MERVILLE, Pierre-François Camus pseud. (1785-1853).- Unepremière représentation(1831). Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.VII.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomepremier.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXI.- XV-407 p. ; 22 cm. Unepremière représentation par Merville ~ * ~ Autrefois,c’est-à-dire avant le 26 juillet 1830, c’était quelque chosequ’une PremièreReprésentation. Les journaux l’annonçaient un moisd’avance ; ils citaient le nom de l’auteur en toutes lettres, et ce nomne devenait un mystère que le jour de l’événement. Mais alors, lesamis du coupablequi, de concert avec lui, s’étaient souvent évertués à le faireconnaître, à divulguer son secret, usaient de la plus discrète retenue.On les voyait sous le péristyle du théâtre, dans les couloirs, dans lesfoyers, s’aborder, se reconnaître à certains signes, à de furtifséchanges de coups d’oeil et de serrements de mains, comme des Carbonari ou desmembres du Tugendbund. Ils s’oubliaient eux-mêmes, pour ne s’occuper que dela grande affaire du jour, l’ouvrage nouveau. Ils n’étaient plus, à cemoment solennel, jésuites, libéraux, royalistes, tout ce qu’on étaitalors ; ils étaient amisde l’auteur, identifiés avec lui, participant à sesangoisses, à ses craintes, à ses espérances, et l’on citait telécrivain qui avait le bonheur de voir dans cette espèce de commanditeplus de la moitié des spectateurs, sans compter ceux qui faisaientmétier de l’applaudir. Il y avait, dans ce bon temps-là, plusieurs sortes d’auteurs : ceux quil’étaient par désoeuvrement, par vanité, par un amour de vaine gloire ;ceux qui ne faisaient des pièces de théâtre que pour le profit ; et unetroisième espèce formée d’hommes studieux, instruits, écrivant devocation, véritables gens de lettres, travaillant avec talent etconscience. Les faveurs du gouvernement étaient pour les premiers, lessuccès lucratifs et faciles pour les seconds ; l’estime publique et lapauvreté pour les autres. Notez bien que, dans tout cela, chacun avait justement la part qui luiétait due. Un homme riche, jouissant de ce qu’on appelait une position sociale,méritait bien quelques graces des gens en place, quand au lieu de lescensurer, de cabaler contre eux, de contribuer à leur rendre leurmission épineuse, il avait la candeur de se borner à peindre enalexandrins, avec ou sans enjambements, le tableau de vices, depassions et de ridicules imaginaires. Les écrivains spéculateurs,hommes positifs, qui avaient quitté le comptoir pour la plume, nedevaient point perdre au change. Quant aux autres, les charmes d’uneétude variée et paisible, du repos, la juste appréciation des choses dumonde, et le spectacle du trouble, des vices et de la misère qui s’yconfondent si diversement, leur servaient d’une ample compensation. Onles laissait en paix, on les oubliait ; ils ne souhaitaient rien demieux. Tous avaient à la première représentation d’un de leurs ouvrages desamis plus ou moins nombreux ; tous, autant d’admirateurs salariés qu’ilen fallait pour déshonorer leurs succès ou s’attirer des chutes, carces ignobles appuis, bien connus des habitués des théâtres, nefascinaient le jugement de personne, et excitaient souventl’indignation par leur impudence ou leur maladresse. Les administrations théâtrales en faisaient les frais, et, à la hontedes gens de lettres, il n’est pas dit qu’un seul ait jamais refusé des’en servir. Le jour d’une première représentation, voilà donc ce qui se passait àprendre les choses par le menu. Sur le midi l’auteur se rendait au théâtre : là on faisait devant luice que les comédiens nomment une répétition en robe de chambre: c’est-à-dire un pur acte de mémoire, sans gestes, sans inspiration,sans rien de ce qui prête l’ame, le mouvement et la vie à un personnageou à une action dramatique. On ne saurait avoir deux fois dela vérité dans un jour, est un aphorisme de coulisses quel’expérience a souvent justifié. Un acteur doit faire un grand effortpour se pénétrer de passions factices