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MERVILLE(1785-1853) : Lavie de café(1832).
Saisie du texte et relecture :S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (08.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome neuvième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 415 p.; 22 cm.
 
Lavie de café
par
Merville

~*~

Avant de dire au lecteur (que ce titre étonne peut-être un peu) ce quec’est que la vie de café, il convient de lui dire deux mots des caféseux-mêmes. Ces établissements succédèrent aux cabarets fréquentés, sousLouis XIV, par la jeunesse élégante de Paris. Le siècle était dévot,guerrier ; il aimait les arts ; la cour de France était la plusbrillante, la plus polie de l’Europe ; et, à Paris, les jeunes gens,les femmes s’enivraient ! Il y avait certainement dans ce phénomènemoral quelque chose qui tenait de la Fronde et qui menait à la Régence.

Un de nos ambassadeurs en Espagne, espèce de Lucullus au petit-pied,nous avait, sous le règne précédent, apporté le tabac, production desIndes occidentales ; un autre agent diplomatique, un envoyé del’Arménie, nous apporta le café, dont il se faisait depuis des sièclesune grande consommation dans le Levant.

Le premier lieu où l’on se réunit pour savourer la liqueur nouvelle,fut, dit-on, ouvert dans le voisinage du Pont-Neuf, sur la rive droitede la Seine, par un homme appartenant au bienfaisant Arménien : cethomme, digne d’être signalé au souvenir et à la reconnaissance de lapostérité, se nommait Pascal.

Sa maison ne fut fréquentée, dans les commencements, que par un petitnombre de voluptueux de bonne compagnie. Ils y ajoutaient les délicesd’un entretien animé, que n’altéraient ni la crapule, ni l’hébêtementdu cabaret. Le café active la circulation des humeurs ; il féconde lapensée ; le vin irrite l’estomac, engourdit les sens, et abrutit. On netarda guère à déserter le cabaret pour le café. Mercier, quand ilécrivit son Tableau de Paris, évaluait déjà le nombre de cesétablissements à six ou sept cents ; on assure qu’aujourd’hui il y en aplus de trois mille.

Avant l’introduction du café dans notre vieux Paris, il y avait desdébauchés, des désoeuvrés qui menaient ce qu’on pouvait nommer alors lavie de cabaret ; et, entre cette sorte de gens, il en est plusieursdont les noms même sont venus jusqu’à nous : les Civrac, les Sablé, lesChapelle, etc. On sait leurs querelles, leurs grossiers propos, leursextravagances ignobles. L’heureux caprice qui mit le café à la mode fitjustice de tout cela. L’avantage de conserver sa raison dans desréunions dont le plaisir était le principal attrait, donna à cesréunions du calme et de la décence ; les entretiens exigèrent quelquesuite, quelque attention, du choix surtout, puisqu’on ne parlait passeulement à ses intimes, mais à des étrangers, et devant des étrangers.Je ne sais si je me trompe, mais le rapide progrès de notreintelligence politique me paraît dater de l’ouverture des cafés àParis. « On y bavarde sur la Gazette, » dit Mercier.

On sait ce qu’ont été les cafés pendant nos phases révolutionnaires.

A l’imitation de la capitale, nos villes de provinces se hâtèrentd’avoir de ces lieux de conférence ; et les idées nouvelles serépandirent, et l’esprit public se forma. C’est aujourd’hui uneconquête faite depuis long-temps, une possession imprescriptible qu’onne peut plus nous ravir.

Et qu’on ne compare point, sous ce rapport, le cabinet de lecture aucafé. Le cabinet de lecture formé, avec son atmosphère soporifique, etson pesant harpocratisme, se refuse essentiellement aux communicationsde la pensée ; le café les provoque. Que l’émeute s’engendre ; quel’imperceptible frémissement qu’elle excite avant d’être saisissablesoit remarqué par quelque observateur exercé, ce n’est pas dans uncabinet de lecture qu’il en court donner avis ; ce n’est pas chez lui ;c’est au café, à son café où il est sûr de rencontrer ses amis ; à son café où il lit ses journaux, où il cabale comme électeur etcomme garde national. Quel point sert de ralliement aux premiersretentissements du rappel ? où va-t-on prendre langue, s’encourager, secompter ? C’est au café. Pas un des trente mille citoyens qui suivirentle général Pajol à Rambouillet n’arriva dans les rangs sans avoir passépar le café ; tous y avaient vidé militairement la bouteille de bièreou le petit verre d’absinthe. C’est dans les salons que se font lescandidats à la législation, les ministres, les présidents du conseil,tout le système politique du moment : mais si la sanction des cafésmanque à ces arrangements, rien ne s’accomplit : c’est dans les cafésque germent, mûrissent et naissent les commotions qui changent etdéplacent tout dans l’ordre social.

