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MONSAINT : Considérationssur le principe malfaisant du tabac (1866). Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (05.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : Norm850) de l'Annuaire des Cinqdépartements de l'ancienne Normandie publié parl'Association Normande à Caen en 1866. sur le Principe malfaisant du tabac par M. Monsaint, Membre de l'Association normande. Jamais, à aucune époque, il ne fut plusnécessaire, peut-être, d'apporter une surveillance activesur tout ce qui est destiné à entrer dans lerégime alimentaire ; car il n'y a pas un aliment nouveau quin'ajoute ou ne retranche au caractère de l'individu qui en faitusage. Il agit sur l'esprit, modifie la manière de penser, desentir ; il n'y a pas un aliment qui n'apporte avec soi quelquemaladieou qui ne soit propre à la guérison de quelqu'autre. Mais, laissons de côté ces considérations pour passerimmédiatement à l'étude d'une substance qui joue,depuis trop longtemps, un rôle important dans l'économieanimale : à l'étude du tabac, que tout le monde prise,fume, mâche ; avec lequel une multitude d'individuss'empoisonnent et laissent leurs enfants s'empoisonner. Le principe malfaisant du tabac, Nicotianatabacum, est connusous le nom de nicotine etest un des poisons les plus violents. Les semences de tabac ont été apportées enFrance, en l'année 1560, par Nicot, ambassadeur près laCour de Portugal. De là est venu à la plante le nom de nicotiane. On l'a aussi nommée Herbeà la Reine, a cause deCatherine de Médicis, à qui l'ambassadeur fitprésent de semences. Un savant chimiste (1), né àSt-André-d'Hébertot, aux environs dePont-l'Évêque, a fait, il y a quelque quarante ans,l'analyse des feuilles de nicotianeet en a retiré del'albumine, du surmalate de chaux, de l'acide acétique, dunitrate et du muriate de potasse, du nitrate d'ammoniaque ; unematière rouge, soluble dans l'eau et dans l'alcool ; enfin , unprincipe âcre, volatil , incolore, soluble dans l'eau et dansl'alcool, auquel on doit attribuer les propriétésenivrantes et vireuses du tabac. La science moderne abaptiséce produit du nom de nicotine. Les expériences faites sur les animaux nous montrent quecette substance peut être classée au rang des poisons lesplus délétères, au rang de l'acide prussique !Sa violence, dit le Dr Meker, « ne peut êtrecomparée qu'à celle de l’acideprussique. Elle produit,sur les animaux, les phénomènes les plus remarquables ettue à la dose de quelques gouttes, ainsi que nous nous en sommesassuré par une foule d'expériences. » (Bulletin del'Académie des Sciences, t. X, p. 569.) Un grand nombre d'expériences ont étéfaites à ce sujet ; nous pourrions les analyser facilement ici,mais nous aimons mieux rapporter les principales : « On a fait une petite incision,au-dedans de la cuisse gauche, sur un chien de forte taille et bienportant. La peau a été soulevée etdécollée dans l'étendue de quelquescentimètres, en évitant de faire couler le sang. On y adéposé trois petites gouttes de nicotine. L'impressionn'a pas paru douloureuse ; l'animal ne s'est pas agité aumouvement du contact. Au bout de deux minutes, la respiration s'accélère toutà coup et devient gênée anxieuse; les pupilles sontdilatées. Au bout de trois minutes, il se met à tournersur lui-même en chancelant, comme dans l'ivresse ; il s'appuiecontre le mur pour éviter de tomber et reste calme, immobile,les pattes écartées. Au bout de onze minutes, grandeagitation, expression de malaise, tremblement des cuisses, effortscontinuels pour vomir et qui amènent des mucositésblanchâtres. Chaque vomissement paraît suivi de soulagement; enfin ; une heure quinze minutes après que la nicotine aété déposée sur la plaie, l’animal estdebout, dans un coin, et semble remis de ce qu'il aéprouvé. » Redi passe pour avoir fait les premièresexpériences sur le tabac, chez les chiens. Il lui suffisait derâper une petite quantité de feuilles sèches decette plante et de la faire prendre, incorporée dans un aliment;pour causer des vomissements aux animaux sur lesquels ilexpérimentait. Il fit périr promptement des poules enleur faisant paser vivement, sous la peau, un fil