Aller au contenu principal
Corps
MARTIN, J. (18..-18..) : L’élu du clocher (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.XII.2013)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L’élu du clocher
par
J. Martin (des Basses-Alpes)

~ * ~

LA chambre des députés en compte au moins trois cents decette trempesur ses quatre cent cinquante-neuf membres. Trois cents Cincinnatus quele suffrage rural a arrachés à leur charrue pour en faire desDémosthènes ; trois cents aigles d’arrondissement qui ont fait leurchemin par un discours de comice agricole, ou par une brochure sur lesprairies artificielles. C’est l’élément le plus nombreux de la majoritéparlementaire, celle qui préfère une invasion de Cosaques à uneinvasion de bestiaux, et qui salue en germe, dans la betterave,l’émancipation des nègres.

D’ordinaire, l’élu du clocher est timide dans ses débuts, mais il luifaut peu de temps pour se procurer une éducation représentative dignede faire suite à l’éducation d’Achille. Quand son épouse s’est dit : «Ça ne peut plus se passer comme ça, il faut que nous soyons député, «notre héros se met à la besogne, et désormais, comme Guzmann, il neconnaîtra plus d’obstacles. Il sait les côtés faibles des herbagers,des nourrisseurs, des métayers, des laboureurs qui ornent sonarrondissement, et il se présente à eux comme un homme qui comprendleurs besoins. Sur quoi l’arrondissement se dit en masse : « Nommonsqui me comprend ; il est toujours agréable d’être compris. » Pour peuque l’élu du clocher sache en outre lever le coude à propos etdistribuer des poignées de main avec intelligence, il est sûr de sonaffaire, il sera député, il va l’être, il l’est.

Dans la première heure du succès, quelques scrupules viennent pourtantassaillir le triomphateur. Il a perdu son assurance de candidat, et iln’a pas encore acquis son aplomb de député. C’est une situation mixte,un état de passage ; la chrysalide ne s’est pas encore transformée enpapillon. Il doute alors de lui-même, il se tâte, il se trouve descôtés faibles. L’honneur qu’on vient de lui conférer lui apparaît autravers des nuages d’une vague responsabilité. Être député, c’est bien; mais comment l’être ? Où trouver le Manuel à 50 sous du parfaitdéputé ? Un député, c’est quelque chose de si monumental ! La France ales yeux sur lui, la patrie compte positivement sur son génie,l’étranger même s’en occupe. Comment suffire à tant de devoirs, à tantde gloires ? Un député peut-il marcher, s’asseoir, se promener, toussercomme le commun des hommes ? Idées embarrassantes, scrupulesinquiétants. Sans compter que, du haut de ses clochers, tout unarrondissement contemple le nouvel élu, l’homme qui comprend sesbesoins !

Tant que dure cette période de découragement, notre héros est obsédé decauchemars étranges, de visions fatales. Il lui semble que, fauted’habitude, il va compromettre l’équilibre du monde, ensanglanter lecontinent et obscurcir à fond l’horizon politique. « Si j’allais fairedéchoir la France du rang qui lui appartient en Europe ! » se dit-il,et il se sent baigné de sueurs froides. Il a des rêves affreux : tantôtla question espagnole s’empare de lui et l’entraîne à travers champscomme le coursier de la ballade de Lénore ; tantôt la conversion desrentes l’étreint à la gorge et lui demande ce qu’il préfère du 5 ½ oudu 4 ½, du fonds au pair ou du fonds avec accroissement de capital.Mais c’est la question d’Orient, cette question si féconde enPremiers-Paris et en victimes, qui afflige et désole le plusprofondément l’élu du clocher. « Encore si j’y comprenais quelquechose, » se demande de temps à autre le malheureux. Il lui a fallu huitjours pour prononcer le nom de Méhémet-Ali, et il désespère de pouvoirjamais articuler celui d’Abdul-Medjid. Il est vrai qu’en revancheAbd-el-Kader lui est familier et qu’il a manifesté, à diversesreprises, l’intention de châtier l’insolent marabout par son vote à lachambre. Ce n’est pas tout encore : on lui a dit que la sessionroulerait principalement sur des objets d’intérêt matériel, et il veutpressentir quels seront ces objets. Le chemin de fer s’est saisi de sapensée et l’entraîne dans les espaces ; le canal vient le poursuivrejusque dans ses rêves, le baigner dans sa couche. Il ne dort plus quesuffoqué de vaine pâture ou précipité du haut d’attributionsmunicipales. C’est une hallucination parlementaire. Si elle durait,elle pourrait tuer son homme, mais elle dure peu.

