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BALZAC, Honoré de (1799-1850)Le Bois deBoulogne et le Luxembourg (1830).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VIII.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'unecollectionparticulière de l'ouvrage LesParisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnéepar André Billy à  Genève chez La Palatine en 1947.


Le Bois de Boulogne et le Luxembourg

(La Mode,12 juin 1830)
par
Honoré de Balzac
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IL y a des gens qui font à tout propos le portrait dela jeunesse française, et qui peignent une génération entière avecautantd'assurance et de précision que s'il s'agissait d'un seul homme. Lescaractères, les moeurs, les esprits les plus divers, ils expriment toutsous une formule générale ; et on dirait, à les entendre, que tous ceuxqui n'ont point atteint l'âge électoral pensent, agissent et viventcomme au son du tambour. Mais cette formule varie avec les auteurs. Delà les définitions les plus bizarres et les plus contradictoires : lajeunesse est grave, la jeunesse est légère ; elle est laborieuse, elleest oisive ; elle est docte, elle est ignorante ; elle est sans grâce,elle est le modèle des grandes manières et sans rivale en matière debon ton et de goût ; elle agit sans penser, elle pense sans agir.Enfin, toutes les variétés de définitions qu'on trouverait dans lesnaturalistes, les philosophes, les publicistes, ne suffisent pointpour représenter cet être multiple qu'on appelle la jeunesse.

Si la peinture pouvait venir au secours de la parole, je proposeraisd'imiter ces bonnes gens qui, voulant définir la France, jettent sur latoile une grande femme, la couronne en tête, sans oublier l'inévitablerobe bleue et les fleurs de lys. Qui ne dit rien dit tout, et, avec dixans de moins et un changement de sexe, cette grande femme figureraitfort convenablement la jeunesse française. Mais où trouver des motsqui vaillent la robe bleue, et quel écrivain rencontrera cette latituded'idée, cet heureux vague d'expression qui donnent au tableau dupeintre toutes les grâces d'une formule algébrique ? Si l'algèbre neprend pas pitié de la littérature, il faut désespérer d'accorderensemble tant d'arrêts contradictoires, et la jeunesse française,forcée d'accepter par définition la lettre de madame de Sévigné sur lemariage de Mademoiselle, ira comparaître au tribunal de la postérité,qui jettera sa langue aux chiens comme madame de Grignan.

Il y avait naguère un homme qui prétendait reconnaître, à l'expressionde la figure, de quel quartier venaient les passants qu'il rencontrait.Ce collatéral du docteur Gall et de Lavater savait distinguer, auxnuances de la physionomie, l'ennui lourd et agreste du Jardin desPlantes de l'ennui plus élégant et plus civilisé des Tuileries, lebâillement apprêté du boulevard de Gand du bâillement méthodique de laPetite-Provence. Suivant lui, il y avait dans chaque quartier uneatmosphère à l'influence de laquelle il était impossible d'échapper,et un homme qui venait de la rue Mouffetard ou de la place Maubert, nepouvait s'empêcher d'avoir, dans ses gestes, dans sa tournure, dans samise, dans le son de sa voix, quelque chose de commun et de trivial quitrahissait son pèlerinage au pays Latin.

— Les vêtements mêmes, disait-il, prennent un mauvais pli dans cespays perdus, et un habit de Staub ne résisterait pas à deux excursionsdans le faubourg Saint-Jacques.

Je ne voudrais pas répondre sur ma tête de la justesse de cettedernière observation, mais, si l'observateur vit encore, il doitquelque peu sourire en lisant les auteurs qui prétendent représenterdans une seule et unique définition les variétés infinies que son oeilexercé savait découvrir dans la même ville, les magnificences un peubrutales de la Bourse et la gothique simplicité du Marais, avec ladignité élégante du faubourg. Saint-Germain et les trivialités dufaubourg Saint-Jacques. Autant vaudrait sans doute imiter ce peintrequi, confondant tous les temps et tous les peuples, poussaitl'intrépidité de l'anachronisme jusqu'à faire assister des gardessuisses à une descente de croix.

Puisqu'on fait l'histoire de tous les empires, on devrait fairel'histoire de tous les quartiers : la postérité y gagnerait beaucoup,j'en suis sûr ; car, dans nos sublimes annales, où l'on peint lesgénéraux, les batailles, les rois et les ministres avec toutes lesgrâces de la chronologie et toute la chaleur du style du Moniteur,il ya toujours quelqu'un d'oublié ; ce quelqu'un, c'est le John Bull desAnglais, le Jacques Bonhomme des Français ; en un mot, ce quelqu'un,c'est tout le monde. Mais quelle variété de couleurs ne faudrait-il pasau peintre pour donner la vie à tant de tableaux divers qui sedérouleraient devant lui ! Le quartier d'Antin et le faubourgSaint-Antoine ; lacivilisation et la barbarie ; Véry, que les Anglais nous ont gâté,et l'humble Flicoteaux qui n'a pas besoin de l'être ; Véry, quieutl'honneur de donner des indigestions à toutes les gloires de l'Empire,à toutes les célébrités de la Restauration ; le séculaire Flicoteaux,qui ne donna jamais d'indigestions à personne, mais qui, de père enfils, eut le privilège d'empoisonner les enfants d'Hippocrate et deCujas ; en un mot, l'abondance et la disette, l'opulence et lapauvreté, l'élégance d'Alcibiade et le cynisme de Diogène, toutes lesextrémités de mœurs séparées par quelques toises d'eau, un quartier,une rue ; voilà ce qu'il faudrait peindre si l'on voulait définir lasociété actuelle en général, et en particulier la jeunesse française.

