de ces trois classes ? Ce dédaindes jouissances gastronomiques fera nécessairement faire un pasgigantesque à la cuisine française : il s'agira pour elle de mettre leplus de substance possible sous la plus petite forme, de déguiserl'aliment, de donner d'autres formules à nos repas, de fluidifier lesfilets de bœuf, de concentrer le principe nutritif dans une cuilleréede soupe, et de remplacer l'intérêt d'un suprême par des intérêts plus puissants... C'est un progrès. Attendons l'avenir.