trempé dansl'huile empyreumatique de tabac. Une vipère, à laquelle on donna quelquesgouttes du même produit, périt, promptement dans lesconvulsions; une grenouille, qui avait avalé une seule goutte dece poison, mourut au bout d'une minute à peine. On sait que le fameux poète Santeuil, auteur deplusieurs hymnes sacrées qui le disputent, pour l'expression etl’élévation de la pensée, aux plus belles odesd'Horace, mourut pour avoir bu un verre de vin dans lequel on avaitintroduit du tabac ! Odieuse plaisanteries, trop souventrenouvelée aujourd'hui, et dont les suites ont étépresque toujours funestes. Marschall-Hall cite un jeune homme qui, aprèsavoir fumé 17 pipes, coup sur coup, fut pris d'accidentstétaniques, avec dilatation énorme de la pupille, etfaillit mourir dans les convulsions. Le Dr Helving raconte l'histoire de deux jeunes gens qui avaientfait le pari de fumer le plus grand nombre de pipes possible et furentpris de convulsions et périrent. Murray rapporte que trois enfants furent affectés devomissements et de vertige et moururent en 24 heures, au milieu deconvulsions, pour avoir eu la tête frottée avec un onguentde tabac. Un ouvrier, qui s'était endormi sur un tas de feuilles decette plante, à la manufacture de Paris, passa promptement dusommeil a la mort. Le Dictionnaire des sciencesmédicales cite une jeunefille qui fut frappée de mort pour s'être reposée,fort peu de temps, sur des sacs de tabac. Il est vrai que ces faits ne sont que des exceptions, mais ilsservent cependant à faire connaître la force destructivede la nicotine. Si l'on dépose quelques gouttes de nicotine sur desorganes qui possèdent des nerfs du sentiment, ou sur ces nerfseux-mêmes, il se produit des douleurs excessivement vives qui semanifestent , chez l'individu , par des cris et des mouvementsconvulsifs. Chez l'homme, la nicotine, mêmeétendued'eau, produit une impression douloureuse sur les partiesdénudées, telles que les lèvres, la langue et lamuqueuse de l'œil. L'effet de ce poison sur la moëlleépinière, d'après M. Rambosson, qui nous a fournila plupart de ces faits, est remarquable. Les animauxempoisonnés éprouvent des tremblements du corps et desmembres; ils se relèvent pour retomber sur le ventre ou sur lesflancs; ils poussent des cris plaintifs, et leurs convulsions ontquelque chose qui ressemble à des attaques de tétanos. L'action de la nicotine doit donc être effrayante dans seseffets, et si l'on peut être étonné de quelquechose, ce n'est pas des désordres funestes déjàobservés, mais plutôt de l'espèced'innocuité qu'elle semble avoir sur certains fumeurs. Pour l'édification du lecteur de cet article,résumons succinctement ce que les hommes les pluscompétents ont rapporté sur ce narcotique fameux. Tout le monde sait que ceux qui commencent à fumeréprouvent des nausées , des maux de coeur , desvomissements, etc. ; mais, en général, on s'habitue al'usage du tabac. Les jeunes fumeurs sont pâles et maigres ;la nutrition ne s'exerce pas complètement chez eux, surtoutlorsqu'ils se mettent à fumer dans les circonstances les plusnuisibles à leur santé ; c'est-à-dire avant ouaprès leur repas. Chez les fumeurs de profession, l'appétit ne peutêtre excité que par des metsde haut goût, et lesinflammations chroniques de l'arrière-gorge et des voiesrespiratoires sont, dit-on, communes chez ces individus. Le Dr Morel, dont nous avons consulté l'excellentouvrage sur les dégénérescences,ajoute, avecraison, que l'habitude de fumer existe rarement isolée : que lesfumeurs se livrent à des libations énormes debière, de vin et d'eau-de-vie, et qu'ils ne semblentéprouver de plaisir qu'à fumer en commun dansl'atmosphère fétide et viciée des tabagies.Ajoutons à cela : la science qu'on préconise, lalittérature, la physique, la chimie, l'astrologie ne pourrontrien faire pour le bonheur d'individus placés entre lepetit-verre et la pipe ! Tous les jours, on découvre de nouveauxdésastres dus à l'action délétère decette stupide solanée qu'on nomme Tabac. Il y a déjà quelque temps M.Beau a communiqué a l'Académie des sciences un savanttravail, dans lequel il fait remarquer que la fumée de tabac estune des causes de l'angine de