et les exprimer comme s’il leséprouvait réellement ; et l’on peut concevoir que celui qui sedonnerait cette peine le matin, pourrait fort bien, de lassitude,essayer en vain de la prendre le soir. Il est vrai qu’à la manière dontla plupart de nos comédiens s’en acquittent en présence du public, ilest permis de croire qu’ils se feraient peu de tort en agissant de mêmeen présence de l’auteur. Mais exercer médiocrement son métier, n’estpas une raison pour se dispenser d’en observer étroitement les règles. A cette dernière répétition, l’auteur hasardait encore quelques avis,qu’il avait déjà donnés vingt fois ; qu’on avait reçus en luipromettant de les suivre ; et que cependant il se croyait dans lanécessité de donner encore. Pauvre auteur ! Vous, messieurs etmesdames, qui, par le temps qui court, devez lire ceci comme vousliriez des nouvelles de la Chine, vous ignorez par quels efforts il amis, dans les diverses parties de son oeuvre, l’unité qui vous la faitconcevoir avec la facilité que vous exigez. Le sang que la méditation afait affluer à son cerveau a manqué à son estomac, et ses digestions sesont mal faites ; il a été en proie à l’insomnie : le cours de seshumeurs ainsi changé, il est devenu atrabilaire, chagrin : il lui afallu se priver de la plupart des plaisirs qui enchantent votre vie, etsans lesquels vous la trouveriez bien triste ; sa sensibilité s’estaccrue ; et ce qui vous paraîtrait une vétille le met souvent audésespoir. Deux chutes en quarante-huit heures (1) ont porté le coup dela mort à Picard. Il donna depuis les Trois Quartiers ;le brillant succès de cet ouvrage fut une consolation, un peu de baumesur sa blessure ; mais cette blessure avait pénétré trop profondément :il en fallut mourir. Jugez donc des tortures d’un homme devenu si impressionnable, quand ilvoit son ouvrage menacé de dislocation, de paralysie, d’anéantissementpar l’obstination d’un acteur à en fausser l’effet, ou son ineptie à ycontribuer. Son ouvrage, c’est son espoir, c’est son bien, c’est sonêtre actuel, c’est sa vie à venir. Vous direz qu’il est fou de sentirainsi ; vous avez raison, vous ; mais ce fou, est-il moins digne decompassion qu’un autre ? Pensiez-vous qu’un fou ne pût pas souffrir, etsouffrir horriblement dans sa folie ? Votre raison se trompait. Cette dernière répétition ainsi faite sans importance, s’achevait aumilieu des plaisanteries, des coq-à-l’âne, des médisances locales etdes nouvelles politiques, toutes choses trop éloignées des intérêtsactuels de l’auteur pour qu’il y pût prendre part. En sortant de là,pâle, les traits renversés, indices parlants d’un trouble qu’il tenaitcependant à honneur de dissimuler, il se rendait au cabinet durégisseur, et là satisfaisait à mille importunes demandes de billets.Personne ne respectait son inquiétude ; et il n’y avait pas jusqu’àl’allumeur des rampes qui ne vînt impertinemment le mettre àcontribution. Il sortait. Sa pâleur avait disparu, peut-être par un effet del’impatience : il se sentait pourpre ; l’air extérieur le frappait auvisage d’une fraîcheur agréable ; il découvrait sa tête, passait samain dans ses cheveux, respirait avec délices et redevenait calme,apathique du moins. Un patient qui attend l’heure du supplice a,dit-on, de ces moments. Un jour de première représentation l’auteur ne dîne pas chez lui, celaest de règle. Il aurait besoin de solitude, besoin d’examiner à loisirses chances de succès et ses raisons d’espérer ou de craindre. Dans lasolitude il peut surmonter son trouble, devenir maître de lui-même, ilpeut se dire avec toute l’autorité de la raison que le succès, bon oumauvais, n’est pas le dernier arrêt porté sur l’oeuvre du talent et dela conscience. Il peut se décider à subir avec résignation le jugementqu’il a provoqué, et à ne recevoir de son labeur que le prix qui luiest équitablement dû. Non, non ; il appartient ce jour-là tout entierau public, corps et âme. Ses amis se le disputent ; et quel ours neserait-il pas s’il les refusait tous ! Il choisit ; et