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MARTER, Marcel(1891-1944) : Aurélien Scholl et sontemps(1936).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.II.2016)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographeetgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx: 6671-181) du numéro 181 (Juillet 1936) des Œuvres Libres,recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 

Aurélien Scholl
et son temps
(1)

Variété inédite

par

Marcel MARTER

~*~


Débarqué à Paris au début de 1851, Aurélien Scholl avait embrassé lacarrière de journaliste avec cet esprit combatif qu’on rencontre chezla plupart des jeunes hommes et avec, en plus, une fougueextra-belliqueuse qui était le propre de son tempérament vigoureux.

A vingt-quatre ans, Scholl était devenu sans conteste le polémiste leplus incisif, le chroniqueur le plus spirituel, le nouvelliste le plusredouté de Paris. Il avait pris pour devise : « Dis ce que penses,advienne que pourra ! » Car, ce sceptique railleur et amer, ce viveurdésabusé avait une âme de chevalier : sous le persiflage spirituel, onpouvait découvrir une colère latente. C’est qu’il avait la haine duvulgaire, le mépris du commun traditionnel, le dégoût des petiteslâchetés, des servitudes de toutes sortes dont est faite la vie.

Zola a raillé ce qui peut apparaître comme superficiel dans l’œuvred’Aurélien Scholl. Mais, si celui-ci attache, comme il l’a dit un jour,« des grelots aux barbes de sa plume », c’est, assure-t-il que leridicule est une arme qui tue. Son but était de pénétrer dans lescouches de lecteurs que ses idées effrayaient. Et, pour y parvenir « ilfaut, déclarait-il, être plaisant, gai et spirituel autant quepossible, car les foules veulent être amusées et, en France, la foulecommence en haut. »

C’est ainsi qu’au lieu de ramasser, de condenser ses forces vives surune œuvre durable, Scholl préféra jeter au jour le jour, grain pargrain, à tous les vents, une moisson abondante, et disperser ses forceset son intelligence avec tapage, incessamment, sans profit pourlui-même. Il amusait et il luttait.

Il avait à peine vingt-deux ans qu’il se battait déjà en duel à lasuite de la publication qui venait d’être faite de son second volume : Les esprits malades. Que de fois il devait se retrouver sur leterrain au cours de sa vie ! « C’est, avouait Scholl, que l’épée estune maîtresse jalouse qui accapare ceux qu’elle a séduits. Elle prendson homme des pieds à la tête. Le cœur, le poignet, les jambes, il luifaut tout à la fois. » Et il ajoutait : « L’épée n’exige qu’une seulechose, c’est que celui dont elle a accepté la main soit un amantfidèle. »

Aurélien Scholl fut cet amant fidèle. Certes, il eut bien d’autresmaîtresses – et Dieu sait combien de femmes traversèrent sa vie ! Mais,seule, l’épée demeura. Et, le jour où l’âge et la maladie l’obligèrentà renoncer au fer, il cessa aussi d’écrire. Cet homme étonnant devaitse battre pendant plus de trente ans, et de ses deux armes, la plume etl’épée, l’une n’était pas moins redoutable que l’autre.


AU « FIGARO »

Le 22 mars 1857, Aurélien Scholl entrait au Figaro que Villemessantet Dollingen avaient fondé quelque temps auparavant. Les bureaux dujournal étaient installés dans une petite boutique qui s’ouvrait surune cour de la rue Vivienne.

L’équipe du début, composée d’Auguste Villemot, de B. Jouvin, de JulesViard, d’Alphonse Duchesne et d’Alfred Delvau, venait de s’augmenterd’un certain nombre d’unités qui s’appelaient : Jean Rousseau, JulesNoriac, Charles Monselet, et, enfin, Aurélien Scholl. Peu de tempsaprès, Dollingen se retira de l’association, cédant sa part àVillemessant pour un plat de lentilles : six mille francs !

Villemessant avait eu l’idée de lancer dans les cafés, cercles, hôtels,restaurants, établissements de bains, de nombreux courtiers munis d’unpetit bulletin d’engagement ainsi conçu :

« Je déclare m’abonner pour un an au Figaro, moyennant la somme desix francs, que je paierai seulement à la fin de l’année. »

L’idée était bonne et le journal réussit magnifiquement : le pèreLegendre, le caissier de la maison, ne tarda pas à proclamer une grandenouvelle : le Figaro venait d’enregistrer son six centième abonné !

Ébloui de ce résultat et justement envieux d’un pareil succès, Veuillotcommença à faire entendre que la religion n’avait rien à gagner à lalecture de cette littérature frivole plutôt faite pour la distractiondes cocottes que pour la gloire de Notre Seigneur (2).

Quel homme, ce Villemessant (3) ! Il était le fils d’un officier, lecolonel Cartier et, jusqu’à quatorze ans – c’est à cet âge seulementqu’il fut baptisé – il porta le nom de son père. Il adopta ensuite lenom de sa mère, Augustine de Villemessant, se maria à dix-huit ans ettint, pendant quelques années, un commerce de rubans à Rouen. Sesdébuts dans le journalisme dataient de 1840 (4).

Pour Villemessant, l’intérêt du journal primait toute autreconsidération. Lui apportait-on une lettre ?

- Mettez-la sur le bureau, disait-il.

- Mais, monsieur, lui faisait-on remarquer, il y a dessus : confidentielle.

- Confidentielle ! s’écriait-il aussitôt. Portez-la tout de suite àl’imprimerie.

Ses ennemis – il en avait tellement ! – répandaient une caricature quiétait censée figurer les armoiries de Villemessant. On y voyait un porcentre une vipère et un scorpion réunis par cette légende :

Noble ne suis, probe ne veux, Vil me sens.

Le directeur du Figaro se riait des attaques dont il était l’objet :il avait une telle expérience des hommes.

- Je parie, fit-il, un jour, que je donne un citron en prime à desabonnés et qu’ils viennent le chercher.

Et, comme on se récriait :

- J’en fais la gageure, chacun viendra à son tour d’un air indolent etdira d’un ton d’insouciance parfaite : « Mon Dieu, monsieur ledirecteur, je ne viens pas positivement exprès dans vos bureaux pourretirer mon citron, mais, puisque je me trouve dans votre quartier,j’en voudrais un qui ait la peau fine… » (5).
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Les premiers articles de Scholl furent consacrés aux « Buffetslittéraires » (6) puis, chaque semaine régulièrement, il rédigea unesatire de trois ou quatre colonnes qui s’intitulait : Les Coulisses.Avec quelle fougue et quel mordant !

Quand, après l’échec de Paris au jour le jour (7), Villemessantouvrit une nouvelle rubrique, sous ce titre, dans le Figaro, c’est àScholl qu’il la confia.
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FIGARO

LE BONHEUR (8)

Prix de l’abonnement : Un panier de fraises.
Les annonces seront publiées gratuitement.

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Les articles non insérés seront payés plus cher que les autres etpubliés en volume aux frais de l’administration.
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Paris, 1erjanvier 1864.

Tous les canons viennent d’être fondus pour faire des cloches, despendules à sujets et des candélabres rayés.
Le vaisseau cuirassé La Conquête est arrivé à Toulon chargé de riz etde cocos.

                          Suivent d’autres nouvelles.


TÉLÉGRAPHIE PRIVÉE.

Éden, 8 heures du matin.

Une scène touchante a eu lieu dans le Paradis terrestre. Caïn a faitdes excuses à Abel.

Bagnières, 9 heures.

Les Pyrénées, comprenant qu’elles faisaient obstacle à la circulation,sont rentrées tout doucement dans le sein de la terre. Pas une maisonn’a été renversée. Seules les sources vivifiantes sont restées en place.

CHINE.

Le Fleuve Jaune a rendu aux familles éplorées tous les petits enfantsqui lui avaient été confiés. Nous trouvons dans une lettre particulière de Shang-Haï de nouveauxdétails sur la rencontre du 8.Trois cents soldats et sept officiers étant restés sous la table, onleur a fait respirer des sels et ils ont été aussitôt rétablis.

FAITS DIVERS.

Hier, vers dix heures du soir, sur le boulevard des Italiens, unétranger ayant montré deux louis à une jeune femme, celle-ci les a misdans sa bouche croyant que c’était du chocolat. L’étranger lui a expliqué la valeur de ces deux pièces et l’usage qu’onen pouvait faire. La jeune femme les a repoussées avec indignation.

Alexandre Dumas est de retour à Paris. Il a lu aux artistes de l’Ambigu un drame de cape et d’épée qui aproduit beaucoup d’effet. Cette pièce sera signée de M. Auguste Maquet seul.

L’éditeur Michel Lévy a déclaré que – à l’avenir – il ne placerait dansses vitrines que les livres sortant de chez ses confrères. Quant aux ouvrages édités par lui, il les cache avec soin pour ne pasnuire à M. Dentu.

COURS DE LA BOURSE.

Aussi régulier que celui de la Seine.
                        Etc.,etc.

               Le gérant responsable du Bonheur.

                       AURÉLIEN SCHOLL.
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LE GUIGNON (9)

Anti-politique et anti-littéraire.
Les auteurs d’articles non insérés seront brûlés.

                              RIEN POUR LE PEUPLE
                                  NI PAR LEPEUPLE.

Un médecin est tenu à la disposition de ceux de MM. les Abonnés dontl’abonnement expire le 15 janvier. Toute lettre doit être accompagnéedes trois cent soixante-cinq dernières bandes qui peuvent servir uneseconde fois.

Le journal Le Bonheur publie une correspondance de Chine qui a toutl’air d’une mystification.

Le Dirritto lui a répondu en termes fort secs, mais nous seuls sommesbien renseignés.

                   Le secrétaire de la rédaction :

                       CENT CINQUANTEPAR MOIS.

Le Pays a publié vendredi un article d’une violence grossière à lasuite duquel les meubles de tous les rédacteurs ont été saisis.
                                  Etc.

TÉLÉGRAPHIE PRIVÉE.

Tours, samedi.

Il n’y aura pas d’abricots cette année.

Lisbonne, le 4.

Le Portugal vient de passer un traité avec le théâtre de la Gaîté quirecevra chaque mois une cargaison d’oranges. L’approvisionnement des baignoires et des avant-scènes se trouve doncassuré.
Les peaux d’oranges seront recueillies par les ouvreuses et serviront àla fabrication du véritable curaçao de Hollande.

AVIS.

M. Amédée de Jallais a l’honneur d’informer le public que, n’étant liépar aucun lien de parenté avec M. de Rothschild, il ne reconnaîtra pasles dettes que pourrait contracter ce dernier.

ARRÊTÉ DU MAIRE DE GENLIS.

Les jeunes conscrits pourront se servir, pour la promenade, du tambourcommunal, à la condition qu’ils en useront sans bruit.

Nous recevons la lettre suivante :

    « Monsieur,

«Un de vos rédacteurs a prétendu que j’avais chanté les Elleviou, enajoutant : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. » Cette assertionest absolument controuvée. Si j’avais chanté les Elleviou, je n’enrougirais point, maispuisque votre journal n’a pas l’habitude de faire chanter, pourquoicette exception en ma faveur ?

« Veuillez agréer, M…

                       « Undirecteur de théâtre. »

                                  Etc., etc.


MŒURS DE DIURNALES

Les années qui s’étaient écoulées depuis son arrivée à Paris avaientfortifié en Scholl cette « appétence pour le journalisme » queSaint-Marc Girardin avait remarquée chez les meilleurs esprits d’alors,et qui lui apparaissait comme un signe des temps.

Le journalisme, estimait Scholl, ne vit que par l’attaque : « Que deuxécrivains, disait-il, descendent dans l’arène, et là – avec desestocades de plumes, vifs et prompts à la riposte, ardents, pleins deleur cause et de leur valeur, qu’ils se prennent corps à corps sansautre juge que le public – et le journal a lieu. »

Le style du jeune journaliste est clair, vif, courant droit au but ; laphrase coule alerte, légère, sans recherches ; les mots pétillent enliberté, s’aiguisent en pointes et en éclairs, s’animent d’un souffleailé, subtil, charmant.

Il aime son métier et s’il porte souvent des coups qui blessent, il lefait persuadé que « les petites guerres du journalisme ne séparent quepour quelques jours des gens qui s’aiment au fond et qui tiennentautant à la dignité générale de leur profession qu’à la libertéparticulière de leurs allures (10).

Il souffrait cependant de certaines servitudes : la presse nedevenait-elle pas une sorte de mécanisme ? « Une entreprise, disait-il,se fonde au moyen d’un journal politique. On ne peut créer un comptoir,fonder une usine ou percer un isthme sans avoir acheté d’abord sonjournal politique, c’est-à-dire son tambour, sa trompette et sonchapeau chinois.

« Comme le public tomberait des nues s’il savait quels sont quelquefoisles financiers conservateurs qui alimentent un journal d’opposition!... » (11).

Reste le petit journal, concluait Scholl, « le petit journal qu’ontrouve partout aujourd’hui – même dans le grand journal. » Et ilajoutait : « Le petit journal est une puissance comme le revolver ! »


IRONIE

Voulez-vous, disait Scholl, une recette pour faire un chemin rapide etarriver aux honneurs ?

Envoyez dans une des bibliothèques de la ville quelque pauvre diable demaître d’études sans place. Pour cent francs par mois, vous l’aurezdepuis huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir. Dites-lui deprendre des notes sur n’importe quel personnage historique ou surn’importe quelle période de n’importe quelle nation.

Quand il aura réuni la valeur de six cents pages, publiez le tout sousvotre nom en un gros volume bien indigeste.

Personne ne lira votre ouvrage, personne ne pourra donc en dire de mal.

Et vous serez un homme sérieux.

Candidat perpétuel à l’Académie.

Et réunissant toutes les chances possibles d’arriver à tout.

Quant à votre maître d’études, la misère ne tardera pas à l’emporter,et vous pourrez jouir en paix du fruit de ses travaux (12).
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La grande mortalité qui règne parmi les gens de plume a éveillél’attention de la Faculté de Médecine.
……………………………………………………………………………………………………………………………

Une commission extraordinaire a été nommée pour examiner sérieusementl’importante question qui nous intéresse tous.

Une enquête ayant été ouverte, il est résulté, des rapports adressés àla commission, que la durée moyenne de la vie en littérature est dedix-sept ans.

Le succès des confrères mange cinq ans de la vie littéraire ;

Les fautes d’impression, – un an ;

L’impolitesse des contrôleurs, – six mois ;

Les duretés de la critique, – trois mois ;

La mauvaise éducation de certains directeurs de journaux, – quatre mois;

L’habitude de se coucher à trois heures du matin, – deux ans ;

La légèreté des femmes de théâtre, – huit jours.

