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MARSAN,Eugène (1882-1936) : Éloge de la paresse.-Se trouve à Paris : Chez Hachette éditeur, 1926.- 61 p., couv. ill. ;17,5 cm.- (Les Eloges).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.IV.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire d'une collection particulière.

Éloge de la paresse
par
Eugène Marsan

~*~

COQUETEL AU BORD DU LOIR

IMAGINEZ un château.

Un château vous plaira. Et non pas une vaste fabrique rétablie à grandfrais, comme un musée, mais une demeure.

La grosse tour de l’ouest est du XIIIe. La légende veut, commetoujours, que ses fondations remontent jusqu’aux Romains. La tour dulevant est du XVe, avec une porte si basse qu’il faut se baisser,curieux vestige d’un âge antérieur. Entre elles, tout le corps de logisest d’une Renaissance retouchée. La petite aile droite a double visage: Empire et Louis XVI.

Il est certain qu’une telle bigarrure serait laide dans un objetrécent. Il n’est pas moins sûr que le château de B… est délicieux.Après tout, vous comprenez pourquoi. Chacun a subordonné ce qu’ilapportait selon le goût nouveau à ce qu’il laissait par besoin ou parrespect. Une sorte d’unité est venue de l’usage et de la succession. Leciel angevin, pour finir, a doucement mûri ce fruit de greffe. Il vousest arrivé de découvrir au fond d’une belle allée donnant sur la routeune de ces maisons qui vous troublait soudain comme une femme. Et voussouhaitiez d’y vivre.

Ce qui attriste certains châteaux est un air d’aridité. Ils n’ontaucune eau vive. Et ce peut être l’isolement. Ils perchent ou gisent aumilieu d’un désert. B…, à la lisière du bourg, ressemble à une mèrepoule qui marche en tête de ses poussins, ou bien à quelque capitainesobrement empanaché qui réunit sa troupe. Je parle comme AloysiusBertrand. Et le Loir l’embrasse avec tendresse. Le Loir en a fait uneîle. Les heures reçoivent, dans ce miroir pâle ou ardent, l’image deB…, à demi enveloppée par les arbres.

Nous étions une bonne demi-douzaine qui causions en buvant. La terrasseporte un gros arbre autour duquel l’habitude veut qu’on se range à lafin de l’après-midi. On s’éloigne, à mesure que l’ombre s’allonge. Lesderniers rayons nous trouvent établis sur la margelle de la rive,autour d’une petite crique pleine d’algues, d’où nous regardons pencherl’astre du jour. Il était, ce soir-là, et tout le ciel avec lui, d’unblanc d’argent que le fleuve, sans une ride, répétait en moins vif.

Fabrice, Charlemagne, Ghirlandaio, Colbert, Ajax, Savonarole,Livingstone, nous étions plus de six. Vous saurez tout à l’heurel’origine de ces noms bizarres. Nous étions plus de six, et deux damesavec nous. Mme Reine, la dame du château, qui semble une reine, eneffet, ou plutôt une bonne sainte de nos églises. Renoir l’a peinte,dans son éclat, mais il l’a épaissie ; la postérité en soit prévenue.Mme Reine et sa belle-fille, la femme de Savonarole : nous la nommionsMinerve, parce qu’elle est la raison même, cela va sans commentaires.

Peu à peu, la bulle que formait l’espace parut s’alléger encore,devenir un fluide plus transparent, éthéré, tout à fait impondérable.Puis, des vapeurs en foule naquirent dans le firmament. Il semblaitqu’elles se fussent rassemblées à la hâte. Il avait seulement fallu quele soleil les frappât de biais. En même temps, il les avaittransfigurées. Un amas d’archanges, de « chars vivants », et de trônes,et de glaives.

- On a beau dire, déclara Fabrice, tout répandu dans l’herbe, laparesse est bonne. Un idiot qui est paresseux, il s’ennuie à ne rienfaire. Il me semble pourtant qu’il doit s’ennuyer toujours. Au lieuqu’un paresseux homme d’esprit goûte des plaisirs sans fin.

- Vous ne comptez pas, dit Mme Livingstone, qui nous était arrivée àl’instant (jolie brune aux yeux bleus et gris), vous ne comptez pastous ceux que la paresse lui fait perdre. La dame d’onze heures neverra pas ce couchant.

- La malavisée ! dit Mme Reine. A force de bâiller sur un livre ou surelle-même, elle finira par ne plus rien savoir du globe qui la porte.

- Mais nous, dit Ajax, savons-nous bien ce qui l’enchante ? Je merappelle une pensée de Jean-Jacques. Ce dément attrapait quelquefois unbon reste de nos moralistes, et il savait une langue magnifique : «L’oisiveté des cercles est triste parce qu’elle est de nécessité ;celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et devolonté. »

- En d’autres termes, vous encouragez la dame d’onze heures à nous fuir?

- Oh ! la pauvre petite. Je crois seulement qu’elle se cherche. Sespensées, ses livres. Elle cherche à reconnaître dans cet orage dedécouvertes qui étonne ses dix-huit ans. De là ses rêveries, sadistraction. Elle est paresseuse comme La Fontaine.

Ainsi naquit un beau soir un beau sujet de conversation.


LA BELLE LENDORE

CHARLEMAGNE est ainsi nommé par nous à cause de sa grande barbe. Lapipe ne quitte point cette bouche, une longue pipe recourbée, malgré lamode. Il a passé sa vie à se dévouer. Il n’imagine pas un plus grandbonheur.

Ghirlandaio est ainsi nommé parce qu’il est capable d’ajouter à toutesles beautés de la terre, encore des ornements, encore des guirlandes.Il connaît tous les tableaux, a lu tous les livres, parle troislangues. Il est puissant comme un dogue, fin comme l’ambre, bon commele pain, gourmet comme une chatte. (Ces expressions toutes faites, quelrégal ! Prétendez-vous rivaliser avec leur génie ?) Ghirlandaio a unraffinement du XVIe siècle ; avec cela, un grand esprit de simplicité.

Le même, à peu près, qui distingue Fabrice, où il est presque sansfrein. On le surnommait Fabrice, par allusion à la Chartreuse deParme, à cause de cette simplicité justement qui lui garde une candeurenfantine au-delà de la trentaine. Il est toujours étonné lorsqu’ildécouvre une vilenie au monde. Il s’émerveille de l’irrégularité de lapluie, de la méchanceté des hommes. Après quoi, se ravisant tout àcoup, il rit de lui-même, de son propre personnage.