pécaïré ! Vouscroyez qu’il donne la préférence à ceux qui le comprendraient, quin’offriraient à son esprit que des pensées consolantes, et à sa faimlanguissante que des aliments légers ; du tout. Il va…. ou, pour suivremon discours, il allait dans une grande maison, chez un homme puissant,dont la femme était intrigante. Il y avait porté un coupon de loge laveille, et on devait le mener le soir, en landaw, jusqu’àla porte du théâtre. Là, il fallait qu’il fût aimable,qu’il fît les honneurs de son esprit, et l’énorme contre-sens deplaisanter sur sa position. On buvait à son succès, tout en parlant desifflets et d’auteur tombé. Il se demandait quelquefois si c’était pourl’insulter qu’on l’avait fait venir. Mais monsieur pouvait lui faireobtenir la croix d’honneur, et madame le pousser à l’Académie. Ce dîner ne finissait pas ; et cela le désobligeait deux fois : d’aborden lui faisant voir peu d’empressement pour ce qui le jetait dans de siterribles transes, et ensuite en l’empêchant de se rendre où ses chersintérêts l’appelaient. Enfin il arrivait dans les coulisses : la première pièce était jouée,et tous ses acteurs réunis sur le théâtre. Chacun d’eux venait seprésenter à lui en costume, et lui demander son avis. Il ne lui restaitqu’à approuver, car il était trop tard pour réformer rien d’essentiel.Cependant il s’en fallait qu’il fût content de tout ; et l’habit, cepuissant moyen d’illusion pour l’acteur, lui paraissait, chezplusieurs, une dernière preuve qu’on ne songeait nullement à produirecelle qu’il s’était proposée. Ses craintes revenaient plus formidablesen raison de l’approche de l’événement ; et tandis qu’il cherchait àles combattre par un peu d’espérance et de résignation, son oreilleétait tourmentée du prélude discordant de cent sifflets ; ce qui, cheznous, semble être le précurseur indispensable de toute premièrereprésentation. Le mot place authéâtre ! crié de loin par le régisseur, se faisaitentendre, et personne ne bougeait : mais le coeur manquait à l’auteur,sa vue se troublait, et il ne savait par où sortir. Le fatal triplecoup étant frappé, l’orchestre commençait au milieu des cris et dutumulte, la scène était évacuée, on levait solennellement la toile, etun silence glacial succédait à un vacarme qui tout à l’heure semblaitne pouvoir être apaisé. Je ne doute pas, mesdames et messieurs, que je ne vous fisse beaucoupde plaisir en vous offrant le tableau du triomphe de ce pauvre auteur ;mais dans l’intention où je suis de vous être agréable le plus qu’il mesera possible, je vais vous le montrer flétri et courbé sousl’ignominie d’une chute. Vous êtes moins au fait de ce que ce peut être. Rien ne vous est sans doute plus aisé que de vous représenterl’enivrement de joie d’un poète après la première représentationde MarinoFaliero, de HenriIII, du Mariagede raison, ou de la Reine de seize ans.Vous avez éprouvé des ravissements qui peuvent vous donner quelque idéedu rire involontaire qui prend place alors sur une figure d’homme, del’agréable convulsion qui parcourt tout le corps de cet homme fortuné,qui agite doucement ses fibres, et répand également dans ses artères etdans ses veines le sang que pousse et reçoit son coeur délicieusementdilaté. Il ne se forme dans son cerveau que d’heureuses pensées ; dansson âme, que des sentiments purs et affectueux. Il rit à ses amis, illes presse sur sa poitrine ; à ses ennemis, il leur tend la main ; illes excuse ; il les plaint ; il leur pardonne. Rentré chez lui, livréau silence, à la solitude, il n’en sent pas son contentement diminué.Ce contentement est si légitime ! Il n’est personne de vous qui ne se rappelle quelque bonne action : unmalheureux secouru, une honnête famille arrachée au désespoir, un amiservi avec zèle et désintéressement. Il n’y a que cela qui remplisse uncoeur de plus de satisfaction, qui fasse respirer plus librement ettrouver la vie plus légère. Ajoutez qu’il se met au lit où l’attendent des songes dorés, et qu’ils’abandonne aux douceurs du sommeil en pensant