Enfin, la vie de restaurant entraîne des désastres qu’il est impossibled’apprécier (13).
_____

On est en train de corriger les épreuves d’un journal.

R… reçoit son feuilleton et demande au secrétaire de la rédaction :

- Dit-on disparition ou disparution ?

- Consulte Bescherelle, répond l’autre.

R… ouvre le dictionnaire et lit : « On doit remarquer que l’usage tendà substituer au mot disparition qui est seul français, celui de disparution qui aurait plus d’analogie avec le verbe disparaître,disparu. Les bons écrivains n’emploient pas ce dernier. »

- Allons, fit un confrère, ne fais pas le fier, mets disparution.

DES NOMS !

- Mes enfants, mettez le plus de noms que vous pourrez ! répétaitVillemessant aux échotiers du Figaro. C’est Léo Lespès qui, lepremier, révéla aux journalistes la force du nom propre. Il étaitpersuadé que le public aime à voir son nom dans les journaux. Leconseil fut suivi. Après chaque « première », on pouvait lire danstoutes les feuilles : « Nous avons remarqué le prince X…, la comtesseB…, le colonel G… et Mlle V… plus fraîche et plus jolie que jamais. »Il y avait ainsi une collection de noms.

Le journal y trouvait son compte, les rédacteurs aussi, car, à cinqsous la ligne, le colonel G… et le docteur P… ont rapporté plus detrente francs aux journalistes ! Naturellement, certains noms étaientplus particulièrement recherchés pour leur longueur : Dugué de laFauconnerie et de Cornulier-Lucinière, par exemple, représentaient àeux deux vingt-cinq centimes. C’était, en somme, tout une « copie »agréable et facile et un travail qui ne vidait pas la cervelle de sesauteurs.

Un matin, Scholl vit arriver chez lui, l’air affairé, Léo Lespès, quiportait un costume de velours noir surchargé de passementeries, unfoulard blanc sous son large col, et une chaîne en or « un peu plusgrosse que la chaîne des remorqueurs de la Seine ».

- Veux-tu faire un journal ? fit Lespès de sa voix de femme délurée.

- Je n’en éprouve guère le besoin.

- Mais, poursuivit Lespès, si j’avais trouvé un moyen de succès ?

- Tu le garantis ?

- Je le crois sûr.

- Eh bien, je t’écoute.

- Voici, expliqua Lespès, nous annoncerons sur tous les murs et àtoutes les quatrièmes pages que notre journal – le titre est à trouver: L’Indiscret, La Boussole, L’Indicateur parisien, Le Mémorial, LeSquare, Le Fil d’Ariane…. comme tu voudras – notre journal enfin,publiera le nom, l’adresse et l’âge de tous les habitants de Paris,hommes et femmes, mais, écoute bien, sans suivre l’ordrealphabétique… De cette façon, les Parisiens achèteront le journal tousles matins, chacun voulant savoir si, par hasard, son nom est sorti cejour-là et, surtout, si l’on ne s’est pas trompé sur son âge.

Et, croyant voir un sourire sceptique glisser sur le visage de Scholl,Léo Lespès se hâta d’ajouter :

- En admettant que le journal rencontre quelques indifférents, il estune clientèle qui lui est assurée indubitablement : c’est celle desfemmes…

Le journal que voulait faire Lespès ne parut pas, mais Scholl ne manquapas d’utiliser, lui aussi, la « force du nom propre ». C’est à Lespèset Villemessant qu’il devait penser lorsqu’il publia, dans le Club,le « tableau complet de la noblesse française depuis 1864 jusqu’auxorigines de la féodalité ».

… Des noms !... Le plus de noms possible !

DE « ROCAMBOLE » A « MADAME BOVARY ».

Le succès de Madame Bovary n’était pas du goût de Ponson du Terrail :les journaux, les revues n’étaient-ils pas remplis du nom de GustaveFlaubert ? Pour l’auteur de Rocambole, le scandale était là.

- C’est trop fort ! s’écriait Ponson du Terrail, avec un dépit qu’il neprenait même pas la peine de dissimuler, c’est trop fort ! on a l’airde dédaigner des écrivains qui ont produit plus de cent volumes, et onn’a pas assez de sollicitude, pas assez d’égards pour un monsieur qui apéniblement pondu trois cent cinquante pages.

Il ne dérageait pas.

Un jour qu’il se trouvait avec Aurélien Scholl :

- Veux-tu, lui dit-il, faire avec moi un voyage de six semaines ? Nousirons dans les plus petites villes et dans les plus petits villages etnous compterons, d’une part, tous ceux qui connaissent Rocambole, etPonson du Terrail ; de l’autre, ceux qui savent ce que c’est queFlaubert et Madame Bovary.

- Je ne conteste pas la gloire en gros sous, répondit Scholl avec unpeu d’impatience, il est certain que le Petit Journal asingulièrement vulgarisé ton nom. Tu triompherais demain ; mais, sinous faisions le même voyage dans vingt ans, crois-moi, les rôlesseraient retournés…

Comme il rapportait ces propos à un de ses amis, quelque temps après,Scholl laissa tomber avec une ironie amère :

- J’ai connu, travaillant pour la postérité, Louis Goudall, HippolyteBabou, Arthur Ponroy, Louis Belmontet, dont on ne parle guère, et unedizaine d’autres – dont j’ai moi-même oublié le nom.

« Il est vrai, ajouta-t-il, sur le même ton, que quelques lettrés ontconservé la mémoire de Victor Escousse et d’Auguste Lebras, non parcequ’ils ont fait Farruk-le-Maure et Raymond, mais parce qu’ils sesont suicidés…


LA « SILHOUETTE »

Au café de la Régence, à la fin de 1859.

- Garçon, la Silhouette !

- Monsieur, nous ne le recevons pas.

- Par exemple ! Mais, on l’envoie à tous les grands cafés, et vous êtesdu nombre.

Le garçon cherche de nouveau, disparaît, puis revient les mains vides.

- Nous l’avons reçue, oui, monsieur, mais elle a été vendue ce matin…

- Comment, vendue ?

- Oui, monsieur, avec un paquet de vieux papiers. Nous agissonstoujours ainsi avec les nouveaux journaux pour qu’on ne vienne pas nousdemander de nous y abonner.

C’est ainsi que fut accueillie la Silhouette lorsqu’elle vit le jour,le 11 décembre 1859. Comme les mousquetaires d’Alexandre Dumas, lesrédacteurs de la nouvelle revue étaient quatre : trois dont les nomss’étalaient dans la machette : Jules Noriac, Charles de Courcy,Aurélien Scholl (suivant l’ordre tiré par le sort) et un quatrième quin’était autre que la jolie Mme Doche. « L’un porte de l’esprit, l’autredu savoir, l’autre du savoir et de l’esprit, et l’autre… l’autre neporte rien, c’est moi, » ironisait Noriac, qui ajoutait aussitôt : «Encore une modestie qui m’honorerait si elle était sincère ! »

La Silhouette paraissait le dimanche. Elle avait ses bureaux au 108de la rue de Richelieu. Le numéro du 1er janvier 1860 annonçait auxlecteurs un événement considérable : on lisait, en effet, en tête de lapremière page, le « placard » suivant :

Dimanche, 8 janvier 1860.

REPRÉSENTATION EXTRAORDINAIRE
Au bénéfice de Saint-Sylvestre.
Première   représentation
et pour cette fois seulement


PARIS CRÉTIN.

GRANDE REVUE DE L’ANNÉE 1859.
En un acte

Et on ne sait pas encore au juste combien de tableaux. Danses.Changements à vue par MM. les aveugles. Poses plastiques. Couplets àrimes riches (la pointe est garantie un numéro). Tableaux vivants.Coulissiers, tourniquets et autres boursiers. Virtuoses et tout ce quipeut charmer l’existence. Costumes entièrement vieux. Chèvres, bicheset cascades. Rengaines pleines d’actualité. Le défilé complet del’année.

PARIS CRÉTIN.

Tiendra TOUT le numéro de la Silhouette.

Ce fut un succès, mais il n’eut pas de lendemain ; et le 5 février1860, la Silhouette annonçait qu’elle cessait de paraître…


UNE SOIRÉE AU DIVAN

Pendant trente ans, le Divan Lepeltier a été, comme le café Procope,une sorte de « coulisse » des lettres et des arts où se retrouvaientchaque jour des poètes, des romanciers, des polémistes, de cesécrivains qui « dépensaient beaucoup d’esprit et de talent dans lestravaux obscurs du petit et même du grand journalisme » (14). LesGoncourt paraissent avoir été injustes lorsqu’ils ont dit que c’était «un petit mauvais lieu fort bête, où s’assemble, le soir, un ramassis demessieurs qui sont aux lettres ce que sont les courtiers de journaux aujournalisme… » (15).

Alfred de Musset, Edmond Texier, Armand Marrast et Chenavard furent lesfondateurs du Divan. On y trouvait des célébrités connues et inconnueset, notamment, Théophile Gautier, François Ponsard, Gérard de Nerval,Auguste Vitu, Léon Gozlan, Méry. Bien entendu, les célébrités inconnuesy étaient en majorité et cela n’a rien d’étonnant puisqu’il n’y a pas,dans Paris, ainsi que l’observait Scholl, un seul érudit qui sache parcœur le nom des quarante académiciens.

On pénétrait dans l’établissement après avoir franchi un petit jardinsablé orné de six arbres chétifs dont le plus haut « n’eût pas dépasséM. Thiers » (16). Il y avait, au fond, une grande salle et, sur lecôté, une galerie où Alfred de Musset, Armand Barthet, Méry, ÉdouardTexier, le marquis de Belloy et beaucoup d’autres venaient faire leurpartie de dominos.

Le soir, les dominotiers étaient relégués dans la grande salle et lagalerie appartenait alors sans conteste aux joueurs de mistron.

Les Goncourt assurent qu’on y buvait de la mauvaise bière. A la vérité,les habitués du Divan faisaient plus d’esprit qu’ils ne consommaient deboissons. Le propriétaire du café s’en plaignait dans l’intimité, maiscomme il était très flatté, au fond, de posséder une clientèle aussibrillante, il se gardait bien de laisser apparaître son désappointement.

Entre les parties de dominos et de mistron, il y avait des entr’actes :ce n’étaient alors que théories transcendantes sur l’art et lalittérature, discussions politiques souvent passionnées et tout lebrillant feu d’artifices des mots, des anecdotes, des nouvelles à lamain. Publiés une première fois en 1857, ces mots du Divan furentréimprimés souvent « par les fournisseurs d’échos de Paris, marchandsd’esprit qui n’ont point acheté leur fonds » (17).

Gavarni, qui n’est allé qu’une seule fois au Divan, assure qu’on ysciait les pommes des cannes lorsqu’elles étaient enor…                  
_____

Il est huit heures. Les dominos sont sur les tables rangés en ordre debataille. Voici que le baron de Gyvès a lancé un défi à Busquet.Debout, derrière les joueurs, Fages, l’ancien gérant du Mousquetaire,considère les combattants d’un œil d’envie ; c’est qu’il brûle d’entrerà son tour dans la lice et de se mesurer avec un adversaire digne delui.

Mais voici qu’on apporte une dépêche : appelé à d’autres fonctions, M.Félix Normand donne sa démission de dominotier.

Encore une perte pour le Divan !

Arnould Frémy, qu’on a surnommé le La Bourdonnais du double blanc,croit devoir prononcer quelques paroles bien senties sur la tendancedéplorable qui restreint chaque jour davantage le nombre desdominotiers.

Et la partie reprend.

Elle est interrompue de nouveau par des éclats de voix et le bruit decoups de poing sur une table : c’est un journaliste « sérieux » quis’emporte contre les petits journaux et les « petits journalistes » quisont souvent courageux. Comme il devient un peu fatigant, AlexandreWeill l’empoigne et, brusquement, lui dit :

- Eh ! mon cher, vous n’aimez pas les Échos de Paris parce qu’ils sonttrop verts.

L’altercation est à peine calmée que le bruit reprend dans la coulisse,et quel bruit ! Des chaises sont renversées, des verress’entre-choquent, on perçoit les blasphèmes des garçons. Et, dans lebrouhaha Sa Majesté Armand Barthet Ier fait son entrée.

- Le mistron, messieurs !

A ce cri magique, vingt personnes se sont levées. D’un bond, AlfredVernet a franchi Eugène Forcade et la foule se précipite vers lagalerie où, déjà, les joueurs ont pris place. Les cartes sontdistribuées tandis que, rituellement, retentit un air martial :

            Lesmistroneurs, les mistroneurs,
            Lesmistroneurs sont réunis.

- Faites-vous un mistron, jeune homme ?

C’est Barthet qui vient d’apostropher Aurélien Scholl à son entrée. Ilfaut savoir qu’Armand Barthet Ier  exerce une domination absoluesur les mistroneurs.

- Comment cela se joue-t-il ? interroge Scholl.

Barthet fournit l’explication : l’origine du mistron, assure-t-il, seperd dans la nuit des temps. « C’est une variété du jeu de trente-et-unqui a beaucoup contribué à conduire les poètes à l’hôpital. » (Ilglisse en prononçant ces mots, puis reprenant) : « C’est letrente-et-un, avec cette aggravation que le valet de trèfle, entre deuxcartes de même valeur, constitue le plus petit brelan. »

- Et quelle est la mise ? demande Scholl.

- Cinquante centimes ! Le dimanche, elle est de un franc. Chaque rachats’effectue en doublant le rachat précédent.

- Entendu.

- Permettez-moi, alors, de vous faire connaître vos partenaires : M.Alfred Vernet, M. Gérard de Nerval, M. Busquet, M. Aimé Millet.

… On joue ainsi jusqu’à minuit. Puis, chacun se retire et va rêverbrelan d’as et double six. « C’est ainsi que s’écoulent les soirées dela plupart des gens de lettres », notait Aurélien Scholl, en 1857, etil ajoutait, mélancolique : « Il y a loin de cette vie à celle que l’onrêvait au sortir du collège…. » (18).

Le Divan Lepeltier disparut en 1859.
_____

La galerie du Divan, dont il a été parlé plus haut, était remarquablepar le nombre et la variété des inscriptions qui recouvraient les murs.Celles-ci couraient d’un bout à l’autre de la salle et du plafond aulambris. C’était une sorte de fresque satirique à la confection delaquelle chacun des mistroneurs et des dominotiers avait tenu àparticiper. Aussi, y trouvait-on le meilleur et le pire : des couplets,des maximes, des triolets, des calembours, et de simples injures.