Les cafés méprisaient le Directoire, et le 18 brumaire se fit sansobstacle ; Marengo, miracle moins admirable sans doute que ceux deMontenotte, Mondovi, Arcole, et Rivoli, Marengo jette un éclat dont lescafés sont éblouis ; la République est roulée, empaquetée, reléguéedans un coin du garde-meuble national, sans que personne songe àinquiéter le moins du monde l’audacieux soldat qui se ceinteffrontément la tête de la couronne des despotes. Mais le sucre devientcher ; la demi-tasse double de prix ; si quelqu’un rit de la bettesubstituée à la canne de Saint-Domingue, de La Martinique, et de Moka,l’imprudent est aussitôt mandé devant monsieur le conseiller-d’état,préfet de police, après avoir passé par la salle Saint-Martin ; lesnaïfs et libres entretiens deviennent dangereux ; il n’y a plus desûreté au café ; le calme règne, mais les têtes expérimentées prévoientun orage prochain. Mallet, qui a compris la situation, veut la mettre àprofit ; un grain de gravier roule sous son pied, et c’est celaseulement qui le fait échouer. Les cafés rient de sa conspirationd’écolier. On n’entreprend rien pour le sauver de la peine qu’il aencourue ; mais on parle de son courage et d’une réponse pleine defierté et de profondeur qu’il adressa à ses juges. Napoléon ! Napoléon! fais en sorte de n’avoir rien à demander là ! L’incendie de Moscouforce nos soldats à affronter des frimas inaccoutumés, imprévus ;l’empereur n’a plus d’armée ! Le 29e bulletin est lu dans les cafés ;il y répand la stupeur. Quelques mots sont hasardés sur l’infortune detant de braves défenseurs de la patrie, et sur la folle ambition deleur chef. Celui-ci revient à quelques jours de là ; il entre dans lacapitale le soir, furtivement. Tout Paris le lendemain est informé deson retour, et des circonstances insolites qui l’ont accompagné. Un jeude mots circule dans les cafés : « Voilà la première fois, dit-on,qu’il revient de la boucherie sans réjouissance. » Et cette trivialitéest l’arrêt de proscription du conquérant. Il peut faire de nouveauxprodiges, il peut étonner de nouveau le monde par des combinaisons plusmerveilleuses que celles qui l’ont placé au premier rang des hommes detous les siècles passés ; les cafés en font leur jouet ; c’est unechute dont il ne se relèvera pas.

Les cafés ont vu passer, tête couverte, le convoi de Périer ; ils ontsuivi solennellement le convoi de Larmarque. Il leur a pris fantaisiede renverser les barricades le lendemain du jour où ils n’avaient pastrouvé mauvais qu’on les élevât. S’ils eussent cédé à une autreinspiration, qui saurait dire ce que nous serions aujourd’hui ?

Les Saints-Simoniens ont publié un journal ; ils ont ouvert unétablissement où ils se sont donnés en spectacle, où ils ont essayé defaire ce qui ne se fait plus ; ils vont à la guinguette, ils boivent,mangent, dansent avec les ouvriers ; ils ne font aucun progrès ; lescafés ne sont pas pour eux ; l’église française y est en meilleurprédicament ; l’église française pourrait réussir.

    L’importance des cafés est incontestable.
    Maintenant, qu’est-ce que la vie de café?
    Y a-t-il des gens qui vivent au café ?
    Comment y vivent-ils ?

Ces questions, je me le suis faites le jour où l’éditeur du livre des Cent-et-Un m’a demandé un chapitre là-dessus. Je me suis mis en quête; et voici le résultat de mes investigations.

