Celui qui portait, comme unmasque de verre, ce nom plein de douceur, avait eu le cœur et le visageravagés par le plus tragique destin. Ceux qui, en ces dernières années,ont rencontré Henri Chambige, avec son haut front réfugié vers lescimes du rêve, ses yeux douloureux, son sourire meurtri ; avec ce beaumasque pétri de souffrance et de fierté, ce masque aride où luisait unadmirable reflet de soleil d'âme ; ceux-là ne l'oublieront plus.
Henri Chambige : il fallait la bassesse du journalisme actuel, son goûtd'apache pour l'information brutale, son scandaleux éventrement desvivants et des morts, pour rappeler, à ceux qui l'avaient oublié, qu'unsort cruel avait fait de cet homme, à l'heure où il n'était presquequ'un enfant, une victime et un paria d'élection. Quelques lignessèches et dédaigneuses tombèrent sur sa tombe, en glas de terre sèche.Où donc eut-on pris le temps de se renseigner, de témoigner à salongue et courageuse expiation le respect et la pitié qu'elleméritait ? Une oraison funèbre qui semblait un procès-verbal dechiourme, voilà ce que la Presse moderne a trouvé, dans sa hâteincongrue, pour saluer un être que son malheur autant que son talentdésignaient à d'autres funérailles.
Si encore ceux qui exécutèrent une seconde fois ce pauvre et nobleHenri Chambige, avaient servi les passions anciennes, les fureurs de lapetite ville où s'était déroulé le drame judiciaire ; s'ils s'étaientfaits l'écho des calomnies sottes, des haines religieuses, desrivalités de caste, des intérêts particuliers ; s'ils avaient voulufaire œuvre de parti, on comprendrait !... Mais non, ils ont bâclé,comme des scribes sans conscience, leur besogne, laissant à ceux qui ont connu et aiméMarcel Lami dans Henri Chambige, le devoir et l'honneur de proclamerles qualités de cet écrivain mal connu, de ce penseur d'élite, dontl'œuvre posthume — quatre ou cinq livres encore — révéleront, auxlettrés et aux amis de l'art sincère, un très riche et savoureuxtempérament.
Et qu'on ne vienne pas dire : « Marcel Lami, soit ! avait le donlittéraire, le sens du style, la vigueur de la pensée, l'exaltation durêve, une sensibilité rare. Mais Henri Chambige fut un criminel. »
Non, pharisiens ! non, honnêtes gens ! Henri Chambige n'était plus uncriminel par la raison très simple qu'il avait payé sa dette, si lourdefût-elle, à la société implacable. Il l'avait payée au delà même de sestorts qui furent grands, qui furent déplorables, mais qu'expliquent lajeunesse et sa fièvre morbide, l'aberration d'une crise passionnelle,une conception romantique néfaste de l'amour, de la vie et de la mort.La Némésis aux yeux bandés, la Justice des hommes, de ses mainslourdes, fit pencher la balance du côté châtiment, alors qu'elle auraitpu la faire pencher du côté pitié. Ce sont là hasards de sa fonction.Acquitté, Henri Chambige aurait porté un poids moral écrasant ;condamné à vivre sept ans dans la maison des morts, il fut rayé dunombre des êtres, marqué comme une brebis galeuse du troupeau sombre.Toute sa vie, il expia l'acte fou de l'enfant qu'il avait été.
Il l'expia avec un courage stoïque, avec une dignité hautaine, dansl'ombre qu'il recherchait. Nous pouvons en porter le témoignage. QuandMarcel Lami voulut vivre de sa plume, — c'était son droit, — noustentâmes, mon frère et moi, de forcer certaines portes de journaux.
On nous répondit : — « Mais oui, qu'il raconte donc son histoire ! » Onlui permettait de gagner son pain en cabotinant avec son cœur brisé.Que voilà qui va bien avec les mœurs hideuses du jour! On spéculait surle scandale. Marcel Lami ne s'y prêta jamais. Pas une ligne, pas unmot n'ont échappé à sa plume qui puissent trahir la malsaine envied’une publicité déloyale. Ecrivain, il fut pur. Sa dignité d'hommel'atteste.
Il se laissa calomnier dans le plus diffamant et le plus injuste romanqu'ait écrit, sans le vouloir et sans le savoir peut-être, M. PaulBourget :
Le Disciple.
II eut la douleur d'y voir figurer, parodie de lui-même, gnome sadique,casuiste de l'analyse perverse, ce misérable Robert Greslou, et il nerépondit rien. Mais ce qu'il dut souffrir!...
Si encore l'action et son vaste refuge hasardeux, se fût ouverte à lui,qui aimait le large, l'aventure, la découverte, l'au delà des horizons?Aller, homme sans nom, mais force robuste, valeur morale, bras alerte,pied sûr, dans les sentiers âpres du danger, vers les terres inconnuesoù la colonisation passe à travers les épines de la brousse, la dentdes bêtes, l'affût des hommes. Connaître l'ivresse des paysagesnouveaux, les haltes au cœur des paradis verts, l'oubli des cités, deslois, des hommes et de soi-même !