Dans un coin, on pouvait lire ce sixain énigmatique :

               Quand Paul Féval
               Est à cheval,
               On voit Banville
               Courir la ville
               Et Paul Foucher
               Va se coucher.

Et, plus loin, ce distique :

            L’encrier, laplume et l’épée
            Etaient lesarmes de Pompée.

Ailleurs, était couchée cette épitaphe des Goncourt :

            Edmond etJules dort ici,
            Le caveaufroid est sa demeure ;
            Tous deux estmort à la même heure,
            Sa plume estenterrée aussi.
            Le trépas estcomme une trappe
            Qui s’ouvre etferme tour à tour.
            Bien vite,hélas ! il nous attrape,
            Quand le cruelsur ses gonds court.

Enfin, ce couplet de Guichardet qui fit, paraît-il, pousser des cheveuxblancs sur le crâne d’Expilly :

               Expilly
                 A failli
                     Vendre un livre.
                  Il n’a tenu qu’à Lévy
                  Que cet auteur inouï
                  Ait gagné de quoi vivre.

______

Deux jours après le coup d’État du 2 décembre, Aurélien Scholl etGérard de Nerval, qui s’étaient rencontrés sur le boulevard, voulurentgagner le Divan en passant par la rue Rossini.

Arrivés devant l’Opéra, ils se heurtèrent à une sentinelle.

- Qui vive ? cria le soldat.

- Ami, répondit Nerval.

- Passez au large ! fut la réponse de la sentinelle qui croisa labaïonnette.

- Comme ce gaillard-là comprend l’amitié ! murmura Gérard en serrant lebras de Scholl.


NE JOUEZ PAS AVEC L’AMOUR !

Tout jeune, lorsqu’il suivait encore les cours du collège de Bordeaux,Aurélien Scholl avait rêvé qu’il ferait un jour des pièces de théâtreet il ne doutait pas qu’elles seraient représentées sur les grandesscènes parisiennes. Il est vrai qu’il avait fait tant de rêves, dans sajeunesse ! Celui-ci, du moins, devait se réaliser.

Il y avait plusieurs années déjà qu’il fréquentait les milieux dethéâtre, le café des Variétés et les coulisses, quand il résolutd’écrire une comédie. La constance des femmes, leur fidélité devaientlui fournir un sujet facile et familier. Il se mit au travail et comme,déjà à cette époque, la mode était aux « collaborations », il offrit àSiraudin et à Lambert-Thiboust, deux auteurs dont la vogue étaitgrande, de signer la pièce avec lui. Ils choisirent pour titre : Nejouez pas avec l’amour.

Un soir qu’ils déambulaient ensemble sur le boulevard, après un joyeuxsouper, Scholl s’arrêta et, se tournant vers Lambert-Thiboust :

- Viens chez moi, lui dit-il, nous finirons notre nuit en travaillant ànotre pièce.

Le lendemain, la comédie était écrite. Ils changèrent sont tire quidevint : Rosalinde ou Ne jouez pas avec l’amour.

Elle fut représentée, pour la première fois, sur le théâtre du Gymnase,le 1er juillet 1859. Son succès fut très vif. Ce n’était assurémentqu’un tout petit acte… mais si plein de finesse, d’un dialogue si bienconduit, qu’on hésitait à en attribuer le mérite au seul chroniqueur du Figaro. Pourtant, la pièce était bien de lui. Et, si l’on avaitquelque doute à ce sujet, les répliques que voici suffiraient à ledissiper. Elles sont bien dans la manière de Scholl.

SCÈNE I

NANINE. – C’est égal, mademoiselle, il y a une chose que les femmes nesavent pas.

ROSALINDE. – Laquelle, mon enfant ?

NANINE. – Rompre, dire franchement et bien en face : « Je ne vous aimeplus ! »

ROSALINDE. – Les hommes ne croient jamais ces choses-là.

SCÈNE IV


LÉLIO. – Les femmes (comme celles que nous aimons, du moins)ressemblent à ces oiseaux charmants et insaisissables qui chantent uninstant pour vous, puis s’envolent et vont chanter pour d’autres.
…………………………………………………………………………………………………………………………….
LÉLIO. – La constance est comme une vive démangeaison, avec défense dese gratter…

Deux ans après, Aurélien Scholl écrivait et signait, seul cette fois,une comédie en un acte, en prose, Jaloux du passé, qui était reçue àl’Odéon.

- Quelle singulière idée, lui avait dit Thiboust, de porter ta pièce siloin ?

- Que veux-tu, répondit Scholl, mon médecin m’a ordonné la campagne.

Les répétitions durèrent un mois. Il avait été décidé que la « première» aurait lieu le 23 mars 1861. Deux nouvelles œuvres devaient êtrecréées ce soir-là : Jaloux du passé, et une pièce de Legouvé, Béatrix. Tout se passa fort bien : la salle couvritd’applaudissements la comédie de Scholl, « plus sombre avec sa gaieté,déclarait Théophile Gautier, que le drame le plus noir. » On applauditégalement Béatrix, puisque c’était une pièce de M. Legouvé, del’Académie française…

Jaloux du passé venait d’avoir huit représentations quand l’auteur de Béatrix émit la prétention de recevoir pour lui seul la totalité desdroits d’auteur de la soirée. Il réclama, il exigea… Charles de laRounat, qui était alors directeur de l’Odéon, ne put que s’incliner.

Ne voulant pas avoir travaillé pour… M. Legouvé, Scholl retira aussitôtsa pièce et, prenant sa meilleure plume, c’est-à-dire la plus mordante,la plus incisive, il publia aussitôt un Discours contre M. Legouvé àpropos de Mme Ristori et du Théâtre des jeunes auteurs.

« Quand on veut faire du « métier », y déclare Scholl, on va auboulevard. Et, quand on est riche et académicien, on ne vient pasaccaparer les droits d’auteur d’un théâtre qui reçoit cent mille francsde subvention pour jouer et encourager les jeunes écrivains. »

Tels furent les débuts, au théâtre, d’Aurélien Scholl.


LE BOULEVARD

Chaque jour, à la fin de l’après-midi, le tout-Paris frivole, sceptiqueet potinier des viveurs et des cocottes, des actrices et des gens delettres se retrouvait sur le boulevard. « Une flânerie générale, sansdirection et sans but » (19) paraît avoir été l’une descaractéristiques de cette époque. Les potins étaient-ils plus nombreuxqu’aujourd’hui ? On avait, en tout cas, plus de loisir pour lesécouter. Un article de journal retenait l’attention pendant trois ouquatre jours et l’on s’entretenait d’un duel pendant une semaine. Là,se racontait l’anecdote de la dernière nuit ; là, se faisait laréputation des courtisanes et se défaisait celle des femmes du monde ;là, se disaient ces mots, qu’on ne disait nulle part ailleurs etqu’on retrouvait le jour suivant dans les échos de Paris des journaux.Un monde de péripatéticiens tenait salon en plein air.

Le café Tortoni, à l’angle du boulevard des Italiens et de la rueTaitbout, était le centre de cette effervescence. Et le centre duTortoni était ce guéridon de marbre devant lequel Aurélien Schollsiégea pendant plus de vingt ans. L’écrivain arrivait sur le coup decinq heures et s’installait sur le perron auquel on accédait par troismarches. Autour de lui s’était formé un véritable cénacle composé deshommes les plus spirituels du monde. Les fâcheux en étaientimpitoyablement exclus et Scholl, qui se montrait intraitable sur cepoint, n’admettait d’exceptions qu’en faveur des imbéciles de largeenvergure offrant à son observation des sujets d’études. C’est ainsiqu’un de ces sots lui fournit un type splendide de l’imbécilité : Guibollard.

A cette époque, Scholl n’avait pas atteint la trentaine. Grand,solidement bâti, le buste svelte et droit, la physionomie de cemousquetaire de lettres – comme l’a surnommé Larroumet – faisait partieintégrante du boulevard. Il avait le teint pâle, le front haut etlégèrement dégagé sur les tempes, un nez bien dessiné et spirituel, descheveux d’un blond neigeux, une moustache effilée en croc de la mêmeteinte que les cheveux, des yeux de myope un peu saillants (20). Lestraits du visage étaient fins, mais un pli de la bouche donnait aumasque un accent hardi et un peu brutal. Il corrigeait sa myopie àl’aide d’un monocle à lentille épaisse qu’il portait sur l’œil gauche,ce qui est assez inusité.

Il avait une allure délibérée, la parole brève, le geste vif, le rirerare et un peu insolent. Sa grande myopie lui donnait le droit deregarder de très près tout à la fois le visage des jolies femmes et lesépaisses bajoues des imbéciles.

Scholl n’était pas seulement l’une des plus fines lames de Paris ;l’escrimeur était aussi un brillant ferrailleur de la parole et sesmots, tels des coups, blessaient parfois cruellement. Mais il réparaitgénéralement le mot trop méchant par une parole aimable et ses coupsavaient toujours une grâce en leur férocité.

Et quelle verve surchauffée, intarissable ! Les Goncourt disaient deScholl qu’il avait le diable au corps de la cervelle. Sa conversationétait un débordement de choses drôles, amusantes, spirituelles où l’onretrouvait toute la finesse d’esprit de Rivarol, toute la profondeurd’observation de Chamfort.

Aussi comprend-on que Vermesch l’ait salué un jour en ces termes :

    « C’est le mousquetaire Aurélien Scholl.
    Au Palais-Royal, le soir, quand il passe,
    Les arbres, courbant leur front avec grâce,
    Lui disent : Bonjour, monsieur Rivarol. »

DES MOTS QUE SCHOLL FAISAIT SUR LE PERRON DU TORTONI.

- Monsieur, disait dernièrement M. Turquet à un employé du ministèrequi répondait par des lazzi à une semonce de ce sous-marchand detableaux, je n’aime pas qu’on se moque de moi.

L’autre répondit simplement : - Alors, vous devez avoir été bien malheureux toute votre vie.
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Guibollard me disait un jour : « J’aime beaucoup les ouvragesscientifiques parce qu’ils m’instruisent, mais je ne les lis jamaisparce qu’ils m’ennuient. »
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Le Marseillais est fier d’un rien, chacun sait ça… Or, cet hiver, il aneigé une demi-heure dans la vieille colonie phocéenne.

Un boulevardier de la Cannebière, récemment arrivé à Paris, tiraitvanité de cet événement.

- A Marseille, disait-il, nous avons eu un mètre de neige.

L’interpellé, avec calme :

- En long ?
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Surpris par une averse, M. de Rothschild se réfugie sous une portecochère où il rencontre M. T…

- Cela vous ennuie d’être mouillé ? demande celui-ci.

- Pas du tout, répond le baron, cette pluie est excellente pour larécolte. C’est de l’or qui tombe du ciel.

- Oh ! monsieur le baron, si c’était de l’or, vous seriez resté aumilieu de la rue.
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En plaine normande.

Après un arrêt de cinq minutes, le train part de Lisieux. Il est onzeheures du soir.

Un voyageur, d’une voix de Martapoura, entonne Les adieux au sonneur.

- Prenez garde, lui dit son voisin, vous allez réveiller les habitants.

- Eh bien ! reprit le chanteur, si je les réveillais, qu’est-ce qu’ilsferaient ?

- Mais… ils plaideraient !
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Les maris, qui font toujours rire Gavarni, ne laissent pas de nouségayer quelquefois.

Un brave négociant de la rue Vivienne disait à l’un de ses amis :

- Dites donc, vous, il me semble que vous faite la cour à ma femme ?

- Un peu… pour tuer le temps.

- Eh bien, vous ne réussirez pas… Ma femme, voyez-vous, c’est unvéritable trésor. Je vais, je viens, je fais ce que je veux… jamais uneplainte. Hier encore notre ami Alfred m’a dit : « Tenez, j’ai unfauteuil pour l’Opéra, je vous en fais cadeau. » Une autre femme auraitvoulu venir ; la mienne, pas du tout. « Je suis fatiguée, a-t-elle dit,je vais profiter de cela pour me coucher à huit heures. »

Après le spectacle, je la trouve qui lisait tranquillement dans son lit.

Deux ou trois fois par semaine, Alfred me donne une place et ma femmene veut pas bouger.

- Et Alfred, où passe-t-il ses soirées ?

- Alfred ? Ma foi, je ne le lui ai pas demandé !
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Le soir, au café Riche, se tenait, un autre cénacle : on y discutait àperte de vue – politique, littérature, arts. Les mots fusaient avec lesboutades, les saillies, les traits acérés : c’était à qui se montreraitle plus fou et le plus spirituel. Les habitués s’appelaient AurélienScholl, Clément Laurier, Albert Wolff, Henry Murger, Jules Ferry,Villemessant, Lambert-Thiboust, Gustave Doré, Charles Monselet, FrancisMagnard, Gaston et Robert Mitchell ; Léon Gambetta, frais émolu de laMolé, vint un jour se mêler à la bande et, pour ses débuts, s’empoignaavec Xavier Aubryet qui était le plus fougueux des conservateurs. Ledoyen était le docteur Cabarrus, un ami de Girardin, qui faisait de lamédecine homéopathique et se plaisait à raconter des anecdotes fortintéressantes sur Robespierre et Barras, anecdotes qu’il tenait deTallien, son beau-père.
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L’HEURE DE L’ABSINTHE (21).

Il est, dans la journée, une heure bénie entre toutes les heures, uneheure où chacun se repose, où les propos de la ville s’échangent, oùl’anecdote circule, où les affaires s’oublient, où la misère s’envole.
Cette heure charmante de récréation générale, c’est :

L’heure de l’absinthe.

L’heure de l’absinthe, c’est-à-dire la sieste française, la siesteéveillée, l’assaut de propos interrompus.

L’absinthe, liqueur calomniée, est le véritable élixir de vie.

L’absinthe est l’amie du travailleur.

Bien mieux que le café, elle donne cette fièvre légère qui favorisel’inspiration, et ces chaleurs du sang qui protègent les longuesveilles.

L’absinthe a la couleur du printemps et des tapis de billards ;

Le café a la couleur du corbeau et de l’heure des crimes ;

… L’absinthe est une liqueur.

Le café est une tisane.

Et cette opinion est d’autant plus sincère, que je ne prends jamais nide l’un ni de l’autre.
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Aurélien Scholl, admiré et redouté, régnait vraiment sans conteste surle Boulevard. Mais quand, sous les feux du gaz, il quittait Tortoni oule café Riche pour se rendre à la Librairie Nouvelle, après avoir fendule flot de soi-disant amis, qui aurait pu deviner l’amertume latente etl’incurable mélancolie qui se cachaient sous le masque de ce railleurtriomphant (22) ?
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Ils étaient dix, à cette époque, vivant ensemble, déjeunant chezBignon, dînant au café Anglais.

