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MOREAU-CHRISTOPHE, Louis Mathurin (1799-1881) : Les pauvres: physiologie de la misère (1841). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VI.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Les pauvres Physiologiede la misère par Moreau-Christophe ~ * ~DANSla distribution des maux de cette terre, chaque peuple a eu son fléau,chaque époque sa plaie. Tantôt ç’a été la famine,tantôt la peste, tantôt la guerre, tantôt les inondations, tantôt lebouleversement des idées, des fortunes, des religions, des empires. Sousquelque forme que ces maux se soient produits, ils ont toujours eu poureffet un autre mal, - le seul qui toujours ait survécu à tous lesautres ; - mal chronique, enraciné, persistant ; mal qui prend chaquejour une extension terrible, fatale, immense… LA MISÈRE ! Lamisère suit les variations et les exigences du besoin, qui en est lasource : publique, quand c’est toute une cité, toute une population,tout un royaume qu’elle enveloppe ; privée, quand ce n’est que quelquesfamilles, que quelques individus qu’elle frappe ; extrême quand lebesoin est extrême ; restreinte quand le besoin est restreint ;n’existant pas quand les besoins de l’existence sont la limite dubesoin. La misère a donc ses degrés, comme elle ases variétés et ses espèces. Le premier degré, lemoins élevé de l’échelle, est la gêne. La gêne est le précurseur de lapauvreté. L’homme gêné n’est pas encore pauvre, mais la pauvreté frappeà sa porte, et, pour peu qu’on le délaisse ou que le travail lui fassedéfaut, il sera forcé de la lui ouvrir. La pauvretéest le second degré de la misère, le degré intermédiaire entre la gêneet l’indigence. La pauvreté est la privation des commodités de la vie.Le pauvre a peu, mais ce peu suffit pour que sa position soit plus unecrainte ou un regret qu’une souffrance. L’indigenceest le troisième degré. L’indigence est une pauvreté extrême : c’est laprivation du nécessaire ; c’est le dénûment absolu. L’indigent n’a rien; il souffre, il est nécessiteux, il pâtit ; si l’on ne vient à sonsecours, il tendra la main ; il mendiera. Lamendicité est le quatrième degré de la misère ; c’est l’indigence dansla rue, nue, squalide, hideuse à voir ; c’est l’indigence nous barrantle chemin et nous demandant le pain qu’elle ne sait, ne veut, ou nepeut gagner. Prenons garde ! si nous ne savons la prévenir, ce seravainement que nous voudrons la réprimer : de contravention, elledeviendra délit, et bientôt de délit, crime. Lecrime est le dernier degré de la misère, ou plutôt c’en est la plushaute manifestation, manifestation comme cause plus peut-être que commeeffet ; Outre ces distinctions, il en est d’autresqu’il importe de faire, pour bien se rendre compte et des causes du malet des remèdes qu’il appelle. D’abord, il y a lamisère vraie et la misère fausse : vraie, quand c’est pour des besoinsréels et pour un légitime emploi qu’elle attend ou qu’elle implore lessecours de la charité ; fausse, quand c’est pour des besoins facticesou honteux à satisfaire qu’elle la harcelle ou qu’elle l’exploite. Ensuite,parmi les vrais indigents, parmi les vrais pauvres, car ces deux motssont synonymes dans le langage ordinaire, il faut distinguer les valides, les invalides, et ceux qui participent de ces deux classesà la fois. A la première classe appartiennent lesindigents qui peuvent travailler, mais qui manquent de travail, ouauxquels leur travail ne donne qu’un produit insuffisant. Ala seconde classe appartiennent les indigents qui ne peuvent gagnerleur vie, et sont privés de leurs forces, soit par l’âge, soit par lesinfirmités, physiques ou intellectuelles. A latroisième classe appartiennent tous les malheureux qui flottent pourainsi dire entre les deux premières : tels, par exemple, que les fillesabandonnées, les femmes veuves ou délaissées, les femmes nourrices ouenceintes, etc., et les travailleurs que Bentham appelle imparfaits. Cettepremière classification établie, il faut distinguer encore entrel’indigence permanente et l’indigence temporaire ou accidentelle ;entre l’indigence volontaire, c’est-à-dire produite par la fautepersonnelle de celui qui la subit, et l’indigence involontaire,c’est-à-dire produite par des événements qu’il lui a été impossibled’éviter. Puis, il faut sous-classer, parmi cesdivers genres de misère, l’indigence sédentaire et l’indigencevagabonde ; l’indigence agricole ou rurale et l’indigence industrielleet urbaine ; l’indigence oisive et l’indigence laborieuse ; l’indigenceostensible et l’indigence cachée ; l’indigence vicieuse ou coupable etl’indigence vertueuse ou honnête ; enfin l’indigence libre etl’indigence en prison. Toutes ces classificationssont nécessaires à établir, attendu que chacune d’elles comporte, dansla physiologie de la misère, son espèce particulière, sa causespéciale, son remède propre et son signe distinct. Cen’est, en effet, ni au même degré ni au même titre que tombent ou sontexposés à tomber dans l’indigence l’adulte et l’enfant, l’adolescent etle vieillard, l’homme et la femme, le célibataire et l’homme marié, lafemme veuve et la jeune fille, l’orphelin et celui qui a conservé sesparents, l’enfant trouvé ou abandonné et celui auquel reste unefamille, le fils naturel et le fils légitime, les pères et les mèresprivés d’enfants et ceux qui ont leurs enfants pour soutien, l’habitantdes villes et l’habitant des campagnes, l’agriculteur et le fabricant,l’imbécile ou l’aliéné et l’homme jouissant de toute sa raison, lemalade ou l’infirme et l’homme jouissant de toute sa santé, l’hommehabile et l’ignorant, celui qui sait un état et celui qui n’en saitaucun, celui qui n’a jamais failli et le libéré de nos prisons ou denos bagnes, celui qui a une nombreuse famille à nourrir et celui quin’a à travailler que pour lui seul, celui qui a quelques épargnes etcelui qui est grevé de dettes, etc., etc. De même,ce n’est ni au même degré ni au même titre que l’indigence appelle lessecours de la charité, lorsque celui qui en est frappé n’a connuprécédemment que les aisances de la vie, ou lorsque sa vie n’a jamaisconnu que la gêne ; lorsque la honte vient ajouter son poids au poidsde la misère, ou lorsque la misère peut se montrer à nu sans rougir ;lorsque l’hiver se fait sentir ou lorsque la belle saison commence ;dans les régions du midi ou dans les régions du nord ; lorsque le prixdes denrées est peu élevé ou lorsqu’il dépasse le taux journalier dessalaires ; lorsque les récoltes sont abondantes ou lorsqu’il y adisette ; lorsque le commerce est florissant ou lorsque les affairessont stagnantes ; lorsque l’industrie des machines envahit l’industrieindividuelle ou lorsque l’industrie individuelle est soustraite àl’envahissement des machines ; lorsque enfin la paix et la bonne santéprotégent et fécondent le travail du pauvre, ou lorsqu’une maladieépidémique ou contagieuse vient porter le deuil dans sa maison, ouqu’un incendie a dévoré son toit, ou que la guerre l’enveloppe dans sesravages, ou que l’émeute et la révolte suspendent pour lui, comme pourtous, le règne des lois et le principe de la vie sociale. Enrésumé, toutes les distinctions que nous venons d’établir se réduisentà ces deux-ci : misère absolue, misère relative. Lamisère absolue est l’absolu dénûment de toutes les nécessités de lavie. Et par nécessités de la vie il faut entendre ce que les loisromaines comprenaient sous l’expression générique d’aliments,c’est-à-dire la nourriture, le vêtement et le coucher, quia sine hiscorpus ali non potest. Celui-là donc est pauvre,dans l’acception la plus étendue du mot, qui manque à la foisd’aliments pour se nourrir, de vêtements pour se couvrir, et d’un toitpour s’abriter. Mais ces nécessités, quelqueimpérieuses qu’elles soient de leur nature, n’en varient pas moins dansleur objet et dans leurs exigences, suivant les lieux, les climats, lessaisons ; de telle sorte que ce qui constitue un état réel d’abondanceou de bien-être, dans tel pays et à telle époque, constitue unvéritable état de gêne ou de misère dans tel autre. C’estla limite du besoin et non le taux du gain ou du salaire qui constituela somme du bonheur chez les classes ouvrières. C’est pour cela quel’ouvrier du midi et de l’ouest de la France se trouve plus heureux quecelui du nord avec son salaire élevé et son pain moins cher ; c’estpour cela que l’ouvrier agricole se trouve par toute la France plusheureux et plus tranquille que celui des ateliers, bien que la somme deson salaire soit moindre. Ceci achève de démontrerque l’indigence est relative, et qu’il est impossible de ramener à untaux moyen les diverses espèces de misère. Maispouvons-nous au moins en connaître le chiffre total ? Jusqu’icile gouvernement français n’a publié aucun document à ce sujet (1) ;nous savons seulement, par les calculs approximatifs auxquels leséconomistes se sont livrés, qu’en France la proportion du nombre desindigents est de un sur vingt habitants, et celle des mendiants de unsur cent soixante-six. PAUPÉRISME. J’aiparlé des divers degrés et des diverses espèces de misère, et je n’airien dit encore du paupérisme. C’est que lepaupérisme n’est point une variété de la misère ; c’est la misère même,mais la misère transformée, la misère érigée en institution,c’est-à-dire ayant pris rang dans les institutions des peuples, commecondition, comme état, comme corps. Le paupérismeest un fléau moderne, suivant les mouvements progressifs de lacivilisation, se développant avec les développements de l’industrie,s’attachant comme une lèpre à la population toujours croissante ;croissant avec elle et comme elle, s’engendrant de lui-même, et prenantde nouvelles forces en marchant. L’existencesimultanée et contemporaine de l’industrie et du paupérisme a faitcroire à l’existence de secrets rapports entre l’industrie quitravaille et l’industrie qui mendie. D’autresrapports sont constatés ou établis entre le paupérisme et le luxe ;entre le paupérisme et l’inégalité des conditions sociales ; etl’inégale répartition des richesses ; et le trop grand morcellement oula trop grande agglomération des propriétés ; et le principe de lapopulation, et le progrès des lumières ; et l’ignorance ; et les impôts; et les salaires ; et les machines, etc., etc. Cesrapprochements peuvent être vrais, mais je n’ai point à m’en occuperdans cet article. Je dirai seulement ici que le grand tort deséconomistes est de se préoccuper exclusivement des intérêts matérielsconsidérés comme les seuls éléments de la richesse ou de la pauvretédes individus et des nations. Pour eux, il n’y aqu’une misère à craindre, qu’une