poitrine.Citons, ici, deux outrois exemples : Un rentier, d'une soixantaine d'années, passe la plusgrande partie de la journée à fumer. Depuis un moisenviron, il éprouve souvent, pendant la nuit, des palpitationsdu cœur, accompagnées d'oppression et de douleurs s'irradiantvers les épaules. Il cesse de fumer: les attaques nocturnesdisparaissent et, en même temps, les fonctions digestivesdeviennent meilleures. Au bout de trois mois, il revient àl'usage du tabac, et les attaques se montrent de nouveau. Il met enfincomplètement de côté l'usage du tabac, et lesattaques d'angine se dissipent pour ne plus revenir. Un diplomate étranger, qui fumait beaucoup et quiétait affaibli, malgré l'apparence de sa belleconstitution, est pris, dans la soirée, en rentrant dans sonhôtel, d'une attaque d'angine, avec pouls petit, mainsglacées, apparences cholériques ; il s'endortà 11 heures et se réveille, le matin, à 5 heures;il était à fumer, dans son fauteuil, quand il meurt toutà coup. Un Contrebandier s'étant entouré le corps defeuilles de tabac, pour se garantir du froid, la température etla sueur produites par la marche ont déterminé uneabsorption qui a produit les symptômes les plus graves. Le tabac a aussi une influence sur la vue et la mémoire.Il n'y a pas longtemps, dans une communication à laSociété médico-pratique de Paris, M. Sichel,a affirmé qu'il avait acquis la conviction que peu de personnespeuvent consommer, pendant un temps considérable, plus de 20grammes de tabac par jour, sans que leur vision, et souvent mêmeleur mémoire ne s'en trouvent affaiblies. Il a vu, entre autres,un homme d'une quarantaine d'années, devenu complètementaveugle par l'abus du tabac, et qui a été radicalementguéri par un traitement modéré et par la cessationde cet abus. Plusieurs auteurs prétendent que l'abus du tabac est loind'être sans influence sur le développement des affectionsmentales. Il n'est que trop probable qu'une foule de naturesd'élite s'abêtissent et tombent dans la vulgaritédu commun des mortels, grâce à ce narcotique stupide dontl'abus est caractéristique chez les enfants de fabrique, chezles élèves des lycées, des écoles de droit,de médecine et du quartier Latin. Le cigarre et la pipe, dit le Dr Véron dans ses Mémoires, ont une influencequ'on ne peut contester.L'habitude du cigarre en crée le besoin ; il en est du cigarrecomme de l'opium, comme du vin, comme de l'eau-de-vie, comme del'absinthe. Il faut conclure que le cigarre exerce une action vive,profonde sur tout l'appareil digestif, et plus encore sur tout lesystème nerveux. Cette action puissante ne peut qu'êtredélétère. Il est certain que les maladies de la moëlleépinière sont aujourd'hui plus fréquentes quejamais. Royer-Collard, l'austère président de la Chambredes députés de 1828, Royer-Collard n'innocentait pas lecigarre du mal dont il souffrait et auquel il a succombé. Un grand fumeur, le comte d'Orsay, mourut aussi d'une maladie dela moëlle épinière. Le Dr Bretonneau, de Tours, futappelé auprès de ce noble personnage qui se plaignait demaux de coeur, de palpitations, d'une fatigue excessive dans lesmembres. « Vous devez fumer douze ou quinzecigarres par jour, lui dit le docteur ! » - C'est toutau plus si j'en fume dix, répondit le patient. «-Eh bien! reprit le docteur, fumez moins. Si vous le pouvez encore,abstenez-vous de la funeste habitude du cigarre, et vous ferez cessercet ensemble de symptômes de faiblesse etd'énervation. » Le comte d'Orsay supprima leçigarre et revint, peu de temps après, à lasanté. L'abus du tabac est susceptible aussi, selon le DrFriquet, de produire une surdité rebelle. Souvent, les deuxoreilles sont affectées en même temps; il n'est pas rare,dit ce docteur, de trouver, en même temps que la surditéchez les fumeurs, quelque autre organe des sens affaibli ou perverti. La Gazette des Hôpitauxfaisait remarquertrès-judicieusement, il y a quelque temps, que, lors mêmeque le tabac pris a petite dose ne semblerait pas avoir d'effetimmédiat, il ne répugne pas de croire qu'il pourrait bienavoir, avec le temps, sur l'économie animale ou mêmeseulement sur le caractère, tel effet spécial qu'ilserait assez difficile de préciser, mais sur lequel