Un soir, comme l’un d’eux s’était permis de faire quelques observationsà un maître d’hôtel, au café Anglais, celui-ci répondit avec dédain :

- Oh ! mon Dieu, messieurs, nous ne tenons pas aux dîners à vingtfrancs par tête !

Ils émigrèrent aussitôt au café Riche. Parmi les dix, il y avait,autour d’Aurélien Scholl : Victor Paulin, le fils du fondateur del’Illustration, Adolphe Gaïffe, le vicomte de Talleyrand-Périgord,Édouard Delessert, qui fonda la Revue de Paris avec Maxime du Camp etLaurent Pichat, Raymond Seillière, baron et banquier, Paul Demidoff etle duc de Gramont-Caderousse qui fut, aux dires de Scholl qui s’yconnaissait, « le viveur modèle de son temps ».

Au café Bignon, qui se trouvait, à cette époque, à l’angle de lachaussée d’Antin et du boulevard (23), les habitués avaient leur table, la table, comme on l’appelait simplement. Elle était placée dansl’encoignure du restaurant, en face du théâtre du Vaudeville. Siquelque client de passage faisait mine de se diriger de ce côté,garçons et maîtres d’hôtel se précipitaient aussitôt.

- Cette table est gardée ! s’écriaient-ils sévèrement.

Quant aux Parisiens, il n’y a pas d’exemple, assure Scholl, que l’und’eux ait jamais osé s’approcher de la table, sans y avoir étéprésenté et admis.

Les premiers arrivés s’installaient au fond, en respectant la placed’Eugène de Reims qui était le fondateur et le président de la table.Les autres habitués occupaient deux tables voisines qui étaient reliéespar des rallonges à la métropolitaine.
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Chaque restaurant était réputé pour une cuisine que les gourmets netrouvaient nulle part ailleurs. A la Maison d’Or, on servait un filetbraisé aux tomates et aux champignons farcis, roux dessus, saignantdedans, avec un véritable coulis de truffes. Bignon se flattaitd’offrir les plus beaux œufs de Paris. Au café Riche, la spécialitéétait le potage à la Reine et surtout, la « sauce Riche faite d’unbeurre extra-super-fin mêlé à des jaunes d’œuf et sans le plus petitatome de farine » (24). Chez Brébant, c’était la carpe du Rhin à laChambord, farcie, désossée, entourée de laitances et de milleingrédients. Enfin, le café Anglais possédait dans ses caves, les crusles plus fameux : Château-Margaux, Gruau-Laroze, Mouton-Rothschild,Lure-Saluce, et beaucoup d’autres.

QUELQUES NOUVELLES A LA MAIN.

M. L…, habitué d’un des grands restaurants du boulevard, avait donnérendez-vous à sa femme à sept heures et demie.

Celle-ci, en attendant l’heure fixée, faisait une petite promenade enregardant les magasins et, pour éviter le côté pair fréquenté par lacatégorie des jeunes personnes qu’on a surnommées les où dinerais-je? elle avait pris l’autre côté du boulevard.

Quand le mari arriva, il demanda au maître d’hôtel :

- Vous n’avez pas vu Madame ?

- Si, monsieur, répondit le fonctionnaire en serviette, elle faitl’autre trottoir.
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M. Narischkine n’est autre que cet enthousiaste de la dernière saisonqui a fait pleuvoir aux pieds d’Adelina Patti tant de bijoux… perdus.

A son arrivée à Paris, M. Narischkine déjeunait volontiers chez Bignon.

Un matin, il trouva sur sa note cette simple ligne :

Deux pêches… 15 francs.

- Les pêches sont donc bien rares ? demanda-t-il au patron.

- Non, monsieur, répondit Bignon avec le suave sourire qu’on luiconnaît, ce ne sont pas les pêches qui sont rares, ce sont lesNarischkine !
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C’est aussi dans un café du boulevard que j’ai entendu le dialoguesuivant qui s’échangeait entre un monsieur quelconque et un garçonfrisé :

LE GARÇON. – Un couvert, un filet, une demi-bouteille, 4 fr. 50.Monsieur n’a pas de cigare ?

LE MONSIEUR. – Non, pas de cigare.

LE GARÇON. – 4 fr. 50 et pas de cigare… 4 fr. 80 !
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Au café Foy. Un monsieur entre pour déjeuner.

- Je voudrais, dit-il, quelque chose de froid.

Le garçon commença de débiter son chapelet : bœuf mode, langue salée,aloyau…

- Donnez-moi, reprit le monsieur, une aile de poulet et la Revue desDeux-Mondes.


GERTRUDE

De tous les contes qu’a écrits Scholl Gertrude est celui qui eut leplus de succès. Il parut pour la première fois dans le numéro del’Artiste du 2 août 1857, et Scholl le fit réimprimer, par la suite,dans plusieurs de ses ouvrages (25). L’auteur met en présence un jeunepeintre, Bernard, et une ravissante créature, Gertrude, qui estmalheureusement idiote. L’instinct pousse les deux jeunes gens dans lesbras l’un de l’autre. Inconsciente, Gertrude s’offre à Bernard avectoute l’impétuosité de ses sens de jeune animal. Quelle tentation pourle jeune homme ! Celui-ci, après avoir été sur le point d’y céder,parvient pourtant à se ressaisir. « Non, ce serait trop lâche ! »s’écrie-t-il en s’enfuyant. La chair était vaincue.

On est tenté de faire un rapprochement entre l’Idiote, de Scholl, etla Créature, que Binet-Valmer devait écrire un demi-siècle plus tard.Mais, chose curieuse, Alexandre Dumas fils, lui aussi, emprunta auconte d’Aurélien Scholl tout un passage qu’on retrouve dans l’AffaireClémenceau, lorsque l’accusé raconte comment Iza, après s’êtredévêtue, prit un bain dans la rivière.

Voici, les deux textes :

Affaire Clémenceau
édition de 1866, p. 188.

La voix venait de la rivière. Iza, complètement nue, nageait dans cetteeau glacée, faisant mille cabrioles, battant l’eau de ses petits pieds,plongeant, écartant ses cheveux comme une véritable naïade, dont elleavait toutes les grâces.

- Tu es folle ! lui criais-je, tu vas te tuer !

- Non, je suis habituée à ça.

- Si quelqu’un te voyait ?

- Il ne serait pas malheureux. Mais, sois tranquille, personne ne meverra, et puis n’ai-je pas mes cheveux et la tradition ?

- Sors de là, je t’en supplie.

- Encore une minute.

Elle plongea, de nouveau, puis, nageant à fleur d’eau jusqu’à la rive,elle saisit une racine et, d’un bond, fut sur la berge, la tête et lesépaules couvertes de grandes herbes qu’elle avait arrachées enregagnant la terre et dont elle s’était parée avec ce goût instinctifqui présidait à ses plus simples coquetteries.

L’Idiote
édition de 1860, p. 245.

Elle se plongeait avec délices dans le lac où de grandes rides allaienten s’élargissant autour d’elle…

Une sauterelle verte à ailes bleues, qui vint faire une halte sur lefront de Bernard, interrompit son rêve ; il se tourna de l’autre côté,mais il fut réveillé brusquement par une sensation de froid suivie d’unéclat de rire.

Il se secoua et aperçut Gertrude, blanche et nue, qui le contemplait enlui passant ses cheveux mouillés sur la figure. L’eau roulait encore enperles brillantes sur ses épaules et sur son sein.

- Tu t’es donc baignée ? demanda-t-il tout éperdu.

Gertrude fit un mouvement de tête pour répondre oui.

- Mais tu avais bien chaud… si tu allais être malade ?

- Non, dit-elle.

- Habille-toi vite, reprit Bernard, si on venait, nous serions grondés.

- Tu es mon mari, fit l’idiote.

- Habille-toi, donc, petite malheureuse ! s’écria le peintre aveccolère, habille-toi, ou je m’en vais tout seul.

L’emprunt de Dumas n’est pas douteux puisque l’Affaire Clémenceau neparut qu’en 1866.

Gertrude, avons-nous dit, fit l’objet de nombreuses réimpressions.Scholl avait, en effet, l’habitude de rééditer celles de ses chroniqueset de ses nouvelles qu’il jugeait mieux réussies que les autres. Ilarrivait qu’il changeât le titre, mais il se gardait de rien toucher autexte. Et c’est ainsi que dans les trente recueils qui ont paru enlibrairie, on retrouve parfois le même récit publié dans cinq volumesdifférents.


NUITS DE PARIS, 1860.

Au café Anglais, le salon n° 16 – le Grand Seize, comme on l’appelait,– s’illuminait à la sortie des théâtres et restait ouvert toute lanuit. Ses cinq fenêtres donnaient sur le boulevard des Italiens et larue Marivaux. Après le souper, on faisait un baccarat qui seprolongeait souvent jusqu’à neuf heures du matin.

Toute la petite troupe des viveurs endiablés se retrouvait au GrandSeize ou, de l’autre côté du boulevard, au Grand Six, un salon de laMaison d’Or.

On voyait là, notamment, le duc de Gramont-Caderousse, l’homme à lamode, aux environs de 1860, le fou préféré des Parisiennes, celui dontScholl a dit un jour que c’était « le cœur le plus loyal, l’esprit leplus vif de sa génération d’enterrés. » Il devait mourir à trente-deuxans ! Puis, le vicomte de Talleyrand-Périgord, mort de la poitrine àvingt-sept ans ; le prince Lubomirsky, le baron d’Auriol, DanielWilson, le prince Galitzine, Basile Narischkine, Aurélien Scholl etPaul Demidoff qui, lui, vécut jusqu’à quarante-quatre ans…

Bien entendu, les dames venaient, les comédiennes et les courtisanes.Toutefois, lorsque les premières soupaient, on disait aux secondes : «Soyez assez gentilles… repassez demain ! » Le Vaudeville, le Gymnase,le Palais-Royal, et surtout les Variétés ont ainsi alimenté le GrandSeize. Scholl retrouvait là Judith Ferreyra et Léonide Leblanc, lesplus jolies pensionnaires de Cogniart. Les hétaïres formaient, ellesaussi, un bataillon charmant avec, en tête, Anna Deslions,sculpturalement belle qui, avant d’être élevée au rang de prêtresse,avait été humble officiante dans un temple d’amour… Puis, c’étaitAdèle, beauté bâtie par les Romains – près d’elle, les femmes de Rubenseussent paru anémiques ; et Cathinette, une Lorraine aux fort beauxyeux. Esther Guimont, qui avait été jeune vers 1830, accompagnaitsouvent Anna Deslions. Elle parlait de Saint-Simon, qu’elle n’avaitjamais lu, et se consolait de vieillir en favorisant les débuts desjeunes courtisanes.

La galanterie était aussi en face, au Grand Six, où Cora Pearl et laBarrucci tenaient plus volontiers leurs assises.

Cora Pearl, Anglaise turbulente et garçonnière, montait à cheval commeun jockey, buvait sec et souvent. Ses jambes étaient arquées mais elleavait une gorge merveilleuse, digne d’être moulée par quelque illustrestatuaire de l’antiquité. A cette époque, elle était fraîche comme unerose mousseuse. Le prince Gortschakoff disait d’elle qu’elle était ledernier mot de la luxure.

C’est elle qui introduisit en France l’art du maquillage ; qui, lapremière, porta des cheveux jaunes, imagina d’iriser ses cils,d’illuminer ses yeux, de moirer son front.

On a même prétendu qu’elle maquillait sa poitrine de déesse « car lerose pâle qui colorait la pointe des seins paraissait dérobé auxpétales des églantines » (26).

Giulia Barrucci, cette autre reine de la Maison d’Or, s’intitulaitelle-même la Grande Puttana del Mondo. Avec son teint ambré, seslourds cheveux partagés en deux bandeaux d’ébène et nattés derrière latête, elle ressemblait aux plus belles madones sensuelles de laRenaissance italienne. La Barrucci était un type admirable decourtisane romaine qui mettait sa fierté à être la joie et le désir deshommes. « Volontiers, comme les prêtresses de Mitylène, eût-elle donnéaux filles de son temps des leçons d’amour, tant elle était éprise dela douce science qu’elle pratiquait si bien » (27).

LES « LUISANTS ».

Paul Demidoff, virtuose du plaisir, avait débuté tout jeune dans la vied’avant-scène et de soupers galants. Quand il faisait son entrée auGrand Seize ou au Grand Six, les femmes accouraient vers lui. L’unes’emparait de son chapeau et le jetait par la fenêtre ; une autre luiversait une bouteille de Léoville dans le cou. Il arrivait qu’il sefâchât : plus souvent, il « achetait » la paix. Il était fort riche etne regrettait qu’une chose : c’était de n’être ni prince, ni comte, nimarquis.

A cette époque, Scholl, Grammont-Caderousse et Demidoff dînaientsouvent ensemble. Il y avait au café Anglais un garçon qui ne manquaitjamais de dire à Demidoff : « Mon prince ! » Aussi, le jeune viveurtenait-il beaucoup à être servi par lui. Or, il arriva qu’un jour legarçon quitta le café Anglais pour aller chez Durand. Demidoff déclaraalors à ses amis que tous les restaurateurs de Paris – excepté Durand –étaient des empoisonneurs. Et il réussit à traîner Scholl et deGrammont-Caderousse chez Durand.

Quand, au bout de trois mois, le garçon se fit engager chez Bignon, letrio renonça à Durand et retourna au café Foy. Mais, il arriva qu’unjour le garçon se fit renvoyer et disparut sans qu’on pût savoir cequ’il était devenu.

Un soir, Demidoff arriva tout joyeux.

- J’ai découvert, dit-il à Scholl, un petit restaurant où l’on mangeadmirablement. Je suis las de payer une sole quatre francs, une aile depoulet cent sous et de donner dix francs pour une pêche. Du reste, nousavons besoin de nous refaire l’estomac ; cette cuisine des grandsrestaurants finit par m’écœurer.

- Où est ta gargote ? s’informa Scholl.

- Rue Montorgueil, répondit timidement Demidoff.

- Au diable ! s’écria Gramont-Caderousse, je ne dîne pas rueMontorgueil.

Demidoff avait l’air si penaud que Scholl crut devoir intervenir.

- Essayons toujours, fit-il, pour une fois, nous n’en mourrons pas.

Il entraîna Gramont et quelle ne fut pas leur stupéfaction de trouverdans le petit restaurant de la rue Montorgueil le fameux garçon quiappelait Demidoff : « Mon prince ! »

Le lendemain, ils firent leur rentrée chez Bignon.