Colbert est un homme politique, toujours à deux doigts du ministère. Jene dis pas un politicien : il y a longtemps qu’il serait ministre.Républicain comme on l’est en Lorraine, il est suspect à ceux de lamajorité. Ses rapports sont des chefs-d’oeuvre lus par une dizaine depersonnes. Il vit dans une garçonnière où toute la politique, toutel’économie de l’Europe sont en fiches. Et il épuise honnêtement troisdactylographes dépourvues de toute coquetterie. Un Colbert blond, auxyeux bleus, pareillement silencieux quoique moins bourru, ayant, enclair, jusqu’aux gros sourcils de son modèle.

Ajax, nous le nommions aussi Sardanapale, selon le cas. Fabrice l’avaitd’abord nommé Gladiateur, du nom d’un cheval fameux sous Napoléon III,mais il s’était plaint. Il avait dit qu’il détestait le caractère de cecoursier. Va donc pour Ajax ou Sardanapale. C’était la même idéefastueuse. Notre homme avait bien la tête maigre des pur-sang, et leurspattes fines, et leur allure, leur majesté, leurs découragements. Leschamps de course lui sont un domaine privé. Il rivalise avec les ombresles plus fameuses : Morny, d’Orsay. Au lieu de travailler de son métierde poète, il soupe, joue, et bâille.

Savonarole est dévoré de scrupules. Il doit son nom à un dépitd’artiste insatiable, qui l’a jeté un jour sur l’une de ses oeuvres,brisée en miettes. On le voit décrire des cercles autour de sa statue.Il l’aime et il la hait, la fuit et lui revient. Les deux forces étantégales, il tourne en rond, à cause d’elles, dans les escaliers, dansles couloirs, dans le parc. Il est chrétien chaleureux, qui adore lemoyen âge. L’ardeur et la subtilité se battent dans son jeune coeur.

Le dernier de la pléiade, nous le nommions Livingstone parce qu’il esttoujours par monts et par vaux. Vous le rencontriez un matin,tranquille dans son quartier. Vous appreniez le lendemain qu’il étaitparti la veille au soir, avec sa jeune femme, pour Nijnii-Novgorod : untaxi jusqu’à la gare de l’Est, chacun sa petite valise. Entre temps, ils’occupe de politique et de poésie.

Je n’oublie pas de noter que Fabrice et Ghirlandaio sont des écrivainsde carrière, et ce dernier, peintre et céramiste. Il s’occupait alorsde son premier roman, où l’on vit les Treize de Balzac, Stendhal enpersonne, et l’un des faux dauphins. Le délicieux été nous caressaitpar les fenêtres ouvertes. Fabrice assurait que les acrobates chinoisdansant sur la tenture lui fatiguaient l’âme par l’idée de l’effortinutile. Il n’avait rien fait depuis quinze jours qu’il était à B…. Surcet aveu, Savonarole le considéra avec un redoublement d’amitié. SaVierge n’avait pas bougé d’un fil. Livingstone avait arpenté lacommune, puis l’arrondissement, il allait s’attaquer à la province ;mais d’écrit, point. Ghirlandaio change seulement de travail, et ilcroit se reposer. Son plus grand repos est fait de lectures insondables: Balzac à la file, l’Astrée en huit jours, les Mille et une nuitsà la vapeur. Colbert observa qu’il était arrivé n’en pouvant plus,qu’il se reposait donc, mais qu’il était surpris de trouver pour lapremière fois tant de plaisir dans l’inertie. Ajax déclara que, pourlui, c’était ce qu’il avait toujours fait, le travail étant, selon laloi même de l’Écriture, un châtiment qu’il pensait n’avoir point mérité.

Lecteur, avise-toi qu’il s’agit, dans tout ce qui précède, bel et biend’une préparation, à vrai dire un peu trop lente. Si tu as jamais écrittoi-même, tu m’excuseras.

Quant à Charlemagne, il souriait avec tant de mystère que nous lui enfîmes un ultimatum.

La porte s’ouvrit sur Mme Reine et sur Minerve. Presque aussitôt, MmeLivingstone en coup de vent.

Nous entourions Charlemagne d’un cercle peu amène, dont les damesvoulurent savoir la cause.

- Je constatais une fois de plus, expliqua-t-il, la magie de cechâteau. Messieurs que voilà ont bouclé leurs malles, la tête bouillantde projets. Mais les livres dorment dans les caisses, et les dossiersprennent la poussière, le service n’osant les remuer. C’est que B… estenchanté. Avez-vous seulement des remords ?

- Parbleu, non ! fit Ajax. Nous mourons seulement de faim. La damed’onze heures n’est plus même de midi. Je propose de la nommer la belleLendore, en changeant en nom propre une épithète qui est dans Mme deSévigné et dans Brantôme. La Belle Lendore.

Elle entra comme la cloche sonnait pour la troisième fois. Elle avaitl’insouciance peinte sur sa face un peu ronde, comme celle de certaineshéroïnes d’Ingres. Elle ne s’excusa point, parce qu’elle se croyait àl’heure.

- Vous avez donc corrompu Mariette, lui demanda Colbert, qu’elle sonnetrois coups, à présent ?

Il est vrai que cette petite est charmante. Comment tout le monde nelui cèderait-il pas ? Qui pourrait lui en vouloir ? Cette loyauté quel’on sent chez elle, cette obligeance, cette aptitude à se vaincre pourrendre service. Belle, aussi. Elle a ses cheveux courts qui surmontenten boule une nuque divine. Elle a ses yeux mordorés qui brillent toutd’un coup sous la paupière un peu épaisse. La bouche et la courbe de lajoue jusqu’au menton sont parfaites. Un corps des plus justesproportions. Enfin, un air de beauté classique animée : hellène,italienne, provençale…


LES MEILLEURS PARESSEUX DE FRANCE

UN ange était entré avec nous dans la salle à manger. Il s’agit d’unange silencieux, non plus de la belle Lendore, ci-devant dame d’onzeheures. Savonarole essaya de mettre la conversation sur le temps, maisla jeune fille :

- A présent, j’en suis tout à fait sûre ; vous parliez de moi.

- Nous parlions de ces messieurs. Figurez-vous qu’ils ne travaillentpoint, sauf Ghirlandaio, bien entendu (qui travaillerait sur le gril deSaint Laurent et à Capoue) et ils n’en ont point de remords, à partl’iconoclaste ; ce qui les surprend tous, Ajax excepté. Je leurrévélais que nul n’a jamais travaillé à B…, de mémoire d’homme. A dixlieues à la ronde, nul ne travaille. L’arbre et la prairie travaillent« en lieu de l’homme », comme disait Ronsard. Le paradis terrestres’est retrouvé. C’est en Anjou.

- Oh ! que c’est bien dit. Mais je persiste : conversation sur laparesse, vous me nommâtes.

- Eh bien ! mon enfant, dit Mme Reine, ce méchant Ajax vous a pourvued’un autre surnom.

