Corps
MONSELET, Charles(1825-1888) : LaPolice littéraire(1859). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.I.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(coll. part.) de l'édition originale durecueil LesTréteaux deCharles Monselet publiés par Poulet-Malassis en1859 avec un frontispicede Braquemond. LaPolice littéraire par Charles Monselet ~ * ~Il vient de mourir un homme, bien connu de M. le baron Taylor, quilaisse après lui des plans bizarres, des projets de toutesorte. Entre autres choses, cet homme avait rêvéune organisation nouvelle pour la Société desGens de Lettres, organisation fondée sur les habitudes etles moeurs de chacun de ses membres. Pour arriver àun ensemble suffisant d’études, iln’avait pas reculé devantl’établissement d’une petite policeparticulière, chargée de le renseigner jour parjour sur les illustrations et les quarts d’illustrations denotre temps. Nous avons obtenu communication de quelques-uns de cesrapports ; leur singularité, leur nouveauté nousengagent à les placer sous les yeux de nos lecteurs. I Lundi, M. Paul Foucher est sorti de chez lui à huit heuresdu matin ; il paraissait d’excellente humeur et bourdonnait,en marchant, de manière à rappeler le motd’Edouard Ourliac : un hanneton crépu. Le brouillard étant assez épais, M. Foucher alladonner contre une borne-fontaine du boulevard des Capucines ; il seconfondit en excuses pendant cinq minutes environ, au bout desquelles,reconnaissant son erreur, il continua son chemin. Un ami l’accosta, en le saisissant à bras lecorps, comme s’il eût voulu arrêter lejeu d’une mécanique. Rendu immobile, M. PaulFoucher sourit et demanda : - Quoi de nouveau ? - Nousétions trop éloigné pour entendre laréponse de l’ami ; cependant nous crûmesdistinguer les mots d’Henri IV,d’obsèques, Pont-Neuf. M. Paul Foucher tiraalors son carnet avec empressement et y traça quelqueslignes. Il entra ensuite au café Cardinal où il lut tousles journaux, y compris l’Echo de le Métallurgieet l’Azur, gazette des teinturiers. M. Louis Lurines’étant approché pour lui souhaiter lebonjour, M. Paul Foucher lui mit dans la main une pièce decinq francs, en disant : - Payez-vous ! Vers midi, il se dirigea vers les bureaux du Pays, toujours pour seprocurer des nouvelles. M. Marco de Saint-Hilaire, à qui ils’adressa, lui murmura à l’oreillequelques paroles, parmi lesquelles nous pûmes saisir : Friedland…. l’aile gauche… lavictoire… M. Paul Foucher le remercia avec effusion. Il nefit que passer dans les bureaux de la Presse ; mais ils’arrêta pendant une demi-heure au Constitutionnel, où nous pensons qu’il eut unentretien de la plus haute importance avec M. Boniface, car il lui ditau moment de se séparer : - Oui, vous avez raison,l’horizon s’assombrit ; pouvez-vous meprêter un parapluie ? A trois heures, il ne restait plus à M. Foucherqu’à terminer ses visites par la Patrie. Unpetit désagrément l’y attendait. M.Delamarre avait depuis la veille transféré soncabinet de rédaction dans un autre corps de logis.N’étant pas prévenu de cedéménagement, M. Paul Foucher se trompad’escalier, tomba de l’imprimerie dans les docks dela vie à bon marché, et, guidé par samyopie, demeura enfermé pendant une heure, - on ne saitcomment, - dans un de ces réduits oùjusqu’alors M. Clairville avait seul le priviléged’égarer la Muse. C’est ce qui explique pourquoi l’Indépendance belge n’eut pas decorrespondance particulière ce jour-là. CORENTIN. II Aujourd’hui j’ai ététémoin d’un étrange spectacle. Mes instructions m’enjoignant de continuer àsuivre M. Paul Foucher, je l’ai escorté jusquechez un marchand de masques et de costumes carnavalesques de la rueSaint-Honoré. Je l’ai attendu vingt minutes sur letrottoir d’en face. Quel n’a pasété mon étonnement en le voyant sortirde ce magasin sous un habit complet de généralmexicain : bottes à revers, écharpepassequillée, chapeau à plumes de toutes lescouleurs ! - Une protubérance en cartonnage couvrait lamoitié supérieure de sa figure et le rendaitméconnaissable. Ainsi affublé, l’auteur de la Joconde et de l’Amiral Byng fit avancer une