HISTOIRE
D'UN SOURD-MUET DE NAISSANCE,
GUÉRI DE SON INFIRMITÉ A L'AGE DE NEUF ANS ;
Lue à la séance publique de l'Académie royale des Sciences, année 1825.
PAR M. M
AGENDIE.
~ * ~
Au mois de mai 1824, M. Deleau, docteur en médecine, fit connaître àl'Académie qu'il venait de donner l'ouïe à un enfant de neuf ans nomméHonoré Trézel, demeurant à Paris. Le succès avait été aussi complet quepossible ; l'enfant, qui avant l'opération était complètement sourd,avait été mis à même d'entendre toute sorte de bruits, et même dereconnaître certaines intonations de la voix.
Mais pour avoir acquis la faculté d'entendre les sons, un sourd-muetest encore bien loin de jouir réellement de l'ouïe : les bruits de toutgenre, les mots qu'on lui adresse, ceux qu'il essaie de répéter , etc.,sont pour lui une source de sensations nouvelles qui le ravissent, maisil n'en tire aucune autre utilité ; il ignore les avantages de laparole, et ne se doute guère que les sons rares et vagues que produitparfois son organe vocal pourraient lui servir un jour à exprimer sesbesoins et ses pensées.
Une triste expérience a d'ailleurs appris que, si on abandonne un telsourd-muet au milieu de sa famille, ses sens et son intelligencerestent dans un état qui n'est pas de beaucoup supérieur à celui où ilse trouvait avant sa guérison.
Après avoir donné l'ouïe à Honoré Trézel, il restait donc à M. Deleau àélever cet enfant, et à remplacer, par des soins appropriés à lanouvelle position où il se trouvait, les soins que son infirmitél'avait empêché de recevoir pendant sa première enfance.
Il était d'autant plus utile de faire cette tentative, qu'aucun dessourds-muets auxquels l'ouïe a été donnée par une opération, ou quil'ont acquise spontanément, n'a été observé assez longtemps par deshommes instruits, pour que l'on sache précisément quel parti ils onttiré d'un sens novice intervenu tout à coup au milieu de sens déjàexercés ; quels changements sont survenus dans leurs instincts, leurintelligence, leurs mouvements, leur parole, etc. , par ledéveloppement d'une fonction aussi importante que celle de l'ouïe ;pour que l'on sache enfin, si le sourd-muet de naissance rendu àl'audition est apte à parcourir tous les degrés de la vie sociale, ous'il n'est appelé qu'à en franchir quelques-uns.
Après neuf mois de soins assidus, et pour lesquels il s'est entouré desconseils de plusieurs personnes éclairées qui portent un vif intérêt àson entreprise, M. Deleau a présenté son élève à l'Académie, et y afait le récit des difficultés qu'il a rencontrées, et des résultatsauxquels il est arrivé. L'Académie, voulant donner à ce faitl'authenticité qu'il mérite, a nommé des commissaires pour en constatertoutes les circonstances, et pour étudier l'état actuel d'HonoréTrézel. Ce que je vais dire est extrait du rapport qui a été fait àcette occasion.
Claude-Honoré Trézel, aujourd'hui âgé de dix ans, né à Paris de parentspauvres, était de cette classe de sourds-muets qui n'entendent même pasles bruits les plus violents, les explosions les plus fortes.
Sa physionomie, image de son intelligence, avait peu d'expression : iltraînait les pieds en marchant, et sa démarche était chancelante ; ilne savait pas se moucher ; il faisait comprendre ses principaux besoinspar un certain nombre de signes.
L'opération qui lui a été pratiquée n'est pas nouvelle ; elle a étéinventée sur la fin du siècle dernier par un sourd de Versailles, qui,fatigué de sa position, parvint à se guérir lui-même. Elle estaujourd'hui mise en usage par tous les médecins qui traitent lesmaladies de l'oreille ; elle a surtout fréquemment été employée enpratique par M. le docteur Itard ; elle consiste en des injectionsd'air ou de divers liquides dans la caisse du tympan, par le conduit decette caisse qui vient aboutir dans l'arrière bouche. Elle a plusieursinconvénients graves, qui heureusement ne se sont pas présentés chez lejeune Trézel.
Les premiers jours qui suivirent le développement de son ouïe furentpour Honoré un temps de ravissement. Tous les genres de bruits luicausaient un plaisir ineffable ; il les recherchait avec avidité. Ilétait particulièrement dans une sorte d'extase en écoutant unetabatière harmonique. Mais il lui fallut un certain temps avant des'apercevoir que la parole était un moyen de communication ; encores'attacha-t-il d'abord, non aux sons qui informent, mais aux mouvementsdes lèvres qui l'accompagnent; aussi crut-il pendant quelques joursqu'un enfant de sept mois parlait comme les grandes personnes, parcequ'il voyait ses lèvres faire des mouvements. On lui fit bientôtconnaître son erreur, et il sut dès lors que c'était aux sons qu'ilfallait attacher de l'importance, et non pas aux mouvements des lèvres.