C’était l’usage à B… de faire connaître les sobriquets que nous nousdonnions. Ils devaient rester innocents.

La petite Livingstone : - Ajax Sardanapale était sûrement jaloux.

- Parce que, fit Ajax, vous exagérez. Nul ne m’entendra jamais honnirla paresse. Mais vous l’altérez, vous la corrompez. Voilà que vousn’aimez plus à contempler la planète : vous laissez les soleils secoucher sans vous. Et voilà que vous n’êtes plus gourmande, la premièreà table. Vous faites manger à l’heure anglaise nos bouches de France.Ce n’est plus de jeu. Ce n’est plus la paresse. La douce, la pensive,la chaste, la courtoise, l’aimable. Mais cette résignation hébétée (jevous demande pardon) que l’obsession de sa guigne donnait à Toulet, àce qu’il prétendait. Ou bien ce pessimisme, dont parle Goethe, sidécourageant qu’il inspira le suicide à un jardinier de saconnaissance, fatigué d’avoir à arroser toujours les mêmes parterres. Acoup sûr, vous avez cessé de mériter même ce nom d’une fleur lambineque Ghirlandaio vous donna.

- C’était donc un nom de fleur ? dit la pauvrette, avec une naïveté queFabrice admira. J’avais cru que j’étais comparée aux dames de la messede midi, qui se lèvent à onze heures. Et leur chocolat leur est servisur l’oreiller, au lieu que l’on exige de nous, malheureuses, que nousl’avalions debout, comme des hérons, et que l’hiver il y ait de laglace sur l’eau de notre toilette.

Parce qu’on riait de l’hyperbole, elle se rengorgea comme une colombe,fière et rougissante à la fois, par un mélange à elle.

- Monsieur Ghirlandaio, soyez gentil : racontez-moi la dame d’onzeheures.

- Beaucoup de citadins imagineraient, s’ils y songeaient, que lesfleurs s’ouvrent toutes au même instant, au signal de l’aube, comme siles jardins et les champs étaient pareils à des dortoirs de jeunesfilles élevées par la cruelle Mme de Genlis. Il n’en est rien. Lesfleurs n’ont pas moins d’humeurs diverses que les femmes. Quelques-unessont héroïques, comme le salsifis, lequel a aussi des fleurs. Elless’éveillent à 4 heures du matin. La crépide est prête à 5 heures, lascorsonère à 6, et le doux nénuphar, qui flotte sur nos douves, à 7. Lachicorée sauvage et la piloselle ont des levers bourgeois : 8 heures, 9heures. Nous en sommes à la dame d’onze heures. Seulement dépassée parles plantes grasses, qui s’étirent à midi.

- On m’aura donné le nom d’une plante grasse !

C’était trop cruel. Il devenait charitable de la rassurer. Ajax déclarason invention.

Nous en étions au plus joli dessert du monde, lorsqu’elle imagina de sevenger de tous et de chacun. Elle demanda :

1° Que nos réunions du soir dans le salon blanc fussent consacrées àl’examen de la paresse : il fallait savoir au juste ce que c’était.

2° Qu’Ajax, le plus coupable, eût à porter la parole, à diriger lesdébats, à recevoir la contradiction.

Mme Reine était ravie du secours qui lui venait par là.


LA PLUS SAGE DE NOS PASSIONS

LA paresse mérite bien mieux l’élogieuse définition que s’est àlui-même accordée le peuple de Dieu, Israël. Elle est véritablement lesel de la terre.

Sans la paresse, la terre serait une autre Géhenne. Dans cette amèreaventure de l’existence, l’homme trouve quelque répit en elle et grâceà elle. Dans cette amère aventure, qui ressemble au noir rocher deSisyphe. Telles sont les voies que les astres nous ont ouvertes : noussuccomberions à la peine, et sans doute à la fatigue moins qu’àl’inquiétude ; mais nous délassant du premier de ces maux, le bain dela paresse dissipe mystérieusement nos soucis. Il loge à leur place,dans notre âme tout à coup détendue, la sérénité, le repos, la paix,une gerbe ineffable.

Qu’elle soit notre perpétuelle libératrice dans ces combats de l’hommeet du destin, La Rochefoucauld l’a gravé. Personne n’a mieux vu sanature profonde : « Le repos de la paresse, a-t-il dit, est un baumesecret de l’âme, qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites…Elle est une béatitude qui nous console de toutes nos pertes et quinous tient lieu de tous les biens. » Pesons tous ces termes. Ilsreviennent à dire que la paresse est en quelque sorte le bouclier dusage. Elle lui a été donnée afin qu’il parvienne à détacher de la roueagaçante des choses sa personne souveraine.

« On s’est trompé, dit encore La Rochefoucauld, quand on a cru qu’iln’y avait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, quipussent triompher des autres. La paresse ne laisse pas d’en êtresouvent la maîtresse. » Que la paresse soit donc notre recours, notrepourvoi, notre défense, notre oasis.

Comme elle nous aide à fuir les passions violentes, elle nous inclinevers toutes les vertus paisibles, - l’expression est encore de LaRochefoucauld. Ces vertus paisibles où s’éprouve et s’apaise ladélicatesse d’un coeur, et dont la paresse est à la fois le témoin et leguide, le garant, peut-être le principe.

Jamais on ne verra la paresse nourrir, par exemple, une ambitionhostile au bien de l’État. Le grand coupable que devint Fouquet futd’abord ce frénétique dont la devise (Où ne m’éleverai-je pas ?) etle blason (un écureuil grimpant), annonçaient à coup sûr le malheur etles crimes. Le paresseux redoutera cette agitation de l’écureuilsautant de branche en branche, comme de vanité en vanité un hommeavide. Content de son état, humble lorsqu’il se regarde, fier lorsqu’ilse compare, le paresseux ne sera jamais un ennemi des lois.

Non plus de ses voisins. Il vit en paix avec ses proches. Il n’intriguepas contre eux, par un travail qui d’abord lui semble pénible, avantque de lui paraître injuste. Il n’en médit pas même, voulant épargner àson esprit cette contention et ces regrets. Il lui suffit d’un petiteffort pour être bon. Il ne lui en faut aucun pour n’être pointméchant. Les alarmes de l’hypocrite, toujours armé, toujours bandé,l’épouvantent. Lui, il a de l’abandon, il est ingénu. Est-ce qu’il neconvient pas d’admirer et pour ainsi dire d’adorer, cette efficacité,cette économie de la paresse ? Elle est seule à nous frayer si aisémentle chemin de la philosophie. Si bien qu’un auteur du XVIIIe siècle, quiest peut-être Caylus, ou peut-être Crébillon, ou peut-être Duclos, dansun curieux recueil que seul le premier a signé, n’a pas craint de dire,puisqu’elle se confondait avec la philosophie, que la paresse était laphilosophie même.