que le lendemain ilverra, en marchant par la ville, les passants s’arrêter à son aspect etdire : Le voilà. Vous pouviez ignorer cette dernière circonstance, si un peu de malicehumaine ne vous l’a pas signalée comme un objet d’envie. Voici maintenant ce que vous devez connaître par une moins intimeanalogie… ou vous avez senti de vives douleurs. Passons dans la salle : c’est là que se prépare la torture, et voussavez qu’elle s’exercera sur une chair vivante et sensible. Au premier coup d’archet de l’orchestre, les foyers, les couloirsavaient été abandonnés ; chacun s’était hâté de venir prendre sa placeou son poste, car une première représentation pouvait se comparer à unebataille ; et personne n’était absent au lever du rideau. Les acteurs chargés de l’expositionentraient en scène. Car, quoi qu’on en dise, qu’on suive les règlesd’Aristote ou qu’on se fasse une règle de n’en pas plus observer queShakespeare, encore faut-il annoncer le sujet, le faire connaître, l’exposer. Ce sujet,un peu compliqué, demandait, je suppose, une certaine attention de lapart des spectateurs ; et de celle des acteurs un débit clair, précis,soutenu de nuances variées, de pauses savantes, et de toutes lesingénieuses ressources qui sont l’honneur de l’art et que doit posséderl’artiste. Mais on s’était lorgné dans les loges (car à une premièrereprésentation presque tous les spectateurs des loges seconnaissaient), on s’était occupé dans les balcons à examiner lalégitimité de certaines rimes, et quelques turbulents du parterres’étaient fait crier des paixlà ! à la porte ! et tout cela avait fait perdre plusieursdétails qu’il fallait avoir entendus pour bien comprendre la marche dudrame. D’un autre côté, un grand acteur qui seserait cru compromis s’il était arrivé à la fin d’une tirade sansrecueillir de nombreux bravos, avait récité toutes les siennes de façonà en obtenir tout juste cet effet vulgaire et matériel de forte etde piano,que de son temps Molière nommait déjà le tati tatou tatas !Et, en effet, les paroles n’y faisaient rien ; l’applaudissementprovoqué par ce moyen ne s’adressait qu’au chant de l’acteur. L’actrice en faveur avait accepté son rôle d’enthousiasme ; mais elles’était refroidie aux répétitions, parce qu’il lui en avait été offertun autre dans lequel il lui avait paru qu’elle brillerait davantage.Elle joua négligemment. Le premier acte fut reçu avec froideur ; à la fin même l’auteur crutentendre un coup de sifflet. Il en fit l’observation à un acteursubalterne qui lui répondit que c’était une erreur ; qu’il y avait dansla salle une porte de loge dont les gonds criaient à imiterparfaitement un sifflet. Il crut ce qu’il voulut ; l’acteur n’attenditpas sa réponse, et il fut dans le foyer rire de cette bourde avec sescamarades. La vérité était qu’un spectateur malintentionné avait déjà tâté lesdispositions du public afin d’agir ultérieurement selon le succès decette tentative. Il y eut un changement de décoration. Les amis de l’auteur profitèrentde l’entracte pour communiquer entre eux. Leur figure était allongée.Ça ne s’emmanche pas chaudement, disaient quelques-uns. C’est obscur,disaient d’autres. Les plus dévoués, sans rien contester de ces griefs,se contentaient de répondre : Attendons, ce n’est qu’un premier acte. Les rivaux du patient se faisaient de loin des signes qu’avec un peud’habitude on pouvait aisément traduire par ces paroles : Voilà unepièce qui ne paraît pas devoir nuire beaucoup à celles que vous et moiavons à produire. Une belle pensée bien exprimée, débitée avec feu par le personnage, futapplaudie avec fureur par les sous-lustriens ; devigoureux coups de sifflets protestèrent aussitôt contre l’admirationde commande que manifestait cette tourbe, et qu’elle semblait vouloirimposer aux honnêtes gens : « Ah ! pensa douloureusement l’auteur, il ya de la cabale ; on s’en prend même à ce qui est bien… et mes amis setaisent ! » Ses amis n’eussent fait que le compromettre davantage. A la fin de cet acte les mêmes sifflets se