A peine l’élu du clocher roule-t-il sur le chemin de Paris, que sapoitrine se dilate. Il se sent mieux ; il brûle le pavé et lespétitions dont on l’a accablé. La fantasmagorie se dissipe ; l’état del’âme s’améliore, les idées s’ouvrent, l’horizon s’agrandit. Notrehomme a retrouvé son sang-froid ; il commence à entrevoir que pourvuqu’il demande beaucoup de chemins vicinaux pour son arrondissement, ilaura assez fait pour le bonheur de la France et le repos du monde. Cepoint de vue simplifie ses devoirs et l’accompagne jusque dans lacapitale. Ses débuts y sont des plus heureux. Il s’installe bravementdans un hôtel avec sa famille, et le lendemain va se faire inscrire àla questure. Noble fermeté, résolution louable et qui indique bien unretour de confiance ! Cependant la sécurité de l’esprit est loin d’êtrecomplète, et tous les symptômes inquiétants n’ont pas disparu. Voicil’élu dans une ville pleine d’embûches, au milieu des pièges d’unecivilisation raffinée. Les filous en veulent à ses foulards, les hommesdu pouvoir à sa conscience. Que de choses à défendre à la fois ! Etn’est-ce pas là une tâche bien lourde quand on arrive de sonarrondissement et qu’on en comprend les besoins !

N’importe, nous voici sur la brèche. Notre député sait très-bien qu’ilaura des combats à soutenir, il s’y excite ; des ennemis à vaincre, illes attend. Il laisse à son épouse le soin de réduire les assaillantsdomestiques, ceux qui spéculent sur les bévues personnelles et lesécoles provinciales ; il ne se réserve pour lui que les antagonistespolitiques. Le premier se présente sous la forme d’un garde municipal.L’élu du clocher s’affermit sur ses talons ; d’un regard il foudroie lesbire qui lui remet, avec force politesses, un pli ministériel. On nerecevrait pas avec plus de dignité une sentence de mort. Lecachet  brisé, il se trouve que c’est tout uniment une invitationà dîner de la part du président du conseil. « C’est ça, on veut mecorrompre ; du sang-froid. Mon rôle commence. J’irai à ce dîner pourprouver que je comprends les besoins de mon arrondissement. » En effet,au jour fixé, notre homme se rend au ministère. Il y trouve nombreusecompagnie, un amphitryon aimable, des convives spirituels. Decorruption, pas un mot ; mais de bons vins et un service à souhait.L’élu sent qu’il lui est impossible de reculer, et qu’il lui importe deprendre une position. Il n’hésite pas, boit du médoc avec acharnement,et attaque un sauté aux truffes avec une hardiesse digne d’éloges. Sonsuccès est des plus complets. Aussi, de retour chez lui, il seprécipite avec effusion dans les bras de son épouse. « Chère amie,s’écrie-t-il, je suis content de moi ; on ne mord pas mieux auxaffaires publiques. C’est moins dur que je ne le croyais. »

Le Rubicon est franchi ; notre héros n’a plus qu’à marcher devant lui,le champ est libre. Seulement, quelques jours plus tard, une nouvelleépreuve se présente, mais bien plus décisive. Il s’agit d’un bal à lacour ! La cour, quel abîme ! Comment s’y tient-on à la cour ? Faut-ils’y promener les mains derrière le dos comme Napoléon, ou le poing surla hanche comme Bocage ? Faut-il y aborder les ambassadeurs despuissances étrangères pour leur témoigner que l’on sait vivre ? Faut-ils’entretenir  avec le roi et lui prouver que l’on n’est nullementétranger aux besoins de son arrondissement ? Problèmes graves !problèmes complexes ! L’élu du clocher se décide à les affronter. Il sefait habiller de bleu national et culotter de satin ; il s’arme duchapeau monté, et franchit impétueusement le grand escalier du château.Un huissier lui demande son nom, il le jette hardiment ; des plateauxcirculent, il les aborde en téméraire, se livre à l’assaut des buffets,soupe démesurément, et regarde les quadrilles dans une attitude qu’unprince ne désavouerait pas. Jamais triomphe ne fut plus complet. Lasoirée se passe pour lui comme s’il avait toujours vécu dans cetteatmosphère. On dirait un boyard, un magnat, un lord, un grandd’Espagne. Il se tient presqu’aussi droit qu’un chef de bataillon de lagarde nationale. « Décidément, dit-il aux siens le lendemain, je suisné pour les grandes choses. La députation est mon élément. »

