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VESLY,Léon de (1854-1927) : Les Vallées del'Eure et de l'Iton (1902).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.V.2012)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 3ème année,1902.

LesVallées de l'Eure et de l'Iton
par
Léon de Vesly

~*~


I. - Légendes de saint Taurin etde saint Ouen
II- Le Pèlerinage de saint Mauxe et de saint Venerand à Acquigny (Eure)

IL n'est pas pour le touriste de plus agréable excursionque de parcourir les pittoresques vallées de l'Eure et de l'Iton ; devisiter les villes de Chartres et de Louviers, les bourgs de Maintenonet de Pacy, le beau château d'Auch ainsi que le champ de batailled'Ivry.

Parmi les villages Traversés, Acquigny, qui est assis au confluent desdeux rivières, est l'un des plus coquets. Après y avoir mélangéparesseusement leurs eaux, l’Eure et l'Iton coulent plus rapidesjusqu'à Louviers où les arrêteront les roues des usines. De hautspeupliers jalonnent le cours d'eau, traçant dans la prairie lescapricieux contours de son lit bordé de renoncules et de plantesaquatiques.

C'est dans ce riant paysage que le peintre Rousseau aimait à se reposeret à tendre au poisson l'hameçon perfide. C'est dans cette jolie valléeque les Silly-Laval ont tracé sur la verte prairie leurs chiffresenlacés pour édifier le château devenu la résidence d'été de la familleLeroux de Bourgtheroulde.

Quelques étymologistes ont voulu voir, dans le nom d'Acquigny, un lieutraversé par des eaux abondantes ; les plus savants retrouvent, dans lemême
nom, la désignation d'Alcinicux (1.) Avouons que devant les charmesd'un magnifique paysage, encore embelli par l'architecture, on nesaurait s'attarder à des étymologies. Le penseur aime à y méditer,l'artiste à s'y recueillir, et l'écrivain à y évoquer l'histoire.

Il n'y a peut-être pas de pays, écrivait au commencement de ce siècle «l'Hermite en province » (2), où la superstition ait accrédité plusd'erreurs, la légende créé plus de contes de fées. Cependant au milieude ces récits fabuleux, de ces légendes remplies de merveilleux, résideune vérité où se cache, sous une forme poétique, le fait historique.

C'est ainsi par exemple qu'à quelques kilomètres d'Acquigny leslégendaires rapportent que saint Ouen, se rendant à Clichy, vers l'an642, s'égara, aux approches lie la nuit, au milieu des marais del'Eure, lorsque l'apparition soudaine d'une croix lumineuse lui fitretrouver son chemin. Pour perpétuer le souvenir de ce miracle, l'amide saint Eloi acheta d'un laboureur une partie de son aiguillon et enfit une croix qu'il éleva sur un monceau de terre remuée (Cespite congesto).

Ce lieu devint remarquable par beaucoup de miracles et toutes les nuitsun nuage lumineux l'enveloppait. Il fut choisi par Leatfridus pourconstruire un monastère qui devint fameux sous le nom d'abbaye de laCroix-de-Saint-Ouen, de la Croix-de-Madrie ou de la Croix-Saint-Leufroy(3).

Cette légende ne révèle-t-elle pas la pratique, suivie par les apôtresde la Gaule, de planter une croix au milieu des fontaines, sur lestumulus, les menhirs et les dolmens, objets de la vénération despaïens, et. de substituer des cérémonies chrétiennes au culte qui yétait célébré ? Saint Ouen n'écrivait-il pas : Qu'on n'aille pas auxtemples, aux pierres, aux fontaines, aux arbres, aux carrefours y allumer des cierges ouy accomplir des voeux (4).

Et les légendes de saint Taurin, l'apôtre des Eburovices ?... Ellessont encore contées par les vieux habitants de la vallée de l'Eure.Ecoutons-les et vous saurez bientôt que la vie du saint ne fut qu'uncombat continuel avec Satan.

L'esprit malin prit successivement la forme d'un ours, d'un lion etd'un hibou pour éloigner l'évêque de la ville où il venait porter laparole de Dieu ; mais, troisfois il fut terrassé. Il voulut prendre sa revanche et trois jours après, pendant quesaint Taurin prêchait, il enleva de l'auditoire la fille d'un certainLucius, qui avait donné l'hospitalité à l'évêque, et la précipita dansles flammes où elle périt à l'instant. Ce ne fut que l'occasion d'unnouveau triomphe pour saint Taurin, qui rappela la belle Euphrasie à lavie, au grand étonnement des spectateurs dont cent vingt se firentbaptiser sur le champ. Le même jour, il rendit la vue à huit aveugleset la parole à quatre muets.