misère à combattre, la misèrematérielle ; pour eux, il n’y a qu’une richesse à espérer, qu’unerichesse à acquérir, la richesse matérielle. Etcependant, il est une misère plus grande, la plus grande de toutes ; ilest une richesse plus précieuse de toutes : - c’est la misère, c’est larichesse morales. MISÈRE MORALE. C’estmerveille de voir avec quelle constante et exclusive sollicitude lesgouvernements s’occupent, depuis des siècles, à chercher la cause de larichesse ou de la misère publiques là où elle n’est point. Aucun, queje sache, n’a encore porté ses investigations sur ce point : qu’onn’est riche ou pauvre matériellement que quand on est riche ou pauvremoralement. La nation la plus riche n’est pas cellequi a le plus de richesses. Voyez Rome : jamais ellene fut plus pauvre que quand elle fut devenue riche de tous les trésorsde la terre. Jamais, au contraire, elle ne fut plus riche que quandelle n’eut pour trésor que sa pauvreté. C’est qu’avec la pauvreté elleavait toutes les vertus qui font de la pauvreté même une vertu : c’estqu’avec la richesse elle avait tous les vices qui font de la richessemême un vice. Lorsque Jésus-Christ vint sur laterre, ce fut pour révéler aux hommes que l’homme ne vit pas seulementde pain, et qu’il est une autre richesse au monde que celle des biensmatériels de ce monde. Pour le prouver mieux, il sefit pauvre, et il leur prêcha d’exemple l’empire de l’esprit sur lachair, et il les initia au grand mystère du sacrifice. Etil dit aux riches : Le royaume du ciel n’est point pour vous. Etil dit aux pauvres : Ce royaume ne sera le vôtre qu’autant que vousserez encore pauvres d’esprit ; ce qui voulait dire que la richessedu coeur est la vraie richesse, et que ce qui n’est pas elle n’est quemisère et vanité. Mais la parole de l’Homme-Dieu n’apoint encore été comprise des hommes, et depuis dix-huit siècles que lesacrifice de la matière est consommé, les hommes en sont encore àdemander à la matière ce que la matière est impuissante à leur donner. Aussi,voyez ce que produit de nos jours cette civilisation matérielle dontles peuples modernes se montrent si jaloux et si fiers ! Vainementfont-ils marcher de pair la civilisation intellectuelle ;l’intelligence n’est que l’esprit de la matière ; ce n’en est pasl’âme, ce n’en est pas la vie. L’âme, la vie de lamatière, comme celle de l’intelligence humaine, c’est la foi qui relie l’une et l’autre à Dieu. Cette foi s’appelle religion. Sanscette foi, la science est ignorance pure, et la richesse n’est quemisère. Et qu’on ne croie pas que ces distinctionsne soient que de doctrine religieuse ; elles sont avant tout dedoctrine sociale. Des écrivains ont dit, et lesgouvernements ont cru, que l’ignorance et la misère étaient la sourcedu plus grand nombre des crimes ; d’où cette conséquence qu’ensoulageant la misère et en éclairant les masses on tarirait le vice àsa source. Et, de fait, les gouvernements se sontmis partout à ouvrir aux indigents des hospices ; et aux enfants dupeuple, des écoles. Mais la misère a grossi avec lecrime dans la même proportion que se sont accrus les moyens employéspour les diminuer. C’est qu’en ceci encore lesgouvernements ont pris les effets pour leurs causes ; C’estque la misère est le produit du crime, bien plus que le crime leproduit de la misère ; C’est que, en un mot, lamisère matérielle n’est que le résultat de la misère morale. Parmisère morale j’entends l’absence ou la perte des vertus sociales etdes qualités du coeur qui constituent la force et la vie des peuples etdes individus. Le bouleversement des fortunes et desempires est toujours précédé du bouleversement des idées et des mœurs. Ladébauche du corps n’est que la suite de débauches d’esprit. L’orgiedes sens n’est jamais qu’une orgie de pensées. Lapensée de l’acte précède l’acte, et l’intention seule incriminel’action. Je l’ai dit ailleurs : le crime ne faitpas le criminel, il le manifeste. De même, la misèrematérielle ne fait pas la misère morale, elle la manifeste. Quandle pauvre mendie, ce n’est pas parce qu’il est pauvre, mais parce qu’ilest dépravé. Un peuple vertueux n’est jamais pauvre.S’il devient pauvre, c’est qu’il a cessé d’être vertueux. Pauvretén’est pas vice est un proverbe qui ne cesse d’être vrai que quandc’est le vice qui devient pauvre. Alors la pauvreté,fille du vice, devient mère du vice à son tour. Alors,corrompue à sa source, tout ce qui sort d’elle est corrompu comme elle. Maisce n’est pas elle qui a engendré le vice la première ; c’est le vicequi l’a séduite et déshonorée, et qui lui a fait porter des enfantscomme lui. La science de la statistique nous arévélé, sur ces divers points, des faits que la philosophie spéculativesemble encore ignorer aujourd’hui, et dont il faudra bien pourtantqu’elle tienne compte un jour. L’une des idées lesplus accréditées et les plus généralement répandues, c’est que les paysles plus pauvres et les plus ignorants sont aussi ceux où il se commetle plus de crimes. Eh bien ! la statistique constateque c’est tout le contraire qui arrive, et que c’est dès lors tout lecontraire qu’il faut croire. Nous pouvons citercomme exemple les pays les plus riches et les plus civilisés : laFrance, l’Angleterre, la Belgique, les Etats-Unis. EnFrance, il est prouvé que le crime suit avec une constance et unerégularité fatales le mouvement progressif ascendant des lumières et del’industrie. A aucune époque, les lumières etl’industrie n’ont été plus florissantes que dans l’intervalle des douzeannées qui se sont écoulées de 1825 à 1836. Eh bien! de 1825, date du premier compte rendu de la justice criminelle,jusqu’en 1836, dernière année dont les relevés aient été publiés, lenombre total des crimes et des délits ordinaires s’est élevé decinquante-sept mille six cent soixante-neuf à soixante-dix-neuf milleneuf cent trente ; ce qui fait une augmentation de trente-neuf pourcent. Durant le même intervalle, le nombre descrimes de faux témoignage et de subornation de témoins a augmenté duquart ; celui des assassinats et des tentatives d’assassinats, du tierset au-delà ; celui des faux, de près de la moitié. Et si les coups etblessures envers les ascendants, ainsi que les viols sur les adultes,ont offert quelque diminution, d’un autre côté, le nombre des attentatsà la pudeur sur des enfants de moins de seize ans s’est élevé en 1836 àplus du double de ce qu’il était en 1825 (2). Laprogression du nombre des récidives est encore plus rapide, et surtoutplus générale. De 1828 à 1836 seulement, durant unepériode de neuf années, le nombre total des récidives a augmenté dudouble. De quatre mille sept cent soixante il s’est élevé à neuf millesix cent quatre-vingt-deux. Enfin, en distinguantles crimes des délits ordinaires, on trouve que l’accroissement a étéde vingt-cinq pour cent pour les accusés jugés par les cours d’assises,et de cent trente-trois pour les prévenus traduits devant les tribunauxcorrectionnels (3). Comme on le voit, la misèremorale suit pas à pas, et avec des développements effrayants, lesdéveloppements progressifs de la richesse intellectuelle et de larichesse matérielle du pays. Mais ce qu’il y a deplus frappant dans les résultats de cette science nouvelle, plusnouvelle peut-être que celle de Vico, c’est que, lorsqu’on en faitl’application à chacun des départements de la France, on arriveforcément à cette conclusion, que les départements les plus pauvres, eten même temps les moins instruits, tels que ceux de la Creuse, del’Inde, du Cher, de la Haute-Vienne, de l’Allier, etc., sont en mêmetemps les plus moraux, tandis que le contraire a lieu pour la plupartdes départements qui ont le plus de richesse et d’instruction (4). Ainsidonc la misère matérielle des classes pauvres a sa source première dansla misère morale des masses, - misère dont sont infectés tous les rangs; - misère qui se manifeste en ce moment dans toutes les sphères ; -dans la sphère politique et gouvernementale comme dans la sphère civileet domestique ; dans la sphère littéraire comme dans la sphèrereligieuse, etc. Si j’insiste aussi fortement pourassigner à la misère morale la place qu’elle doit occuper dansl’appréciation des causes de la misère matérielle, c’est que lapremière place lui est due ; c’est que, pour la lui avoir déniée oupour l’avoir donnée à toute autre, les gouvernements se sont mépris surles effets, au point de les prendre pour leurs causes ; c’est que, sanssonder le mal à sa source, il me paraît impossible d’extirper le mal àsa racine : c’est qu’enfin, l’origine du mal connue, il deviendra plusfacile de reconnaître pourquoi les remèdes employés jusqu’à ce jourpour le guérir n’ont contribué qu’à l’empirer. SIGNESET EFFETS EXTÉRIEURS DE LA MISÈRE. Lessignes par lesquels se manifeste la misère sont multiples comme lamisère elle-même. La misère ayant ses degrés, ses variétés, sesespèces, a nécessairement aussi ses formules, - formules diversesautant que ses caractères sont distincts. Mais lamisère est comme la douleur : si elle a ses prodromes et ses nuancesvisibles, elle a aussi ses secrets et ses mystères. L’infortuneréelle se dérobe souvent aux regards ; souvent une mise soignée est unvoile dont elle se couvre. Une mise soignée n’annonce pas toujours del’aisance ; des haillons ne sont pas toujours l’indice de la gêne. AGlasgow, en Écosse, j’ai vu le peuple marcher nu-pieds dans les rues,l’hiver, et le peuple de Glasgow n’est pas pauvre. A Paris, je connaisdes messieurs bien chaussés qui n’ont pas de pain. Riendonc n’est plus difficile à saisir, au milieu des milleformes qu’emprunte l’indigence, que la forme réelle, que le langagevrai de la misère. Cependant, parmi les signesdivers qui formulent ses diverses espèces, on en distingue trois quisemblent se réunir et se fondre entre eux pour faire, de leurs élémentsdistincts, une sorte d’unité trinitaire, - la mendicité, laprostitution et le vol. - Les mendiants, les prostituées, lesmalfaiteurs ; - tels sont en effet les trois branches principales qu’onvoit sortir du même tronc, et dont les rameaux nombreux couvrent levaste champ de la misère. Mais la mendicité, lecrime et la prostitution ne sont pas les seuls signes apparents parlesquels se produit la misère. Beaucoup d’autres signes la révèlent,et, parmi eux, sont les effets qu’elle produit. Pour les signaler tous,il faudrait attacher un stigmate distinct à chacune des nombreusesespèces de misères dont nous avons présenté le tableau, - ce quidépasserait l’objet de cet article. Nous nous bornerons doncà indiquer quelques-uns des autres signes généraux qui caractérisent etmanifestent la misère, dans