Ainsi peu à peu notre héros se forme, s’assouplit, se civilise ; ilprend l’aplomb de son rôle et se fait un nouveau centre de gravité.Mais jusqu’ici il n’a eu à lutter que contre les accessoires de sesfonctions, a se poser seulement dans la partie extérieure de sonmandat. On peut, sans être député, aller dîner chez un ministre etdévorer avec succès les babas de la cour ; il suffit pour cela d’avoirun estomac digne de ce nom. Mais bien digérer n’est pas tout le député,et la question parlementaire ne se réduit plus, comme sous M. deVillèle, à une simple question de mâchoires. On a d’autres devoirsqu’on est censé connaître, d’autres obligations qu’on est censéremplir. C’est ici que les anxiétés de notre héros recommencent. Lasession s’ouvre demain ; elle sera grave, intéressante, décisive. S’ilallait manquer son entrée à la chambre ? Tous les yeux, il se le figuredu moins, vont se fixer sur lui. Ce n’est pas tout que de comprendreles besoins de son arrondissement, il faut  encore savoir ce quel’on fera, où l’on ira s’asseoir. Le palais Bourbon est une merinconnue dont on ne connaît ni les écueils, ni les gouffres. Comments’y dirigera-t-on ? L’élu du clocher ne se désespère pourtant point. Ilcompte sur sa prudence habituelle, et ne doute pas que ses brochuresagricoles, distribuées avec intelligence, ne lui fassent bientôt, surles bancs de la chambre, des amis et des admirateurs. Seulement il sentque, pour les premiers jours, il a besoin de toute sa réserve, de toutson sang-froid. Arrivé en face du palais législatif, il le toise avecdéfiance, ne s’engage pas sans crainte dans ses vestibules, et embrassel’hémicycle parlementaire d’un regard mêlé d’appréhension. Revenu de cepremier mouvement, il tombe dans un paroxysme de vivacité nerveuse,affecte des airs dégagés, joue l’habitué, l’homme qui sait les êtres,marche résolument vers toutes les issues, se perd dans la buvette,s’abîme dans le vestiaire, et se retrouve à grand’peine dans la salledes conférences. Au fond, ces manières d’un familier nourri dans lesérail et initié à ses détours, ne servent guère qu’à déguiser unepréoccupation profonde. Tout en marchand comme s’il n’ignorait rien,notre héros observe, examine tout. Ces huissiers qui le saluent, cespupitres chargés  de papier blanc, cette tribune aux rampes demarbre, ce fauteuil du président qui conserve on ne saurait dire quelair dominateur, tout devient, de sa part, l’objet d’un examen défiant,d’une enquête détaillée. Il voit des pièges, des chausse-trapes surtous les points. Ce mouvement, ce bruit, ces groupes, ces allées etvenues sont des abîmes où sa raison se perd. Il s’observe, sesurveille, et ne procède qu’avec des précautions infinies. « Je marchesur un volcan, » dit-il en lui-même. Et il a peur du sort d’Empédocle.

Cet état d’angoisses et d’isolement a son terme. La chambre est pleinede moniteurs officieux qui volent au secours des âmes en peine, qui lesrassurent, les stylent, les forment au grand art de faire des lois aumoyen de l’exercice fémoral que l’on nomme l’assis et le lever. Vieuxpilotes de ces parages, ils prennent la direction de ces nefsdésorientées, et se chargent de les conduire au port du scrutin secret,au havre de la boule blanche. Une fois tombé entre les mains de ceshabiles mentors, l’élu du clocher ne s’appartient plus. On nel’abandonnera à lui-même que lorsque son éducation sera complète,achevée, digne du maître. Voici donc notre héros en tutelle, mais quecette tutelle est douce ! On sème de fleurs les sentiers qu’il parcourt; on étend des tapis sous ses pieds ; on veille sur ses pas, sur sesgestes. C’est une chose si grave qu’un mouvement parlementaire. Selever mal à propos, rester indûment assis, il y a là de quoibouleverser des empires. Cette responsabilité disparaît pour le nouveauvenu ; on s’est chargé de tout, même des révoltes de sa conscience.Plus de souci moral, plus de peine physique. Se rencontre-t-il unemontagne sur le chemin, on la rase à son intention ; un vallon, on lecomble. Tout ce terrain inégal du palais Bourbon, hérissé de bureaux etembarrassé de méandres de questure, coupé de commissions et desous-commissions, de messagers d’état et de secrétaires, de présidentset de rapporteurs, on le lui fait connaître, on le lui fait parcourirsans fatigue, sans ennui, en se jouant. Jamais initiation ne fut pluscharmante et plus douce. S’il a un nom à choisir, on le lui choisit ;s’il a un bulletin à écrire, on le lui dicte ; s’il a un mot àprononcer, on le lui souffle. On va jusqu’à penser, jusqu’à raisonnerpour lui : c’est magique.