Il arrivait souvent au duc de Gramont-Caderousse de réunir ses amis lesviveurs dans son appartement du boulevard Malesherbes où lesattendaient de fastueux soupers à l’antique. Rien n’y manquait, ni lamusique, ni les roses, ni les femmes.
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Un soir qu’il était un peu las, Scholl s’était isolé dans un coin ducafé Anglais et là, les jambes étendues, la tête renversée, tirantnonchalamment des bouffées de son cigare il écoutait un maître d’hôtelqui lui disait : « Une société ne dure pas plus de cinq ans. Lesviveurs, les luisants, se succèdent avec une étonnante rapidité. Ladernière bande a fini il y a six mois… Depuis quelques jours, la bandede M. de Saint-Lahire a envahi le Grand Seize. Ils sont une dizaine quivivront deux ou trois ans sur des jeunes gens arrivant de Bretagne etd’Anjou avec leur héritage. Puis, tout ce monde disparaîtra comme sesaînés. Il en viendra d’autres qui feront leurs embarras jusqu’au jourde la culbute… »

Et le garçon ajouta : « Sur dix, il y en a deux qui se tuent, quatrequi meurent d’épuisement, trois qui vont en prison et un qui se met àtravailler et se tire d’affaire. »

- Et les femmes ? demanda Scholl.

- Oh ! les femmes, ce sont toujours les mêmes depuis vingt ans (28) !
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C’était dans un cercle louche, racontait Scholl (29). Le lansquenet etle baccarat allaient bon train.

Dans un coin, une partie d’écarté marchait à toute vapeur. Un joueurperdait vingt-sept mille francs. Son adversaire tournait à chaqueinstant le roi de carreau.

Le joueur malheureux se lève, saisit le jeu de cartes d’une mainfiévreuse, et tirant de sa poche un pistolet armé, il se précipite dansla pièce à côté et s’y barricade.

Épouvante générale.

Tout à coup, une détonation se fait entendre.

On enfonce la porte et on aperçoit, collé contre le mur, le roi decarreau auquel le joueur avait brûlé la cervelle !

DANS LES COULISSES.

Les anciens Délassements Comiques – on disait plus couramment lesDélass’ Com’ – étaient, vers 1860, le théâtre bohème par excellence.Insouciance et sans façon. Depuis Léon Sari, son directeur, jusqu’augarçon de théâtre, tout le monde y faisait des mots.

La salle, qui s’ouvrait sur le boulevard du Temple, était grande commeune commode. Sur la scène, profonde et machinée comme une boîte debonbons, Sari était parvenu à faire représenter, d’un bout de l’année àl’autre, des pièces en vingt tableaux, avec vingt changements à vue,cent rôles et deux cents costumes. Tout cela sans le concours dumoindre bailleur de fonds. Et, ce qu’il y a de plus extraordinaireencore, c’est que ce directeur arrivait à gagner de l’argent.

L’auteur attitré, le fournisseur habituel des Délass’ Com’ était ErnestBlum, que les dames appelaient familièrement « Ernest » et tutoyaientcomme il convient. Les revues de commencement ou de fin d’année avaientpour auteurs Aurélien Scholl et Alexandre Flau.

Comme le foyer était de dimensions plus que modestes, le nombre desintimes admis à séjourner derrière les décors était fort restreint.Ernest Blum venait au théâtre tous les soirs. Alexandre Flau, lui, neparaissait que trois fois : à  la lecture de ses pièces, lors dela « générale » et de la « première ». Aurélien Scholl figurait,naturellement, parmi les privilégiés. Les autres ayants droits’appelaient Edmond About, Murger, Hippolyte Coignard,Lambert-Thiboust, Lafontaine, Albert Wolff, Mario Uchard.

Scholl, qui arrivait généralement en compagnie d’Albert Wolff, passaitplus de deux heures dans la petite pièce carrée qui tenait lieu defoyer et où il n’y avait, pour s’asseoir, que de mauvaises banquettesrecouvertes d’une moleskine usagée. Les pensionnaires de Sariadmiraient beaucoup ce joli garçon de trente ans qui était déjà l’hommele plus spirituel et le journaliste le plus redouté… Aussi sedisputaient-elles ses sourires…

La troupe comprenait Marguerite Rigolboche, la vedette – quiressemblait beaucoup à Edmond About, – puis Anna, la « femme honnête »des Délassements, qui jouait les colonnes, c’est-à-dire tout ce quiest majestueux et monumental. Il y avait aussi Mlle Mentz, quiremplissait parfois dix à douze rôles dans une soirée ; les deux sœursPaumelle, Elmyre et Maria, et quinze autres dont beaucoup étaient fortjolies.

Scholl, selon son habitude faisait des mots. Il lui arrivait même d’endire de raides aux petites comédiennes qui n’en saisissaient pastoujours le sens. Cependant elles riaient, de confiance…

Mais, un soir qu’Elmyre Paumelle, qui avait la plus jolie tête du mondemais un caractère détestable, et qui avait oublié d’être bête,répondait du tac au tac et assez finement à l’écrivain, celui-ci larepoussa et, en riant, lui déclara :

- Ah, toi ! tu es trop spirituelle pour moi. Si toutes tes compagnes teressemblaient, jamais je n’irais dans les coulisses.


A QUOI SERVENT LES FEMMES ?

Ce fut la destinée d’Aurélien Scholl de disperser son esprit « enmenues monnaies bien frappées (30). L’homme sentimental qui se cachaitsous le viveur devait, pendant quarante années, suivre la même routeque l’homme de lettres : jeter ses forces vives au hasard des bonnesfortunes et ne conserver finalement de ces amours éphémères que lesouvenir décevant et amer que laisse, au réveil, l’orgie d’une nuit.

- A quoi servent les femmes ? fait-il demander par l’un de sespersonnages dans les Amours de théâtre.

Et un autre de répondre :

- Elles nous apprennent à nous faire les ongles.

Est-ce pour cette raison que Scholl choisissait ses maîtresses parmiles grandes courtisanes et les plus jolies filles des théâtres de Paris? Il fut l’amant de Cora Pearl, de Léonide Leblanc, de la GrandePuttana del Mondo, de Marguerite Bellanger – admirablement faite, etqui avait une taille idéale. Les femmes le regardaient avec unecomplaisance infinie et il n’est pas douteux qu’il accrocha un grandnombre de cœurs au croc de sa moustache. Que d’alcôves s’ouvrirent pourlui ! Et que de femmes du monde passèrent dans sa vie ! Mais, leslampions une fois éteints, il ne restait rien de la fête.

- Dussé-je me faire autant d’ennemis qu’il y a de juges à Berlin,s’écriait un jour Aurélien Scholl, je déclare hautement que j’aime lesfemmes !

« Je sais bien que ces êtres charmants, dont l’œil est un diamantentouré de velours, dont la lèvre est un nid où éclosent les sourires,je sais bien que ces marbres tièdes, pétris de roses et de lait, cespetits cœurs hérissés de piquants, ont été de tout temps en butte auxjugements les plus contradictoires… »

Il y avait chez Scholl, du Musset – mais un Musset qui, par orgueil, nevoulait pas avouer la détresse de son cœur trop sensible. Alors, pourdonner le change, – et peut-être se faire illusion à soi-même – ilraillait, persiflait, faisait des mots, portait des coups, affectait undilettantisme aigu et ce scepticisme dont il s’était fait une carapace.
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L’adultère est la prostitution des femmes mariées (31).
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(A propos de l’Affaire Clémenceau, d’Alexandre Dumas fils).

- Ne la tue pas ! La vie te vengera suffisamment. Regarde passer, vingtans après sa faute, celle que tu aurais frappée. Vois-la, vieille,grossie, ventrue, dissimulant péniblement ses rides, et dis-moi, latuerais-tu maintenant ?

Quel besoin de se venger d’une femme ? La nature s’en charge ; il n’y aqu’à attendre (32).

AU FOYER DES BOUFFES (33).

TONY REVILLON, entrant. – Mes enfants, l’Académie des sciences estdans la joie. On vient de découvrir, dans une île de l’océan Austral,une nouvelle race d’hommes. Ils sont grands, couverts de poils, d’unejolie couleur grise ; mais le nez est plat, le front déprimé et ils ontles doigts d’une longueur démesurée. Il paraît qu’on va en envoyer deuxou trois à Paris.

Mlle X…, timidement. – Sont-ils riches ?
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La liaison que Scholl eut avec Mme Doche mérite une mention spéciale.Eugénie de Plunkett vivait séparée de son mari, le chef d’orchestreDoche, lorsque Scholl devint son amant. Elle avait débuté dans la vieparisienne en affectant un air d’ingénue et, comme elle était joliecomme un amour de Boucher, avec ses yeux bleus et sa longue chevelureblonde, elle ne tarda pas à devenir l’une des lionnes les pluscourtisées de Paris. C’est Mme Doche qui, en 1852, créa, au Vaudeville,le rôle de Marguerite Gautier, de la Dame aux Camélias. Malgré sasensibilité de convention et son jeu un peu trop languissant, sonsuccès fut sans exemple dans ce rôle de « lorette mûrie parl’expérience ».

Scholl était très épris de la belle comédienne et leurs relationsdurèrent longtemps. Mme Doche fut peut-être la seule des maîtresses del’écrivain qui ait exercé une certaine influence sur lui. LorsqueScholl fonda la Silhouette, avec Jules Noriac et Charles de Courcy,Eugénie Doche fut le quatrième de ces « trois mousquetaires ». Et ilest difficile de dire quelle fut dans le papier suivant, qui parut dansle premier numéro de la Silhouette, la part de collaborationd’Aurélien Scholl et celle de sa maîtresse.

L’ART DE RENDRE LES FEMMES FIDÈLES.

Ovide, Shakespeare et Siraudin l’ont dit : Le cœur de la femme est unabîme. Siraudin, Shakespeare et Ovide avaient raison, si l’on en jugepar le nombre des gens abîmés. Mais le véritable amour est comme lesrevenants ; tout le monde en parle et un bien petit nombre l’a vu.

Pourquoi aime-t-on ?

    Parce qu’on s’ennuie ;
    Parce qu’on a bien dîné ;
    Parce que la femme est une affaire de vanité, quandelle n’est pas une affaire de tempérament.

L’amour, c’est la jalousie.

On peut trouver des femmes qui n’ont pas eu d’amant, mais il est rared’en trouver qui n’en aient eu qu’un.

Et alors, quand on ne s’aime plus, comme on a honte de s’être aimés !
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Scholl était aussi fort assidu chez Mlle Doze – une anciennepensionnaire de la Comédie-Française que Roger de Beauvoir avaitépousée et qui, elle aussi, avait rompu avec son mari.

Dans la propriété de plaisance qu’elle avait sur les bords de laBièvre, à la Butte-aux-Loups, Mlle Doze recevait ses nombreuxadmirateurs. On y voyait Villemessant, Auguste Villemot, Dumont deMontcelz, Eugène de Reims, des hommes de lettres et de finance – desfemmes aussi et, notamment, Mme de Païva.

Scholl a raconté que Dumont de Montcelz était l’« indispensable » de laloge de la Païva lorsque celle-ci fut devenue comtesse Henckel deDonnersmark. « Il ne manquait pas une représentation… toujours derrièrela comtesse. C’était, disait-il, un abonné au doigt et à l’œil. »

Un jour qu’ils étaient à la Butte-aux-Loups, Villemessant et Schollpartirent pour une promenade en bateau. Mais la promenade ne fut paslongue : Villemessant, très opulent, ayant fait un faux mouvement, labarque chavira et déposa brusquement ses occupants sur un fond de vase.Scholl avait de l’eau jusqu’au cou ; quant à Villemessant, plus lourdet de taille moins haute, il en avait par-dessus l’oreille.

Ce fut un véritable sauvetage. Scholl empoigna le directeur du Figaropar le fond de son pantalon et il réussit ainsi à le pousser jusqu’aurivage. Ils rentrèrent au château trempés jusqu’aux os, noirs etcouverts de vase. Bien entendu, des éclats de rire les accueillirent àleur arrivée. Mais il leur fallut changer d’habits, de linge, de tout.Comme il n’y avait point de vêtements d’homme dans la maison,Villemessant accepta une chemise et un peignoir de Mlle Doze et Scholls’affubla d’une robe de chambre en cachemire bleu appartenant à Mme dePaïva.

Comme Villemot riait d’une façon indécente – à ce qu’assuraitVillemessant – celui-ci se vengea de ces brocards en racontant, lelendemain, dans le Figaro que deux de ses collaborateurs étaienttombés à l’eau : Scholl et… Villemot. Celui-ci protesta, mais le publicne sut jamais au juste quel était celui, Villemot ou Villemessant, quiavait voulu jouer les Tritons.

Quelques années plus tard, Mlle Doze, ruinée et abandonnée à son tour,mourait de phtisie.


LE « NAIN JAUNE »

Aurélien Scholl était devenu le journaliste le plus connu de Paris, leplus redouté aussi. N’est-ce point Alexandre Dumas fils qui a dit unjour : « On se fait dans le journalisme des amis de deux heures et desennemis de vingt ans. » Et Scholl avait beaucoup d’ennemis.

Un notaire de province, qui avait la plus grande admiration pour lefougueux journaliste, lui avait dit un jour :

- Vous devez vous faire bien des ennemis ?

- Monsieur, lui répondit Scholl avec assurance, quand ils seront centmille, je me mettrai à leur tête ! (34).

« Ce n’est pas, avouait-il, que chacun de nous n’éprouve souvent lebesoin de dire du bien de quelqu’un ou de quelque chose, mais cettegénéreuse aspiration est contraire aux nécessités professionnelles. Ceque le public attend, ce qu’il cherche, ce qu’il exige, c’est lacritique de ce qui se dit et se fait, la satire, l’épigramme. Sortir delà serait se condamner à écrire dans le désert » (35).

Scholl venait de contribuer puissamment au succès du Figaro. Mais ilne lui suffisait pas que sa signature apparût dans les plus grandesfeuilles littéraires, il voulut aussi avoir son propre journal : ilfonda le Nain Jaune (36).

Le premier numéro parut le 16 mai 1863 (37) et fit sensation. Il étaitréellement bien fait.

Voici en quels termes, Aurélien Scholl, rédacteur en chef, et Henry deTailhan, administrateur du Nain Jaune, présentèrent le nouveaujournal au public.

NOTRE PROGRAMME.

Le but de ce journal est d’avoir vingt mille abonnés, c’est-à-dire deuxfois plus d’abonnés qu’il n’y a en France de gens distingués et de gensde lettres. Le Nain Jaune est un nain de cour. Il saura tout dire sans droguer jamais le bon sens et le bon goût.