Elle est clémente, parce que la rigueur et l’oppression veulent untracas, parce qu’elles ont des suites qui la fatiguent par avance. Elleest modérée : la modération est son climat. Elle est constante, parhaine naturelle du changement. Elle appréhende les affres de larupture, les sapes des raccommodements, les campagnes d’une nouvelleconquête. Et elle est exempte, aussi bien, de toute envie. La facedécharnée, la face travaillée de l’Envie lui ferait horreur, si ellen’évitait spontanément même de la concevoir.

Si tel est l’effet multiplicateur de la paresse sur les vertuspaisibles, ou, si l’on veut, passives, on aurait tort de croire qu’elledétruit forcément les vertus actives. Elle ne les annihile pas.Ménagées, tenues en balance, elles composent un magasin, un arsenaldont le paresseux bien né garde la clef et l’usage… Le paresseux bienné. Il est évident que je ne songeais point aux autres, aux âmesperverses et basses qui brandissent la paresse comme le criminel sonalibi, ou qui s’y vautrent comme dans une boue. Dans la paresse, uncoeur bien né se retrempe.

Un amant paresseux ne sera ni brutal, ni blasé, ni dégoûté, ni affolé.Déjà fidèle par habitude, il sera tendre, non par politique mais parélection, par ce goût inné qu’il a de la volupté la plus douce.

Un lettré paresseux, un savant paresseux, ils seront calmes, ilsévitent la précipitation. Il ne parcourt pas son laboratoire eninsensé, il ne choque pas au hasard les cornues. Sans le blé del’esprit, il ne labourera pas une page, un livre ingrats. Non. Safraîche imagination, un jour aura jailli, comme le bras vivace d’unesource. Son invention reposée a pris un jour sa course comme une nymphepleine d’élan. Archimède n’était-il pas au bain, ses jambes doucementsoulevées par la force de l’eau, lorsqu’il découvrit, dans cetteoccupation d’oisif, l’un des premiers principes de la physique ? Est-ceque la gravitation des mondes n’a pas été rencontrée par un autreparesseux, qui se promenait dans les champs ? Et il rêvait, étendu,lorsqu’une pomme lui révéla dans sa chute cette attraction quimaintient, à travers l’éternité, la ronde des sphères. Il émeut desonger qu’une pomme, un fruit d’arbre, s’est retrouvée là, dans cetteseconde invention du monde.

Les affaires publiques elles-mêmes souffrent volontiers un peu deparesse. Témoin, cet homme qui a tenu dans ses mains la grandeur de laFrance et l’a peut-être laissé couler comme de l’eau, parce qu’iln’avait de pensée que pour l’étude à la loupe d’un million de dossiers.Témoin aussi, dans l’autre sens, ce comte de Grignan, qui avait renomde paresseux. Et musicien, bon écrivain, bel esprit, quasi poète,profondément pénétré par les impressions du chant et des parolescadencées, il devait l’être. Son château provençal, où résidait cegouverneur de province, plein de monde pour le servir et d’amis pourlui complaire, il vivait dans le faste, dans les concerts, il ruinaitchaque année ses finances personnelles. Sa belle-mère pourtant ledéfendait partout. Sa belle-mère : rien de moins que Mme de Sévigné !Elle protestait qu’il n’était point paresseux au service du roi.

Et c’était vrai. Et Tacite nous fait voir dans Pétrone ce miraculeuxpassage de la noble paresse à l’action heureuse : « Pétrone, nousdit-il, consacrait les jours au sommeil, la nuit aux soins et auxdouceurs de la vie. Où les autres tirent leur réputation du travail, ildevait la sienne à la paresse… Il affichait en paroles et dans saconduite un nonchaloir et une désinvolture qui jouaient la simplicité,ce qui leur donnait un charme de surcroît. Toutefois (achève Tacite),proconsul de Bithynie, puis consul, il sut montrer sa vigueur ettraiter de plain-pied les affaires de sa charge. »

La chronique et l’histoire enregistrent que Pétrone fut équitable etfier jusqu’à la magnanimité, au lieu qu’elles ont flétri la cruautérampante de son rival, l’industrieux Tigellin.

Ajax parlait devant un verre d’eau que la belle Lendore lui avaitmoqueusement sucré. On lui avait permis à peine d’avaler son café. Onavait versé son cognac dans ce verre d’eau. Et il aurait commencé,selon les règles, déclara-t-il, par une invocation aux muses, si :

- Si, merveilleusement vivante, je n’avais aperçu devant moi l’uned’elles, ou plutôt leur dixième soeur, et qui commande à leur troupe :vous-même, madame [petit salut à la belle Lendore ; dent pour dent],bien que cachée sous le nom et les traits d’une mortelle. Muse entreles Muses, qui inspirez non seulement les faibles hommes, mais jusqu’àvos soeurs, la Paresse étant, comme les Anciens l’avaient bien vu, lelieu et l’occasion, la Mère immortelle de la Connaissance et de laPoésie.

Sur cette tirade, Ajax avait bravement pris son sujet de droit fil,comme on vient de le voir. Emphase et archaïsme, nous admirions sonironie.


LE BONHEUR PAR LA PARESSE

JE ne sais pas, dit Fabrice à Ajax, - ils sont amis intimes, - si voustrichez au jeu, mais vous tronquez les citations. La Rochefoucauld n’apas vraiment loué la paresse. Il l’a seulement expliquée. Commetoujours, il a fait un constat.

- Oui bien, comme disait le père Faguet. Voulez-vous que je récite LaRochefoucauld de bout en bout ? J’en prends un peu, ce qu’il me faut.

- La Rochefoucauld dit de la paresse que, de toutes nos passions, elleest celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes.

- En effet, la paresse est mystérieuse. Hélas ! fugitive à douterqu’elle puisse être autre chose qu’un rêve (1). Elle nous échappetoujours.

- Elle est, dit La Rochefoucauld, « la remore qui a la force d’arrêterles plus grands vaisseaux, une bonace plus dangereuse que les écueilset les plus grandes tempêtes »… Que la paresse soit couverte d’élogespar des bourreaux de travail, comme Ghirlandaio et Colbert, ils sedivertissent. Chez toi, Sardanapale, une telle louange est cynique.Elle est d’ailleurs imprudente. Rappelle-toi comme la paresse estvilaine dans le tableau de Mantegna : une face verte, le corps d’unegrassouillette limace. Tu défies le sort. Jupiter ne permet pas que sonroyaume s’endorme dans une lâche indolence. Virgile dixit.

Écrivez, belle Lendore, conclut Fabrice. Nous allons rivaliser avec lesplus illustres maximes.

