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MARIE, Anna : Labelle-mère(1842). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.II.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur unexemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 10 vol. Labelle-mère par Anna Marie ~ * ~ ILexiste ici-bas une pauvre créature assez généralement insupportable àceux qui l’entourent, et détestée par tradition de génération engénération, depuis que la terre en produit ; un être dont le nomdéplaît, dont la présence importune, qu’on veut fuir à cent lieues etmême à mille, et que pour toutes ces raisons peut-être, et pour biend’autres encore, nous plaignons pourtant de toute notre âme. Nous letrouvons incomprisparmi les incompris,méconnu parmi les méconnus, et mal jugé parmi tous ceux qu’on juge àtort et à travers, dont le nombre est bien grand sur la terre. « M. deRobespierre n’est point encore jugé, » comme dit M. Cagnard ; et nous,nous en disons autant de la belle-mère, oui, de la belle-mère. Pauvrefemme ! Mais ici ne confondons pas les genres ni lesespèces. Par belle-mère nous n’entendons point cettejeune personne toute neuve de coeur et d’âme, à qui ses parents ontdonné un veuf pour mari en disant : « Il a rendu sa première femme siheureuse !... ce sera la perle des maris ; » cette seconde épouse quivient, toute radieuse et belle d’affections naissantes qu’elle nedemande qu’à répandre autour d’elle, régner sur une maison où le deuila passé ; qui doit remplacer l’angeadoré qu’on pleure chaque jour, l’être parfait entretous, qu’on chérit, qu’on adore, surtout depuis qu’il est remonté versles cieux, sa patrie(pour son bonheur et celui de bien d’autres), disent entre eux tout basquelques intimes de la maison. Pauvre jeune fille,qui, sans se douter de rien, vient habiter avec une figure si fraîcheet souriante un coeur et une maison où toutes les places sont prises parla défunte, et ses souvenirs, et les enfants qu’elle a laissés ; et sonportrait, et sa harpe, et ses livres, et tout un culte qui n’existaitguère de son vivant, mais qui s’est établi depuis sa mort. «Oh ! quel ange j’ai perdu, dit le mari avec un soupir, la première foisque madame seconde demande une chose juste peut-être, mais qui ne plaîtpas à monsieur. - Oh ! quel ange vous avez perdu, répète-t-il à sesenfants, petits louveteaux impitoyables qui dévoreront tout, à qui toutappartient : héritage, amour, caresses, tendresse, tout est à eux ! Cesont eux que l’on a aimés les premiers avec des transports de père quine se renouvellent pas à chaque nouveau-né comme ceux de la mère ; ilssont grands déjà, ils sont beaux ; c’est pour eux que l’on s’estremarié, dit-on, afin que le fils trouvât un intérieur, et la fille unchaperon. Chaperon respectable, en effet, qu’on a eu soin pourtant deprendre à seize ans, parce qu’encore faut-il bien que chacun trouve soncompte. Et s’il survient un petit enfant, quel malheur ! Celui-ci,c’est le fils de l’étrangère ; on le déteste à l’avance, et c’est bienpis quand il est né ; il pleure, il crie, il gâte tout. Qu’il estfâcheux ! qu’il est laid ! quel ennui ! Les gens aussi se plaignent.Madame première faisait ainsi, elle ne faisait point cela ; elle selevait plus tard et se couchait plus tôt ; elle donnait davantage et sefaisait moins servir. Oh ! quelle bonne dame elle était ! Nous avonstous bien perdu. Et ces plaintes, souvent absurdes et mal fondées, sontcependant sincères, car il y a une chose assez bizarre à observer,c’est que sur la terre les absents ont toujours tort, et les mortstoujours raison. Il y a sans doute à cela quelque grande causephilosophique, mais nous la laisserons expliquer à de plus habiles. Cen’est point, nous le répétons, de cette pauvre remplaçante que nousvoulons parler ; que faire ? Un coeur de hasard est un coeur de hasard,il faut souvent savoir s’en contenter. Celui d’un veuf a son enseigne,les autres ne l’ont pas, et les plus fines y sont prises ; les coeurstout neufs sont très-rares : et quel homme a jamais pu donner sonpremier amour ? toujours un autre l’a précédé. - Mais n’importe qu’unepauvre femme ne puisse pas s’arranger de toute la vieille friperie desentiments que lui laisse sa devancière, et que de désappointement etde dépit elle devienne une acariâtre