il est bond'attirer l'attention des observateurs. On étudie l'action sur l'économie de l'air,des eaux, dont on subit longtemps l'influence, sans se douter deseffets qu'ils sont capables de produire ; pourquoin'étudierait-on pas de même les effets de la fuméede tabac, cette atmosphère que se fabriquent à plaisir,et où vivent pendant longtemps les fumeurs de profession? On doit soupçonner tout naturellement qu'une substancenarcotique de sa nature, un diminutif de l'opium, doit agir lentementsur l'intelligence et l'engourdir d'une manière en quelque sortechronique, bien qu'elle paraisse la stimuler passagèrement,comme l'affirment les fumeurs. La preuve est certainement fort difficile à donner,soit parce que bon nombre de fumeurs sont doués d'uneintelligence native supérieure; soit parce que le changementarrive peu à peu et sans que l'individu s'en aperçoive. Mais il parait impossible d'user habituellement d'unesubstance qui est incontestablement un des poisons les plus violentsque connaisse la chimie, sans que de graves désordres dansl'individu n'en soient la suite. On observe que les fumeurs, pour la plupart, ont l'airennuyé, l'air blasé, une tendance habituelle à laflânerie, à l'oisiveté, à l'apathie et ausans-gêne. C'est au sein ou au sortir del'atmosphère enfumée des estaminets que l’on peutétudier à son aise le type de ces dispositions morales,ou bien encore sur certaines voies publiques où cette mauvaisehabitude sociale est passée à l'état de mode. C'est là aussi que l'on rencontre de cesmal-élevés qui semblent avoir perdu, dans la jouissancede leur idole, le plus vulgaire sentiment des convenances et n'ont pashonte de laisser tomber sur les passants leurs bouffées detabac, le résidu de leur pipe, leur allumette enflammée,ou encore le bout fumant de leur cigarre. Combien d'incendiesallumés par un cigarre mal éteint et imprudemmentlancé le long de la lisière d'un bois ou dans uneécurie, par un palefrenier empâté, comme cela estarrivé, il y, a quelques années, sur la place St-Louis,à Elbeuf ! Sans doute, il y a de nombreuses et honorablesexceptions. Tous ceux qui fument ne sont pas ainsi, n'ont pasété élevés dans les tabagies. Le bonesprit, l'éducation compensent et corrigent, jusqu'à uncertain point, l'habitude en question; mais c'est un type qui frappe etdont il existe bien des degrés. Le tabac à fumer continuant à se vulgariser,il est à craindre qu'il ne soit, à l'intensitéprès, pour les peuples de l'Occident ce qu'est l'opium pour lespeuples de l'Orient; c'est-à-dire une cause de décadence,de dégradation morale, de stupidité! Ce serait certainement trop exiger que de demanderà ceux qui font usage du tabac, depuis longtemps, de cesser d'enconsommer. On ne quitte pas une habitude pareille comme on changed'habit, et surtout une habitude aussi facile à satisfaire!Mais, au moins, ceux qui ne fument pas ou qui ne commencent àfumer que pour les autres et par vanité juvénile,devraient-ils sérieusement réfléchir, avant de selivrer à une habitude qui peut parsemer leur vie de douleurs,d'angoisses physiques et morales, qu'ils lègueront, comme unfuneste héritage, à leurs descendants. Les parents, surtout, devraient se méfier de leuraveugle tendresse. Dans une promenade que nous faisons presque tous lesjours, un peu par nécessité, nous avons entendu, il n'y apas encore bien longtemps, une bonne, une excellente mère direà son petit enfant, qui est encore à l'âgeoù les petits garçons portent des vêtements depetites filles : « Fume, monchéri ; fais comme papa,fume! » Et ce malheureux marmot tenait à sabouche unbout de cigarre qui avait été, sans doute,abandonné par son père ! Est-ce que ce n'est paspitoyable ? Ces malheureuses mères, si promptes às'alarmer au moindre mal qui vient menacer leurs enfants , ne saventdonc pas qu'un poison est l'essence du tabac, sous quelque forme qu'ilse présente ? On devrait mettre dans le catéchisme que lesparents enseignent à leurs enfants les funestes effets du tabac,afin que ni les uns ni les autres n'ignorent quelle est la folie deceux qui se font violence, au point de se rendre malades, pour prendreune habitude dont le cortège est si funèbre. (1) M. Vauquelin. |