PENSÉE :

Pour goûter la paresse, il faut aimer et suivre le travail. Les vraisparesseux savent tout ce que leur ôte des mains une si insidieusepassion. Et ils la maudissent. Mais l’impuissance prétend se parerd’elle, comme d’un masque dans les grelots du Carnaval.

Sa bouchette encore entr’ouverte d’admiration, la dame d’onze heuresvoulut avoir aussi le texte de Goethe dont on avait parlé.

- Vous le demanderez à André Maurois, répondit Ajax. Il s’agit de lastupeur où l’on peut tomber devant l’agitation humaine ; et plutôt quede vouloir bouger ainsi, tous les jours les mêmes mouvements, on se tue.

- Ce n’est plus la Paresse, dit Savonarole, c’est la Mélancolie.

- Celle qu’il faut fuir, dit Livingstone.

FABRICE. - Paresse et mélancolie, deux soeurs.

AJAX. - Autre pensée vertueuse à graver, petite fille.

Encore Fabrice :

- Dante méprisait tellement les paresseux qu’il les loge en dehors duciel et de l’enfer, dans un vestibule. Le ciel les chassait, pourn’être pas moins beau, l’enfer n’en voulait pas. Et Virgile dit à Dante: « Non ragionam di lor… Regarde et passe. »

Encore Ajax :

- C’est toi qui triches. Dante ne parle point des paresseux, mais destièdes. Tiédeur et paresse peuvent se rencontrer. Elles sont diverses.

FABRICEde plus en plus lugubre, exprès, par exagération, par feintemondaine. - La paresse trahit un empoisonnement de l’âme ou du corps,sinon des deux. Les confesseurs et les médecins…

AJAXéclatant comme dans Homère. - A la fin, tu nous ennuies. Tucherches une querelle d’Allemand. Tu sais très bien que le prétextemême t’en manquerait, et l’ombre du prétexte, si nous parlions latin.Car le sujet de tes verbes serait pigritia, et otium, otia celuides miens. On verrait tout de suite que j’ai raison. Majestueusementraison. Les mots sont des miroirs psychologiques. Celui-ci reflète lavéritable figure de la paresse. On l’y voit dans son authenticité, danssa pureté, dans sa candeur. Paresse, autant dire loisir. Tu terappelles : loisir, repos, absence d’occupations. Mais loisir,c’est-à-dire contemplation, invention, étude. Ce n’est pas tout. Laparesse est aussi la paix : per otium, dans la paix. La presse estaussi la poésie. Ovide nomme les poèmes otia, c’est-à-dire les fruitsde la paresse. Dis-moi : que serait un poète sans la rêverie ? Un poètequi ne connaîtrait pas cet état d’attente, de disponibilité, desolitude, le seul où les ombres consentent à venir, ses propres ombres,témoins de sa vie, et d’autres, plus incertaines et toutefoislancinantes, qui dictent d’une voix inconnue. Paresse de Baudelaire.Paresse de Musset. Paresse de Villon. Paresse même de Ronsard : sesveilles si studieuses. Et tu as su comment vivait Moréas. Il avaitrenoncé à tout. A la fortune, parce qu’elle exige trop de soins. Al’amour, pour la même raison, et pour uniquement se souvenir de labelle étrangère qui ravit à jamais sa jeunesse, puis disparut. Al’ambition vulgaire, parce qu’il en avait une autre. Scrupuleusementoisif, il se tenait aux ordres d’Apollon. Il attendit, guetta, espérale moment d’Eriphyle, le moment des Stances. Ne m’objecte pas quel’art, ce passage du songe à l’acte poétique, exige une fabrication,une élaboration. Vois, te répondrai-je, vois cet homme immobile, cemuet. Si tu élèves la voix, tu vas lui faire mal. Si tu veux qu’ilt’écoute, l’importuner. Il caresse dans sa tête, que tu croisindolente, les formes et les nombres de la beauté.

Et récapitule, je te prie. Foyer des vertus paisibles (sans blague),lampe qui brille sur un livre ami, second ciel du promeneur,consolatrice de la peine, avant-courrière de l’oubli, nieras-tu que laparesse soit le bonheur ? « Il ne manque, disait La Bruyère, àl’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, etêtre tranquille, s’appelât travailler. » Voilà dénoncée par un meilleurque moi la querelle de mots que tu me faisais. « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer descharges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à nerien faire ; personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôleavec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ceque le vulgaire appelle des affaires. » Comme cela, la pensée de LaBruyère est complète. Je t’ai seulement donné la fin avant lecommencement. Tu ne peux plus m’accuser. Paresse égale dignité,capacité, scrupule, modestie, étude, désintéressement. Elle est aussiliberté et fantaisie : « On ne vole point des mêmes ailes pour safortune que l’on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. » Voilàun beau merle blanc, La Bruyère ! Il y en a donc… Le prince Kaunitz, en1840, qui ne se lavait jamais…

- Pouah ! dit Minerve. Ne nous dégoûtez pas !

- Le prince Kaunitz n’était pas un paresseux, mais un abruti. Il suffitde définir. Les dames qu’il aimait, il lui plaisait qu’elles eussent ungros nez, et de remplir ce nez de tabac. Un paresseux véritable estpropre parce qu’il aime son bien-être. Il ressemble au chat, qui nepasse point pour un foudre de labeur. De même, il est gourmand, et nonpas goinfre, qui fatigue. N’est point paresseux qui veut. Lessing : «Paressons en toutes choses, sauf en paressant. » Il faut savoirposséder et conserver la paresse. Savoir en jouir. C’est Renan, quipassait des heures à regarder la mer. Saint François de Sales, qui seplaisait dans les bois. Et c’est, paraît-il, Bourget, bien que je nepuisse garantir l’anecdote. Il était chez le comte d’Haussonville, surles bords du lac de Genève. Je l’ai vu, ce beau lac, des fenêtres deJacques Chennevière, qui avait sa maison sur la rive. Il est ravissant.Un bleu du ciel entre le bleu de l’Ile-de-France et le bleuméditerranéen. Le comte d’Haussonville, un matin, aurait surprisBourget encore au lit vers dix heures : « Mon bon ami, je travaille, jeréfléchis. » Le lendemain, mais une heure plus tard, M. d’Haussonvilleprenait les devants : « Je vous en prie, cher ami, levez-vous, vousallez vous surmener. » Oh ! vive l’esprit ! Mais vive un paresseux quiécrit cinquante chefs-d’oeuvre du roman, et les Essais de psychologiecontemporaine

Rappelle-toi encore Virgile disant : « Amat otia Daphnis. » Ce quipeut être traduit fidèlement : « Daphnis aime la paix. » La paix, latranquillité, la flûte et le clair de lune. Je préfère celui qui atraduit, dans le beau goût abstrait et psychologique de l’ancienneFrance : « Daphnis aime qu’on soit heureux. »

Par la paresse, Fabrice, par la paresse.