l’ensemble de ses développements et dansl’universalité de ses résultats. Dans ce but, nousparlerons successivement des mendiants, des vagabonds, des malfaiteurs,des libérés, des enfants trouvés et abandonnés, des orphelins, desaveugles et sourds-muets, des aliénés, des pauvres honteux et desdébiteurs. MENDIANTS. «Qu’il n’y ait point de mendiants parmi vous, » disait Moïse à sonpeuple. « Que celui qui refuse de travailler, ne reçoive point àmanger, » disait saint Paul, en ses épîtres. Malgréces préceptes et les lois rendues par les empereurs contre lamendicité, la charité des premiers chrétiens attirait journellement unefoule de pauvres aux portes des couvents, des églises et des maisonsriches. Ceci nous est attesté par plusieurs écrits des troisième etquatrième siècles. « Jamais l’avidité des mendiants n’a été pareille,écrivait saint Ambroise, dans le deuxième livre de son Traité sur lesdevoirs des ministres. Il y en a qui feignent d’avoir des dettes,d’autres se disent dépouillés par des voleurs, etc. Il faut prendred’exactes informations sur ces personnes. » EnFrance, dès le douzième siècle, les mendiants de profession étaientdéjà devenus l’objet d’inquiétudes sérieuses dans les principalesvilles du royaume. C’était dans les groupes de ces vagabonds, que lesvoleurs, les assassins et les agents d’infâmes débauches allaient serecruter. « Dans ce siècle et encore longtempsaprès, on voyait, à Paris, dit l’historien Villaret, plusieursenceintes remplies de cabanes servant de retraites à des misérablesdont la seule occupation était de mendier pendant le jour et de volerpendant la nuit. On ne pouvait approcher de leurs repaires sans dangerd’être maltraités. Quand ils sortaient, c’était pour exciter lacompassion par des infirmités feintes, et comme ces infirmitésdisparaissaient aussitôt qu’ils étaient rentrés chez eux, les lieux oùils se retiraient furent appelés Cours des Miracles. » D’aprèsDulaure, les pauvres, sous les Valois, formaient à Paris près ducinquième de la population. Ils demandaient l’aumône l’épée au côté.Les uns, les tire-laines, volaient des manteaux ; d’autres coupaientdes bourses ; d’autres enlevaient des enfants pour les faire mendier.Ils enlevaient aussi des hommes pour les vendre aux recruteurs, et leurfaire payer une rançon. Les citoyens, ainsi arrêtés, étaient tenus enchartre privée dans des maisons que l’on nommait fours. En 1634, oncomptait encore vingt-huit de ces fours dans Paris. Laphysiologie de la mendicité a reçu peu d’altérations des changementsintroduits dans nos institutions nouvelles. Aujourd’hui, commeautrefois, « il est un grand nombre de gueux hypocrites qui, par desgémissements imposteurs et des infirmités factices, surprennent votrelibéralité et trompent votre compassion. D’une voix artificielle,plaintive et monotone, ils articulent, en traînant, le nom de Dieu, etvous poursuivent dans les rues avec ce nom sacré ; mais ces misérablesne craignent ni sa justice ni sa présence. Ils mentent à chaquepassant. Entretenus par les aumônes, ils font semblant d’êtresouffrants, mutilés, pour se dérober au travail qu’ils détestent. On vavu des poltrons se couper un doigt pour se dispenser d’aller à laguerre. Eux, ils se couvrent de plaies hideuses pour attendrir lepeuple ; mais, quand la nuit vient, suivez ces vagabonds dans lecabaret reculé de quelque faubourg, lieu du rendez-vous ; vous verreztous ces estropiés, droits et dispos, se rassembler pour leursbruyantes orgies. Le boiteux a jeté sa béquille, l’aveugle sonemplâtre, le bossu sa bosse de crin ; le manchot prend son violon, lemuet donne le signal de l’intempérance effrénée. Ils boivent, ilschantent, ils s’enivrent ; la licence la plus débordée règne dans cesréunions. Ils se vantent des impôts prélevés sur la sensibilitépublique, de la violence qu’ils font aux âmes compatissantes etcrédules. Ils se communiquent leurs secrets, ils répètent leurs rôleslamentables avec des éclats de rire licencieux. La communauté desfemmes est en usage, comme à Lacédémone, parmi ces misérables, qui,dans une égalité scandaleuse, ne reconnaissent aucun principe, et ontdépouillé ces sentiments de pudeur qui semblent innés chez tous leshommes policés. Ils se félicitent de subsister sans rien faire, departager tous les plaisirs de la société sans en connaître les charges.Les enfants qui proviennent de ces commerces infâmes et illicites sontadoptés par les premiers d’entre eux qui ont besoin d’un objet innocentpour exciter la pitié publique. Ils dressent leur voix enfantine àl’accent de la mendicité ; et à mesure que l’enfant grandit, iltransforme en métier la funeste éducation qu’on lui a donnée.Lorsqu’ils manquent d’enfants, ces misérables enlèvent ceux d’autrui.Alors ils contournent et disloquent leurs membres pour leur donner cequ’ils appellent des jambes et des bras de Dieu. Cet infâme etcriminel métier enrichissait autrefois plus encore qu’il n’enrichitaujourd’hui. On a vu des mendiants donner des 30 à 40,000 francs enmariage à leurs filles, et vivre chez eux très-commodément après avoir râlé une journée entière pour attirer des aumônes abondantes. » Ceportrait du mendiant de Paris fut tracé en 1782. En voici un autreécrit en 1839 : « La mendicité est la forme la plussensible et la plus grossière de l’indigence solliciteuse. Elles’adresse indifféremment à tous et à chacun ; elle erre de porte enporte, de lieu en lieu ; elle s’établit sur la voie publique, sur leseuil des temples ; elle cherche les endroits les plus fréquentés ;elle ne se borne pas à exprimer ses besoins, elle en étale les tristessymptômes ; elle cherche à émouvoir par ses dehors autant que par sonlangage ; elle se rend hideuse pour devenir éloquente ; elle se dégradepour triompher. Le mendiant quitte sa demeure, son pays même ; ilcherche des visages inconnus, des personnes qui ne l’ont jamais vu etqui ne le reverront jamais ; il s’abreuve d’humiliations comme àplaisir : l’indigence alors ne reçoit plus des bienfaits, elle perçoitdes tributs ; elle ne doit rien à la charité, elle doit tout à lafatigue ou à la crainte. » Les mendiants font unetriste partie de l’humanité, mais enfin ils en font partie ; et on nesaurait se défendre de leur accorder encore quelque indulgence quand onréfléchit que, dans nos sociétés modernes, l’immense majorité deshommes naît entre une borne et un échafaud. Mais cette indulgence n’estdue qu’à celui qui ne peut vivre du travail de son intelligence ou deses mains. Lors donc qu’un homme n’a reçu de la nature que des bras,s’il est momentanément privé de leur usage par les infirmités physiquesqui l’assiégent, par les accidents nombreux auxquels il est exposé, etquelquefois même par les préventions de ses semblables, il se trouvetout à coup placé entre l’aumône, le crime ou la mort. Il commence àmendier par besoin, il continue par habitude. S’il est d’un tempéramentdisposé à s’allanguir, ses forces physiques diminuent, son moral sedégrade, et il n’offre plus de l’homme qu’une empreinte pâle etdéfigurée. Si sa vigueur résiste à l’habitude de la mendicité, il passeà celle du vol, et de celle-ci à des crimes plus grands. Ona remarqué qu’on trouve rarement dans les dépôts de mendicité deuxindividus valides au-dessus de la taille de cinq pieds deux pouces.C’est qu’une taille avantageuse est une première fortune donnée par lanature. Et puis, l’homme d’une belle taille en a l’orgueil, et ilaurait plus de peine qu’un autre à descendre au métier de mendiant. Parla raison contraire, on a retrouvé, dans ces asiles, les infortunés quiétaient affligés d’infirmités extérieures qui rendaient leur aspectdégoûtant. Repoussés de partout, tout courage s’éteint dans leurs âmes,et ils emploient la difformité dont la nature les a affligés à la seulechose où elle puisse leur être utile, à implorer l’aumône de leurssemblables. Ils en contractent l’habitude, et finissent par secomplaire dans cette disgrâce qui d’abord avait fait leur tourment. Sion abaisse les yeux sur les mendiants qui circulent dans les rues oudans les places publiques, on reconnaîtra la vérité de cetteobservation. La plus grande partie est affectée des infirmités dont onparle, et ceux qui ne les ont pas reçues de la nature trouvent lesecret de les feindre. On a encore remarqué dans lesdépôts de mendicité que, toutes choses égales d’ailleurs, les individusdont la couleur des cheveux est rousse ou blonde y sont plus nombreuxque ne le comporte leur proportion, dans la société, avec les hommesdont les cheveux sont bruns. Le fait s’explique, quant aux hommes roux,par l’espèce de défaveur qui s’attache encore à eux en France ; et,quant aux hommes blonds, par cette croyance commune que la couleurblonde des cheveux dénote un tempérament lymphatique, et que les hommesde ce tempérament ont, en général, moins de ressort dans le caractèreet plus de propension à l’affaiblissement physique ou moral. On a aussitiré des inductions de la couleur des yeux et de certaines habitudes ducorps qui indiquent de la faiblesse dans l’organisation du cerveau, etune disposition à la monomanie. « On voit, dit à ce sujet M. le comteBeugnot, combien d’observations utiles ou curieuses se présentent enune matière trop dédaignée, et sur laquelle la physiologie aurait aussile droit d’être entendue. » Quant au mendiantvéritablement valide, nulle excuse ne peut le justifier. Mendiant, ilest, par cela seul, coupable ; valide, il se confond avec ceux qui nele sont pas, et usurpe sa part de la pitié qu’excitent à bon droit lesautres. Son existence est donc un vol permanent fait à la société. Dèsqu’il vit, en effet, il dérobe, de quelque façon qu’il s’y prenne, leproduit du travail des autres. Malheureusement la prison n’est pointune peine pour le mendiant ; c’est encore pour lui une manière de vivreaux dépens d’autrui. Il y trouve à peine une gêne. Entronsdans la maison de répression de Saint-Denis ; nous y trouverons decurieuses physionomies à étudier. Voici d’abord Constant, celui dont on a dit : « Il a beau se rouler dans lesruisseaux, il s’y lave au lieu de s’y tacher. » Constant n’est jamaissi rangé qu’en prison, où il a soin de venir lui-même quand on ne l’yamène pas. Il s’est attaché à cette maison comme l’escargot à sacoquille. Il a tellement pris ses habitudes ici, que rien ne lui plaîtautre part. En captivité, c’est un cheval à l’ouvrage ; en liberté, ilne voudrait pas bourrer des pipes à raison de 6 francs par jour. Prèsde lui, sur cette chaise, est le pèreYarl. Il a quatre-vingts ans àpeu près. Regardez cette face, semblable à une tête de mort couverted’un parchemin mouillé : si vous pouviez