Vous qui avez vu le bois de Boulogne dans ses jours de splendeur, avecses allées peuplées de brillants cavaliers et de somptueux équipagesqui semblent glisser sous des dômes de verdure ; vous qui avez suivices héros de la mode à la mise élégante sans être recherchée, aumaintien noble, aisé, gracieux, retracez-nous avec de vives couleurscette jeunesse livrée tout entière au luxe et au plaisir, qui paraîtpartout où la vanité peut étaler ses pompés, partout où l'oisiveté peutpromener ses ennuis. Courage ! votre tableau est fidèle, on connaîtles originaux de ces portraits, et Grammont, en les voyant,s'applaudirait d'avoir de pareils successeurs.

Des grâces, de la folie, de l'esprit et des dettes, voilà donc quel estencore l'apanage des jeunes Français de nos jours ! Le XIXe siècle n'apoint à rougir devant ses aînés ; c'est toujours cette aimablefrivolité de caractère, cette facilité de moeurs, cet amour de luxe etde parure dont on accusait nos devanciers. Je reconnais les dignes filsde ces hommes qui, selon le mot d'un grand roi, « portaient sur euxleurs métairies et leurs bois de haute futaie ».

Le tableau est achevé à votre avis, il ne faut rien y reprendre.Attendez encore. Oserez-vous porter vos pas dans les profondeurs dufaubourg ultrapontain ? L'aspect du vétéran triste et morne semblableau Temps qui veille à la porte du tombeau, ne nous arrêtera-t-il pasaux portes du Luxembourg ? Les enfants crient, les bonnes grondent,passez vite ; plus loin, quelques vieux rentiers promènent leur goutte,leurs rhumatismes, leur phtisie, leur paralysie, passez vite encore. LeLuxembourg est le rendez-vous de la vieillesse ennuyeuse et cacochymeet de l'enfance importune et criarde ; on n'y marche qu'entre descannes et des bourrelets ; c'est l'Élysée des goutteux, la patrie desnourrices ; autant vaudrait passer sa vie dans le coche d'Auxerre qued'être déporté au Luxembourg !

Au milieu de cette atmosphère lourde et glaciale, cherchez cettejeunesse française que vous peigniez tout à l'heure avec des couleurssi brillantes. Où est cette grâce, cette élégance, ce luxe qui charmaitvos regards ; où sont ces manières nobles et aisées ? Sous ces amplesvêtements qui tombent lourdement, et dont les plis faux etmalencontreux semblent accuser le ciseau inexpérimenté d'un Staub desoupente, reconnaissez-vous ces modèles d'élégances dont les caprices ont force de loi dans l'empire dela Mode ? Écoutez-les parler : est-ce là ce langage brillant, cet artde racheter la stérilité du fond par la grâce de la forme, ce bavardageélégant qui effleure tous les sujets sans les épuiser, qui mêle aubesoin l'Opéra et la morale, Rossini et la guerre d'Alger, lesélections et les chanteurs allemands ? Prenez garde ! vous pourriezentendre quelque point de droit savamment discuté, quelque systèmemédical expliqué et dûment commenté, un panégyrique de Broussais, uneapologie d'Hippocrate, sans parler de la politique courante et d'unrecueil d'anecdotes égrillardes sur les lingères, les passementières,les couturières, les modistes ; que sais-je ! l'histoire universelledes amours du quartier. Prenez garde ! les Lovelaces du faubourgSaint-Jacques sont de terribles historiens ! Que serait-ce si vous lessuiviez chez ce Procope qui fut jadis témoin des saillies de Piron etdes reparties de Voltaire ; si vous entendiez le domino monotoneretomber sur la table de marbre, et l'esprit et la gaîté étouffés entreun double as et un sonnet ; si vous contempliez les joueurs, le frontsoucieux, l'air triste, suivant d'un oeil mélancolique le dé de leuradversaire et prenant en patience leur plaisir !

Que vous semble maintenant de la jeunesse française ? Est-elle si vive,si gaie, si aimable, si pétulante, si brillante, si étincelante, siétourdissante ? A la place des bouteilles qui sont sur cette table,mettez des pots d'étain, et vous êtes en Allemagne, à Leipzig, à Iéna,au milieu de ces étudiants qui, partageant leur amour entre la scienceet la taverne, mettent autant de zèle à expliquer un passage de Platonou de Pindare qu'à jeter des pots à la tête du garde de nuit.

N'allez pas cependant prendre en haine tout un quartier de Paris etretrancher la moitié de la ville de votre communion. Ces jeunes genssont moins gracieux, moins élégants sans doute que leurs voisins del'autre côté de l'eau, et ce n'est point dans le parterre de l'Odéonque le goût et la mode iront chercher leurs favoris ; mais c'est parmieux que se recrutent toutes les célébrités de l'époque ; la justice, lebarreau, les sciences, les arts leur appartiennent ; leurs jours,quelquefois leurs nuits, sont consacrés au travail, et c'est ainsi quese préparent dans le silence des publicistes, des poètes, des orateurs.Faut-il les condamner parce qu'ils ont préféré le fond à la forme, letravail à l'oisiveté, la science au plaisir ? Il ne faut condamnerpersonne, il faut seulement répéter aux auteurs qu'il y a deuxjeunesses en France : l'une jouit de la vie et l'autre l'emploie ;l'une attend son avenir et l'autre l'escompte. La première est la plussage sans doute, mais elle salue bien mal !