marâtre. Ce n’est point de cettebelle-mère que nous voulons nous occuper. Ce n’estguère non plus de celle qui devient belle-mère pour avoir unebelle-fille de l’espèce appelée vulgairement bru ; celle-là, nous avonsen perspective quelques raisons pour la ménager. Cependant,on peut le dire en passant, c’est là une sorte de personne souventtrès-difficile à vivre, mais difficile jusqu’à l’impossibilité. Elleest jalouse à trois parties : jalouse de son fils pour sa bru, jalousede sa bru pour son fils, et puis jalousissime de son autorité qu’ellerend tyrannique, parce qu’elle la sent s’échapper. Puis l’humeur, cetautre infaillible moyen d’être redoutée, s’empare d’elle ; elle en veutà sa belle-fille d’être jeune, d’être jolie, d’être parée, de plaire,et d’être appelée madame une telle lajeune, ce qui ne lui laisse plus à elle, naguère encoreassez triomphante, aucun espoir d’éviter le nom le plus lugubre qu’unefemme puisse porter, nom si déplorable que pour rien au monde nousn’aurions la férocité de l’écrire ici. Dans lespetits ménages, la belle-mère garde les enfants, a soin du linge, faitles provisions et surveille la cuisine, pendant que madame une telle la jeune (toujoursce cruel contraste lajeune) lit un roman, va au bal, et se pavane dans sesjolies robes. La mère est quelquefois une bonne femme qui se complaîtassez dans sa surintendance et y vit en paix ; mais, s’il n’en est pasainsi, il faut l’entendre grommeler : « Ces jeunes femmes sont sanssoins et sans soucis de rien ; elles laissent là leurs enfants, leurménage, ne savent s’occuper à rien d’utile, et dépensent plus en sixmois que leur mari ne gagne dans une année. Voilà mon fils bien heureuxd’avoir épousé une mijaurée qui lit des romans et fait les beaux brasdans un salon. Elle le ruine. Mais j’ai beau dire, il est content, etdit que c’est qu’elle est bien élevée. Bien élevée ! bien élevée ! à labonne heure, mais si nous avions fait ainsi dans notre jeunesse,auraient-ils trouvé du bien tout amassé à pouvoir dissiper en parties,en bals, en spectacles et partout ? » Or la bonnefemme cependant a eu son temps tout comme une autre, et trente ansauparavant, sa belle-mère disait sur elle précisément ce qu’elle-mêmedit sur sa bru, car les modes changent, les empires croulent ; mais leshommes, les femmes et surtout les belles-mères et les brus sont etseront toujours les mêmes. Dans la haute classe, labelle-mère et la belle-fille sont plus séparées, mais n’en vivent pasplus en paix. Elles élèvent autel contre autel ; leurs sociétés sedivisent, chacune a ses partisans. On ne se querelle point, on est detrop bon goût pour cela ; mais on est froide, on échange des motspiquants, on se boude. L’une prend son fils à partie, l’autre emploietoute l’éloquence de ses lèvres vermeilles et de ses beaux yeux à sefaire donner raison par son mari. C’est un guêpier dont le pauvre hommene sait comment sortir. La belle-mère veut dominer, c’est vrai, elle atort ; elle est exigeante peut-être, mais aussi que voulez-vous ? ellevoudrait donner de son expérience à sa belle-fille, bien étourdie et unpeu légère. La belle-fille, de son côté, se fait cas que de la mode, etles préceptes de sa belle-mère lui semblent surannés. Elle veut monterà cheval, aller à toutes les chasses, à toutes les courses, parier,courir, fumer, devenir lionne enfin. Quel mal y a-t-il à tout cela ?Rien n’est plus innocent….. en commençant. La belle-mère ne voitpourtant tout ceci qu’avec peine, elle fait quelques représentationsqu’on se garde bien d’écouter, puis elle se fâche. Mon Dieu ! qu’elleest ridicule cette femme ! elle ne veut pas que sa belle-fille soittrop à la mode ; elle la trouve plus jolie et plus attrayante en robede soie qu’en habit de cheval, elle n’aime point à la voir fumer deuxou trois cigares par jour, elle dit que cela gâte les dents, que celaenlaidit et ôte toute la poésie d’une femme. Quelle pédanterie ! commes’il s’agissait de la poésie d’une femme dans ce temps où la mode estd’imiter la désinvolture hardie des imitatrices de mademoiselleDéjazet. Elle ne veut pas (notez bien ce point-ci) que la femme de sonfils soit trop lionne, parce qu’elle prétend (voyez quel préjugé !) qued’être très-lionne mène un peu loin. Oh ! quelle personne fâcheusequ’une belle-mère pour une bru ; elle