voir ce qu’il y a d’écrit aufond de ces rides, votre sang se glacerait d’effroi… Cetautre, qui panse sa jambe au soleil, se nomme Lévêque. Étant libre,il a voulu détrôner Vidocq, dont il était un des plus fins agents ; etce dernier l’a fait enfermer à Saint-Denis pour le restant de ses jours. Làaussi était Leblond… Leblond n’a fait qu’un saut de Saint-Denis auxgalères. Et pourtant, a-t-on vu jamais un être plus doux, meilleur,moins dangereux ! Sans famille, sans métier, sans intelligence, sanspassions, incapable de discerner le bien du mieux, et le mauvais dupire, en sortant du dépôt, il a rencontré des voleurs qu’il y avaitconnus, et il a volé. Si le hasard eût aussi bien placé un prêtre sursa route, il eût servi la messe (5). En voici unautre : celui-ci a mendié toute sa vie : tout jeune enfant, il avaittendu la main aux passants, tranquillement assis sur les degrés duPont-Neuf, entre une cage remplie de chiens et une marchande de décretsrépublicains ; jeune homme, il avait eu le talent d’être assezcontrefait pour se dérober à la gloire militaire de l’empire ; ilmendiait alors au nom de la royauté perdue et des malheurs de notreantique noblesse ; quand la royauté nous fut rendue, il se fit soldatd’Austerlitz et d’Arcole, il tendit la main au nom de la gloirefrançaise et des revers de Waterloo (6) ; depuis la révolution de 1830,il se dit blessé de juillet, et montre aux passants le coup de feuqu’il a reçu dans les trois glorieuses. Voyez-vouslà-bas cette espèce de fantôme, tantôt noir, tantôt blanc, tantôt gris? C’est une mendiante qui se tient voilée, avec deux petits enfants àson cou, et deux autres gisant à ses pieds. Sa main sale et son brasdécharné s’allongent vers vous de dessous le haillon qui les couvre,lorsque vous venez à passer près de la borne, ou du réverbère, ou del’arbre, ou du coin de rue où elle semble enracinée comme un terme.Vous passez froidement sans détourner la tête, et sans vous sentir émudu son de sa voix, parce que tant de misères feintes exploitent lacharité publique, que votre bourse, comme votre cœur, reste ferméedevant les misères réelles. La vanité est un mobileque ne manque jamais de faire agir le mendiant, car le mendiantexploite cette faiblesse du cœur avec une habileté qui manque rarementde lui réussir. Son premier soin, avant de vous aborder, est de voird’un coup d’œil qui vous êtes ; et si par hasard il a entendu prononcervotre nom, ou votre qualité, ou votre titre, il s’empresse aussitôt devous saluer du même nom, de la même qualité, du même titre. Pourarracher à Sterne son dernier son, le plus rusé des mendiants deMontreuil ne se donna d’autre peine que de l’appeler Milord. « Ce mottout seul valait l’argent » dit Sterne (7). Que de fois, dans mesvoyages, le bout du ruban de ma boutonnière a servi à dénouer lescordons de ma bourse : Monsieur le chevalier ! C’estau dépôt de mendicité de Villers-Cotterets et dans la maison derépression de Saint-Denis qu’on enferme les pauvres valides trouvésmendiant dans les rues de Paris. Les impotents et les malades sontreçus dans les seize mille lits des hôpitaux de cette vaste cité, etles 400,000 francs de revenu de ses cinquante-quatre bureaux debienfaisance secourent vingt mille pauvres à domicile. Depuisles mesures énergiques adoptées par le préfet de police Debelleyme, etrigoureusement suivies par ses successeurs, les rues, les quais, lesponts, les places publiques de la capitale ne sont plus souillés duhideux tableau qu’y présentait la mendicité étalant de toutes parts seshaillons et ses plaies, et poursuivant tous les passants de ses cris.Aujourd’hui, la mendicité ne trouve plus à s’y exercer qu’à la dérobée,sous les traits de jeunes Savoyards dansant en demandant un petitsou, ou de quelques vieilles gens, aveugles ou infirmes, vous offrant,au coin d’une borne, des épingles ou des allumettes chimiques. Maisla mendicité, refoulée de Paris, se répand dans la banlieue et dans lesdépartements voisins. Elle harcèle surtout les voyageurs sur lesgrandes routes et à l’arrivée des diligences. Il y ades provinces qui n’ont aucun mendiant à elles, mais qui sonttributaires de tous les mendiants des environs. On peut citer, entreautres, le pays de Champagne, en Berry, où le paysan mène une viepresque primitive, et où les fermes sont organisées comme du temps despatriarches : ce pays ne fournit pas de pauvres, mais il en reçoit engrand nombre des contrées environnantes, qui viennent, chaque année,faire la quête. Il y a des mendiants dont le retour périodique estattendu à jour fixe. Ils arrivent avec des ânes chargés de panierspleins de leurs enfants. On les héberge, on les reçoit au foyer defamille, comme de vieilles connaissances ; on écoute leurs histoires àla veillée, et l’on ne sait que par eux les événements de nos gazettes. Commedes cinquante-huit dépôt de mendicité qui existaient en France parsuite du décret de l’empereur du 5 juillet 1808, il n’en reste que deuxaujourd’hui, il en résulte que la mendicité est libre de tendre la maindans tous les lieux où il n’existe aucun établissement de ce genre,attendu que l’article 274 du Code pénal ne la punit de trois à six moisd’emprisonnement qu’autant qu’elle trouve près d’elle un établissementcréé pour obvier à ses besoins. C’est pour cela que les tribunaux sontimpuissants à sévir contre ses importunités ou ses écarts. D’aprèsdes données qu’on a lieu de croire exactes, on évalue encoreaujourd’hui à plus de 200,000 le nombre des individus qui se livrentchez nous à la mendicité ; et pourtant nos tribunaux correctionnelsn’en condamnent pas deux mille par année ! Ceci estun grand mal qu’il est temps de songer à guérir… Nousavons dit, page 71 de ce volume, en quoi les prostituées devaient êtreassimilées aux mendiants ; nous devons ajouter ici que la prostitutiontrouve sa plus claire explication, comme la première de ses causes,dans l’abandon des filles séduites de la part de leurs séducteurs, dansles chagrins domestiques et les mauvais traitements des parents, dansle séjour des filles aux hôpitaux, dans la contagion morale desmanufactures, dans la cessation des travaux des fabriques, dans le basprix des salaires, enfin dans la position même que nos lois ont faiteaux femmes… Mais ne voyons-nous pas partout, dans ces causes deprostitution, le cachet de la misère ? ne voyons-nous pas que la misèreest la compagne qui toujours précède ou suit la débauche ? Uneautre circonstance qui prouve que la misère entre pour la plus grandepart dans les causes de la prostitution, c’est le degré d’ignorance duplus grand nombre des malheureuses qui s’y livrent. L’instruction est àsi bas prix aujourd’hui en France, qu’il faut que les parents soientdans le dénûment le plus absolu pour ne pas en procurer le bienfait àleurs enfants. Or, à Paris, où l’instruction a toujours été plusgénéralement répandue que partout ailleurs, on ne trouve qu’une filletant soit peu instruite sur 223, d’entièrement ignorantes. Cequi prouve encore que les prostituées ont surtout été amenées par lamisère à leur métier dégradant, c’est que presque toutes appartiennentaux classes pauvres de la société. Ce qui le prouveencore, c’est que, à Paris, sur sept prostituées, il s’en trouve aumoins une qui est fille naturelle, et que cette proportion, baséeseulement sur les actes de naissance qu’on a pu se procurer, seraitassurément beaucoup plus forte si elle comprenait le nombreconsidérable de celles sur lesquelles il n’est pas possible d’obtenirdes renseignements authentiques, et dont par conséquent l’origine estincertaine. On sait du reste quelle est dans la capitale la destinée deces filles : abruties par les mauvais traitements, la débauche,l’ivrognerie, la misère ; impliquées dans des affaires de rixes, devol, d’escroquerie ; jetées tour à tour de la prison à l’hôpital ou àla maison de refuge, quand elles ne succombent pas de bonne heure à dehonteuses infirmités, elles vont terminer leur triste existence dansles hospices et dans les maisons d’aliénés. Les centquatre-vingt-quatorze maisons de tolérance que l’on compte dans Parisne sont donc que des asiles de misère ; et s’il arrive parfois, ainsique vient de l’attester un ancien préfet de police dans ses Mémoires,qu’il y a des jeunes filles ayant les moyens d’exercer une professionhonnête, chez lesquelles un fatal esprit de vertige, ou un penchanteffréné pour l’indépendance, ou enfin la paresse, agissent avec unetelle force, que, sans avoir de faute à se reprocher, elles veulentpassionnément devenir filles perdues, croyons que c’est là une rareexception, et que, dans l’ignoble galerie de portraits que le mêmepréfet a eu l’étrange idée de faire faire de toutes les filles de basétage, il en est peu qui se soient vendues pour autre chose que pour seprocurer un toit, des vêtements et du pain. VAGABONDS. Ala différence de la mendicité, le vagabondage est par lui-même un délit. LeCode pénal appelle vagabonds ou gens sans aveu les individus qui n’ontni domicile certain ni moyens de subsistance, et n’exercenthabituellement ni métier ni profession. (Art. 270.) Levagabond se rencontre partout où l’on exerce des industries illicitesou criminelles ; il en est l’artisan-né. Comme personnification detoutes les classes de malfaiteurs, le vagabond ne doit point nousoccuper ici. Nous en avons parlé ailleurs (8). Nous n’avons à parler ence moment du vagabondage que dans l’acception la plus restreinte de cemot, c’est-à-dire de cette partie de la population pauvre qui comprendcette foule de misérables qui, couverts de haillons, vivent dans uneoisiveté constante, et, dépourvus de toute prévoyance et de touteénergie, touchent à l’état de mendicité par leur existence précaire.C’est principalement dans les grandes villes que végètent et pullulentces êtres dégradés. Uniquement préoccupés du moment présent, ilsaffluent dans les halles et dans les marchés, pour y gagner, au moyende quelques commissions, leur pain et leur pitance de chaque jour.Partout où la charité privée distribue ses secours, on est sûr de lesvoir accourir. C’est sur eux principalement que l’homme au petitmanteau bleu répand ses libéralités chaque hiver. Autour d’une marmiteau large ventre, abritée par un large parapluie, vient se grouper unessaim de ces malheureux ; munis chacun d’un bol et d’une cuillerappartenant à l’homme charitable, ils reçoivent successivement uneration de soupe. Ces hommes, qui, par une ferme volonté, auraient pus’élever au rang honorable d’ouvrier, n’ont pas honte de descendre à lacondition de mendiant déguisé, car en réalité ce ne sont que desmendiants. Ils ne demandent pas