VÉRITABLE INTENTION DE DIEU

AJAX, dit Ghirlandaio, a certainement raison, puisqu’il est du mêmeavis que Dieu.

- Attention ! dit Mme Reine, tandis que Savonarole sautait de joie.

- Ayez confiance, intervint Minerve.

Et Ghirlandaio :

- Dieu n’a pas imaginé, comme l’on dit quelquefois, et tous nous sommestombés dans cette erreur, que le travail fût un châtiment dans tous lescas. Mais il eut lui-même une idée de l’oisiveté féconde, ou du loisir,qui rend notre Ajax tout à fait orthodoxe. J’en administre la preuve.

Il reposa une étrange et belle pipe qu’il fumait, qui est taillée dansune calebasse. Charlemagne en est jaloux et Fabrice la nomme Virginie,pour son aspect colonial.

- Adam et Ève n’ont pas encore désobéi. Que dis-je ? Il ne semble pasqu’Ève soit déjà née. Adam vit seul et dans l’innocence entre lesquatre fleuves. Je n’ai point parlé par redondance. Les quatre fleuvesétaient bien quatre. C’étaient quatre canaux, issus de la même fontaine: Phison, dans le pays de l’or, du bdellion et de l’onyx ; Géhon, quicoule en Ethiopie ; le Tigre et l’Euphrate, que nous connaissons mieux.Adam vient d’être formé du limon de la terre. Dieu vient de répandresur son visage un souffle de vie. Il vient d’introduire sa créaturedans le délicieux jardin qu’il avait planté dès le commencement… Jecite : « Le Seigneur Dieu prit donc l’homme et le mit dans le paradisde délices, afin qu’il le cultivât et le gardât. » Travail ingénu,gratuit, rose sans épine. Adam est capable de goûter la saveur d’unfruit, ses yeux jouissent de la beauté d’un arbre. Il ignore l’affreuxaiguillon du besoin. Avant de devenir si misérable, il était pareil àun patricien romain ou à un berger de pastorale : amabat otia.

Après leur crime, ce crime énigmatique qu’aucune glose ne finira jamaisd’expliquer, Adam et Ève reconnaissent qu’ils sont nus et se cachent.Les approches du destin ont quelquefois un air de familiarité. Nousvoyons le Seigneur Dieu « se promener dans le paradis », en appelantles hommes, ces deux là. Et c’est Adam qui répond, qui paraît. Il avouequ’il a eu peur. Nous le voyons faiblir, nous l’entendons élever, pourla première fois, une plainte qui sera reprise d’âge en âge : « Lafemme que vous m’avez donnée… » Les misères qui seront les misères dugenre humain fondent à ce moment sur le premier couple. En punissant,Dieu trace le plan d’une vie nouvelle, où perce la condition du rachat.Le sort des hommes gardera une clarté et une harmonie qui seront lesreflets du jardin. Le reste, tout ce qui semblera absurde ou tropcruel, est la marque du châtiment, ineffaçable avant le dernier jour.Au serpent : « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme… » C’estl’épouvante des mères et des fils devant les monstres. Virgile s’ensouvient encore lorsqu’il parle, dans les Géorgiques, des noirsserpents de Jupiter. A la femme : « Je vous affligerai de plusieursmaux, vous enfanterez dans la douleur, vous serez sous la puissance devotre mari et il vous dominera… » A Adam : « La terre sera maudite àcause de ce que vous avez fait, et vous n’en tirerez de quoi vousnourrir qu’avec beaucoup de travail, elle vous produira des épines etdes ronces, vous vous nourrirez de l’herbe de la terre… »

La punition a été de muer le passe-temps du jardin de délices entravail contraint sous peine de mort ; le plaisir et le jeu, ennécessité.

Inversement, l’effort pénible tenant à l’imperfection de notreintelligence et à la faiblesse de notre être physique, il doit êtreexclu des actes divins. Et les jeux, les plaisirs de l’oisiveté nepeuvent donc être criminels, s’ils distinguent la création divine. Dansla Bible, la genèse du monde est radieusement aisée. De telle sorte quele repos du septième jour paraît une grâce conçue à notre intention.

Au seuil des divins vergers, lorsqu’ils partirent, Ève n’avait pasencore un nom. Elle était le double, elle était l’ombre de l’homme. Cefut Adam qui la nomma Ève, parce qu’il l’aimait, sans doute ; Ève, laVie, parce que d’elle allaient naître tous les vivants. Cela n’a plusaucun rapport avec ce que nous cherchions, mais la pensée s’y arrêtevolontiers.


LA PAIX UNIVERSELLE

FABRICE comme un flâneur, Colbert comme un homme méthodique, aimaientles longues promenades à pied. Livingstone s’enfuyait dèspatron-minette. Eux entraient dans la campagne sur le coup de 10 heures.

Après un silence qui permit aux deux hommes marchant d’un bon pas desavourer dans l’air les dernières fraîcheurs du matin :

- Si tout le monde, prononça Colbert, si tout le monde étaitsemblablement et totalement paresseux ? Ajax n’y a pas songé.

- Il vous reprocherait de tomber dans le sophisme de Paris et duflacon. Si Paris était tout petit, il tiendrait dans une bouteille. Lemonde est comme il est.

- Mais les raisonnements par l’absurde ont du bon. Ils permettentquelquefois  de voir clair.

- Il en serait alors comme dans cette ville du Thibet… Les habitantssont si lâches qu’ils laissent les débris domestiques devant leurporte, et quand la motte est devenue une montagne, ils y ouvrent untunnel.

- Voilà. Connaissez-vous le socialiste Lafargue et son Droit à laParesse ?

- Il veut la paresse pour tous. Avec ses trois heures de travailgénéral, ses trois heures fabuleuses, il n’est pas raisonnable comme LaBruyère. Il oublie ce qu’il faut de talent à l’oisiveté utile ouseulement égayante. Et il sacrifie tout, jusqu’à la sûreté de l’État.

- Il expose, mais c’était avant les ruines de la dernière guerre, quel’Europe a payé l’erreur des économistes, la cupidité des industriels,et les préjugés de la morale bourgeoise, par les travaux forcés de laclasse ouvrière, et son affreuse pauvreté au milieu de l’abondance… Ilest plein d’astuce.