a des idées si gothiques, si enarrière du temps présent !... Enfin… enfin… Maisnous avons déjà dit que ce n’est pas là celle dont nous voulions parler: non, nous laissons celle-ci avec ses préjugés bons ou mauvais setirer, plus ou moins bien, d’affaire ; peut-être il nousserait un peu malaisé de ne pas prendre involontairement fait et causepour elle, car enfin nous pouvons bien et nous voulons avoir un jourune belle-fille ; pauvre petite ! qu’elle soit d’avance la bienvenue ;mais, Dieu soit béni ! nous ne courrons aucun risque d’avoir jamais ungendre. Nous pouvons donc être très-désintéressé dans la question desbelles-mères à gendre ; aussi est-ce de celles-ci que nous voulonsparler. Oh ! nous disait dernièrement un jeune hommefraîchement marié, et en possession d’une belle-mère qu’on croyaittrès-enviable , on ne sait point ce que c’est qu’une belle-mère, etd’avance on ne peut s’en douter. Une belle-mère est une invention de lacivilisation, aussi ne trouve-t-on rien dans le Deutéronome ni dansl’Évangile pour vous armer contre ce fléau, car ce n’est pas un fléaude Dieu. Mais ceux que nous nous infligeons nous-mêmes ne sont pas lesmoindres. Autrefois la femme quittait son père et sa mère pour suivreson mari ; à présent la fille ne quitte point sa mère ou loge tout prèsd’elle et la voit tous les jours, aussi l’affaire du mariage, déjà sidifficile, s’est-elle encore bien compliquée par là. Ennous voyant sourire, il reprit : Vous n’avez pas defille, je puis me confier à vous. Une belle-mère, c’est un piége vivant. Figurez-vousqu’avant le mariage un gendre, quel qu’il soit, est un dieu pour lamère qui veut le faire tomber dans ses filets. Il a toutes les vertus,le ciel l’a fait comme exprès : il est beau, il est riche ; sanaissance est des plus illustres, il est bon, aimable, facile à vivre ;c’est un caractère admirable, on l’eût choisi entre mille. Bien entenduque toutes ces qualités passeraient in globo à sonsuccesseur s’il se retirait avant le contrat. On dirait que leursfilles les embarrassent furieusement, à voir l’enthousiasme qu’ont lesmères pour celui qui les en délivre. On le couve, on le soigne, onl’enchâsserait. Mais aussitôt l’irrévocable Ouiprononcé, quand on est bien sûr que vous ne pouvez plus vous dédire,tout change, et vous n’êtes plus bon qu’à jeter aux chiens. Vousêtes un brutal, un homme hargneux, taquin, d’un commerce difficile ; onne saurait vivre en paix avec vous ; vous rendez vos gens malheureux,vous battez vos chiens, votre fortune n’est plus si claire, vos bienssont grevés, votre nom reste beau parce qu’il devient propriété defamille, mais votre figure paraît des plus communes. On a eu sur votrecaractère des révélations étonnantes ; on a malheureusement appris troptard à vous connaître, et si on avait su…. Viennent les réticences quidonnent carrière à toutes les imaginations. Enfin cela est fait,ajoute-t-on avec un soupir. Alors, sous prétexte desollicitude maternelle, commence une tyrannie de tous les instants : labelle-mère est toujours là, elle vous suit d’un oeil haineux ; ellevient voir ce que fait sa fille, ce qu’elle lit (car elle se défiebeaucoup des principes qu’on peut vouloir lui inculquer), ce qu’ellemange, combien de temps elle dort. Elle compte combien de fois elle aété au bal, combien de loges elle doit avoir au spectacle, ce qu’ellepeut dépenser pour sa toilette ; elle examine quelle est votre humeur,quelles gens vous recevez. Si elle voit sa fille gaie, elle la brusqueet se montre susceptible sur tout ; si elle la trouve triste, ellelance au pauvre gendre des regards furieux. De plus, elle est jalousede l’autorité naissante du mari, elle y veut substituer la sienne,défend à sa fille de rien faire sans la consulter. La pauvre fille, parparenthèse, est souvent bien embarrassée, pour ne choquer ni une mèrequ’elle aime depuis qu’elle est au monde, ni un mari qu’elle commence àaimer. Mais la belle-mère n’en tient compte, elle vous inventeimpitoyablement des torts, vous noircit aux yeux de votre femme, trouvequ’elle vous aime trop, que vous ne l’aimez point assez, que vous lafaites trop sortir, que vous l’enfermez trop longtemps, que vous n’êtespoint assez souvent près d’elle, que vous y êtes beaucoup trop et quevous l’obsédez, que vous n’avez point assez