Outre les passants, les pratiques volantes, ce qu’en terme de regrat onnomme le casuel, chaque café a ses habitués : quelques-uns quiviennent, le matin, prendre à la hâte du café au lait ou du chocolat ;le plus grand nombre, après-dîner, pour le régal. Le régal se composede la demi-tasse et du petit verre pris chacun séparément, ou mêlésensemble, ce qui, alors, se nomme gloria. On sait que ce mot estlatin, et qu’il signifie hommage à Dieu, ou béatitude céleste. Parmiles consommateurs de ce divin breuvage, il y en a de plus raffinésencore : ceux-ci, après avoir versé avec une extrême précaution leureau-de-vie sur la chaude décoction de Bourbon ou de Martinique dont ilsont commencé par humer à peu près le tiers, enflamment, au moyen d’uneallumette de papier, l’alcool précieux qui est demeuré à la surface. Unmorceau de sucre, soutenu au-dessus de la flamme, dans la petitecuiller qui accompagne toujours la demi-tasse, tombe, par l’effet de lachaleur, à l’état de caramel, et est versé goutte à goutte dans laliqueur qu’il fait frissonner. Il n’y a pas de règle pour le temps quedoit durer cette combustion : chacun suit à cet égard son goût, soninstinct. Et il est vrai de dire que la plupart du temps le hasard endécide. L’air s’introduisant brusquement à l’ouverture des portes, ouagité par les allées et venues des garçons et des consommateurs, y metsouvent un terme anticipé : petite contrariété dont un habitué de café,naturellement philosophe, se console aisément.

Les pratiques du matin ont jeté un coup d’oeil rapide sur la partieofficielle du Moniteur, car par le temps qui court, nul n’est assuréde ne se pas trouver à l’improviste pair de France ou décoré de laLégion-d’Honneur, et il est prudent à chacun de se tenir en mesure pourles félicitations. Les consommateurs de l’après-dînée s’arrachent lesautres journaux. Ils s’inscrivent, les font retenir par les garçons, enseconde main et même en troisième. Il y en a tels parmi eux qui ne sefont grâce d’aucun et qui attendent même héroïquement Messager,Gazette, Nouvelliste et toutes les autres feuilles du soir pour yprendre un avant-goût de ce qu’ils retrouveront le lendemain dans leConstitutionnel, dans les Débats, dans la Quotidienne, dans leNational, dans la Tribune, etc., etc., etc. Et cependant ces genstrouvent encore moyen de faire à la traverse de tout cela la classiquepartie de domino, et ils n’en meurent pas, et ils sortent régulièrementavant minuit, ayant conservé assez de sens et de facultés pour seconduire et ne se point égarer en retournant chez eux : ils sontrobustes.

Ce n’est cependant pas encore de ceux-là qu’on dit qu’ils vivent aucafé : cela s’entend d’une autre espèce ; et d’ailleurs on ne vit pasdans tous les cafés. Ceux où l’on vit sont ceux où l’on mange, où l’ondéjeune à la fourchette. Quand vous lisez sur les vitres d’un café : Glaces, sorbets, riz au lait, punch, déjeuners chauds et froids,soyez persuadés qu’il y a là une société, une coterie, un nucleus debons vivants ou viveurs qui ne désemparent point et qui sont toujoursau moins représentés par quelques-uns des leurs, depuis l’ouverturejusqu’à la clôture de l’établissement, et souvent même beaucoup après.Car dans ces cafés qui annoncent des déjeuners chauds et froids, il y aaussi des dîners et des soupers.

Les habitués, qu’on nommerait mieux familiers, sont pour la plupart dutemps des gens de lettres : auteurs dramatiques, romanciers oujournalistes, auxquels s’adjoignent quelques libraires. Leursentretiens curieux, animés, le contraste commun de leur langage actuelet du ton de leurs écrits, sont un attrait pour beaucoup de personnes.Il y en a d’heureuses qui parviennent à faufiler avec eux. Leurintimité est ravissante : on n’y retrouve ni la morgue théoricienne, nil’intolérance de l’esprit de parti. Plus d’un bon mot sur la brancheaînée y sort d’une bouche carliste ; plus d’une critique dujuste-milieu, de celle d’un subventionné. Le républicain a peut-être unpeu moins de laisser-aller sur les choses de son opinion ; mais il necompte point de triomphateur parmi les siens, et il sait, par uneexpérience moins familière aux deux autres, que la police déjeune etsoupe quelquefois au café. Mais il se dédommage sur d’autres sujets.