firent entendre ; et il n’yeut porte de loge à qui l’on pût les attribuer. L’auteur se tinttriste, honteux, dans un coin du théâtre, d’où il put voir les acteursrire et plaisanter entre eux. Peut-être ne songeaient-ils ni à lui ni àson ouvrage ; mais le malheur rend défiant et soupçonneux ; et il pensabien mal d’eux en ce moment. Il n’avait cependant pas encore perdu tout espoir. Une situation neuve,originale, était habilement mise en oeuvre dans son troisième acte ; ilosa compter dessus. Du neuf, de l’original, il faut que le publicparisien soit trois fois bien disposé pour l’accepter. Il ne craintrien tant que d’être pris pour dupe, et dès qu’il ne trouve dans samémoire rien à quoi il puisse comparer l’impression qu’il éprouve,c’est dans ce qu’il vient d’éprouver qu’il cherche une raison pouradmirer ou pour proscrire. Nous savons dans quelle disposition il se trouvait ; la situation futreçue avec des huées, avec des hurlements, des applaudissementsironiques cent fois plus insultants que tout le reste ; et, d’un communaccord, amis, ennemis, tous déclarèrent que l’ouvrage était détestable.Il n’y eut que les claqueurs qui restèrent constants dans leur bonnevolonté ; mais réduits à eux-mêmes, c’est-à-dire à un très-petitnombre, parce qu’ils avaient vendu les billets qu’on leur avait donnésle matin, ils ne purent rien d’utile pour leur malheureux commettant.Celui-ci, plus mort que vif, le front inondé d’une sueur froide, latête brûlante, le coeur bondissant d’une horrible fièvre, avait compristoute l’étendue de son désastre, j’oserais dire de son malheur. Lefruit d’un long travail était perdu en un instant ; et quelle pertecomparable à celle-là ! Ce n’est pas celle du cultivateur qui voit lagrêle anéantir ses moissons, du propriétaire dont un incendie dévore lademeure. Un intérêt compatissant manque rarement de venir au secours deceux-là : on les plaint, on les console ; l’opinion qu’on avait de leurintelligence, de leur habileté, ils ne s’en voient pas dépouillés parleur infortune. Le revers que je décris emportait tout. Car mon auteurn’est pas le spéculateur avide dont j’ai parlé, ni le fat qui manque àune noble et utile vocation pour une gloriole puérile. C’est un hommede lettres qui a besoin, comme le médecin, comme l’avocat, de voir seslabeurs honorés, et de recueillir le lucre qui doit y être attaché.Puis, messieurs, et vous surtout, mesdames, si bonnes, sicompatissantes ! songez à cet effroyable lendemain, à la terribletorture qui va se renouveler pour lui dans les journaux. On ne leménagera pas : Toutfaiseur de journal doit tribut au malin : on vous l’a dit,ou vous l’avez deviné. Et si vous n’avez pas eu le plaisir d’assister àce pilori, il faut bien qu’on en fasse une peinture aussi vive quepossible pour satisfaire aux exigences de votre curiosité. Du moinscela se passait-il ainsi avant l’époque que j’ai dite ; aujourd’hui, ilest possible que ce soit différent. Pour achever, pendant tout ce reste de représentation on n’écoutaitplus, on faisait du bruit, on riait, on s’amusait : c’était une orgie ;c’était le combat du taureau. On eût volontiers mis en pièces celui quiavait eu l’audace de manquer ainsi au public. Aussi, dès que la toileétait tombée, le nom de l’auteur était-il réclamé à grands cris. Nepouvant supplicier sa personne, il fallait au moins avoir son effigiepour l’outrager à loisir. Cela ne manquait pas. Un acteur se dévouait ;il s’en faisait même quelquefois un plaisir : le rideau se relevait,puis trois saluts, l’un à droite, l’autre à gauche (ce qui s’adressaitdans le temps au roi et à la reine), et le troisième en face, auparterre, à tout le monde : « Messieurs, la pièce que nousvenons d’avoir l’honneur (l’honneur !) de représenter devant vous, estde…. - « Non, non ! à bas, à bas ! » Et des siffleurs qui s’époumonaient, et des crieurs qui s’enrouaient,et de jolies dames qui les excitaient. Enfin, de guerre lasse, cethorrible charivari s’apaisait un moment ; et l’acteur en profitait pourlancer son annonce mortuaire : « *Monsieur N***.