de soins ni de ménagementspour sa santé, que ceci, que cela, que sait-on ? enfin elle veutrégenter votre intérieur et en fait la désolation. J’avaispensé depuis longtemps, ajouta ce malencontreux gendre, j’avais pensémême plus sérieusement que ne le font en général les jeunes gens qui semarient, aux devoirs sérieux de l’état matrimonial, et j’étais décidéd’avance à faire de mon mieux pour que ma femme et moi noustrouvassions qu’un ménage peut, à la rigueur, n’être pas un enfer.J’avais lu, j’avais rêvé de belles choses sur l’amour dans le mariage ;j’espérais, vous le dirais-je ? à force de tendresse sérieuse etdévouée, trancher ce terrible noeud gordien dont un spirituel auteurnous donne plus de terreur que les Turcs n’en avaient du noeud coulantavant que la respiration leur fût garantie à peu près par un semblantde constitution. Mais, hélas ! j’avais oublié la belle-mère dans mesplans de félicité conjugale, et cette femme désastreuse vient toutcompliquer, gâter mes plus beaux jours et flétrir mes plus beaux rêves.Après avoir assez médiocrement élevé sa fille, elle craint de la voirse corriger du plus petit défaut, la plaint comme une victime, et lasoutient toujours contre moi. Nous nous convenons, nous nous aimons, etnous serions heureux sans ces difficultés. Mais que voulez-vous fairesous cette influence délétère ? Croiriez-vous que j’ai trouvé l’autrejour ma femme et sa mère tout en larmes parce que j’ai prié Mathilded’arrêter les comptes de sa marchande de modes, à qui elle devait milleécus sans s’en douter ? Que Dieu bénisse les belles-mères, c’est laplaie de la vie ! Et pourtant celle-ci n’est pas unedes pires : j’ai des amis qui me l’envient en comparaison des leurs ;elle n’est ni folle, ni coquette surannée, ni dépensière, ni joueuse,ni intrigante, ni ambitieuse ; elle est morale, pieuse, incapable dedonner jamais de mauvais conseils à sa fille. C’est une perle, dit-on,car elle n’est qu’insupportable. Et voilà ce quedisent les gendres, il est bon d’y penser. Pourtant, malgré cesclameurs trop méritées peut-être quelquefois, nous nous sentons portésà prendre en compassion les belles-mères. On les juge sans miséricorde,et personne ne sait ni veut savoir à quel point elles sont souventmalheureuses. Voyons un peu cependant si leur histoire n’est pas bientriste ; la voici, ce nous semble, en général. On aune fille ; on l’aime éperdument ; on l’élève avec tous les soins donton est capable, et de quels soins n’est pas capable une pauvre mère !on lui consacre son temps, ses veilles, ses pensées ; on s’oublie toutentière pour ne songer qu’à elle ; on n’est plus belle que de sabeauté, fière que de ses succès, heureuse que de ses seules joies. Enrécompense de tant d’amour, comment n’aurait-on pas toute l’affectionde ce coeur naïf et pur ? On l’obtient tout entier. Dieu seul et vousrégnez dans cette âme vierge, dont vous avez éloigné tout contactgrossier, tout souffle qui pourrait la ternir. Elle est là sous votreregard, belle, innocente et pure comme Ève dut apparaître aux yeux dupremier homme quand elle naquit, revêtue de candeur à son seizièmeprintemps. Et le coeur de la mère se fond tout en joie, et ses yeuxversent des larmes si douces que rien ne peut approcher de ce bonheur,en contemplant cette suave et douce figure qu’elle a bercée detendresse depuis le moment de sa naissance. Puisvient le jour rêvé avec tant de crainte et d’espoir, jour si désiré etsi redouté tout ensemble, où cette jeune et charmante enfant, siignorante de tout ce qui n’est pas l’amour d’une mère, va quitter cetteautorité facile et indulgente, pour celle d’un mari. Onle choisit, autant qu’on peut choisir au milieu du monde ; ons’informe, on scrute, on interroge, avec quelles inquiétudes bon Dieu ;on lui témoigne affection et confiance pour solliciter sa confiance etson affection ; on en parle à tous pour que tous vous en parlent. Maisla vie élégante est murée sous les convenances extérieures. On croittout savoir, on ne sait rien. Le jour du mariage arrive, la jeunefille, après un dernier acte de soumission contenu dans une révérencetremblante que l’on fait à sa mère au pied de l’autel, dit le Oui quil’enchaîne, et voilà tout à coup que ses devoirs et une partie de sesaffections ont changé d’objet. Ses nouveaux parents