voiture découvertedans laquelle il monta. Il prit par la rue Vivienne et parcourut laligne des boulevards. Devant la Porte-Saint-Denis, je le vis jeterà la foule une demi-livre de pralines. Lacuriosité publique était vivementexcitée. A cinq heures, son nez de carton s’étantdétaché dans la rue de Rivoli, à lahauteur du square de la tour Saint-Jacques, M. Beckmann, correspondantde la Gazette de Cologne, le reconnut et le fit entrer dans uncafé. Là, M. Beckmann l’ayantinterrogé sur son déguisement, M. PaulFoucher, d’un air triomphant, lui montra ce paragraphed’une lettre qu’il allait jeter à laposte : « Le carnaval s’annonce cette année sousdes auspices vraiment joyeux ; on parle de mascaradesorganisées, de tentatives pour transporter àParis les pompes du Corso et de la place Saint-Marc. Pas plus tardqu’aujourd’hui, un délicieux bouffon,qui semblait échappé des bacchanales romaines,s’est promené en calèche, distribuantdes confetti au peuple et mariant la verve du Pulcinella napolitainà la malignité nationale des enfants de nosfaubourgs. C’est d’un bon augure pour les joursgras, etc., etc. » - Eh bien ? dit M. Beckmann après avoir lu,qu’est-ce que cela signifie ? - Cela signifie, répondit M. Paul Foucher, que, par ladisette de nouvelles où nous sommes, je suisforcé de créer desévénements pour en rendre compte. M. Paul Foucher a une courbature. CORENTIN. III Je me suis rendu ce matin à la bibliothèqueMazarine, dont M. Jules Sandeau est un des conservateurs. La solitude de ce docte lieu n’étaittroublée que par les grandes enjambées de M.Daremberg, qui allait de la salle de lecture à la salle desmonuments pélasgiques, et par les éternuementsd’un orientaliste en manteau vert. Dans un coin, legarçon Théophile apposait avec gravitésur les envois du ministère de l’instructionpublique le timbre rouge de la bibliothèque ornédu chapeau de Mazarin. Je vis le long des tables une menue collectionde lecteurs prarmi lesquels il me fut aisé dereconnaître, - à son odeur developpéepar le chauffage de la salle, - ce savant dont l’habit estrecouvert d’une épaisse couche de colle-forte surtoutes les coutures ; pauvre savant qui n’a ni femme, nisoeur, ni mère, ni maîtresse, niservante, et qui n’a trouvé, dans lanaïveté de son esprit, que ce seul moyen desuppléer à l’usage del’aiguille et du fil ! M. Jules Sandeau est arrivé à onze heures ; ils’est assis avec une certaine mélancolieà son pupitre, entre les deux fenêtres quiregardent le pont des Arts. C’est un homme au crânedévasté, ressemblant par le nez à M.Véron, et par les yeux à M. Paul de Kock. J’ai été à lui et jel’ai prié de me faire donner le livreintitulé : « Jamblicus, de MysteriisÆgyptiorum, Chaldæorum, Assyriorum ; Proclus, inPlatonicum Alcibiadem de Animâ atque Dæmone ;Proclus, de Sacrificio et Magiâ, etc. Venetiis, inædibus Aldi et Andreæ soceri. 1516, in-folio.» M. Jules Sandeau a paru un peu troublé ; il m’afait répéter trois fois et a consultéle catalogue ; puis il a fini par me dire que l’ouvrageétait en lecture - chez madame Virginie Ancelot. Un quart d’heure après, je me suisravisé, et, voulant faire un acte de bon goûtvis-à-vis d’un romancier dont les oeuvresm’ont souvent procuréd’agréables émotions, je suis revenului demander, le sourire aux lèvres, le Docteur Herbeau. -M. Jules Sandeau a rougi jusqu’aux oreilles, et ilm’a répondu d’un ton sec que labibliothèque Mazarine ne prêtait pas de romans. J’ai regagné ma place et j’airéfléchi. En me voyant, quelques minutes plus tard, me lever de nouveau etreprendre le chemin de son pupitre, M. Jules Sandeau s’estemparé précipitamment de son chapeau et aquitté la bibliothèque, en grommelant. BIBI-LUBIN. IV Que le front de M. Jules de Prémaray étaitpâle mercredi, à onze heures du matin ! Il quittait à pas lents son domicile de la rue de Laval etdescendait en soupirant la rue des Martyrs, la rue biennommée. A onze heures et demie, il avait une conversation avec le caissier deson journal, et sa physionomie commençait às’éclaircir. A une heure, il s’accoudait sur le comptoir du libraireMichel Lévy, et je vis à travers