publiquement l’aumône, il est vrai,mais ils la reçoivent sous une forme de secours tolérée par l’autorité.C’est avec l’aide de ce secours qu’ils parviennent, pendant la saisonrigoureuse, à trouver dans leur gain quotidien de quoi se procurer unsecond repas et un gîte pour la nuit. En été, beaucoup d’entre euxcouchent en plein air (9). Le vagabondage est unepassion pour un grand nombre d’enfants du peuple. Il en est qui ont étérepris en état de vagabondage jusqu’à quarante fois. On en cite un,entre autres, que la police trouve et ramasse toujours seul. Jamaisaucun fait répréhensible, autre que celui d’une vie errante, n’a motivéson arrestation. Il n’est pas besoin de dire dans quel état de misèrese trouvent les enfants maîtrisés par cette passion, lorsqu’ilsrentrent ou qu’ils sont ramenés dans le sein de leurs familles. Ilsn’ont ni bas, ni cravate, ni mouchoir, ni casquette, ni gilet; tout cela a été vendu pour apaiser la faim, ou pour jouer,ou pour aller au spectacle. Les jeunes vagabonds deParis, c’est-à-dire les enfants de sept à seize ans qui mènent une vieerrante et oisive, soit par goût, soit par entraînement, soit parnécessité, forment entre eux une espèce de corps dont les membresdoivent se soutenir mutuellement pour échapper aux recherches desparents ou des maîtres d’apprentissage (10). Les moins pervertis ou lesplus timides mendient ou fréquentent les marchés et les halles pour yoffrir leurs services aux marchands et aux acheteurs ; les autrescommettent de petits vols. Tous s’adonnent au jeu avec passion. On citede ces malheureux enfants qui se sont privés de manger pendant deuxjours pour satisfaire ce goût fatal. Le spectacle aussi a pour eux leplus irrésistible attrait : ennemis de tout travail utile et sérieux,plongés, quand ils sont à l’école, dans une espèce de somnolence, ilsne se lassent pas au dehors de courir et de jouer. Ils sillonnent Parisdans tous les sens ; tout ce qui frappe leur curiosité les attire : lebruit, le tumulte, la sédition, l’émeute surtout. Arcole était un jeunevagabond qui s’est fait tuer héroïquement le 28 juillet 1830, enhissant un drapeau tricolore au haut de l’arcade du pont suspendu quiporte aujourd’hui son nom. Les jeunes vagabonds quise livrent au vol dirigent principalement leurs tentatives contre lesmarchands étalagistes et contre les curieux qui se groupent, sur lesboulevards, devant les marchands de gravures. Tous les lieux de réunionpublique sont, du reste, le théâtre habituel de leurs exploits. La viede ces enfants est tellement désordonnée, qu’ils passent souvent, dansl’espace de quelques jours, d’une aisance relative à un completdénûment. Aussi, pendant la belle saison, et lorsque ce dénûment sefait sentir, ils ont coutume de reposer la nuit sur des bateaux, sousles arches des ponts, sous les piliers des halles, sous les voitures,dans des caves, dans les carrières, sur les fours à plâtre, en un mot,partout où ils peuvent trouver un abri ; en hiver, ils couchent dansles garnis les plus sales et les plus infimes. Quantaux vagabonds adultes, qu’on désigne, en style d’argot, sous le nom de goëpeurs, leur type se résume parfaitement dans celui que nous offrele compte rendu suivant d’une audience du tribunal correctionnel de laSeine. « Monsieur le président. - Roland, vousêtes prévenu de vagabondage. - Attendez donc un peuqu’ je m’ débarbouille les yeux. Dieu de Dieu ! que vous avez un beausoleil ici, vous autres, en comparaison de c’te diable de Souricière!... M’y v’là… à c’te heure. Vous disiez donc que j’étais prévenu devagabondage ? J’ n’en disconviens pas. Après ? -Vous êtes convenu dans l’instruction que vous aviez été déjà poursuivisoixante fois pour le même délit. - Soixante fois !j’ai dit ça par ironie, pour faire rire ce grand sec d’instructionqu’avait pas l’air gai du tout. Il est certain toujours que nous avonsdéjà eu l’honneur de nous voir relativement au vagabondage, qu’est mongoût, mon inclination à moi ; mais jamais pour autre chose, foi deRoland, qu’est mon nom, jamais ! jamais ! - Vousn’avez pas d’asile ? - Pas pour le moment ; v’làquatre mois que j’ bois et que j’ couche dans la rue. C’est mon idée,quoi ! j’aime la rue ; avec ça qu’on en fait de si belles à présent !C’est pas exclusivement pour les chiens peut-être ? -Vous n’avez pas de profession, pas d’état ? - Pardonpour ça, j’ suis serrurier ; y a mon livret dans vos tas de papiers. -Oui ; mais malheureusement il n’a été signé par aucun maître depuis1812. - Ça n’empêche pas que j’ai travaillé ça. Vousjugez bien que si j’ n’avais pas travaillé depuis 1812, y m’ seraitpoussé de l’herbe dans les mains et dans l’estomac. Du tout, j’travaillais le matin à la halle. - Que pouviez-vousfaire de votre état de serrurier à la halle ? - J’travaillais pour ces dames ; j’ leur raccommodais leurs chaufferettesde tôle, j’ leur mettais des poignées en fil de fer à leurs gueux :j’ travaillais, quoi ! Mais vous jugez bien qu’ ça ne va plus leschaufferettes, d’une canicule comme ça. Du reste, j’ vous en veux pas ;faites votre état : me v’là obéissant et soumis comme toujours. Tout c’que je vous demande… pas de surveillance ; j’ veux pas voyager, moi ;j’ veux pas quitter Paris, enfant de la butte Saint-Roch. Envoyez-moiau dépôt ; on travaille, mais l’ouvrage est douce. -Comment, à votre âge, cinquante ans ! Vous êtes fort et bien portant. -J’ suis estropié ; j’ai attrapé un effort, comme vous dites, en 1812,et j’ vous jure bien que je n’ m’en donnerai plus d’effort. » Letribunal condamne Roland à trois mois de prison, et ordonne qu’àl’expiration de sa peine il sera conduit au dépôt de mendicité. «A la bonne heure ! bien jugé, ça ; v’là le dépôt assuré. C’est embêtanttout de même, trois mois à l’ombre, d’un soleil comme ça ! Mais bah !c’est égal, j’ vous en veux pas ; c’est votre état. Salut bien,président et toute la compagnie. » M. Fregier neporte qu’à quinze cents le nombre des vagabonds de tout âge qui battentle pavé de Paris ; mais il est certain que le chiffre en est beaucoupplus élevé. Il est une classe de vagabonds peuconnus dans la capitale et dont les excursions s’étendent rarement plusloin que les départements frontières ; nous voulons parlerdes Bohémiens. Les Bohémiens forment une race à part, et dont laphysionomie est étrange. J’en ai vu plusieurs, l’été dernier, dans lesprisons de Metz, de Sarreguemines, de Thionville, de Strasbourg. J’airemarqué surtout une grande et jeune Bohémienne qu’on avait arrêtée lematin. Ses cheveux étaient noirs, luisants, longs et droits. Sa têteétait nue comme ses pieds ; ses pieds étaient petits comme ses mains.Le haillon rouge et bleu qui la couvrait était vague, et laissaitdeviner pourtant la souplesse de son torse, non cette souplesseefféminée de nos tailles de salon, mais cette souplesse vigoureuse dela nature sauvage. Elle était grande, sans l’être trop ; svelte sansmaigreur ; fraîche sans couleur. Sa peau était fine et son teint cuivré; son front bas, ses sourcils arqués, ses cils épais, sa paupièrelarge, l’orbite de l’œil creuse, sa prunelle noire, étincelante ; sonregard fixe, son nez grec, son menton court, ses dents comme aiguiséeset blanches, sa bouche fendue, ses lèvres plates, humides et vermeilles; son sourire… oh ! je n’ai point d’expression pour son sourire ; jepuis me le rappeler, non le rendre. Comme elle n’entendait quel’allemand, et le mauvais allemand, je ne pus lui faire comprendre unmot, ni en comprendre un d’elle. Un peintre avait obtenu la permissionde faire son portrait ; s’il l’expose au Salon, nous verrons enfin laEsmeralda. M. Balbi s’est livré à des recherchesminutieuses sur la race des Bohémiens. Il a constaté qu’il y en avaitcent mille en Europe, et que dix mille habitent la France. Bérangeren a écrit l’histoire morale dans une admirable chanson. Unarticle à part leur sera consacré dans ce livre. MALFAITEURS. Lesmalfaiteurs forment cette variété de mendiants qui, dans Gil Blas,demandent l’aumône l’escopette au poing. M.Gisquet porte à trente mille le nombre des personnes qui, si ellestrouvaient votre bourse sur la voie publique, et avaient la certitudede n’être pas aperçues, la ramasseraient et la mettraient dans leurpoche, quoique sachant qu’elle vous appartient ; à vingt mille lenombre de celles qui la restitueraient si vous la réclamiez ; à dixmille le nombre de celles qui tâcheraient de conserver la bourse, soiten niant de l’avoir ramassée, soit en la faisant passer en d’autresmains, soit en soutenant qu’elle leur appartient. Combien,dans ces dix mille, y en a-t-il qui prendraient votre bourse sur unmeuble, sur une banquette, ou dans une loge de théâtre ? Six mille. -Combien d’entre eux chercheraient à la prendre dans votre poche ? Troismille. - Combien, sur ces trois mille, en compterait-on qui, pour lavoler, s’introduiraient, en votre absence et en crochetant vos portes,dans votre maison ? Deux mille. - Combien, de ces derniers, iraientjusqu’à s’introduire chez vous, pendant la nuit, avec escalade eteffraction ? De mille à douze cents. - Enfin, à combien peut-on évaluerceux qui seraient décidés d’avance à vous assassiner pour consommer levol ? A six cents au moins. J’ignore sur quels faitsconstatés reposent ces données de l’ancien préfet de police de Paris.Ce que je sais, c’est que les malfaiteurs pullulent à Paris, comme danstoutes les autres villes riches et surtout manufacturières. Ce que jesais, c’est que là où naissent et se développent les richesses del’industrie, là aussi naissent et se développent proportionnellementtoutes les misères du crime. D’où il suit qu’il y a nécessairemententre l’industrie et la misère une corrélation intime, qui fait quel’une est nécessairement solidaire de l’autre. Quecette solidarité pèse sur l’industrie comme l’effet d’une cause dontelle est innocente ou coupable, toujours est-il que la misère, dans lesvilles à industrie, a sa source première dans l’industrie, ainsi que lecrime qui, comme elle, en est la conséquence forcée. Voyezles départements agricoles. Ces départements sont les plus pauvres.Cependant il y a moins d’indigents que dans les départementsindustriels ; il y a aussi beaucoup moins de crimes. Pourquoi ? C’estque la misère agricole a les vertus de sa mère, l’agriculture, tandisque la misère industrielle a tous les vices de la sienne, l’industrie. Lamisère agricole est sobre, frugale, patiente. Vivant de peu, elle abesoin de peu ; pour elle, la pauvreté est une vertu chrétienne, ouplutôt c’est vertu pour elle que de savoir la supporter. Cette scienceest presque toute sa science. La garder intacte et la transmettre à sesenfants, est un