* » Quelquefois ce nom était si honorable, que ceux qui n’étaient pas dansla confidence, et qui n’avaient été malfaisants qu’à l’exemple desautres, en paraissaient frappés comme d’un regret. Quelques difficilesrecommençaient à donner de bruyants témoignages de leur mauvaisehumeur, puis l’acteur et le public, tous, se retiraient ; on venaittranquillement éteindre le lustre ; et un silence de mort s’emparait decette enceinte. Dans la rue, les amis de l’auteur, et surtout ses rivaux, endésespéraient avec des paroles pleines de charité chrétienne : « PauvreN*** ! j’en suis bien fâché pour lui : cela le tue ; il ne s’enrelèvera pas : il est coulé ! » Dans les loges où se déshabillaient les acteurs, c’était autre chose.On regrettait les frais de mémoire et de costume qu’on avait faits -Que cela est agréable ! maudit auteur ! Je n’en disais rien, mais j’aitoujours eu mauvaise opinion de cet ouvrage-là. - Moi aussi. - Moiaussi. - Moi aussi. Comme dit Beaumarchais : il y avait de l’écho. - Mais si cet ouvrage vous a paru si mauvais, pourquoi y avez-vous prisdes rôles ? Pourquoi l’avez-vous prôné si haut après l’avoir entendu ?- Il nous avait paru bien. - L’auteur est si adroit ! il lit avec tantd’art ! il met le jugement le plus sûr en défaut. - La lecture de sapièce vous avait donc fait de l’impression ? - L’impression la plusvive. Ce n’est qu’en étudiant nos rôles que nous avons reconnu que toutcela était de la surprise. - Faites cet aveu un peu moins haut. Si,dénué, de toutes les ressources qui sont en votre pouvoir pour produirel’illusion, comme le costume, la décoration, l’action, le puissantauxiliaire des interlocuteurs, vous n’êtes pas arrivés à séduire lepublic comme vous avez été séduits vous-mêmes, ce n’est pas que lapièce manquât de cette vertu, c’est que vous l’en avez privée ; c’estque vous avez mal joué. Règle générale : quand l’émotion peut résulterde la lecture, à bien plus forte raison doit-elle résulter de lareprésentation. Tout comédien qui nierait cela déclarerait qu’il ignoreles premiers éléments de son art. Mais vous jouez chacun à votre guise,sans égard pour ce que réclame l’ensemble qui est le premier effetauquel vous deviez tendre. Il arrive de là, qu’à vous prendreindividuellement, vous avez pu être tous excellents ; mais que lareprésentation a été décousue, froide, fastidieuse ; et de cela, c’esttoujours l’auteur que vous en rendez responsable. Cependant si vousaviez joué comme il avait lu, vous eussiez sans doute produit sur lespectateur l’effet qu’il avait produit sur vous ; et son ouvrage eûtété applaudi : celui qu’on a sifflé est le vôtre. Ainsi parlait quelquefois un critique aux acteurs d’une pièceaccueillie comme je viens de dire. Mais ils s’en moquaient ; et cela neremédiait pas au mal qu’ils avaient fait à l’auteur, audécouragement où ils l’avaient jeté. Voilà ce que c’était qu’une première représentation ; et voilà àtrès-peu de chose près ce que ce sera encore dès que la confiance et latranquilité seront revenues parmi nous (si jamais elles y reviennent).Car le théâtre n’est pas perdu à jamais comme le prétendent quelquesesprits chagrins ; et notre nation est trop sensible à l’attrait desbeaux-arts pour répudier si brutalement le plus attrayant de tous. Aujourd’hui la préoccupation nous y fait prendre moins d’intérêt, etnos premières représentations se passent assez tranquillement. Il n’y aplus de succès d’enthousiasme ni de chutes éclatantes. Quelques auteursexploitent le scandale, les noms propres, la politique. Il faut aller,il faut vivre. Mais tout cela n’étant pas la vraie matière du drame, onreviendra, dès qu’il y aura lieu, aux passions, aux vices, auxridicules généraux. Espérons que nous n’attendrons pas long-temps cettebienheureuse régénération, et qu’au sein de la paix et de la félicitépublique, nous pourrons encore attacher quelque importance àl’événement d’une première représentation. _______________ (1) LambertSymnel et leGénéreux par vanité. . MERVILLE. |