les carreauxreluire des génovines. A deux heures, il touchait ses droits d’auteur chez M.Perragallo, l’agent dramatique de la rue Saint-Marc. A trois heures, M. Godefroy lui comptait le montant de ses feuilletonsreproduits en province. A quatre heures, il touchait une prime chez le directeur d’unde nos principaux théâtres du boulevard, sur unepièce reçue la veille. Que le front de M. Jules de Prémaray étaitresplendissant mercredi, à onze heures du soir ! VAUTRIN. V Et passant sur le quai Voltaire, j’ai reconnuaujourd’hui les frères Edmond et Jules deGoncourt, ces deux dénicheurs de merles artistiques. Ilsentraient chez un de ces marchands de curiosités dont lespremières pages de la Peau de Chagrin ontillustré les somptueux intérieurs.J’entrai derrière eux. Le plus jeune, Jules, poussa tout à coup le brasd’Edmond, en lui disant à voix basse et rapidement: - Regarde ce côté ! - Quoi ? - Cette tasse. - Oh ! la belle tasse ! ne put s’empêcher des’écrier Edmond de Goncourt. Ils tombèrent tous deux dans un état voisin duravissement ; ils prirent ensuite la tasse avec dévotion, laprésentèrent au jour, la tournèrent,la retournèrent, la caressèrent du pouce, laremirent en place, s’éloignèrent decinq pas pour la considérer, et y revinrent plusépris. - Il y a les initiales de la marquise de Pompadour, dit Edmondà Jules. - Oui. - Et elle est signée, ajouta-t-il. - Comment ? - Deux mille. - C’est la signature en calembour du fameux Vincent ? - Juste, fit Edmond. - Quel travail exquis ! quelle pâte ! quellelumière ! - Il faut l’acheter. - Penses-tu que cela soit bien nécessaire ? hasarda Jules. - Parbleu ! pour la décrire. - Tu sais que j’ai beaucoup de mémoire ; jepourrais peut-être… - Non, non ! s’écria Edmond de Goncourt ; on nedécrit bien que sur nature ; ne sortons pas de notresystème : achetons. - C’est que notre système finit par devenirruineux. Sais-tu que notre dernier livre nous acoûté près de quinze mille francs ? - Mais aussi il n’y est pas question d’un seulmeuble qui ne soit à nous, dit Edmond. - L’armoire du premier chapitre est d’un prixexorbitant. - Que veux-tu ? la première manière de Boule ! ungenre d’incrustation perdu ! il étaitindispensable de bien commencer l’ouvrage. - Et la robe de l’héroïne ? murmura Jules. - Victorine ne nous a pas ménagés,c’est vrai ; mais au moins la critique et le monden’ont eu à signaler aucunehérésie dans notre élégance; c’était le point capital. La conscience estchère, tu ne l’ignores pas, toi qui as fait fairedeux repas à notre héros et qui as voulu chaquefois manger comme lui. Et quel menu, corbacque ! Potage à laBagration, carpes du Rhin à la Chambord, grives de Corse. - Le fait est, dit Jules, qu’il n’eût pasété séant à nous de parlerde ces mets seulement par ouï-dire, comme des rustauds. - Tu en conviens ; et tu avoueras, en outre, que j’airéalisé de notables économies enfaisant passer une partie de notre action à la campagne. - Nous ne pouvions pas non plus acquérir le Bas-Meudon ! - Mais le bal du dénoûment ? - Un coup d’éclat ! s’écriaEdmond. - Et une note chez le tapissier de deux mille quatre cents francs,riposta Jules ; tu avais voulu des rideaux exactement pareilsà ceux de la planche du Concert de Saint-Aubin. - La critique nous en a su gré ; jamais on n’avaitvu un roman mieux tendu, mieux éclairé. - Des rafraîchissements à profusion ! - C’est ce qui a déterminé notresuccès. Si tous les auteurs apportaient le mêmescrupule que nous dans leurs compositions… - La littérature deviendrai inabordable pour beaucoupd’entre eux, acheva Jules. - Oh ! tu es morose, dit Edmond ; marchande plutôt la tasse. - Décidément ? - On a toujours l’emploi d’une tasse. Vois la Frédérique, de Gozlan. - Allons, va pour la tasse. La tasse fut achetée. - A présent, dit Jules à Edmond, passons rue deSeine, chez Charavay, qui m’a promis de nousréserver quelques autographes pour notre Histoire de laSociété française sousl’Empire. Je vis par là que si Edmond avait la manie dubric-à-brac, Jules de Goncourt, en revanche,était possédé de la passion desautographes. Je me glissai à leur