Le Nain Jaune publiera :

Courriers de Paris, par MM. Méry, Léon Gozlan, Edmond About etBalthazar.
Les Coulisses, par M. Aurélien Scholl.
Echos de Paris, par M. Albert Wolff.
Les tréteaux académiques, par M. Charles Monselet.
Critiques sincères, par M. Francisque Sarcey.
Les chasses, par le marquis de Foudras.
Le sport, par le comte Guy de Charnacé.
Le Salon de 1863, par Henri Rochefort.

Et une série intitulée :

PORTRAITS-CARTES
des artistes dramatiques de Paris.
…………………………………………

La Revue financière sera traitée par deux rédacteurs à des points devue différents. L’un donnera une appréciation sérieuse et motivée desopérations courantes ; l’autre sera spécialement chargé de relever lecharlatanisme des banquiers et la naïveté des actionnaires.

Mais il faut bien le dire, le rédacteur sur lequel s’appuient toutesnos espérances, c’est l’INCONNU.

L’INCONNU publiera dans notre gazette :

LES RÉVÉLATIONS PARISIENNES.
Plus de masques ! plus d’hypocrisies possibles !


FEUILLETON DU « NAIN JAUNE ».
Quinze volumes par an.


Très prochainement :
LES ENNEMIS DES PRÊTRES.
Par M. Aurélien Scholl, auteur des Amours de théâtre et des Aventures romanesques.

Et maintenant un
AVIS AU LECTEUR.

Nous commençons ce journal avec cent mille francs en caisse,c’est-à-dire avec la certitude de vivre. Mais, à l’époque où nous sommes, il faut cent mille francs rien quepour faire savoir au public qu’il existe quelque part un journalsincère, loyal, incorruptible.Affiches dans Paris et dans les principales villes de province,annonces dans les grands journaux et tambours dans les villages… voilàles cent mille francs dépensés.Nous prions donc avec instance nos amis de Paris, de la province et del’étranger de venir à notre aide.………………………Si un journal ainsi compris ne réunit pas en un mois les vingt milleabonnés que nous voulons avoir, il faudra renverser notre encrier surla place de la Bastille, briser notre plume et incendier l’imprimerie.

AURÉLIEN SCHOLL, HENRY DE TAILHAN.

Les bureaux du Nain Jaune étaient installés passage de l’Opéra, à lasalle Beethoven (38).

Le Journal des Débats avait consenti à annoncer la publication dunouveau journal, mais à la quatrième page seulement, et moyennant lasomme de deux cent vingt-cinq francs. Il publia la phrase suivante : « Recevoir le Nain Jaune en province, c’est habiter Paris – moins lesdésagréments. » Mais, au lieu de reproduire cette ligne de l’annonce : Revue sincère de la Bourse. Les Débats biffèrent le mot sincère et imprimèrent simplement : Revue de la Bourse.

Scholl, indigné du procédé, s’écria le lendemain :

- Infâme féodalité de l’argent, mère Gigogne de la prostitution, le Nain te terrassera avec le simple caillou que David a mis dans safronde.

- Comme si notre revue de la Bourse devait être faite au point de vuedu rendement ! déclarait de Tailhan. Quand une affaire nous paraîtrasuspecte, nous dirons : elle est mauvaise.


OUTRAGE A LA MORALE.

Les débuts du Nain Jaune furent particulièrement brillants ; six moisaprès la parution du premier numéro, la moyenne du tirage était de sixmille exemplaires et on enregistrait, chaque mois, deux centsabonnements nouveaux.

Tout aurait donc été pour le mieux si, dans son numéro du 12 septembre1863, le Nain Jaune n’avait publié les nouvelles à la main que voici :

Mme de L… a une maison de campagne et un chien.

Mme de L… reçoit chaque jour un certain nombre d’intimes qui croientflatter la maîtresse de maison en faisant l’éloge de son chien.

Le chien n’a cependant pas été à l’école avec celui de Mlle Duverger.

L’autre soir, on racontait des histoires de chiens auxquels il n’avaitmanqué que la parole.

- Tout ceci n’est rien, dit Mme de L…, figurez-vous que, dernièrement,on avait oublié le dîner de Médor.

- Que fit-il ? demandèrent les assistants.

- Il descendit au jardin et revint tenant à la gueule une branche demyosotis… ne m’oubliez pas !
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Mme Esther G…, qui a brillé autrefois dans le monde galant et qui aconservé de grandes relations, s’amuse quelquefois à protéger de jeunescamarades. C’est ainsi qu’elle a voulu assurer le sort de Mlle A. D…

- Je te ferai dîner avec le prince, lui dit-elle ; seulement, ilfaudra résister… C’est un homme qui aime qu’on lui résiste.

- C’est bien difficile, répondit la belle.

- Difficile, mais indispensable.

A table, Mlle D…, épaules et bras nus, fut placée à côté du prince.

Les choses allaient trop vite ; Mme G… faisait les gros yeux.

Au rôti, elle se leva de table en glissant à l’oreille de la bellepersonne :

- Anna, j’ai un mot à vous dire.

Elle entraîna sa protégée dans la pièce à côté et s’écria, en luimettant le poing sous le nez :

- Ah çà, veux-tu bien résister, petite malheureuse.

« Enfin, ajoutait Mme G…, de qui nous tenons l’histoire, je me suisdonné bien du mal, mais je suis parvenue à la faire traîner jusqu’àonze heures. »
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Henri Delaage, ce vieillard de tant d’espérances, ce prophète que Dieua lancé sur la terre, est aimé d’une très grande dame (six pieds).

Un indiscret demandait à cette grande dame ce qu’elle préférait chezson vieil ami.

- Le journaliste vous séduit-il ? ou est-ce le spirite qui vous afascinée ?

- Mon Dieu, oui ! répondit en rougissant la délicieuse personne, ce quime plaît en lui, c’est surtout le médium.
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Depuis Rigolboche, les dames auteurs ont pris l’habitude de mettre leurportrait – ou celui d’une jolie femme – en tête de leurs bouquins. Celame tape sur les nerfs.

Il me semble que je les entends murmurer, quand je passe devant leslibraires, et de leur voix la plus tentatrice :

« Voulez-vous lire chez moi, mon joli garçon ? »
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Les deux premières anecdotes étaient d’Aurélien Scholl, les autresd’Ernest d’Hervilly. Il y avait également une nouvelle à la main deLemercier de Neuville dans une autre partie du journal.

Scholl, qui voulait prendre quelques jours de repos, était parti pourMannheim, laissant le Nain Jaune aux soins de son ami Théophile deLangeac. Il pêchait à la ligne quand, un matin, on vint lui apporterune large enveloppe officielle. Il était poursuivi, ainsi qued’Hervilly et Lemercier de Neuville pour… outrage à la morale. Lestrois hommes étaient cités à comparaître pour le 15 septembre etl’assignation lui parvenait le 12.

Aurélien Scholl se hâta de rentrer à Paris et, dès son arrivée, il serendit chez Laurier, qui était alors la providence des journalistes.

- Il y a quelque chose là-dessous, grommela l’avocat, et tu dois être àmême de l’expliquer.

Scholl en convient et précisa :

- Dans la seconde de ces historiettes, Mme G…, c’est la Guimont, MlleD…, c’est Anna Deslions, et le prince, c’est Jérôme Napoléon.

- Parfait ! dit Laurier. S’il s’agissait d’un simple bourgeois ou d’unhomme sans conséquence, la morale n’aurait rien à y voir. Mais, dumoment que c’est Plon-Plon, il y a outrage à toutes les morales…

L’avocat réfléchit un instant.

- Tu sais, ajouta-t-il, cela n’a l’air de rien, mais c’est très graveparce que la plus petite condamnation, 16 francs d’amende, entraîne laperte des droits civiques, civils et de famille.

- Que faire ? interrogea Scholl consterné.

- Nous mettre en course. Je connais ton substitut ; il a été nommé parCrémieux en 48. Allons le voir.

Le substitut reçut le journaliste et son défenseur. Très embarrassé, ilassura que « cela ne serait rien », mais, ajouta-t-il, comme l’affairelui était déférée, il ne pouvait faire autrement que de requérir ; onpouvait compter, en tout cas, sur sa modération.

En sortant, Laurier hocha la tête :

- Allons à la chancellerie ! fit-il.

Là, on leur donna le conseil de frapper en haut lieu.

- Il faut demander une audience à Morny, dit alors Laurier. Il seraenchanté de te tirer d’affaire.

- Peut-être… murmura Scholl, mais c’est comme cela qu’on se lie lesmains.

- Je préfère que tu sois gêné pour quelque temps, poursuivit l’avocat,que privé de certains droits civiques. C’est une situation intolérablequ’il faut éviter à tout prix.

Scholl se laissa convaincre et, quelque répugnance qu’il eût, ilécrivit un mot à Ernest L’Épine, qui était alors secrétaire duprésident du Corps législatif.

L’Épine lui répondit aussitôt que le duc de Morny le recevrait lelendemain matin, à neuf heures.

L’entrevue eut lieu dans le salon chinois du palais d’Été.

- Veuillez vous asseoir, monsieur, fit Morny, acceptez une cigarette etdites-moi ce qui vous amène.

- Une petite infamie qui se prépare…

- Naturellement, interrompit le duc en lançant un petit jet de fumée…

Scholl avait apporté les nouvelles à la main visées par l’assignation.Il les lut.

- Voyons, reprit-il, y a-t-il vraiment là de quoi priver troisécrivains de bonne humeur de leurs droits de citoyens ?

- Cela dépend, fit Morny. Il y a parfois des raisons, quand il n’y apas de motifs. Je lis le Nain Jaune, il est amusant mais sans aucunrespect… Vous êtes assigné à bref délai ?

- Pour demain.

- C’est bien court… Je vais voir de quoi il retourne et, si je ne puisarrêter l’affaire, je tâcherai de vous en éviter les conséquences…

Le lendemain, à l’audience, Ernest d’Hervilly était renvoyé des fins dela plainte après une brillante plaidoirie de Gambetta. Laurier, quidéfendait les deux autres inculpés, eut beau se démener, rien n’y fit.

Aurélien Scholl fut condamné à 500 francs d’amende et Lemercier deNeuville à 200 francs.

Un mot du duc de Morny, apprenant au rédacteur en chef du Nain Jauneque l’affaire étant lancée il n’avait pu l’empêcher, ne consola quefaiblement le condamné.

C’est alors que Scholl reçut successivement une lettre du maire du IXearrondissement l’informant de sa radiation des listes électorales ;puis, une note du grand chancelier de la Légion d’honneur lui retirantl’autorisation de porter la décoration du Mérite du Vénézuela, enfind’autres communications toutes plus désagréables les unes que lesautres.

Voilà ce qu’il en coûtait d’offenser « la morale ».

A partir de ce moment, Scholl mit une sourdine à sa plume : histoired’obtenir, plus tard, sa « réhabilitation ». Car c’était la seuleressource que la loi lui laissât (39) : à condition d’avoir été biensage, de n’avoir encouru aucune autre condamnation, fût-ce pour délitde chasse, il pouvait être réhabilité après un délai de trois ans.

Le Nain Jaune n’en poursuivit pas moins sa carrière tandis que sonrédacteur en chef rongeait son frein. Si grand était son désird’obtenir sa réhabilitation que Scholl alla même, pendant cettepériode, jusqu’à refuser deux duels…
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Au mois de mai suivant, Aurélien Scholl fut impliqué de nouveau dansdes poursuites judiciaires (40). Rochefort n’avait-il pas dans le NainJaune, en consacrant quelques lignes au père Lahire qui venait demourir, rappelé que le cabaretier tenait un bal public et vendait àboire aux filles du quartier de la Grande-Chaumière. Le fils Lahiretrouva qu’on avait « nui à sa considération » et il assigna devant letribunal non pas le signataire de l’article, mais le rédacteur en chefdu journal responsable. Ainsi le voulait la loi.

- Peu m’importe de donner 100 francs au fils de la Chaumière, s’écriaScholl au comble de l’irritation, mais j’aimerais mieux recevoir sixpouces de fer dans l’estomac que de m’entendre condamner à 16 francsd’amende.

Et il ajoutait amèrement :

- Cette sensibilité fait ma perte…

Maintenant, son parti était pris : c’était assez qu’il eût à répondrede ses articles, il ne voulait plus répondre des « papiers » des autres.

« Les journaux littéraires qui ont conduit nos prédécesseurs à lagloire, aux honneurs, à la fortune, écrivait-il désenchanté, lesjournaux littéraires nous conduisent maintenant au pilori. »

Le 25 avril 1864, Aurélien Scholl cédait à Théophile Silvestre, sa partet ses droits dans le Nain Jaune (41). Le nouveau propriétaire avaitl’intention de transformer le journal, jusqu’ici purement littéraire,en une feuille politique. Mais, pour pouvoir traiter d’économie et depolitique dans un journal, il fallait, à cette époque, effectuer ledépôt d’une caution. Ainsi l’exigeait la loi. Silvestre ne disposaitpas des fonds nécessaires. Pour se les procurer, il fit appel à deshommes d’affaires malhonnêtes qui eurent tôt fait de l’avoir à merci.

Silvestre se vit bientôt contraint d’arrêter la publication du NainJaune et son exploitation fut déclarée en faillite.


MADAME DE RISQUENVILLE

Pourquoi Scholl s’en prit-il un jour à Mme de Metternich ? Il lui avaitconsacré un « bien joli papier » dans le Nain Jaune et lesconversations allaient leur train sur le boulevard où personne n’avaitle moindre doute sur la personnalité véritable de Mme de Risquenville –c’est ainsi qu’il l’avait désignée.

« Mme de Risquenville est une grande dame.
Elle ne l’ignore point et elle abuse quelquefois des bénéfices del’exception et des privilèges de l’impunité.
Elle est élégante, bien faite, – et Worth vous le dira.
Elle est blonde, – et la Skittles, qui a essayé de toutes lesteintures, peut vous affirmer que Mme de Risquenville est d’un blondtrès réussi.
Elle est spirituelle, mauvaise langue, folâtre, étourdie, curieuse,plus Parisienne que la rue Richelieu et plus répandue que le PetitJournal.
Le Petit Journal va partout…
Elle aussi.

On a vu, cette année, Mme de Risquenville :

Au château des Fleurs, au bal Mabille (deux fois) ; 
Aux Folies-Marigny, en petite baignoire (trois fois) ;
A l’Alcazar d’Été, dans la loge même de Thérésa (cinq fois) ;
Au bal Morel (une fois) ;
A la Reine-Blanche (deux fois) ;
A la Closerie-des-Lilas (trois fois) ;
Au Casino Cadet (six fois) ;
Au bal de l’Opéra (treize fois) ;
Sur le palier du café Anglais (dix-sept fois) ;
A la messe (une fois).