Cette éducation comporte diverses phases. D’abord elle est limitée,terre à terre, élémentaire. On semble se défier de l’intelligence del’élève, on ne lui livre qu’un à un les secrets de la tactiquetranscendante, à l’usage des pouvoirs électifs. Le mentor est toujourslà, agissant du coude, du pied, de la voix, tenant la bride serrée decrainte d’écarts. Mais après quelques jours de ce manège,l’émancipation arrive. L’élu du clocher retrouve son libre arbitre,reprend son essor personnel. On lui a livré le grand secret du métier,la théorie du vote parfait et infaillible. Cette théorie est des plussimples. On lui a dit : « Voyez-vous là-bas, sur le troisième banc dedroite, M. ***, l’aide-de-camp de S. M., homme si spirituel ; ou bienencore, ici, plus près, sur le cinquième banc en face, M. le comte ***,ce charmant orateur ; ou encore, M. le baron ***, directeur d’uneadministration fiscale, presque votre voisin ? eh bien ! suivez del’œil l’un de ces trois députés. Ils donnent le vote-modèle, le laparlementaire. Quand l’un d’eux se lèvera, levez-vous ; quand ildemeurera assis, demeurez assis ; Du reste, ces trois messieurs font leplus grand cas de votre brochure sur les assolements : ils comptent enparler au roi dans une audience prochaine. Vous voilà lancé ; partez dupied gauche, vous irez loin. « Ces mots suffisent à notre héros pourcompléter son initiation : le noviciat cesse, la députation commence. Ala première occasion il s’essaie et obtient un succès fou. Pas uneméprise, pas un faux mouvement ; c’est parfait, c’est enlevé, c’estsans peur et sans reproche. Les compliments arrivent au débutant detous les coins de la chambre ; il est félicité à la ronde : peu s’enfaut que la séance ne soit suspendue en son honneur. L’enivrement dutriomphe ne l’exalte point il sent qu’il a encore beaucoup à faire pourarriver à la précision mécanique de ses vieux collègues ; ilperfectionne chaque jour ses mouvements, apprend à voter endormi, etparvient à pousser jusqu’au somnambulisme l’assis et leverparlementaire. Pas de révolte d’esprit, pas de scrupule d’intelligence,et si après une épreuve il demande à son voisin : « Sur quoi a-t-onvoté ? » dans son âme il déplore cet élan d’une curiosité involontaire.

Ainsi lancé, notre député ne s’arrête plus. Tranquille parce qu’il sesent appuyé, il va jusqu’à se livrer à des inspirations personnelles.La stratégie parlementaire se compose de mille détails auxquels ilapplique ses brillantes facultés. La science des bravos, lancés avecjustesse, n’a pas de plus profond interprète ; il en connaît toute lagamme, et pourrait en écrire le contre-point. Tantôt il détache le bravo aigu, tantôt il s’en tient au bravo grave ; celadépend de lanature des questions. Pour les : àl’ordre, mêmes études, mêmesnuances. Il y a les à l’ordrede profonde indignation ; les àl’ordre de mépris et d’ironie. Quelques oh ! oh ! quelques ah ! ah! distribués à propos, complètent cet accompagnement obligéd’exclamations qui joue à la chambre le rôle des chœurs dans lestragédies antiques. L’élu du clocher se fait sur-le-champ uneréputation dans ce genre d’éloquence. Doué d’une basse-taillecaractérisée, il soutient et nourrit les explosions obligées descentres, il en est le Lablache, le Stentor. Sa science ne s’arrête paslà ; elle pénètre dans les moindres accessoires de la stratégieparlementaire, l’art de tousser et de se moucher à propos, lesressources de la conversation bruyante, la guerre des couteaux de boisfrappant en cadence sur les tables, le tout appliqué à un orateur del’opposition. Dans cette voie il va très-loin. Il invente, pourhumilier M. Odilon-Barrot, des poses d’ennui, de distraction et dedédain, qui lui font le plus grand honneur parmi ses collègues descentres ; il est le héros des airs écrasants et des impatiencesdésespérantes. Il a inventé l’éclat de rire étouffé, qui est le sublimede l’ironie. Enfin, il est devenu un homme posé, utile et nécessaire :il joue un rôle à la chambre, il y remplit une fonction. Aussi quandune grave question s’agite, fait-il presser son déjeuner, et dit auxsiens avec une ineffable importance : « Il faut que je me hâte ; celane peut pas se passer sans moi. »