suite chez le marchand designatures et d’intimités. - J’ai votre affaire, s’écria Charavayen les apercevant : une lettre superbe de Benjamin Constant, quatrepages pleines, sur la philosophie de l’histoire. - Peuh ! la philosophie de l’histoire ! dit Edmondd’un ton d’indifférence. - Nous aimerions mieux autre chose, ajouta Jules. - Une lettre de Berthier, alors, reprit Charavay, toute enrenseignements sur la bataille de… de… - Oh ! les renseignements ! dit Jules. - Cela n’apprend rien, dit Edmond. - Diable ! vous m’embarrassez, dit le marchand en se grattantle front ; c’est qu’il ne reste plusqu’un billet sans importance de Brunet. - De Brunet ? bravo ! - Brunet est le seul qui jette quelque lueur sur les moeurs del’époque, observa Jules de Goncourt. - Et à qui est adressé ce billet ? demanda Edmond. - A son camarade Tiercelin, répondit le marchand. - Très-bien ! Tiercelin, c’est le peuple. - Voyons le billet. Ils lurent. « Vieille brute, c’est demain que jet’attends au Boeuf montagnard, à sixheures de relevée. J’ai obtenu de Duvalqu’on ne commencerait Jocrisse qu’àneuf heures. Amène Elomire et la petite Cuissot ; onfestoiera. - Tout à toi. » - Ah ! le joli autographe ! s’écria Jules deGoncourt extasié. - Et comme il est mal conservé ! dit Edmond. - A combien le billet de Brunet, demandèrent-ils ? - Oh ! mon Dieu ! pas cher, répondit Charavay ; un francsoixante-quinze centimes. - Les voici, firent-ils en choeur. M. Charavay empocha froidement cette monnaie, et leur dit : - Vous ne vous arrangez donc pas du Benjamin Constant ? - Non. - Ni du Berthier ? - A quoi bon ! - Ce sont d’utiles documents pour une Histoire de laSociété française sousl’Empire, objecta-t-il. - La lettre de Brunet nous suffit, répondit Jules deGoncourt en roulant soigneusement ce lambeau de papier. - Oui, tout est là, dit Edmond. Edmond portait la tasse. Jules portait la lettre. Ils redescendirent ainsi vers la Seine et montèrent vers lequai des Augustins. Devant l’imprimerie Bonaventure etDucessois, l’aîné dit au cadet : - Il ne nous reste que le temps de corriger nos épreuves, sinous voulons assister à la vente des tableaux et objetsd’art de M. Paulin Ménier, qui a lieuaujourd’hui, dans la salle n° 4, par leministère de Me Charles Pillet. - C’est sérieux ; nous avonsdéjà manqué la vente de mademoiselleHinry, des Variétés. - Corrigeons vite nosépreuves, répliqua Jules. Connaissant un correcteur de l’imprimerie Ducessois, je pusentendre d’un cabinet voisin la suite de cet entretien. - Relis-moi ton cochon, dit Edmond à Jules. - Quel cochon ? - Le cochon du troisième chapitre. - Mais ce n’est pas le mien, c’est le tien, ditJules ; c’est toi qui l’as écrit. - Crois-tu ? je ne m’en souviens pas ; tu me feras plaisir enme le relisant. Jules chercha une feuille parmi les épreuves, etcommença d’une voix douce ce morceau descriptif : « Le cochon dormait. » C’était un de ces sommeils calmes,plats, profonds et béats que donne l’allianced’une conscience d’or et d’un estomac defer. Il gisait en travers de la porte qu’il barrait toute ;son ventre rose avait coulé sur le fumier mollet ets’y reposait, tressautant. Pour mieux être, ilavait allongé ses courtes jambes. Un froncement de graisseet trois cils blancs indiquaient seuls la place de ses yeux. Dans songrouin immobile, un halètement tranquille allait et venait,et si profondément il goûtait son repos que saqueue en vrille s’était un peudénouée. Le soleil le berçait decaresses, passant ses mains d’or sur ses soies drues, sur sesflancs truités, sur son long dos truffé de rondestaches noires. Ni remords ni rêve qui le troublâten sa sieste, cet honnête homme de cochon : une posed’une paix, d’une détente,d’une onction, d’un abandon merveilleuxà voir ! De longtemps en longtemps, il remuait, pour chasserles mouches, à peu près un quart de son oreille ;mais comme un prince éventé par un esclave, il nes’éveillait pas pour cela, bien au contraire (1).» - Il n’est pas mal, ton cochon, dit Edmond en approuvant dela tête. - Notre cochon, répondit Jules avec modestie. - Comme tu voudras. (1) Les Actrices |