- Il est plein de sales chicanes de la haine, sous une apparencejoviale. Il enverrait Auguste Comte limer et forger. Et il condamne leluxe, c’est-à-dire, en fin de compte, toute la parure du monde, la vieornée, les dentelles, les perles, et jusqu’aux beaux-arts, - jusqu’auxcollections d’Anatole France…

Mais, fit Colbert, vous alliez dire : mais. …

- Mais la coutume de l’ancienne France assurait aux ouvriers plus dequatre-vingts jours de repos, les cinquante-deux dimanches, unetrentaine de saints : « Et M. le curé de quelque nouveau saint chargetoujours son prône… » Tandis que les règlements des corporations, enrépartissant le travail, prévenaient le cruel, le hideux chômage. LeXIXe siècle n’a été ni si charitable ni si prudent. Je vous étonne,beau libéral… Curieuse fortune de ce mot, si noble dans la languepure, lorsqu’il était synonyme de généreux… L’explosion individualistedu XVIIIe siècle finissant a été une faute, un malheur dont nousn’avons pas fini d’essuyer les conséquences. Juste au moment que laterre et les choses allaient devenir entre nos mains plus fertiles etmaniables ! Quand les voitures allaient n’être plus traînées comme dutemps des Pharaons ! Quand les charrues allaient n’être plus pousséescomme par les premiers agriculteurs, immédiatement après l’âge du renne! Dans l’ancienne Europe, la disette venait quelquefois de la nature.Elle n’avait pas le blé d’Amérique. Dans l’Europe d’il y a cinquanteans, la misère venait souvent des lois. La liberté n’est pas féconde,mais la règle. Tous les vrais chefs le savent, qu’ils mènent un peupleou une équipe. L’anéantissement des corporations par le décretrévolutionnaire a longtemps empêché les artisans de tirer une meilleurepart de cette augmentation, de cette prolifération des richesses. Nospères ont ainsi déterminé une injustice de surcroît, qui n’était pasinscrite dans la destinée fatale des hommes, et des troubles immenses.Entre l’ignoble prétention de l’anarchie, entre son égalité d’uneseconde, celle du partage, entre son retour à une rusticité entièrementdénuée, entre cet abîme et l’inclémence du XIXe siècle, l’espritimagine avec regret un état normal dont tous les principes existaient.N’admire-t-on pas encore à Venise les vestiges de la puissante fortunedes Corporations ? Les artisans n’auraient pas été durement bannis toutun siècle des douceurs du repos, de l’oisiveté. Leurs têtes ne seraientpas égarées par les ressouvenirs et la rancune. Au lieu de cette guerresociale, l’exception autrefois et la règle aujourd’hui, nousconnaîtrions la paix. Qui sait ? Aurions-nous vu ces vastes guerres desnations, ces guerres d’affamés ? J’ai chez moi un tableau de batailledu XVIIIe siècle, dont la contemplation doit rendre modeste un hommed’à présent : le fleuve, la colline, une batterie sur la pente, unecavalerie enrubannée qui caracole dans la vallée. Utopie pour utopie,j’aime mieux la mienne… Savoir si Ajax sera content ou mécontent del’eau que nous lui amenons.

Ils ne causèrent point toute la matinée de Paul Lafargue et dusocialisme. Il régnait sur l’Anjou un temps plein de langueur, doux etprécaire, couleur de tourterelle.


L’OISIVETÉ MÈRE DE TOUS LES BIENS

NOUS croyons trop, disait Ajax, que tout sur la terre, vient dutravail. Il se peut. Mais quoi ? Le travail n’est-il pas son propreennemi ? Il se hait. Il s’exerce pour s’abolir, et plus il fait rage,plus il désire sa propre fin. Car il n’est pas un but mais un moyen. Iln’est pas un port mais une route. Le port s’appelle Oisiveté.

J’irai jusque là : je dis que l’oisiveté nous sert bien mieux, que nouslui devons plus, que nous lui devons tout. Elle n’est pas seulement leport, elle est la voile ; si j’ose ainsi entre-choquer les images.

Représentez-vous un homme accablé de travaux. Que l’aube réveille, queles heures pressent, qui n’a pas un seul moment, dont la fatigue briseles muscles, et il s’endort comme une bête de petit cerveau.Représentez-vous qu’une grâce du sort lui donne quelque répit. Danscette paix nouvelle, sa chair une fois reposée, l’esprit s’éveillera :plaisirs de l’oisiveté, tels que je les ai définis : un philtre.L’esprit s’éveillera : bonheur de l’invention. Je viens de direl’histoire des hommes. L’inventeur de l’imprimerie songeait à sagloire, et songeait au fastidieux labeur des copistes, sinon parcharité, du moins par calcul. La preuve serait encore meilleure, tiréede son égoïsme supposé.

- En ce cas, l’écriture est elle-même une conquête de la paresse.

La remarque venait d’un Charlemagne dont le lorgnon brillait.

- Oui, fit Ajax…. Disons une conquête de l’oisiveté en vue de contenterla paresse. Les trouvailles naissent de l’oisiveté, et la paresse enprofite. L’encre et la plume ont diminué l’effort du style ; la cire,l’effort de la pierre et du ciseau ; l’écriture, celui de la mémoire.On me croit paradoxal et je parle comme M. de la Palisse… L’homme atoujours eu l’idée d’un travail-plaisir, d’un travail otieux, à laplace du travail-fatigue et du travail-douleur qui était son loyer. Ila toujours eu l’idée d’une oisiveté, chérie comme un trésorinaccessible ou perdu. De là, l’Age d’or…. Ante Jovem, dit la genèsevirgilienne, « avant Jupiter, aucun agriculteur ne travaillait leschamps, ni pouvait même se permettre de les signaler en les bornantpour son usage… D’elle-même, la terre fournissait tout, sans qu’ilcoûtât aucun effort à personne…. C’est lui, dans son inexplicablevolonté, qui donna un fatal venin aux serpents, montra au loup saproie, ordonna à la mer de se soulever. En les secouant, il fit pleureraux feuilles leur miel, et il nous retira le feu, et il arrêta le coursdes ruisseaux de vin, pour que leur misère peu à peu découvrît auxhommes tous les arts. Mais on vit aussitôt le tronc creusé de l’aunepeser sur les fleuves, on vit les marins compter et nommer les étoiles…» Un abrégé des travaux du genre humain est l’histoire des peines qu’ils’est données pour alléger ce joug insupportable du travail. L’oisivetése confond avec la civilisation. Elle est l’objet de la civilisation,sa toison d’or. L’homme croyait avoir ses seules mains. Ses ongles. Sesdents. Il courait au milieu d’une embûche universelle. Et je recommencema litanie. La première massue diminua l’effort de son bras ; lapremière pierre lancée, l’effort de son bras et de ses jambes ; lapremière pierre taillée, l’effort de ses mains et de sa bouche. Ainsi,de la première épée, de la première boîte, de la première enclume, dela première roue, de la première charrue. Chaque fois, un effortmoindre, l’obsession écartée d’une nécessité contraignante. Le premierchien séduit courut à la place de l’homme. Le premier cheval soumis leporta. Nous devons le respect aux fatigues des laboureurs. Nous savonsqu’elles sont assez grandes. Concevons toutefois la félicité despremiers paysans lorsqu’ils virent la terre travailler pour eux. Aulieu de s’essouffler encore à la poursuite des animaux rapides, leshommes regardaient enfin la terre germer.