devoir dans lequel elle trouve son bonheur ; sonmalheur commence quand elle l’oublie : elle l’oublie quand le vent desvilles souffle sur elle. Alors, les besoins nouveaux qu’il lui apportelui suggèrent la pensée du crime, mais les crimes qu’elle commet alorsse ressentent de leur origine ; il en est même d’immoraux, tels quel’infanticide, qui sont plus fréquents dans les communes rurales quedans les communes urbaines, et qui, cependant, témoignent de la plusgrande moralité des campagnes. La misèreindustrielle, au contraire, est intempérante, dissolue, impatiente.Vivant de beaucoup, elle a besoin de beaucoup. Pour elle, la pauvretéest un métier fructueux qu’elle exploite. Quand le métier ne va plus,elle sait comment on y supplée. Cette science, elle l’a apprise desvices mêmes qu’elle a à satisfaire. Cette science, qu’elle a sucée avecle lait de sa nourrice, elle la transmet aussi, elle, à ses enfants, etc’est ainsi que se perpétue, dans nos grands centres de population,cette hideuse et menaçante famille de mendiants, d’oisifs et dedébauchés, qui sont la plaie honteuse de notre civilisation moderne. M.le comte d’Angeville a cherché à laver l’industrie et les villesmanufacturières de l’imputation qui leur est faite d’engendrer à lafois le paupérisme et le crime. Il prétend que les publicistes qui ontvoulu établir une connexité absolue entre l’industrie et le paupérismen’ont pas assez fait entrer dans leurs considérations les émigrationsdes campagnes dans les villes, et les émigrations des départementspauvres dans les départements riches et industrieux. A l’appui de cedire, M. d’Angeville cite le département des Bouches-du-Rhône qui, en1835, comptait six cent cinquante-neuf mendiants, dont trois cent vingtet un résidaient à Marseille, et dont quatre-vingt-dix-septappartenaient à des pays étrangers, et cent vingt-quatre à diversautres départements de la France. Le même statisticien fait desrapprochements analogues à l’égard de la population criminelle oumendiante de plusieurs autres grandes villes riches ou manufacturières.Mais qu’importe que les mendiants ou les criminels d’une villeappartiennent ou non à cette ville par leur naissance ? Du moment où lecrime et le paupérisme se manifestent plutôt là qu’ailleurs, il estclair qu’ils y trouvent un aliment, un appât, un encouragement qui leurmanque ailleurs. Dès lors, l’argument que nous avons posé subsiste,quelle que soit l’origine des mendiants et des coupables qui seréunissent de préférence là où l’industrie les attire. Quoiqu’il en soit, au surplus, à cet égard, ce que nous tenons surtout àétablir ici, c’est que les malfaiteurs le deviennent rarement parcequ’ils sont pauvres, tandis qu’ils deviennent toujours pauvres parcequ’ils sont malfaiteurs. Ceci trouve sa preuve dansl’exemple des libérés. LIBÉRÉS. Nousne ferons dériver la preuve que la misère est toujours le produit ducrime, ni des remords ni des angoisses morales que la justice divineinflige aux condamnés de la justice humaine : cette preuve ne résideque dans la main de Dieu. Nous la ferons dériver seulement des effetsmatériels qui sont la conséquence inévitable du crime, et quiatteignent surtout les libérés ; celle-ci réside dans la main deshommes. Le coupable, frappé de condamnation, n’expiepas seulement son crime par la privation de sa liberté, il l’expieencore et surtout par la perte de sa fortune et par la tache indélébileque cette condamnation imprime à sa famille. Que de familles ruinées etmisérables, de riches ou aisées qu’elles étaient, le sont devenuesuniquement parce que leur chef ou l’un de leurs membres subissait ouavait subi quelques années de prison ! Les frais de poursuite, lesindemnités, les amendes, sont autant de sources de misère qui viennentajouter les pertes d’argent à la perte bien autrement désastreuse del’honneur et de la réputation. Une fois sorti deprison, le condamné pourra-t-il, au moins, réhabiliter son nom et safortune ? Hélas ! l’un et l’autre sont à jamais perdus pour le libéré. Hier,le prisonnier avait un asile, du pain, du travail, des vêtements et lacertitude d’être bien soigné s’il souffrait. Aujourd’hui, les portes dela prison lui sont ouvertes ; - il est libre. Il estlibre ! mais quelles ressources, quels moyens d’existence va luifournir cette liberté ? Si les individus frappés parla loi jouissent, dans les prisons, d’un sort assez doux, leur malheurréel commence à l’époque de leur libération. Eneffet, lorsqu’un homme que le désordre, la paresse et la misère avaientconduit au crime, a subi la peine qui lui fut infligée ; lorsque, ayantsatisfait à la loi, il est délivré de ses fers, quel accueil l’attenddans la société à laquelle il est rendu ? S’il a unefamille, elle le répudie ; ou si elle lui accorde quelques légerssecours, c’est souvent à la condition qu’il fuira les lieux qu’ellehabite. Le prisonnier est donc presque toujours sansfamille en sortant de prison. Trouvera-t-il du moinsaide et protection chez les étrangers ? Hélas ! Apeine est-il dans un atelier où il peut manier la lime ou la scie, dansune ferme où il vaque à la garde des bestiaux, dans une famille chezlaquelle il est soumis aux lois de la domesticité, trahi par l’attirailindispensable des signalements, par la brutale indiscrétion des agentssubalternes de la police, le libéré est dans une inquiétude continuelle; jeté d’atelier en atelier, de village en village, d’antichambre enantichambre, accusé partout, repoussé partout, il ne voit plus qu’unasile, c’est le bagne ; qu’une clef pour en ouvrir l’accès, c’est lefer ; qu’une recommandation pour y être admis, c’est le crime. «Combien, dit le directeur de l’une de nos maisons centrales, nepourrais-je pas citer de pauvres prisonniers dont la conduite m’avaitsemblé mériter le plus vif intérêt, et que j’ai vu rentrer en prisonpar suite de ce préjugé ! J’en sais un, entre mille, qui, après avoirachevé son ban sans donner lieu au plus léger reproche sur sa conduite,a fait onze boutiques dans l’espace de treize mois, sans pouvoirobtenir malgré les excellents certificats que je lui avais délivrés, qu’on osât le conserver en sa qualité de détenu libéré. On lui disait: « Je n’ai pas à me plaindre de vous, mais comment vous envoyer placerde l’ouvrage chez une pratique ? je les perdrais toutes les unes aprèsles autres ; ALLEZ-VOUS-EN. » Ce malheureux, qui avait déposé unepartie de sa masse de réserve entre les mains d’un tiers, est venu leprier de la lui conserver pour son retour en prison ; puis il s’en estallé, face à face d’un gendarme, voler un petit pot d’étain de 20 à 30centimes ; et, pour ce délit volontaire et forcé, il subit, en cemoment, une condamnation de treize mois d’emprisonnement. » Ainsidonc, le crime conduit inévitablement le libéré à la misère, et lamisère le reconduit inévitablement au crime : triste et fatalpèlerinage dont les allées et les retours ne sont que trop fréquemmentconstatés par le nombre toujours croissant des récidives. Ilest une autre classe de malheureux qu’une première chute poussenécessairement aussi à une seconde : ce sont les graciés. Les graciéssortent de prison avec une sorte de baptême royal qui les lave de lasouillure de leur condamnation, mais l’eau lustrale de ce baptême nesuffit pas pour les réhabiliter dans l’opinion publique. L’opinionpublique ne croit point au repentir, et la contamination des prisonsest telle, que quiconque y a été enfermé, n’importe à quel titre, estmarqué au front d’un stigmate déshonorant. C’estpour cela que les sortants doivent exciter aussi notre sollicitude.Les sortants sont les libérés de prison qui n’ont eu aucune peine à ysubir. Tels sont les prévenus acquittés et les accusés absous, aprèsdétention préventive. Mais le préjugé, plus fort que la loi, plus fortque la raison, ne fait aucune distinction entre ceux qui sortent deprison. Il les condamne tous, il ne fait grâce à personne. Tous, à sesyeux, sont coupables ; tous doivent subir cette peine perpétuelle quisurvit à toutes les peines du Code, bien qu’elle ne soit point écritedans le Code, la peine du mépris public. Le crime,même soupçonné, imprime donc une tache ineffaçable, et cette tache apour conséquence funeste la misère de celui sur qui elle tombe. Onfrémit quand on songe au nombre toujours grossissant des individus quisortent chaque année de nos prisons et de nos bagnes. Les relevésofficiels constatent que Paris ne renferme pas, année commune, au-delàde dix-sept cents libérés soumis à la surveillance de la police ; maisce chiffre s’augmente prodigieusement de tous les libérés qui ne sontpas soumis à la surveillance, et de tous ceux qui s’en sont affranchis,et de tous ceux qui ont rompu leur ban, et qui viennent se perdre ausein de l’immense population de la capitale, et de tous ceux enfin quiont séjourné, à un titre quelconque, dans l’une ou l’autre de nosprisons. Le nombre de ceux-ci s’élève à plus de cinquante mille chaqueannée dans toute la France ; de sorte que, pendant une période de dixans, la France reçoit et nourrit dans son sein plus d’un demi-millionde libérés de toute sorte qui jettent partout le germe de tous lesvices, c’est-à-dire de toutes les misères qu’ils ont puisées en prison. Ajoutonsà cette masse effrayante celle des enfants trouvés et abandonnés, dontle nombre et la dépense s’accroissent chaque année, et nous auronsencore une idée plus complète de ferments démoralisateurs que lasociété moderne recèle dans son sein. ENFANTSTROUVÉS ET ABANDONNÉS. On comprend, engénéral, sous le nom d’enfant trouvé, l’enfant nouveau-né dont lespère et mère se débarrassent, soit en l’exposant de jour ou de nuitdans un lieu public quelconque, soit en le faisant déposer dansl’intérieur même d’un hospice, soit en le faisant déposer dansl’intérieur même d’un hospice, soit en le faisant déposer dans le tour extérieur, si l’hospice leur offre cette facilité. Nous disonsen faisant déposer, car ce n’est ni le père ni la mère qui ledéposent eux-mêmes ; voulant rester inconnus, ils se servent d’unesage-femme ou d’un agent intermédiaire qui fait de cet office un métiersouvent lucratif pour lui (11). Les intermédiaires se font peu scrupuled’aider les parents dans cet acte de délaissement, lorsque les parentseux-mêmes ne se croient pas coupables. Les uns et les autres partagentl’opinion généralement répandue, et signalée dans les rapportsofficiels, de l’existence d’une sorte de droit consistant à mettre à lacharge du pays tous les enfants nés hors mariage, et même des enfantslégitimes, lorsque les familles sont indigentes (12). Ily a cette différence entre l’enfant trouvé et l’enfant abandonné, quecelui-ci