Cette période éclatante n’a qu’un jour d’éclipse, celui où l’on déposechez son portier un in-folio énorme, que l’on nomme budget. Le budget !voilà un mot fait pour ébranler, dans toute son économie, un hommeparlementaire. Le budget ! quelle tuile immense et pyramidale ! Queldédale plus compliqué que celui de Crète ! A part M. Auguis, qui oserase lancer dans ce labyrinthe ? Notre héros est d’abord entrepris. Plusd’une fois on lui a dit en province, que le budget était la pierre detouche du député, et que là se jugeaient les hommes qui vraimentcomprennent les besoins de leur arrondissement. Toujours ces mauditsbesoins ! Pour en avoir le cœur net, il affronterait bien un examenrapide de ce budget redoutable ; mais le monstre se compose de quinzecents pages in-folio, non compris les annexes. C’est un billotmonumental qui porte dans ses flancs plus de hiéroglyphes queChampollion n’en déchiffra jamais. Aussi quelque désir qu’ait notre élude s’engager dans cette aventure, il recule, il diffère chaque jour. Lesphinx à couverture grise a été déposé sur son bureau ; il l’y laisseenvironné d’un hommage calme et respectueux, d’une adoration inquièteet mêlée de terreur. Cependant, après un mois de ce culte à distance,il s’aperçoit que le monstre diminue à vue d’œil. On dirait qu’ilmaigrit, qu’il se fond, qu’il s’en va. « Qu’a donc mon budget, » sedemande le député. Et il l’ouvre ! O surprise ! ô profanation !l’in-folio redoutable est réduit de moitié. L’Intérieur a disparu ; leCommerce est à rien ; la Justice est écornée. D’où vient cela ? qui aosé porter la main sur l’évangile parlementaire, sur la loi et lesémargements, sur les voies et moyens ? Hélas ! la simonie part dumilieu même de la famille. Pendant que notre héros vouait à ce budgetdivin son culte mental et profond, sa femme et sa fille le livraient àune série de papillottes irrévérentieuses. Le chef du ménage veuts’indigner d’abord de ces abus de confiance ; mais il se prend àréfléchir, et se dit sagement qu’un budget qui se laisse traiter de lasorte ne mérite pas qu’on s’intéresse à lui. Il va plus loin, ils’associe à la profanation et la rend complète. Le pauvre budget nes’en relèvera plus. Une crainte reste encore au député, c’est qu’à lachambre on ne l’interroge sur les beautés de ce répertoire de chiffres; mais au bout de quelques jours il est parfaitement rassuré. Ilcomprend que le budget est encore un préjugé de province, et que, sil’on s’occupe de lui, c’est ailleurs qu’au Palais-Bourbon.

Cependant notre héros est classé. Le voici arrivé à ce point que touteprétention est fondée de sa part, toute ambition légitime. On leregarde comme un instrument nécessaire dans la mise en scène desséances, comme l’un des chefs de lustre parlementaire, commel’interpellant par excellence. Il a le droit de demander au Moniteurdes épreuves, afin de s’assurer que ses exclamations figurent à leurplace, dans l’intention voulue, et surtout avec leur caractèred’improvisation et de spontanéité. Sans lui, plus de beaux succèsoratoires, plus de ces triomphes enlevés qui ont un si grandretentissement au dehors et qui coupent en deux une séance. Il estl’homme des grandes émotions et des grands orages. Il chauffe une sallepar sa seule présence, il la fait passer au besoin de la température dela Sibérie à celle du Sahara. Nul n’excite mieux du regard, n’encouragemieux de la voix. Qu’un orateur ministériel descende de la tribune, ill’entoure à lui seul, le complimente bruyamment, le porte sur lepavois, le couronne de sa main, l’élève jusqu’aux cieux. Il est parvenuà organiser ainsi des façons de triomphe, même pour les bonnetiers, lesdrapiers, et les maîtres de poste qui figurent dans les centres. C’estun impayable ami, un cœur sûr, une âme dévouée. Cependant, il faut ledire, au milieu de tant de joies, une joie lui manque : il n’ pasencore abordé la tribune, ce Capitole de la vie parlementaire ; il n’apas filé le discours écrit, ce couronnement des orateurs manqués.