Mais le malheur voulut qu'il entendit une pie prononcer quelquesphrases ; alors, généralisant ce fait particulier, il conclut que tousles animaux étaient doués de la parole, et voulut absolument faireparler un chien qu'il affectionnait. Il employa la violence pour luifaire dire *
papa, du pain,* seuls mots qu'il pût lui-même encoreprononcer ; les cris du pauvre animal l'effrayèrent, et il se désistade son entreprise.
Ces premiers temps d'audition produisirent un grand changement dansl'état physique de Trézel. Sa démarche devint plus ferme : l'air mornede son visage se changea en un air riant et gai ; il apprit à semoucher, et cessa de traîner ses pieds en marchant.
Un mois s'était écoulé, et Honoré restait à peu près au même point.Absorbé par ses sensations et ses remarques nouvelles, il ne pouvaitpoint saisir les diverses syllabes qui forment les mots ; il lui fallutprès de trois mois avant de distinguer quelques mots composés, deconnaître leur sens et celui de phrases simples et courtes.
Il lui fallut aussi beaucoup de temps pour reconnaître la direction duson. Une personne, s'étant cachée dans une chambre où était aussil'enfant, l’appela, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que celui-cidécouvrit la retraite de la personne qui l'appelait ; encore était-ceplutôt par les yeux et le raisonnement qu'il y parvint, que parl'emploi de son oreille.
Cependant tout l'intérêt d'Honoré pour les sensations que lui procuraitson ouïe ne l'avait pas empêché de faire une observation des plusimportantes. Son larynx formait aussi des sons ; et au plaisir de lesentendre vint se joindre celui de les produire ; et c'est ici queTrézel a présenté les phénomènes les plus curieux et les plus neufs.
L'instrument de la voix se compose d'un grand nombre de piècesdifférentes, parmi lesquelles se trouvent des muscles, des os, descartilages, des membranes ; il eût été admirable que, sans un exercicepréparatoire, toutes ces pièces, tous ces organes se fussent mis à agirde concert, de manière à produire des sons vocaux et des articulationsappréciables ; c'est ce qui n'arriva point. Les premiers sons queTrézel put former étaient sourds et graves ; il prononça, non sanspeine, *
A, O, U* ; les deux autres voyelles ne vinrent que beaucoupplus tard, et les premiers mots qu'il forma furent*
papa, tabac, dufeu,* etc. Mais quand il voulut reproduire des mots plus compliqués, ilfit une multitude de contorsions des lèvres, de la langue et de tousles agents de la prononciation, dont il ignorait entièrement l'usage,ressemblant en cela à celui qui débute dans l'art de la danse ou de lanatation, et qui se consume en efforts inutiles et en mouvementsdisgracieux.
A force de tentatives, il parvint à prononcer quelques mots composésqui avaient été d'abord au-dessus de ses moyens.
C'est à ce moment qu'il se crut au niveau des autres enfants de sonâge, et que, satisfait de lui-même, et fier de sa nouvelle situation,il prit en grand dédain ses anciens compagnons d'infortune, et nevoulut plus les voir. Quelques personnes du monde qui le virent à cemoment trouvèrent qu'il avait d'heureuses dispositions.
Malgré ce petit mouvement de vanité, Trézel avançait peu dans laprononciation. Un grand nombre de syllabes lui échappaient, ou bien ilne les articulait que d'une manière extrêmement défectueuse. Peut-êtren'aurait-il jamais franchi cette difficulté, si l'on n'eût cessé des'adresser uniquement à ses oreilles, pour parler en même temps à sesyeux. On lui traça sur un tableau les diverses syllabes, et dès cemoment il les prononça beaucoup mieux, saisissant avec bien plus denetteté l'assemblage des voyelles et des consonnes et leur influenceréciproque. On put constater ainsi un fait fort remarquable; c'est quel'association de la vue et des mouvements du larynx était prompte etfacile, tandis que celle de l'ouïe et de l'organe de la voix étaittoujours difficile et ne s'exerçait qu'avec lenteur. Par exemple,aussitôt qu'Honoré apercevait des syllabes écrites, il les prononçait,si en même temps on les faisait retentir auprès de lui ; mais si onenlevait le tableau où les lettres étaient tracées, en vainarticulait-on à son oreille de la manière la plus distincte certainessyllabes ; il lui était impossible de les articuler lui-même. Ilsaisissait donc bien plus facilement les rapports des sons avec leslettres écrites, qu'avec l'action de son larynx.