s’emparent d’elle ;elle est à eux maintenant, ils l’emmènent triomphants ; et la pauvremère la suit. Seule elle sanglote au milieu des félicitations et desfêtes qui éclatent autour de sa fille. Ici deuxécueils menacent la mère. Ou la fille va s’attacher vivement à sonmari, et toute mère vraiment tendre et dévouée doit le désirersincèrement ; ou bien la pauvre enfant se trouve liée à un hommeindigne de sa tendresse, à un tyran brutal et capricieux, qui flétriraune à une ses joies et ses belles espérances, et dans l’un comme dansl’autre cas les douleurs de la mère commencent et ne finiront plus. Douleurd’une jalousie dévorante qu’il faut cacher, qu’il faut combattre, caron en rougit, et pourtant on ne saurait la vaincre. Nous avons vu desfemmes en mourir lentement et sourire à ceux qui les tuaient sans lesavoir ni le vouloir. Elles meurent rongées d’un mal inconnu que toutl’art de la médecine ne sait point guérir. Elles meurent, pour Dieu neriez pas, rien n’est si triste, elles meurent rongées d’un gendre. Vousqui mariez vos filles, ayez pitié d’elles et de vous, envoyez-lespasser loin de vos regards ces premiers moments où deux jeunes gensdoivent être laissés à eux-mêmes, pour que l’amour opère en eux cettefusion de caractère toujours si difficile, et d’où dépendra tout leuravenir. Si vous les gardez près de vous, leur tendresse vous tuera, oubien vous tuerez leur bonne intelligence à venir. Une jeune femme esttrop en peine quand il faut toujours opter entre une mère et un mari. L’autredouleur de la mère est plus affreuse, et pourtant elle ne tue pas, nousn’osons dire pourquoi : c’est celle de voir cet être si aimé, cettefille chérie pour qui ont eût voulu tiédir les vents d’hiver ourafraîchir les rayons du soleil d’été, en butte au malheur inséparabled’une union mal assortie ; dans l’un et dans l’autre cas, la pauvremère est comme une hirondelle à laquelle on a volé ses petits. Ellecourt, elle s’agite autour de leur prison, elle appelle, elle gémittout le jour. L’oiseleur est importuné de ses cris, de son babilincessant ; ses inquiétudes lui sont insupportables. De quois’occupe-t-elle ? il est le maître enfin ; qu’a-t-elle à faire ?qu’elle s’en aille, qu’elle se taise au moins. Oh !messieurs les gendres, vous êtes bien durs aussi ; vous abusez biensouvent de vos droits, et, soit que vous vous fassiez ou aimer ou haïr,vous ne comprenez jamais, car vous ne voulez jamais le comprendre, quevous avez dans vos mains l’âme, la vie, le trésor de cette femme, etqu’elle mérite au moins un peu de pitié, puis qu’hélas ! quelque choseque vous fassiez, le rôle d’une pauvre mère qui vous a confié sa filleest désormais de souffrir et de souffrir encore. Cherchezbien, remontez dans vos souvenirs, essayez de trouver une heureusebelle-mère. Est-ce celle dont on emmène la fille au bout du monde ?est-ce celle-ci dont le gendre n’a épousé qu’une dot et dédaigne safemme ? est-ce cette autre qui voit plonger sa fille, élevée sagementet pieusement, dans une existence folle et dissipée où elle doit périrde toutes ces fatigues mondaines qui tuent tant de jeunes femmes parannée ? serait-ce celle dont le gendre se ruine en spéculationsinsensées ou en paris, ou en chevaux, ou en mille autres fantaisies ?est-ce celle dont le gendre est avare et laisse sa femme et ses enfantsdans la misère au milieu de la fortune ? ou bien encore celle qui voitsa fille se perdre peu à peu, jeter son avenir et sa réputation à tousles vents, faute d’avoir trouvé dans son mari un guide sage et fidèlequi sut respecter et entretenir les honnêtes penchants de sa femme ? Comptez,comptez les bons ménages, et puis nous compterons les heureusesbelles-mères, défalcation faite de toutes les peines qui sont propres àleur état de mère dépouillée, vous verrez ce qu’il reste. Oh! soyez patients, les belles-mères ne durent pas toujours… et on lesregrette. Peut-être on pourrait aussi dire auxbelles-mères : Et vous, soyez patientes à votre tour ; l’amour, ni mêmela douleur de vos filles, ne seront pas éternels, et, heureuses oumalheureuses, après quelques mois d’étourdissement, elles vousreviendront, soyez-en sûre ; l’affection qu’on a pour sa mère nes’éteint pas, tout au plus il sommeille ; mais il faut dire cela toutbas, de peur des gendres. ANNA MARIE. |