Loin de se tenir pour battu, après tant de revers, le diable renouvelases  attaques en renversant la nuit les murs d'une église quesaint Taurin faisait bâtir. Pour le coup le saint perdit patience etrésolut d'attaquer son ennemi corps à corps. La première fois que lediable reparut il le saisit par les cornes, et le secoua si rudementque l'une des deux lui resta dans la main. On a montré cette corne dansles caveaux de l'abbaye de Saint-Taurin, jusqu'à la fin du XVIIIesiècle, à ceux qui doutaient de la vérité de cette histoire ; et lesvrais fidèles, en l'approchant de leur oreille, entendaientdistinctement ces mots Taurin,Taurin, rends-moi ma corne (5).

Le bruit perçu par les croyants qui écoutaient bruire la corne, étaitidentique à celui observé lorsqu'on approche de l'oreille un cypris ouquelque autre coquillage de la même famille. La science a depuislongtemps expliqué ce phénomène.

Quant aux légendes composant la vie de saint Taurin elles montrent lesdifficultés qu'eut à vaincre le saint apôtre pour implanter lechristianisme au pays d'Evreux, et laissent apercevoir aisément latrame sur laquelle s'est exercée l'imagination des vieux chroniqueurs.

Ce canevas sera encore plus saisissable lorsqu'on saura qu'il y aquelques années, on faisait à l'évêché d'Evreux l'inventaire desreliques de saint Taurin. Quelle ne fut pas la surprise des receleurs,lors de l'ouverture de la châsse, de trouver, avec les ossements dusaint, trois petitesstatuettes en terre cuite, de divinités féminines. Les têtes en avaientété brisées et ainsi se trouvaient réunis les restes des mutilateurs etdes mutilés.

C'est donc intentionnellement que les auteurs des reliques ont fait cegroupement pour témoigner à la postérité de l'œuvre de foi accompliepar saint Taurin sous le règne des Antonins (6)

On ne saurait omettre dans les légendes de saint Taurin le « coudrierde Gisay », encore l'objet d'une pieuse vénération et le but denombreux pèlerinages (7).

La tradition veut que l'évêque d'Evreux, étant venu pour évangéliserles habitants de Gisay adonnés à là plus barbare idolâtrie (8) futarrêté par ordre du Gouverneur romain et fustigé.

Une des baguettes ayant servi au supplice, étant tombée du trousseau deverges, reprit racine et fut la bouture de la coudre vénérée.

Un stigmate particulier fait reconnaître les familles des bourreaux desaint Taurin : les enfants y naissent sans ongles, et ces anongulés nepeuvent se marier qu'entr'eux, car ils sont l'objet de la réprobationpopulaire (9).

Ces digressions nous ont éloigné d'Acquigny qui a encore d'autrestitres à notre attention. Son territoire fut arrosé par le sang despremiers chrétiens
Maximus et Venerandus qui y subirent ledernier supplice pour la foi. Le spectacle de leur constance convertittrente-huit soldats qui les gardaient et qui voulurent partager leursort.

Celte exécution fut ordonnée par l'empereur Dioclétien, disent leschroniques, et l'endroit où elle eut lieu est appelé Champ des Quarante-Martyrs.

On le montre encore aujourd'hui dans la prairie, et chaque année, lelundi de la Trinité, s'y fait un des plus curieux pèlerinages de lacontrée.

Rien de plus pittoresque que cette longue procession qui se déroulelentement sur la grande route entre la claire rivière et le coteau deCambremont. Les ors des chasubles reluisent au soleil ; sous ses chaudsrayons le rouge des soutanes des petits clercs, l'écarlate deschaperons des frères de charité s'avivent et s'exaltent. Des tacheslumineuses s'accrochent aux bannières, aux oriflammes, aux torchèreset, dominant ce poudroiement de couleurs, ce triomphe des ors, leschâsses de saint Mauxe et de saint Venerand. Celles-ci, en forme detête, donnent l'illusion de géants suivant la théorie des prêtres.

Au chant rhythmé des litanies, la procession a parcouru les deuxkilomètres séparant l'église d'Acquigny de l'enclos vénéré. Lesporteurs de châsses s'arrêtent au carrefour du petit chemin d'accès etse placent vis-à-vis l'un de l'autre, ils élèvent alors les saintesreliques à la hauteur des épaules. Sous l'arcade formée par leurs braset les châsses, passe, courbant la tête comme sous le joug, une foulesilencieuse et recueillie.

Cette cérémonie ne manque pas de grandeur.

Dès que le défilé des fidèles est terminé, les châsses sont déposéessur un autel formé de trois pierres, trilithe chrétien qui ombrage unebelle croix dans le style de la Renaissance (10).