L'action lui fut interdite comme le reste. Je l'ai écrit ailleurs, jele répète ici : « Il ne pouvait plus vivre parmi les hommes. Leurpharisaïsme odieux lui fermait les voies tracées, le rejetait du grandchemin, lui ôtait sa place au soleil. Il ne lui restait, à défaut del'action, que le rêve. Il s'y jeta avec la fougue d'un merveilleuxtempérament d'écrivain. Nous savons ce que nous a donné Marcel Lami,nous ne saurons jamais ce que nous eût donné, sans son malheur, HenriChambige.
Jules Tellier a dit dans un vers mélancolique :
« Et qui se donne au rêve est perdu pour la vie. »
Par bonheur, l'art bénéficie souvent de ces faillites-là. Condamné àécrire, réduit à ne pouvoir manier que cet outil si frêle et si fort,ce brin de bois à bec de fer : une plume, Marcel Lami s'en servit enhomme libre et en véritable écrivain. Quelles visions, quellesensibilité, quelle analyse aiguë il sut mettre dans ses impressions devoyage, ses contes parus au
Figaro ou à l’
Illustration, au
Journal où l' « Intraversable nuit »obtint le premier prix à un concours littéraire.
Mais le livre qui devait le mieux le faire connaître à cette époque estla Débandade, le récit de sa participation à la guerre Gréco-Turque. Ily était allé comme volontaire, avec l'espoir byronien, peut-être, d'unefin héroïque et obscure. Là encore la réalité devait tromper le rêve.Il ne connut que les heures mornes du combat et de la retraite,l'humiliation des vaincus.
Dans ce récit, écrivais-je récemment, « frémissent la chaleur du sang,une âme exaltée de sacrifice, la curiosité passionnée du poète ; celivre sent la poudre, la fièvre, l'odeur des troupeaux d'hommes et desbêtes fourbues ; il y a là des pages noires et superbes sur l'attentedu combat, l'angoisse des balles qui sifflent, la faim, la soif,l'ivresse de dormir, l'eau fraîche qu'on boit à pleins naseauxlorsqu'on atteint, à bout d'é-puisement, une rivière aux bergessaccagées par les roues, les sabots, les pieds d'une armée.
« Marcel Lami allait publier un second livre quand une lente mort l'aenlevé à l'épouse dévouée, aux enfants qui donnaient à son foyerconstitué sur le tard, une tiédeur de repos, un charme de douceur, celivre s'appelle
Terres d'Aventures. C'est le premier d'une œuvre double; il est consacré à des impressions sur le Portugal ; le suivantcontiendra des impressions d'Espagne.
«
Terres d'Aventures ! Ce nom sonne bien, et ce livre est exactementcelui que pouvait écrire Marcel Lami lorsqu'il s'abandonnait à sacauserie vivante, si riche de souvenirs, d'impressions, d'intuitions,toute pénétrée de rêves, toute frémissante de nerfs, toute lumineusede visions, où se reflète la beauté du monde et la splendeur de cetteterre qui fut pour lui un Paradis perdu. »
J'ose prédire à ceux qui liront
Terres d'Aventures une surprisevariée, complexe, nuancée comme ces beaux fruits des Tropiques dontl'écorce, la pulpe, les grains et le jus fondent dans la bouche leursdiverses saveurs en un goût unique et prestigieux. Il y a là des pagesqu'on n'oublie pas : tableaux brossés avec fougue, délicates peintures,mosaïques fraîches, méditations larges, solennels thèmes de l'histoireet de l'aventure ; des phrases qui ont la houle et la poussée et ledéferlement des vagues, des cinglements d'ailes de caravelles vers lahaute mer, les envolées d'une âme assoiffée de passion, de douleur etde joie. Je n'exagère rien en disant que certains chapitres comme ceuxdu
Promuntorium magnum font penser à l'ardeur électrique d'un Carlyleou d'un Michelet.
Marcel Lami a laissé encore d'autres manuscrits que les soins pieux desa femme publieront : des nouvelles ; un livre d'impressions dejeunesse appelé
Grand Paul, où le meilleur de lui se raconte ; unetraduction de
La Vie du Capitaine d'aventures Alonse de Contreras,écrite, celle-là, en collaboration avec Léo Rouanet, le délicat lettréà qui nous devons, entres autres beaux livres,
Les Chansons populairesde l'Espagne.
Et voilà le haut symbole qui clôt cette vie tourmentée et cette fincruelle : une œuvre. Ce qui restera d'Henri Chambige et de Marcel Lami,ce qui constituera les traits essentiels de cette originale figured'écrivain, c'est ce qu'il aura laissé de vivant, de frémissant : sapensée pétrie, sculptée en lignes durables. Là se réconcilieront lefrère et la sœur ennemis, le Rêve et la Vie. L'un et l'autre veillerontson long sommeil, l'une avec sa face ardente, l'autre avec ses yeuxgraves ; et ceux qui passeront devant ces formes blanches et cettepierre nue, songeront qu'un noble poète repose là, entre les rosesfolles et les cyprès noirs.
PAUL MARGUERITTE