peut être délaissé par ses parents à différents âges, et quele mystère qui enveloppe toujours l’exposition ou le dépôt dunouveau-né n’accompagne qu’exceptionnellement l’abandon de l’enfantdéjà élevé (13). Quand l’abandon a besoin du secret, c’est qu’il estcoupable et qu’il n’a point d’excuse. Alors l’enfant abandonné devientainsi une autre espèce d’enfant trouvé. La France,en 1784, ne comptait, suivant M. Necker, que quarante mille enfantstrouvés, au-dessous de douze ans. Depuis, ce nombre s’estsuccessivement accru jusqu’à cent vingt-neuf mille, et les dépensescorrespondantes se sont progressivement élevées de 4,090,000 à10,240,000 francs, chiffre de 1833 (14). Ainsi, lenombre des enfants trouvés a plus que triplé, en France, depuis 1784,et dans les quinze ans qui ont suivi la mise à exécution du décret du19 janvier 1811, lequel supposait une dépense de 4,000,000 environ, ily a eu dans les dépenses une augmentation de plus de moitié (15). Quellessont les causes de cet accroissement progressif qui excite au plus hautdegré la sollicitude des conseils généraux et des Chambres, et quipréoccupe à un si haut point l’opinion publique et le gouvernement ? Quelleque soit la divergence d’opinion des publicistes à ce sujet, la misèredoit incontestablement occuper le premier rang parmi ces causes ; c’estpourquoi nous plaçons la multiplicité des enfants trouvés au nombre dessignes indicateurs de la misère. Toutefois, il faut distinguer, à cetégard, entre les enfants trouvés et les enfants abandonnés. Le mystèrequi est de l’essence de l’exposition des enfants trouvés n’est pas, eneffet, un signe certain de la pauvreté de la mère ; il est seulement unsigne certain de la faute qu’elle a commise et de l’intérêt qu’elle aet qu’elle met à la cacher. Le mystère, au contraire, n’étant point del’essence de l’abandon, l’abandon est presque toujours l’indice de lapauvreté, en ce sens que la pauvreté peut rendre l’abandon inévitable.Seule, du moins, elle peut s’excuser ; seule, elle peut être avouéepour motif. M. de Gérando, qui, le premier, a établicette distinction importante, présente, à cet égard, une considérationqui ne l’est pas moins. Nous voulons parler de l’intérêt qu’une fillemère attache au mystère dont elle enveloppe sa faute, et desconséquences qui en résultent pour le sort de son enfant. Cet intérêt,ces conséquences dépendent du degré de sévérité avec lequel l’opinioncondamne une telle faute, et des conséquences qu’entraîne sa révélation. Dansles pays où une fille mère est généralement repoussée de la société,bannie de la famille, où elle perd sa place, où il n’y a plus pour ellede possibilité de trouver un époux, la plupart des enfants naturelsseront exposés ou déposés par les mères. Dans ces pays, le nombre desenfants trouvés sera plus élevé, sans que les mœurs soient pluscorrompues, et peut-être, en raison même de ce que les mœurs sont moinscorrompues, et les fautes qui les offensent jugées avec plus derigueur. Dans les pays, au contraire, où une fille mère ne craint pasde se montrer, où elle reste dans sa famille, chez ses maîtres, seplace comme nourrice, se marie ensuite, et se marie ordinairement avecle père de son enfant, il n’y a pas de motif puissant pour que la mèreexpose ou dépose le nouveau-né auquel elle a donné le jour. Dansla plus grande partie de la France, surtout dans les contrées del’ouest, du centre et du midi, l’opinion juge avec une grande rigueurles filles mères. Voilà pourquoi, dans plusieurs des anciensdépartements de la Bretagne, dans la Haute-Loire, la Vienne, l’Ardèche,le Gard, Tarn-et-Garonne, le nombre des expositions se rapprochedavantage de celui des naissances illégitimes, en même temps que lenombre des naissances illégitimes s’y montre plus faible. EnAllemagne et en Suisse, l’opinion prononce contre les filles mères desarrêts moins redoutables. Presque toujours elles s’établissent, et, leplus souvent, avec le complice de leur faute. Voilà pourquoi lesexpositions y sont si rares, quoique les naissances illégitimes ysoient si fréquentes. Et ceci explique comment, en France, le mêmephénomène se reproduit dans les départements limitrophes del’Allemagne, qui ont quelque affinité de mœurs avec les peuplesgermaniques, comme le Haut et le Bas-Rhin, les Vosges, la Moselle, leJura, la Haute-Saône, où le nombre des naissances illégitimes influepeu sur les expositions d’enfants. Ceci expliqueaussi pourquoi les expositions d’enfants sont si rares dans lescontrées où la recherche de la paternité est admise. Enfin,ceci explique pourquoi le nombre des infanticides, loin de seproportionner à celui des naissances illégitimes, suit le plus souventune proportion inverse, et pourquoi les départements de l’ouest et ducentre de la France, ceux où les mœurs conservent le plus de pureté,sont cependant dans la classe de ceux où le nombre des infanticides semontre le plus élevé, relativement à la population (16). Lamisère donc n’est point à elle seule, ni par elle-même, une cause quidétermine l’exposition des enfants, avec les précautions du secret. Lamisère peut se joindre aux circonstances que nous venons d’indiquerpour entraîner une mère, intéressée à cacher sa faute, à choisir depréférence ce mode pour se débarrasser de son enfant. La mère pauvreévitera ainsi la dépense de la vêture, des mois de nourrice, de lapension après le sevrage ; mais la misère, par elle-même, necommanderait pas le secret, elle chercherait plutôt à se produire pourobtenir l’assistance. La misère seulement peut concourir à augmenterles expositions avec secret, quoique seule elle ne tende point à lesproduire. C’est pour cela qu’on voit assez généralement leur nombres’accroître à la suite des grandes calamités publiques ; ce qui a faitdire à Malthus que le nombre des enfants exposés est plus grand dansles mauvaises années où le produit moyen ne suffit pas pour nourrir lapopulation actuelle. Quant à l’abandon des enfants,la misère seule peut porter une mère à délaisser l’enfant qu’elle anourri, qu’elle a élevé, dont elle a pris les premiers soins, ou dumoins la misère peut être la cause première, la cause déterminante dece délaissement. « La débauche fait les enfants naturels, dit M.Benoiston de Châteauneuf, la misère produit les enfants abandonnés. -Ne faisons pas, ajoute l’auteur des Considérations sur les enfantstrouvés, ne faisons pas la nature humaine plus méchante qu’elle nel’est en effet, et croyons que la misère arrache au moins à leurs mèresautant d’enfants que le libertinage. - De toutes les causes qu’une mèrepeut alléguer pour se justifier du criminel abandon de son enfant, laplus pressante, disent MM. Terme et Montfalcon, c’est l’impossibilitéabsolue de le nourrir. « Tel est quelquefois, en effet, le degré de lamisère des ouvriers, dans les grandes villes, que ces hommes de travailpeuvent difficilement pourvoir au premier de leurs besoins matériels.Si les devoirs d’une mère sont doux à remplir, ce n’est pas pour lepauvre qui manque de tout. Combien de pauvres ménages manquent de painet sont par conséquent hors d’état de subvenir au salaire d’unenourrice étrangère ! Combien de femmes mères, sans travail, et réduitesà l’impossibilité de se nourrir elles-mêmes d’aliments convenables,voient avec désespoir le lait manquer à leur sein flétri ! Alorsl’abandon leur apparaît comme une ressource, et elles en usent avecd’autant moins de regret, qu’elles sont sûres que leurs enfants serontmieux soignés à l’hospice où on les recueille, que dans la maisonpaternelle où l’on ne peut plus les nourrir. » Etpuis, la misère déprave ; et les sentiments naturels périssent dans uncœur corrompu. La charge d’une famille apparaît seule alors ; lessacrifices qu’elle impose ne trouvent point de compensation dans lecercle des intérêts matériels ; et comme il est dans la nature del’homme de chercher son bien, il se débarrasse de ses enfants toutesles fois que la loi pénale lui en laisse la faculté et que sa positionlui en fait un besoin. « On ne peut nier, dit M. Remacle, que dans unesociété comme la nôtre, à la fois corrompus et souffrante, une pareillecause n’ait multiplié les abandons à l’infini. » Lamême cause agit, plus souvent qu’on ne le pense, sur le sort d’uneautre classe de pauvres, celle des orphelins. ORPHELINSPAUVRES. « Les orphelins, porte l’art. 6du décret du 19 janvier 1811, sont ceux qui, n’ayant plus ni père nimère, n’ont aucun moyen d’existence. » La multiplicité des orphelinspauvres est donc une manifestation de la misère, puisque leur nombreaccroît en proportion de celui des familles indigentes. D’aprèsdivers renseignements statistiques, il doit exister en France dix-huitmille orphelins ou enfants abandonnés, dont la dépense individuellepeut être évaluée à environ 85 francs par an. La somme totale s’élève à1,360,000 francs. Généralement les orphelins sontreçus et entretenus, en province, dans les hospices communs.Quelquefois pourtant ils sont disséminés au dehors. Mais, en général,les enfants recueillis à ce titre sont en très-petit nombre. L’hospicede la Charité de Lyon, par exemple, en a quarante tout au plus à sacharge. Celui de Rouen en admet, terme moyen, cinq par année et enplace quatre au dehors. Cependant, le bel hospice d’orphelins de Nancyrenferme cent un enfants des deux sexes ; il est aujourd’hui pour laFrance un établissement modèle, qui serait digne d’être imité. Paris aun hospice spécial pour les orphelins des deux sexes. Il entretienaujourd’hui plus de treize cents enfants, dont cinq cents filles. Millede ces orphelins sont placés à la campagne ou mis en apprentissage, lesautres sont élevés à l’hospice. Malheureusement ledécret impérial du 9 janvier 1811, qui consacre le droit des orphelinsà être secourus, garde le silence sur les ressources qui devront êtreconsacrées à ce secours. Il est résulté de là que, tandis que les fraisde l’éducation des enfants trouvés et abandonnés sont restés à lacharge de l’état et des départements, on n’a pu, dans le silence dutexte, recourir, pour l’éducation des orphelins, qu’aux ressourcespropres des hospices et aux subventions des communes. Mais les hospicesn’ont pu prendre à leur compte l’éducation des orphelins que dans lecas où les fondations leur en imposaient le devoir, où leurs revenusleur en laissaient les moyens. C’est pourquoi, dans l’impossibilité oùse trouvent souvent les communes et les bureaux de bienfaisanced’élever les orphelins qui leur appartiennent, les administrationslocales se sont vues souvent réduites à faire délaisser ces pauvresenfants pour les faire recueillir ensuite à titre d’abandonnés. Lesorphelins