Et cependant Mme de Risquenville est une vertu.
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Mme de Risquenville veut une galerie. Elle aime les assiduités, maiselle n’aimera jamais les assidus. Peu lui importent les commentaires,ils ne l’atteignent pas.
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Elle chante la Gardeuse d’ours et Fille au trombone comme Thérésaet Lasseny.
Elle danse le cancan comme Rigolboche.
Elle joue la comédie comme Alphonsine.
Elle fume comme un bateau à vapeur.
Telle qu’elle est, Mme de Risquenville fait des passions – et ne lesdéfait pas.
………………………………………………………………………………………………………………………………
Hier, un homme en blouse fanée, coiffé d’une toque à visière, remontaitla rue Laffitte. Il poussait devant lui une charrette à bras surlaquelle étaient entassées des poires de toutes dimensions et, d’unevoix avinée, criait aux passants :

- Demandez des duchesses (42). 
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Mme de Metternich, elle-même, n’eut pas de peine à se reconnaître sousces traits. Elle cria aussitôt au scandale, comme si le scandalen’était pas dans la vie qu’elle menait. Mais, lorsqu’il s’agit deduchesses et de princesses, il est des vérités qu’il est prudent detaire. Pour l’avoir méconnu, le Nain Jaune allait être supprimé…

Alors Scholl n’hésita pas : pour sauver son journal, galamment, il fitamende honorable. Des vers à une grande dame que j’avais offensée sansqu’on sût pourquoi s’efforcèrent de réparer l’« offense » :

… J’aurais certainement brisé tous les verrous
Pour pouvoir vous parler une heure à deux genoux,
Mais il fallait franchir une immense barrière
Et, croyez-le, je n’ai cherché votre colère
Que pour avoir, au moins, quelque chose de vous !

A la lecture de ces vers, Mme de Metternich sourit et, secrètementflattée, pardonna.


ENCORE DES MOTS…

La comtesse L…, une dame russe très gaie, est allée visiterVersailles. Au retour, elle sonna sa femme de chambre et passa dans soncabinet detoilette. En voyant le petit meuble qu’un huissier définissait, dans unprocès-verbal de saisie : « support de bois d’acajou à quatre pieds,soutenant une faïence en forme de guitare », la folle Moscovite murmura: « La pièce d’eau des cuisses !... »
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Les gens du monde appellent M. le comte de X… le Mousquetaire. Et Mme de Z…, qui continue à l’aimer malgré son âge, a été surnommée Vingt ans après.
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Un jeune publiciste venait d’être condamné à 16 francs d’amende pourdiffamation envers une comédienne au bois de Boulogne.
- Seize francs ! s’écria-t-il. Avec 4 francs de plus, on souperait chezla plaignante !
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La marquise de B… a reçu de province une parente qui vient à Paris tousles dix ans. Cette parente a une fille jeune et jolie, mais élevée endehors de tous les bruits du monde.

- Il faudra, dit la marquise, mener cette enfant dans un théâtre.

- Elle est allée deux fois à l’Opéra, c’est déjà trop, répondit laparente avec des airs de marron glacé.

- Mais enfin, on peut risquer l’Opéra-Comique ?

- On y parle, fit la provinciale.

- On y parle dans les intervalles de chant…

- C’est comme les mauvais livres, qui sont plus dangereux quand il y ades gravures.
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Vous connaissez tous la femme dont je veux parler.

Elle a eu beaucoup d’amants et elle vient de se marier.

- Pourquoi l’avez-vous épousée ? demandait-on au mari.

- Je lui devais une réparation.

- Elle laisse donc les réparations à la charge des locataires ?
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Un jeune gandin, se trouvant seul avec une personne un peu mûre, se mitpour tuer le temps à lui faire des agaceries.

Les choses allaient assez loin, quand la dame lui dit en rougissant :

- Jurez-moi que vous ne le direz pas.

Le cavalier répondit :

- Ni vous non plus, hein ?
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- Qui aimez-vous le mieux, demandait-on à Mlle G…, Gontran ou Achille ?

- Je ne sais pas, dit-elle, quand je suis avec l’un, j’aime mieuxl’autre.
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La comtesse L… racontait dernièrement quel avait été son embarras dansun incendie.

Surprise par les flammes au milieu de la nuit, elle fut obligée dejeter même sa chemise, qui prenait feu.

Il ne lui restait absolument qu’un mouchoir.

- J’étais fort embarrassée, dit-elle, il fallait sortir et il y avaitbeaucoup de monde dans la cour… Instinctivement, je m’enveloppai lafigure…

- Et malgré cela, dit le comte, plusieurs de mes amis l’ont reconnue.


LE PRIX DU SANG

Villemessant était horriblement vexé de ce que Francisque Sarcey eûtquitté le Figaro pour entrer à l’Opinion nationale. Incapable decacher son dépit, il se répandait en railleries blessantes à l’adressedu transfuge, allant jusqu’à mettre à prix les oreilles de Sarcey qu’ilprétendait – on n’a jamais su pourquoi – être plus développées que lesoreilles des autres gens de lettres.

Cela durait depuis quelque six mois. Aux railleries avaient succédé devéritables provocations que Villemessant multipliait avec uneostentation d’autant plus grande que son ancien collaborateur passaitpour répugner à se battre.

Sarcey supportait tout ce déchaînement avec une patience angélique. Ilse contentait de hausser les épaules et il se vengeait en publiantd’excellents feuilletons dans l’Opinion nationale.

Puis, un beau jour, à la stupéfaction de tous, Sarcey se rebiffa. Ilriposta vivement, si vivement même que Villemessant songea à tout leparti qu’il pourrait en tirer de l’incident : il se hâta de dépêcherune paire de témoins à Sarcey en ajoutant, une fois de plus : « Je suissûr qu’il ne se battra pas. »

Mais, quelque répugnance qu’il en eût, Sarcey se rendait compte qu’ilne pouvait plus décemment se soustraire à un duel.

Il vint à rencontrer Aurélien Scholl sur le boulevard.

- Charles Edmond et Gaston de Saint-Valry lui confia-t-il, sont chargésde mes intérêts. Tu peux, dire à Villemessant que je me battrai.

Sarcey sur le terrain !

Scholl n’en revenait pas. Porteur d’une nouvelle aussi extraordinaire,il courut tout chaud tout bouillant chez Peters où il trouva ledirecteur du Figaro entouré de sa petite cour attablée devant unedemi-douzaine de roastbeefs froids.

- Sarcey se battra ! s’écria-t-il du seuil du café.

On pense si cette entrée fit sensation.

- Je parie que non, fit Villemessant en haussant les épaules.

- Je parie que si, rétorqua Scholl.

- Combien ?

- Ce que vous voudrez.

- Cinq cents francs !

- C’est dit.

Une heure après ce dialogue, les témoins de Villemessant étaient deretour. Ils expliquaient :

- Charles Edmond et Gaston de Saint-Valry, que nous venons de voir, ontréfléchi. Ils nous ont dit qu’ils ne pouvaient reconnaître à leurclient la qualité d’offenseur et, dans ces conditions, ils refusent laréparation demandée.

On voit d’ici l’hilarité de la bande figariste ; les quolibetsfusaient. Villemessant, lui, exultait. Le diable d’homme venait detriompher à la fois de Sarcey et de Scholl.

- Mes cinq cents francs ! cria-t-il en se tournant vers ce dernier.

- Doucement, tout n’est pas dit, répliqua le parieur qui était vraimenttrès vexé. Il faut que je voie Sarcey : j’ai une explication à luidemander.

Cette explication, le chroniqueur de l’Opinion nationale ne crut pasdevoir la fournir, ce qui lui valut, le lendemain, quelques coupsd’épingles dans le Figaro. Il faut croire que les piqûres furentvives car Gaston de Saint-Valry et Charles Edmond reparurent le soirmême, mais, cette fois, au domicile d’Aurélien Scholl. Ils venaient, aunom de leur client, demander réparation au rédacteur du Figaro.Alors, ce fut au tour de Scholl de se gaudir. Il ne fit qu’un bond.

- Sarcey se bat ! s’écria-t-il tout joyeux en arrivant au Figaro.

- Et avec qui ? questionna Villemessant, un sourire incrédule sur sonlarge visage.

- Avec moi.

- Avec vous… mais, grogna le directeur du Figaro, c’est trèsmalhonnête de sa part. Il refuse de m’accorder satisfaction… et il sebat avec un autre… C’est dégoûtant.

- Dégoûtant, tant que vous voudrez, répliqua Scholl avec vivacité,mais, quoi qu’il en soit, il faut vous exécuter.

- Comment cela, m’exécuter ?

- Payez les cinq cents francs. N’ai-je point parié que Sarcey sebattrait ? Et je n’ai pas précisé avec qui.

Villemessant était furieux : ainsi, son duel avec Sarcey lui échappait– et il perdait vingt-cinq louis.

- Eh bien ! fit-il à Scholl, nous en reparlerons quand l’affaire seraterminée.
______

C’est ainsi que le samedi 18 avril 1863, au matin, Aurélien Scholl etFrancisque Sarcey se trouvaient alignés dans un champ de betteraves auxenvirons de Mons. Accompagnés de leurs quatre témoins, les deuxadversaires avaient dû parcourir la campagne pendant plus d’unedemi-heure à la recherche d’un terrain favorable. Ils n’en avaientpoint trouvé à leur convenance et comme Sarcey, qui était gros etpesant, suait, soufflait et donnait des signes évidents de lassitude,la petite troupe prit le parti de s’arrêter, faute de mieux, dans unchamp de betteraves.

- Allez, messieurs !

Les fers s’étaient croisés. Très à l’aise, Aurélien Scholl pointait,dégageait et menait l’attaque avec le souci visible de ménager lesforces de son adversaire. Ce pauvre Sarcey ! Il n’était guère brillant.Après leur longue course à travers la campagne, c’est dans un étatpitoyable qu’il était tombé en garde. Il était essoufflé et il avaitjuste assez de forces pour parer et donner çà et là de petits coupsd’épée. Le combat – mais était-ce bien un combat ? – traînait ainsilamentablement depuis quelques minutes, lorsque Sarcey, à bout desouffle, réclama d’une voix entrecoupée un moment de repos.

Une courte pause et, de nouveau, voici les adversaires face à face.Sarcey soufflant de plus belle, bientôt haletant, s’épuisait en mollesparades quand, tout à coup, retentit un cri jeté par l’un des témoins :

- Les gendarmes !

Des silhouettes venaient de poindre au loin. Elles avaient surgi desblés et les duellistes, maintenant immobiles et attentifs, les voyaientcheminer dans leur direction.

- Les gendarmes !

En moins de temps qu’il n’en eût fallu à Scholl pour passer son épée autravers du bras de Sarcey, les duellistes se rhabillèrent, les témoinsramassèrent armes et bagages, et tout le monde, sauté en voiture, sehâtait vers Maubeuge.

Mais, la frontière une fois franchie, allait se poser une question.Pouvait-on rentrer ainsi à Paris, sans une égratignure, avec un duelraté ? Certes, les dix-sept minutes que dura ce combat singuliereussent suffi à Sarcey. Il aurait fort bien admis qu’on en restât là.Mais Aurélien Scholl ne l’entendait pas ainsi et il le dit sans ambages:

- Le bon goût veut que, dans un duel, l’un des adversaires soit blessé.Il est fâcheux que la rencontre ait été interrompue par l’arrivée desgendarmes, mais, qu’à cela ne tienne, allons nous battre ailleurs, enAllemagne, par exemple…

Le soir du même jour les duellistes et leurs témoins étaient de retourà Paris d’où ils repartaient le lundi suivant par le train de Bade. Etle mercredi 12 avril, quatre jours après leur duel de Mons, lesadversaires se retrouvaient sur le terrain, mais à l’abri des gendarmesbelges. Ils avaient choisi le Fremersberg pour lieu de la rencontre et,crânement, ils croisaient le fer sous les fenêtres du palaisgrand-ducal.

Ce fut, cette fois, un vrai duel. Tac, tac ! Dès la première reprise,les manches des chemises étaient réduites en charpie. Scholl sefendait, pointait, maniait son arme avec dextérité. Son adversaireparait et ripostait vivement. Sûrement le sang allait couler…

- Arrêtez ! s’écrièrent les témoins.

En retroussant les manches de Sarcey, les hommes de l’art constatèrent,sur l’avant-bras une piqûre… Oh, cette piqûre ! Scholl a dit plus tardqu’une sangsue sérieuse ne l’eût pas avouée. Les témoins du duelétaient moins exigeants : ils déclarèrent la rencontre terminée etrédigèrent le procès-verbal.

Au prix d’une égratignure insignifiante, Sarcey venait d’être arméchevalier. Scholl n’était pas moins satisfait d’avoir gagné lesvingt-cinq louis de Villemessant. On pense si les adversaires furentprompts à se réconcilier et, pour terminer l’aventure comme ilconvenait, tout le monde se retrouva à l’hôtel de Russie où unexcellent déjeuner fut servi. On fit honneur aux vins du Rhin et, dansl’euphorie qui suivit, Scholl se mit à questionner le garçon :

- Y a-t-il beaucoup de duels dans ce pays ?

- Oh ! non, monsieur, ici, les duels sont punis de la peine de mort.

…La peine de mort ! brr…

Un petit frisson glacial parcourut l’échine de Sarcey ; les autresn’étaient guère plus à l’aise. Aussi se hâtèrent-ils de réglerl’addition et de filer sans bruit à la gare où messieurs les duellistespassibles de la peine de mort et leurs témoins s’embarquèrent dans lepremier train en partance pour la France.

Mais, le plus piquant de l’histoire, c’est qu’une fois dans le wagonqui les ramenait vers Strasbourg, Scholl se tournant vers son voisin,Adolphe Gaïffe, qui avait été son premier témoin, lui confia :

- C’est singulier comme j’ai le bras engourdi…

- Tu as peut-être été touché ; ôte ta jaquette, nous allons voir.

O surprise ! Il y avait aussi une piqûre sur le bras de Scholl ; samanche était tachée de sang. Il est juste de dire qu’il y en avait bienla valeur de trois virgules…

Ainsi Scholl, lui aussi, avait reçu une égratignure.

- Ma foi, dit Gaïffe après un moment de perplexité, le procès-verbalest signé, il serait ridicule de revenir là-dessus. Mets untimbre-poste sur ta blessure et convenons un silence absolu. Tant pispour Sarcey. Il ne faut pas que l’histoire puisse dire que le sort decette bataille a été douteux.