Toutefois en suivant ce procédé, Trézel a appris à lire et à écrired'une manière assez rapide ; mais semblable aux personnes quiapprennent une langue étrangère, et qui en général la lisent etl'écrivent longtemps avant que de pouvoir la parler, encore aujourd'huiHonoré lit des yeux et écrit infiniment mieux qu'il ne parle.
Sa prononciation est très défectueuse ; les *
RR* surtout ronflent danssa bouche d'une manière singulière et désagréable. Les diverses nuancesde l'accent lui paraissent inconnues ; mais quand on pense à son pointde départ, on doit être satisfait de lui voir ce degré d'instructionaprès un intervalle aussi court.
Honoré présente encore un phénomène qui a fixé l'attention descommissaires de l'Académie. Quand on lui dit un mot bien distinctement,il le répète aussitôt ; quand on l’appelle, par exemple, il ne manquepas de répéter son nom ; il semble que l'important pour lui soit deparvenir à reproduire le mot qu'il vient d'entendre. Si son instituteurveut s'adresser à son esprit, ce sont des gestes ou l'expression de sonvisage qu'il emploie. L'enfant lui-même n'exprime facilement etpromptement ses idées que par des signes, et c'est seulement parl'emploi de ces signes qu'on peut juger de son intelligence et de lapromptitude de ses conceptions.
Sous ce point de vue, Honoré offre un phénomène bien digne d'intérêt.Ayant acquis un nouveau moyen d'exprimer ses besoins et ses idées, ilsemble qu'il aurait dû négliger celui dont il s'était servijusqu'alors, et qui est si inférieur à la parole ; jusqu'ici c'est lecontraire qui est arrivé ; le langage naturel d'Honoré, c'est-à-direcelui des signes, au lieu de perdre et d'être remplacé graduellementpar la parole, a gagné avec rapidité et a acquis une perfection et unpiquant de beaucoup supérieur à celui qu'il offrait avant qu'Honoré eûtrecouvré l'ouïe.
Cependant, dans ses rapports avec les enfants de son âge, Honorécommence à employer des mots simples et particulièrement dessubstantifs pour faire connaître ses principaux désirs. Peut-être letemps le portera-t-il à faire un usage plus fréquent et plus complet dela parole ; mais peut-être aussi restera-il toujours fort au-dessousdes autres hommes sous ce rapport ; car nous avons de nombreux exemplesd'enfants qui sont pour ainsi dire muets, uniquement parce qu'il leurfaut un certain effort de l'oreille pour saisir les mots, et un travailquelque peu difficile du larynx pour parler: trouvant un moyen facilede communication par l'emploi des signes, ils négligent d'exercerl'oreille et les organes de la parole , et restent ainsi classés parmiles sourds-muets, bien qu'en réalité ils ne soient ni muets ni sourds.
En résumé, Honoré Trézel, qui était complètement sourd, jusqu'au pointde ne pas entendre les détonations les plus fortes il y a un an, entendtrès bien aujourd'hui tous les bruits, sait quand ils viennent de loin,distingue leur caractère, évite les voitures, les chevaux, et va ouvrirune porte s'il y entend frapper. Il sait apprécier le rythme musical etprend plaisir à écouter les chants et les instruments ; il cherche mêmeà imiter la voix modulée sans avoir pu encore y parvenir. Il saitapprécier et répéter toutes les articulations de notre langue ; ilcomprend, analyse et répète-de mémoire un certain nombre de phrases àsa portée ; il y répond. Il exécute ce que son instituteur lui commandepar la parole, mais il n'est pas encore dans le cas de le faire avecd'autres personnes.
Voilà sans doute d'assez beaux résultats. Quand on songe à tout ce quecet enfant a dû apprendre pour y parvenir, à toutes les idées etcombinaisons nouvelles qui ont dû s'opérer dans son esprit, auxassociations instinctives qui se sont établies entre son oreille et sonintelligence, entre celle-ci et les organes de la voix, entre sonoreille et son larynx, etc., il est difficile de ne pas se livrer àl'espoir que sa condition morale et son état physique continueront des'améliorer.
Mais ne préjugeons rien ; attendons les résultats de l'expérience, quiici, comme dans toutes les questions neuves, peuvent seuls nouséclairer.
L'Académie a applaudi aux efforts de M. Deleau pour rendre à la viesociale des êtres que la nature en avait séparés; elle l'a engagé àcontinuer l'éducation qu'il a si heureusement commencée, à laperfectionner par tous les moyens qui seront en son pouvoir, et àfonder ainsi un genre d'enseignement qui puisse être un jour compté aunombre des améliorations de la condition humaine, et que cette foisencore l'art supplée à la nature.