Quelques psaumes sont encore chantés et les prêtres se retirent sousles grands marronniers qui entourent le champ vénéré, pour réciter lesévangiles ; il se forme là des groupes charmants pour l'artiste etl'observateur. Cependant, la curiosité de ce dernier ne tarde pas àêtre éveillée de nouveau par le spectacle qui s'offre alors à ses yeux.

Les enfants prêts à quitter les lisières sont amenés d'un côté del'autel et, incités par leur mère ou leur nourrice, ils passent seulsdessous. Désormais ils marcheront sans être tenus. Des adultes, desvieillards passent également sous l’autel pour guérir leurs douleurs etleurs rhumatismes. Les jeunes fiancés s'engagent aussi dans l'ouverturesacrée et tous y ramassent des petits cailloux qui sont des talismansprécieux. Ils en prennent sept,et ceux choisis doivent adhérer au front par la seule pression dudoigt. Beaucoup de pèlerins reviennent en procession et regagnent leurlogis avec un caillou placé au milieu du front.

Pourquoi faut-il que la commémoration du martyre de saint Mauxe et deses compagnons soit ainsi souillée par de grossières superstitions ?C'est que les fêtes populaires ne vivent le plus souvent que detraditions et les légendes ont omis de nous dire qu'il existait, dansla prairie d'Acquigny, un dolmen où le paganisme entretenait ses plusanciennes pratiques.
 
D'ailleurs, il y avait encore bien d'autres choses surprenantes dans laprairie des Quarante Martyrs. On y montrait encore il y a quelquesannées le chemin suivi par saint Mauxe et saint Venerand pour échapperà leurs bourreaux ; l'herbe, disait-on, n'y avait jamais poussé depuis(11).

Un ciel sans nuage est le partage de la fête des martyrs d'Acquigny, etles vieillards racontent que saintMauxe n'a jamais été mouillé, c'est-à-dire qu'il n'y a pas eu dechute de pluie ce jour-là. Et, cependant, le bon saint est invoqué dansles années de grandes sécheresses et le souvenir d'une pluiebienfaisante arrivée par son intercession, il y a un quart de siècle,est encore dans la mémoire de nombreux pèlerins (12).

Une autre particularité de la fête Saint-Mauxe, c'est la présence, auxabords de la prairie, de marchands d'objets de piété et de gâteauxappelés « cernouettes », galette d'une pâte lourde et indigesterappelant la tradition de l'ancien pèlerinage de sainte Venise,mentionné par Hercule Grisel (13).

Saint Ouen, qu'il faut toujours citer quand il s'agit des pratiques dupaganisme, puisqu'il en a été le témoin oculaire, les défendait en cestermes : « Qu'on ne fasse pas de lustrations, ni d'enchantements surles herbes, ni passer les animaux par le creux d'un arbre, ou par untrou fait dans la terre... » Or, qui le croirait, il y a plus de douzecents ans que cette épitre a été écrite, et de nombreux habitantspassent toujours dans des trous, visitent les arbres, et voient encore,sur le gazon de leurs prairies, les empreintes d'êtres mystérieux (14).


NOTES :
(1) Chartes de Charles-le-Chauve, de 844 à 876, en faveur des abbayesde Saint-Riquier et de Saint-Ouen. - Auguste Le Prevost ; Notes sur le département dé l'Eure.
(2)  E. Jouy, t. VII p. 123 et suiv.
(3) Gallia Christiania. -Auguste Le Prevost, op. cit,  Remond, Bordeaux : Normandie illustrée, t. 1. p. 31.
(4) Vita Sancti Eligii,spécil, t. II, p. 76 et s.
(5) L'Ermite en province,ouv. cit., , p. 124 et 125.
(6) La chasse de saint Taurin est une œuvre du XIIIe siècle. Il n'a étéfait qu'un croquis des statuettes trouvées dans la châsse.Malheurensenient pour l'archéologie ce dessin est trop sommaire pourdéterminer les divinités représentées. Quelques personnes croientcependant reconnaître le type de Diane. - L. de V.
(7) Canton de Beaumesnil
(8) Deo Gisaco ; inscriptiontrouvée an vieil Evreux par M. Bonnin.
(9) Charpillon. Dictionnaire del'Eure, p. 264,  note man.  de M. Desloges, de Rugles.
(10) Cette croix, détruite par les sectaires, est aujourd’hui réédifiée.
(11) A. Buquet. Not. man.
(12) Ch. Dubourg. Note man.
(13) Traduction de M. P. Bouquet (vers 211-212, annotation p. 57).
(14 )V. Normandie Littéraire,Arbres vénérés, n° d'août 1895.