Cette idée verse de l’amertume sur ses triomphes. Comment rendresensible à l’arrondissement qu’il songe à lui, qu’il s’occupe de sesbesoins, qu’il est en position de le faire ? Sa position, si éclatantequ’elle soit, n’a pas dépassé l’enceinte du palais Bourbon ; hors delà, son nom est absolument inconnu. LeMoniteur ne l’a pas encoreenregistré avec la colonne oratoire à l’appui. Comment conquérir cettegloire ? comment franchir ces Portes de Fer ? Un beau jour notre hérosen trouve le secret : il prend son courage à deux mains, va visiter unhomme de lettres, un sténographe de la chambre qu’il connaît et qui leprotège, une plume sûre qui doit nécessairement lui livrer du styleselon son cœur.

« Je désire un discours, cher ami, » lui dit-il en l’abordant.

Le sténographe est au fait de semblables ouvertures, et sans sedéconcerter il répond :

« Un discours sur quoi ?

- Sur ce que vous voudrez, pourvu que ce soit du chenu, du flambant,d’un numéro relevé.

- Dame, ça dépend.

- Du prix ! connu ! mettez au plus cher, mes moyens me le permettent.

- Voilà  qui est parlé. Cherchons le sujet.

- C’est ça, cherchons.

- L’affaire de la Légion-d’Honneur ! c’est populaire, impérial,Bérésina, culotte de peau : ça doit vous aller.

- Ça me va, tout me va ; seulement soyons sublime.

- Nous le serons ; nous réclamerons les cendres de Napoléon pour lesinsérer sous la colonne.

- Bravo ! très-bien !

- Nous flétrirons la perfide Albion.

- Encore mieux ! tâchez surtout d’amener un mot sur les draps. Il y atrois manufactures dans l’arrondissement. C’est de rigueur.

- Des draps à propos de la Légion-d’Honneur ! c’est dur de transition.

- Bah ! vous parliez de culottes de peau. Quand on dit culottes, ledrap n’est pas loin.

- Vous croyez.

- Essayez toujours. Vous êtes un gaillard. Vous trouverez le joint.

Huit jours après, l’homme de lettres apporte son chef-d’œuvre. Il lui aété impossible d’aborder directement la question des draps, mais il amultiplié ingénieusement les images qui peuvent y faire allusion. Il adit, par exemple, que la fabricationdes lois demandait un tissugénéreux et solide et qu’il fallait les empreindre de la couleur dupatriotisme. Il a ajouté que l’honneur était le vêtement de la nationfrançaise, et que c’était là un sentiment qu’il ne fallait point fouler.

Ces tropes délicieux ne touchent que faiblement l’élu du clocher. Ilconnaît son arrondissement, il sait jusqu’à quel point on y estaccessible aux artifices du beau langage, il prend donc une plume,biffe l’exode cicéronien de son secrétaire, et y substitue ceci :

« Le gouvernement français doit protection à tous les intérêts, auxmanufactures de drap, comme aux services des légionnaires. Lesmanufactures de drap doivent être rangées au nombre des établissementsqui ont bien mérité de la patrie, comme nos vieux légionnaires figurentparmi les Français qui l’ont défendue sans murmurer et au prix deglorieuses cicatrices. On ne saurait donc trop protéger lesmanufactures de drap et la Légion-d’Honneur. »

Ceci trouvé, notre divin député croise les bras sur son œuvre et serepose ; l’homme de lettres est vaincu, et les besoins del’arrondissement sont décidément compris. Au jour de la discussion,l’orateur monte à la tribune, boit douze verres d’eau sucrée, et fileson discours avec accompagnement de gestes hyperboliques. Personne nel’écoute, il parle pour les banquettes. Mais le lendemain, laflamboyante harangue est au Moniteur,annotée et corrigée. La glaceest rompue, notre homme cumule toutes les gloires. Il ne lui manqueplus que d’être nommé membre d’une commission et rapporteur. Si jamaisil se représente une loi sur les vices rédhibitoires des animaux, sonaffaire est sûre. Il utilisera ainsi ses études sur le farcin et sesméditations sur les maladies de la cornée.

J. MARTIN, desBasses-Alpes.