Ils ne sont pas tous jeunes, mais tous sont gais et insoucieux del’avenir. Du moins est-ce l’idée que s’en fait naturellement quiconquene les voit que là. Il va sans dire qu’ils sont célibataires : ilserait fort mal à des gens mariés de vivre comme ils le font, encoreque de leur part ce genre de vie n’ait rien d’essentiellementrepréhensible.

« Tel homme, disait autrefois Mercier, arrive au café sur les dixheures du matin, pour n’en sortir qu’à onze heures du soir. Il dîneavec une tasse de café au lait et soupe avec une bavaroise. »

La vie de nos gens est plus substantielle. Il y a bien encore depauvres diables qui passent leur journées au café, faute d’avoir undomicile où ils puissent faire autre chose que dormir. Le café au lait,la bavaroise ou le bol de riz font aussi leur nourriture la plusordinaire. Ils lisent les journaux pour passer le temps, et dans leslongues soirées d’hiver ils se chauffent, ils assistent, sous la vivelumière du gaz, à des parties de dames, d’échecs, de dominos, petitsdrames où les péripéties et l’intérêt ne manquent peut-être pas quandon n’y est pas condamné comme aux travaux forcés. Mais avoir, etn’avoir que cela, tous les jours, avec le même détail et les mêmescirconstances, le même dialogue, les mêmes tropes ridicules etstéréotypés depuis que notre langue est, comme on dit, fixée :vraiment, malgré le café au lait et la bavaroise, cela ne peut pass’appeler vivre au café, mais bien plutôt y mourir, y sécher sur pied.Ce n’est pas là l’histoire de nos gens.

Ils n’arrivent guère, le matin, au café avant onze heures. Unecôtelette, une aile de volaille, des oeufs au miroir, la tranche émincéede roquefort, un fruit, un carafon de beaune, tel est à peu près lemenu du déjeuner. Le lieu rend la demi-tasse indispensable ; après quoivient la liqueur, l’eau-de-vie, le rum, le kirsch, l’esprit-de-vin soustoutes les formes possibles. C’est le moment des élans du coeur et desinspirations et de libations, à la traverse desquelles le maître del’établissement sait toujours jeter adroitement une nouvelle, un ondit, un cancan. On s’étonne, on rit, on s’exalte. Rien ne nous rendcontents de nous-mêmes comme la médisance qui ôte un peu de valeur àautrui ; et le comptoir sait ce que cela rapporte. Ce n’est pas queparmi ces habitués tout le monde paie bien exactement ; mais lescomptes sont tenus de sorte qu’en perdant un tiers, le maître gagneencore de quoi payer son loyer et les gages de ses garçons, défrayer satable, entretenir son ménage et son établissement, et se retirer unbeau jour, après avoir vendu son fonds et sa clientelle, dans quelquejolie propriété de campagne, où lui et les siens vivent heureux,tranquilles, et, comme ils disent, considérés.

Dans toute vie régulière, le dîner, après l’intervalle hygiéniquementvoulu, succède au déjeuner. Or, après ce premier repas, fait avec unetempérance si exemplaire, nos amis jouent le suivant aux dominos, aprèsquoi ils se dispersent pour faire un tour de promenade et gagner del’appétit. Quelques-uns flanent sur les boulevarts ; d’autres vonttuer le temps à la bourse ou à la Tente (1) ; d’autres enfin seretirent dans leur cabinet, où, encore chauds de leurs émotions, ilstravaillent, composent, écrivent ces pages qui nous enchantent.