LE DUEL AU PAPA

Il y avait, à Paris, dans les dernières années de l’Empire, un besoinde combativité si grand que tout était prétexte à querelles et àrencontres. C’était l’époque des batailles par la plume et par l’épée.

Voici ce que traçait la plume d’Aurélien Scholl, avant-coureused’autres estocades :

« Un jour – il y a quelque six mois – je ne sais quel être mal avisé meprésenta un grand jeune homme à l’air béat et câlin.

« Ses ongles, son col et ses manchettes portaient ce sordide liséré quiest le deuil de la propreté. Une tête de nègre et des attachesd’orang-outang, je ne sais quoi de vil dans le regard et de bas dansl’ensemble complétaient le personnage.

« Ça s’appelait Paul Granier, dit Cassagnac

« Cet individu, se donnant pour un jeune compère, me brûla beaucoup d’encens sous le nez (et ce n’était pas du luxe !) Il terminason chapelet de flatteries par un serrement de main que je n’oublieraide ma vie.

« Autant plonger l’avant-bras dans un tonneau de mélasse…

« S’il est un sentiment difficile à dissimuler, c’est certainement ledégoût.

« La promptitude avec laquelle je m’essuyai les doigts n’échappa pointau reptile qui parut s’assombrir.

« Mais il avait un but.

« Il s’agissait d’obtenir une réclame pour une jeune fille au grandnez… »
______

Ces lignes parurent en bonne place dans le numéro du Nain Jaune du 19septembre 1863. La réponse ne fut pas assez prompte au gré d’AurélienScholl qui commençait à s’impatienter quand, quatre jours après laparution de l’entrefilet, les témoins attendus firent leur apparition.Un duel à l’épée fut décidé sur-le-champ et l’on prit rendez-vous pourle vendredi 25 septembre, à Boisfort, près de Bruxelles.

Ce fut une singulière rencontre dont Scholl a relaté lui-même lespéripéties saugrenues. Écoutez son récit :

A huit heures du matin, nous arrivons à Boisfort, au croisement desroutes, accompagné de deux témoins et d’une paire de glaives.

O les jolis glaives ! longs comme des lances, lourds comme des battantsde cloches ! C’est tout ce que nous avons pu trouver chez les armuriersde Bruxelles.

Nous nous apprêtons à nous faire tuer le moins possible.

La vue du docteur Joris, qui se promène dans le paysage, est pour nousune grande consolation.

Ici commence une scène que nous comptons transporter au théâtre.

M. Cassagnac père, arrivé en voiture avec son fils, demande à luiservir de témoin.

C’était pour nous de l’imprévu.

On répond que la chose est impossible.

Je fus étrangement surpris, je l’avoue, de cette invasion inattendue,de cette infraction à la règle et de la présence d’un deuxièmeadversaire sur lequel je ne comptais point.

Avec le papa, il aurait fallu l’oncle pour compléter l’ensemble.

- A Bruxelles ! dis-je à mes amis.

Ceux-ci voulurent faire une dernière tentative, mais le père Granier(du Gers) leur déclara que « sous aucun prétexte, il ne quitterait leterrain. »

Sous aucun prétexte est bien joli.

Sous quel prétexte y était-il lui-même ?

Je causais à quelques pas de là, sur la route, avec le docteur Joris.

- Que diable font donc ces messieurs ? demandai-je au bout de plusieursminutes.

Nous regardâmes.

Tout le monde était parti.

A moins de pousser le zèle jusqu’à nous poignarder nous-même, il n’yavait plus rien à faire à Boisfort.

Autant de tués que de blessés…

L’affaire, conclut Scholl, peut s’appeler :

LE DUEL AU PAPA

ou bien encore :

LA RENCONTRE INATTENDUE

ou, si vous aimez mieux :

LA FAMILLE CASSAGNAC

à moins que vous ne préfériez :

UN ET UN FONT DEUX
OU
LE NEVEU DE BEAUVALLON.

Mais, si les choses en restèrent là, cette fois, l’affaire devaitrebondir dix-huit mois plus tard. Bien entendu, Scholl n’avait riennégligé pour cela, ayant écrit un jour que « les mains humides de M.Paul Granier étaient la mort des pantalons gris-perle ». Paul deCassagnac se décida enfin à relever la phrase. On n’en revenait pas aucafé Brébant où Paul de Cassagnac venait à cette époque en timide jeunehomme. Mais où la surprise redoubla, c’est lorsqu’on apprit qu’au coursdu duel – un vrai duel, cette fois – Paul de Cassagnac avait, d’un coupd’épée, perforé le sein droit du brillant escrimeur qu’était AurélienScholl.

Peu de temps après, les deux adversaires se réconciliaient et, par lasuite, liés d’amitié, de Cassagnac servait de témoin à Scholl dans unenouvelle affaire d’honneur.


TROIS AMIS

Un matin de 1862, en entrant dans le cabinet Crémieux, rue Bonaparte,Aurélien Scholl, qu’accompagnait Clément Laurier, se trouva en présenced’un jeune avocat qui préparait un dossier pour le « patron ».

- Je te présente mon ami Gambetta, lui dit Laurier.

De ce jour, les trois hommes ne se quittèrent guère : de deux ilsétaient devenus trois amis. Ils dînaient ensemble trois fois parsemaine chez Laurier, qui habitait alors passage des Beaux-Arts.Souvent aussi, ils se retrouvaient, à dîner, chez Scholl, rue Laffitte.C’est là que Gambetta fit la connaissance du duc de Gramont-Caderousseet, plus tard, de Victor Noir.

A la fin de 1864, Aurélien Scholl dut comparaître devant le tribunalcorrectionnel de Strasbourg. Dans un article du Nain Jaune, ils’était plaint, en termes mordants, d’avoir été « écorché » par ungargotier de la ville, l’aubergiste du buffet de la gare, et cedernier, un nommé Auguste Doerr, le poursuivait pour diffamation. C’està Laurier qu’il avait confié le soin de plaider pour lui.L’avant-veille du jour du procès, les trois amis dînaient ensemble :

- Nous profiterons de l’occasion, proposa Laurier, pour aller jusqu’àBade ; on y passera cinq ou six jours…

Bade, Ems, Nauheim, ces villes d’eaux allemandes, étaient alors autantde boulevards de Paris ; on y allait comme on va aujourd’hui à Cannesou à Deauville. Dans ce temps-là, Offenbach trônait à Ems. ArsèneHoussaye et Albéric Second y travaillaient la rouge et la noire,pendant que Jules Noriac, plus paisible, pêchait à la ligne dans leseaux de la Lahn. Quelle gaieté, quelle animation régnaient dans lesallées du Kursaal, au bord de la rivière, entre la double rangée decoteaux verdoyants !

… Gambetta donna un coup de poing sur la table.

- Avez-vous de la chance ! s’écria-t-il.

- Mais, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? fit Scholl, partonstous trois…

- Eh… je n’ai pas le sou… avoua Gambetta.

- Qu’est-ce que cela fait ? L’administration m’accordera bien un permispour le journal et, quant aux frais d’hôtel, tu as assez souvent plaidégratis pour le Nain Jaune… tu me permettras bien, cette fois, depayer la note à titre d’honoraires.

- Il n’y a pas d’indiscrétion ? fit Gambetta en affectant l’intonationd’Henri Monnier.

- Voyons, tu sais bien que tu nous feras le plus grand plaisir.

- Alors, c’est dit.
______

Les trois amis passèrent la nuit suivante en wagon. En arrivant àStrasbourg, les malles une fois disposées sur le fiacre, Laurier,toujours avisé, prit la parole.

- Mes enfants, dit-il, avant de nous rendre à l’hôtel, il seraitprudent de passer au Palais de justice. Je me méfie de la province : ily a des villes où l’audience s’ouvre à sept heures du matin.

Un moment après, ils étaient au Palais.

- A quelle heure l’audience correctionnelle ? demanda Laurier auconcierge.

- A l’instant même, messieurs. Le président vient d’arriver.

Laissant là fiacre et malles, Gambetta et Laurier endossèrentprécipitamment une robe au vestiaire, tandis que Scholl allaits’asseoir sur le banc des accusés. Laurier, qui avait passé la nuit àbavarder, sans fermer l’œil une minute, parla encore deux heures, avecune verve, un esprit merveilleux. Il fut mordant, incisif, impitoyable,si bien que Scholl s’en tira avec 100 francs d’amende et 200 francs dedommages-intérêts (43). Mais, la plaidoirie avait eu un telretentissement que Doerr dut abandonner sa gargote et quitta la villepeu de temps après.

Quel déjeuner les trois hommes firent en sortant du Palais ! Il étaitmidi et demi et ils mourraient de faim. La table ronde autour delaquelle ils prirent place au Café de Paris resta longtemps dans leursouvenir. Le repas terminé, une calèche découverte les conduisit surl’autre rive du Rhin, à Kehl. La chaleur était accablante. Comme ilsavaient soif, ils entrèrent au buffet de la petite ville badoise dansl’intention de boire quelques verres de bière allemande. Ils avaient àpeine franchi le seuil de la brasserie que Gambetta fut pris d’un grosrire.

- Lisez donc ! fit-il en désignant à ses compagnons un écriteau qui setrouvait placé au-dessus du comptoir. Un écriteau superbe : lettresdorées sur fond noir. Ce qu’on y lisait ? Tout simplement :

BONNE BIÈRE
DE
FONTAINEBLEAU.

Cette pancarte resta, pour les trois hommes, un des joyeux souvenirs deleur voyage.
______

Puis, les années passèrent… Devenu président du conseil, Gambettaoffrit un jour à Scholl un poste diplomatique de choix : l’ambassade deFrance à Bruxelles ! L’écrivain hésita vingt-quatre heures. Et, lelendemain, il alla trouver son ami :

- J’ai réfléchi, lui dit-il, la Belgique, certes, est une contrefaçoncharmante de la France, et Bruxelles est l’Odéon de Paris. Mais, je meconnais. Au bout de trois représentations, j’en aurais par-dessus latête et je reprendrais le train pour revenir à la Comédie-Française.


SUR LA VOIE APPIENNE…

Longtemps après, dans les dernières années de sa vie, Aurélien Schollévoquait souvent, dans des moments de repli sur soi-même, l’œuvre delongue haleine qu’il avait rêvée d’écrire, œuvre sans cesse projetée,constamment en puissance et qui ne devait jamais être réalisée.

- Ah ! confiait-il un jour à un ami, si c’était à recommencer !...Mais, il est trop tard, N, i, ni, fini ! J’ai vécu ma vie en viager.

Et, quand il longeait les boulevards, transformés par le temps, il luisemblait qu’il foulait la voie Appienne, la voie des tombeaux.

- Tous ces gens, soupirait-il en promenant un regard amer sur laterrasse des cafés, prennent leur apéritif sur des dalles funéraires.

Et il ajoutait à ceux qui l’accompagnaient :

- Voyez-vous, il n’est pas bon de trop vieillir. Tous ceux que j’aiaimés ont disparu. Je suis arrivé à un âge où je ne tutoie plus que lesgarçons de café.

MARCEL MARTER.


NOTES :
(1) Copyright by Marcel Marter, 1936. Tous droits de traduction,adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, ycompris la Russie (U.R.S.S.).
(2) Mémoires du trottoir, p. 251.
(3) Jean-Hippolyte Cartier, dit H. de Villemessant, naquit à Rouen, le23 avril 1812.
(4) Il avait débuté en affermant sous le nom de sa grand’-mère, Louisede Saint-Loup, le feuilleton de modes de la Presse.
(5) Léo Lespès, Paris dans un fauteuil.
(6) Le Figaro, 22 mars et 31 mai 1857.
(7) Paris au jour le jour, par Pierre et Jean (H. de Villemessant etAlbéric Second), du 5 février au 5 mars 1860.
(8) Ce journal fantaisiste imaginé par Scholl parut dans le Figaro du18 septembre 1862.
(9) Publié par Scholl dans le Figaro du 25 septembre 1862.
(10) Le Nain Jaune, 17 février 1866.
(11) Les Cris de paon, p. 114.
(12) Les dames de Risquenville, p. 137.
(13) La Foire aux artistes.
(14) Félix Normand, La Vie à Paris.
(15) Journal des Goncourt (mai 1853).
(16) Fleurs d’adultère.
(17) Fleurs d’adultère.
(18) Figaro, dimanche 31 mai 1857.
(19) Les dames de Risquenville, p. 85.
(20) Il tenait cette infirmité de son père qui était, lui aussi, trèsmyope.
(21) Le Figaro, 13 juin 1858.
(22) Scholl habitait, à cette époque, au 5 de la rue Laffitte, auquatrième étage.
(23) Le café Bignon se transporta plus tard au 32 de l’avenue del’Opéra.
(24) H. de Villemessant, Mémoires d’un journaliste.
(25) Gertrude parut pour la première fois en librairie, en 1859, entête du volume intitulé Claude le borgne ; puis fut réimprimé l’annéesuivante, sous le titre  L’Idiote, dans les Mauvais instincts; puis, en 1862, sous le titre Une fille du peuple, dans Aventuresromanesques ; puis, en 1866, sous le titre Gertrude, dans les Crisdu paon et, enfin, en 1886, sous le titre L’Idiote, dans le Romande Follette.
(26) Marie Colombier, Mémoires. Fin d’Empire.
(27) Ibid.
(28) Paris en caleçon, p. 268.
(29) Le Club, jeudi 2 février 1865.
(30) Émile Cantrel, L’Artiste.
(31) L’Orgie parisienne, p. 50.
(32) Paris aux cent coups, p. 318.
(33) Les Amours de cinq minutes, p. 53.
(34) « Ce projet, reconnut Scholl plus tard, n’a pu être réalisé parsuite de la grande mortalité de ces dernières années. » Mémoires dutrottoir, p. 171.
(35) Ibid.
(36) Le Nain Jaune avait été publié une première fois du 15 décembre1814 au 15 juillet 1815. Son directeur était alors Cauchois-Lemaire. Letitre était tombé ensuite dans le domaine public.
(37) Le journal parut deux fois par semaine, le mercredi et le samedi.
(38) Ils furent transférés par la suite au 9 du boulevard des Italiens,au deuxième étage.
(39) La loi sur la presse, alors en vigueur, était celle du 17 mai 1819.
(40) Il fut condamné, de ce chef, à 100 francs d’amende.
(41) L’acte notarié ne fut signé que le 14 juillet suivant.
(42) Les dames de Risquenville, p. 10.
(43) L’aubergiste obtint en outre la publication du jugement dans le Nain Jaune et deux insertions dans des journaux de Strasbourg.