La belle Lendore leva sa petite main. Elle avait une maxime à proposer,en pendant à celle de Fabrice.

PENSÉE :

L’oisiveté est la halte et la couronne du travail. Les paresseuxbéants l’ignorent. Ils n’ont pas de loisir. Ils n’en ont pas le temps.

- Voyez l’insidieuse, glissa Ajax.

Et enchaînant :

- Les Anciens ont si bien compris les services rendus à l’espèce parl’oisiveté qu’ils l’ont garantie à tous ceux qu’ils nommaient descitoyens. Les seuls travaux qui leur fussent réservés ou permis étaientréputés nobles : la guerre, les champs, la nourriture et la défense dela cité. Et la science, qui augmente les pouvoirs de l’homme. Et lapoésie, et les beaux-arts, joie des yeux, voix de l’âme. Il fautconnaître et confesser la vérité. L’esclavage ne fut pas seulementl’abus du vainqueur. Il fut un vaste système organisé par les hommescontre la dureté de leur sort commun, les meilleurs ayant mission decommander, de conduire, de supputer. C’est un fait que les inventionsde l’homme se sont multipliées de plus en plus vite à mesure qu’ilsavait mieux changer en loisirs nouveaux les efforts anciens, attestéspar les signes durables et transmissibles de la monnaie et des titres.Le travail et les services de chacun acquirent ces hypothèques sur letravail de tous. Les apparentes injustices que l’on remarque dans lemaniement et la répartition de ces signes ne sont pas du même degré.Les usurpations sont criantes, mais susceptibles de réforme. Lesinégalités portent la marque du destin, des talents, des chances, oucelle de l’ordonnateur : réseau d’épreuves et de tentations qui formentsa politique…. Ici, j’invoquerai une petite chanson russe, l’un de ceschants qu’un peuple trouve, comme pour fixer et fasciner le sort, oupour s’en consoler :

    La jeune Ouliana
    Se promenait dans son jardin,
    Elle cueillait des fleurs d’aubépine,
    Elle les comparait à son visage ;
    Elle demandait à sa mère :
    Dis-moi, oh ! ma mère,
    Serai-je jamais comme cette aubépine ?
    Marie-moi avec un seigneur.
    On vit bien avec un seigneur.
    Il ne faut pas remuer ni travailler,
    Rien que se vêtir joliment.

REFRAIN : Tzobé-Iob ! - Tzobé, Tzobé, Tzob !


La chanson d’Ouliana découvre les deux pentes de la paresse, celle desfleurs, et celle du crime et de la honte, ou du péché et de lavergogne. Mais il en va ainsi de toutes nos passions, peut-être de toutce qui est humain. L’orgueil naît de la dignité, de la fierté, etlui-même, il dégénère. L’avion vole et tue. La calomnie et l’amour sontsur la même bouche.

L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre coeur nous renouvellesans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. La terrehérissée des premiers âges rendue pareille au jardin des délices. Nousnous servons, avec ce grand espoir, peut-être sans nous défier assezd’elles et de leur usage, de nos machines enlaidissantes. Cependant, ilest permis d’espérer en des machines plus subtiles, plus dépouillées,qui nous enlèvent ce tohu-bohu de bielles et d’engrenages, qui soientréduites, comme déjà la T. S. F., à quelques tracés, à quelques filsénigmatiques. Et cependant aussi, comparez cet ancien laboureur,courbé, rompu, à celui-là, qui est campé sur sa machine, et fume enplein air, libre, distrait, paresseux. S’il est véritablement plusheureux, c’est une autre question. Nous devrions savoir garder nosanciens bonheurs, nos anciens pouvoirs, quand nous en acquéronsd’autres.

Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme unimmense loisir, avec des harpes.


ÉPILOGUE ET MORALE

I

LA belle Lendore s’est mariée. Si belle et gentille, véritablementprincière, elle a épousé, avec sa maigre dot, un homme sans fortune.

Une certaine paresse, une certaine inaction peuvent résulter, dans lesjeunes années d’une surabondance de forces spirituelles, où l’embarrasest de choisir. Ces forces morales et poétiques dont l’être pliesupposent qu’il a beaucoup de générosité, et beaucoup de courage. Ainsila belle Lendore. Pour suivre son coeur, elle n’a pas même hésité. Adieules songes ! Adieu, loisirs ! Elle travaille à présent, comme desmilliers de ses soeurs, barbares que nous sommes. Elle enseigne. Avec unsourire encore surpris que le monde ne soit pas tout entier une idylle.Elle assure que la paresse de son adolescence lui a beaucoup appris.

II

Chênedollé nous rapporte un grand nombre des plus étincelants propos deRivarol. Il se flattait de n’être pas ingrat, et cependant il n’est paspur de toute jalousie. Rivarol le jetait dans un enivrement. Il nepensait d’abord qu’à Rivarol. Le charme rompu, il n’a pas su se priverd’un peu griffer son dieu.

Ils ont parlé de Voltaire, de Thomas, de Buffon. C’est ce que Rivaroldisait de ce dernier qui nous intéresse. Il était difficile, contentépar la seule perfection. « Le portrait du cheval, disait Rivarol, adu mouvement, de l’éclat, de la rapidité, du fracas ; celui du chienvaut peut-être mieux encore, mais il est trop long… » Quant àl’aigle, il est manqué. Manqué aussi, le paon… Qu’il fût de Buffonou de Guéneau, n’importe, c’était une description à refaire (Guéneauétait le nègre de Buffon). Elle était trop longue et pourtantincomplète, elle manquait de cette verve intérieure qui anime tout, etde cette brièveté pittoresque qui double l’éclat des images en lesresserrant. « J’ai dans la tête, - concluait Rivarol, - un paon bienautrement neuf, bien autrement magnifique, et je ne demanderai pas uneheure pour mieux faire. »

Mais cette heure, il ne l’a jamais eue, elle s’envola toujours. Sonscrupule, son entrain, sa folle confiance, ses feux d’artifice : il atout gaspillé. Jusqu’à ce qu’il fût trop tard, éternellement.

Ami, prends garde aux heures. Chacune d’elles est unique. Telle est lamorale de cette histoire, moins immorale que tu ne l’attendaispeut-être.


(1) Claude Barjac.