Nul d’eux ne se pique d’arriver bien ponctuellement à l’heure durendez-vous, mais peu y manquent absolument ; et avant que les théâtressoient ouverts, tous sont à peu près réunis. Tous intimes d’ailleurs,les premiers et les derniers venus s’apparient aisément. Généralementon dîne très-mal au café, et cela coûte fort cher. Le maître sachantqu’un mot imprévu peut entraîner tous ses hôtes hors de chez lui, faittoujours ses provisions en hésitant : de sorte qu’il ne faut point luidemander ce qu’on veut, mais se contenter de ce qu’il a. Du reste, sonvin est excellent et son cuisinier habile homme, homme du premiermérite. Puis on n’est pas là en gastronome, en glouton : on y savoureune nourriture spirituelle qui ne se couche sur la carte d’aucunrestaurateur. « Les morceaux caquetés disait Piron, sont ceux quidigèrent le mieux. » Et nulle part on ne caquette les morceaux comme aucafé.

On se prépare de nouveau : il faut aller entendre la chanteuse à lamode, bâiller à quelque drame historique, ou se lamenter à quelquecomédie-vaudeville tirée du recueil des causes célèbres. On conçoit queles travailleurs vont encore mettre le temps à profit.

Entre onze heures et minuit, les amis se retrouvent encore. Chacunapporte sa provision de scandales publics et privés. Tout cela se meten commun et fournit aux frais d’un entretien plus piquant, plus animéque les précédents, et qui a lieu à huis-clos. Souper n’est qu’unprétexte : il y a peu de mangeurs ; mais on fait du punch, on boit duchampagne.

Quiconque a vu cela de près et d’un oeil observateur a pu se faire unejuste idée de l’état moral de notre société. La galanterie a peud’accès dans les propos de ces hommes pleins de sève. Les aventuresgalantes révoltent la sévérité de nos moeurs, car nous avons des moeurs.La licence érotique était le caractère de la régence et du règne qui lasuivit. Le corps social était malade d’inflammation alors ; aujourd’huiil tombe d’atonie. Les vicieux étaient effrontés, mais leur effronteriesemblait venir du besoin de secouer une honte qu’ils sentaient et quileur était insupportable : ainsi rit un malfaiteur attaché au poteau.Dans l’orgie sans excès dont je parle, chacun se maintient calme,indifférent. Au temps des mauvaises moeurs privées, il y avait unepudeur publique ; aujourd’hui que les moeurs de famille sontincomparablement meilleures, c’est la morale, c’est la conscience detous qui fait défaut. Sous Louis XV l’indignation s’exhalait partout,sur la place publique, dans les entretiens intimes. Les milicesalsaciennes criaient Hure ! (2) à une Châteauroux ; les femmes deParis, bourgeoises et harengères, disaient : la Pompadour, la Dubarry.Eh bien ! entre mes jeunes gens, éclairés, ardents (leurs écrits enfont foi), on parle de vénalité, de trahison en riant. S’il est jetédans la conversation que tel a fait faux bond à ses amis, qu’il vadésormais se mettre en ligne contre eux, croyez-vous que les figuress’enflamment, qu’il y ait des soubresauts sur ces tabourets de café ;que les poings se ferment et que les voix crient anathème ? Point : ontend son verre sous le siphon du champagne ou sous la cuiller qui versele punch brûlant, et en savourant la liqueur, on demande combien un tela gagné au saut-de-carpe qu’il a fait ; et si la somme est honnête,personne ne s’avise de prononcer que l’action ne le soit pas. On écriracontre lui ; mais si on le rencontre on lui touchera la main. Leséloges, les critiques que l’on fait des hommes et des choses ne partentni d’un meilleur principe, ni d’une conviction plus ferme. Cependant lepublic s’aperçoit de cela. Les prêtres, en ne lui cachant pas leursvices, l’ont dès long-temps rendu irréligieux. Quelle foi aura-t-ilmaintenant si ceux à qui il demande une conviction quelconque, luimontrent qu’eux-mêmes n’en ont aucune ?

La vie de café ne produit pas cela ; mais elle me fournit l’occasion dele constater... ou de le redire après beaucoup d’autres, et je le faispour valoir ce que de raison. Le seau d’eau qu’on porte à un incendien’est pas capable de l’éteindre sans doute ; mais en le portant ondonne ou l’on suit un bon exemple qui sera encore imité ; de lamultiplicité des secours peut naître la fin du désastre ; et c’est cequ’il faut toujours espérer.


MERVILLE.

(1) Fameuxcabinet de lecture situé au Palais-Royal.
(2) Catin.