sont donc presque partout, en France, confiés aux soinsvolontaires de la charité privée et des associations de bienfaisance. Cesassociations et les institutions qu’elles ont fondées y sontnombreuses, mais elles le sont surtout en Italie, leur berceau, et nele sont pas moins en Allemagne, en Prusse, en Suisse, en Hollande, enBelgique, en Russie, en Angleterre, aux Etats-Unis. Partout on sentqu’il s’agit là d’un genre de malheur que, la plupart du temps, aucunepuissance humaine ne peut prévenir, et qui doit trouver sympathie danstous les cœurs. Nous en dirons autant des aveugleset des sourds-muets. AVEUGLES ETSOURDS-MUETS. On ne peut placer au nombredes signes révélateurs de la misère l’infirmité naturelle dessourds-muets et des aveugles. Cependant cette classe d’infortunésappartenant en majeure partie à la classe pauvre, on peut dire qu’elleappartient naturellement à notre sujet. Nous ne nous en occuperonstoutefois ici que pour fournir sur le nombre de ces malheureux quelquesdocuments statistiques généralement peu connus (17). Onprésume qu’il existe en France environ vingt mille sourds-muets,c’est-à-dire un sur seize cents habitants. Sur ce nombre, la majeurepartie (quelques statisticiens en élèvent la proportion à vingt-troissur vingt-quatre) appartiennent à des familles malheureuses, ce quipourrait faire croire que la misère entre pour beaucoup dans les causesnaturelles de cette double infirmité. La misère, en tout cas, lapropage et l’entretient si elle ne la crée pas ; car ces malheureux,privés des moyens d’exprimer leurs besoins et leurs idées, restent,pendant toute leur vie, si l’éducation ne leur rend les sens dont ilssont privés (18), à charge à eux-mêmes, à leurs parents, à la société,et, misérables, ils engendrent, devenus hommes, de nouveaux misérables,qui, à leur tour, en engendrent d’autres, aussi ou plus misérablesqu’eux. Dans les autres états de l’Europe le nombredes sourds-muets paraît être, en général, dans une proportion analogueà celle qui est constatée en France. En Russie, on compte un sourd-muetsur quinze cent quarante-huit habitants ; aux Etats-Unis, un sur quinzecent trente-sept. En général, la proportion varie, dans les diversescontrées, de un sourd-muet sur cinq cent trois habitants à un sur deuxmille cent quatre-vingts. Mais elle se modifie singulièrement, dans lemême pays, suivant les circonstances locales ; elle est plus forte versle nord, dans les montagnes. Le canton de Berne, en Suisse, contient unsourd-muet sur trois cent cinquante habitants, tandis que celui deZurich n’en compte qu’un sur mille ; et cependant, dans ce même canton,la commune de Weyach renferme un sourd-muet sur soixante-troishabitants. Dans la Corse, les sourds-muets sont dans le rapport de unà six cent cinquante-six, et, dans le département du Cher,dans le rapport de un à quatorze mille cinq cent quatre-vingt-onze. AuxEtats-Unis, la petite ville de Chilmark, dans le Massachussets,renferme douze sourds-muets sur une population qui ne s’élève qu’à sixcent quatre-vingt-quatorze habitants. Quant auxaveugles, ils sont également, ainsi que nous l’avons dit, plusmultipliés dans la classe indigente. Cette circonstance s’explique parplusieurs causes. Partout où la mendicité est tolérée, les aveuglesfigurent pour une part considérable parmi les mendiants. Leur infirmitése manifeste d’une manière sensible, et, dès le premier instant, elleexcite une juste commisération. L’aveugle a, plus que tout autre,besoin de l’assistance d’autrui. Souvent la mendicité est la seuleressource de ces infortunés. Elle ajoute, dans tous les cas, à leurmisère, une dégradation et des habitudes d’inaction qui aggraventencore leur infortune. Tandis que les sourds-muetsse trouvent plus nombreux en remontant vers le nord, l’inverse a lieupour les aveugles ; ils se multiplient en allant au midi. EnFrance, la proportion du nombre des aveugles à la population est de unsur mille cinquante, ce qui donnerait environ trente mille quatre centcinquante aveugles. Sur ce nombre on suppose qu’il doit exister deuxmille à deux mille cinq cents jeunes aveugles-nés susceptibles derecevoir l’instruction. On compte, en Prusse, unaveugle sur seize cents habitants ; en Belgique, un sur mille ; enDanemark, un sur sept cent quatre-vingt-dix-huit ; en Angleterre, unsur deux mille. En Amérique, on suppose qu’il n’existe que six milleaveugles. D’après les renseignements recueillis parM. Zeune, il y a, en Égypte, un aveugle sur cent habitants, et enNorwége, un seulement sur mille. L’ophtalmie est beaucoup plusfréquente dans les pays chauds et dans ceux où la réflexion de lalumière est très-vive. Le nombre des aveugles tend àdiminuer d’une manière sensible depuis que la vaccine arrête lesravages de la petite vérole, et leur sort devient moins digne de pitiédepuis que leur tactilité, développée par l’enseignement des écolesqui leur sont ouvertes, a communiqué à leurs doigts le sens de la vue. Malheureusementnous n’en pouvons pas dire autant du nombre des aliénés, cette autreclasse d’infortunés si dignes de notre pitié et de nos soins. ALIÉNÉS. L’aliénationmentale est plus souvent qu’on ne pense une manifestation de la misère.Les préfets ayant été consultés par M. le ministre de l’intérieur surla question de savoir quelle est la position de fortune des aliénéstraités dans les établissements publics ou particuliers de leursdépartements, presque tous ont répondu que la majeure partie d’entreeux appartient à la classe pauvre. Ce qui le prouve, c’est que lesfrais de leur entretien sont en majeure partie à la charge desdépartements ou des communes ; ce qui le prouve encore plus, c’est quele plus grand nombre des aliénés des départements étaient déposés dansles maisons d’arrêt comme vagabonds ou gens sans ressources, à l’époquede la promulgation de la loi de 1838. Un vingtième des aliénées admisesà la Salpêtrière sont des filles publiques tombées dans un dénûmentabsolu. Les crétins des Alpes et des Pyrénées sont tous pauvres etappartiennent exclusivement à des familles pauvres. Il en est de mêmedes aliénés du village de Gheel en Belgique. M. Esquirol démontre quel’hérédité est la cause prédisposante la plus ordinaire de la folie, etqu’elle est de plus d’un sixième chez les pauvres. Or, l’hérédité de lamisère étant la plus commune de toutes, l’indigence doit être la causehéréditaire la plus fréquente de la folie, dans les basses classes,d’autant que la folie y est presque généralement regardée comme unemaladie incurable, et que l’on ne fait rien dès lors pour la guérir. Ausurplus, il suffit de parcourir les hospices d’aliénés de la France etde l’étranger pour se convaincre que ce sont surtout les classespauvres qui sont victimes de ce mal, lequel, loin de diminuer, vatoujours en augmentant (19). « La paresse,l’inconduite enfantent la pauvreté ; l’immoralité et les passionsdésordonnées conduisent au crime ; les vices de la société augmententle nombre des pauvres et des criminels ; les progrès de la civilisationmultiplient donc les fous (20). PAUVRESHONTEUX. Toutes les misères dont nousavons parlé jusqu’ici se produisent au grand jour et se manifestent pardes actes ostensibles. Mais il est une autre misère qui se cache auxregards de tous et qu’aucune plainte, qu’aucune démonstrationextérieure ne révèle. Cette misère est la plus profonde de toutes,précisément parce qu’elle souffre en silence et parce que le mystèredont elle s’enveloppe ne permet ni de la deviner ni de la secourir.Comment donc la reconnaître, puisqu’aucun signe ne l’annonce ? etcomment la soulager, puisque ses douleurs sont cachées ? Grand est lenombre des pauvres honteux, et grand doit être le zèle qui peut allerau-devant de leurs besoins. Ces besoins, la charité chrétienne peutseule les deviner et les satisfaire. Il s’est formé, dans le royaumedes Pays-Bas, des sociétés qui fournissent des secours aux pauvreshonteux, et qui ont pris pour base de leur association le préceptereligieux du secret des bonnes œuvres. C’est comprendre admirablementl’œuvre de la charité. Il existe, à Paris, uneassociation analogue pour le soulagement des débiteurs malheureux (21). DÉBITEURS. Lenombre plus ou moins grand des détenus pour dettes ou des condamnationspar corps, dans un pays, pourrait être le criterium du degré plus oumoins élevé de sa misère, si la fiction ne prenait ici la place de lavérité, et si les causes des condamnations étaient toujours sérieuses.Mais, le plus souvent, les dettes contractées sont le résultat del’escroquerie du créancier, ou du moins elles accusent autant sacupidité usuraire que la pénurie réelle du débiteur. Toutefois on nepeut nier que, quelle que soit l’origine des dettes, elles n’accusentun véritable état de gêne de la part de celui qui ne peut les payer.Lors donc qu’un grand nombre d’effets de commerce sont protestés fautede paiement, lorsque des faillites se déclarent et que des bilans sontdéposés, lorsque des saisies sont pratiquées sur les meubles, sur lesimmeubles ou sur la personne des débiteurs, lorsque des poursuites sontexercées et des condamnations prononcées contre eux, lorsque enfin lacontrainte par corps s’empare du débiteur lui-même et le place enséquestre sous les verrous, alors ces faits, s’ils sont nombreux,graves, persistants, témoignent hautement de la misère du pays ou desindividus qu’ils concernent. C’est pourquoi nous plaçons les dettes aunombre des signes indicateurs de la misère. Lamisère, au surplus, dans notre état de société, entre comme élémentdans tous les maux dont nous souffrons. Songeons-y bien, et neméprisons pas les signes qui l’annoncent… Si l’avenir des nationsparaît s’assombrir, dit un publiciste moderne, si l’on se surprend àcraindre qu’au milieu des difficultés qui les travaillent elles neperdent le fil conducteur qui doit les sauver, c’est que l’on necomprend pas comment, dans le conflit des intérêts, les droits de cetteportion si intéressante et si nombreuse, qui n’a pour elle que sontravail journalier, pourront échapper au naufrage. Peut-être nesommes-nous pas sortis de toutes les épreuves réservées à notre époque; peut-être celles qui nous viendront de ce côté seront-elles les plusdécisives, mais aussi les plus terribles !... PROGRÈSDU PAUPÉRISME. Aux besoins vrais ou fauxde tous ces pauvres devenus mendiants, de toute cette misère devenuepaupérisme, qu’avons-nous à opposer aujourd’hui ? Rien autre chose,dans toute la France, que deux dépôts de mendicité légalementinstitués, mais qu’il dépend des départements de ne pas maintenir (22),et une maison de répression (celle de Saint-Denis), dont la légalitén’est que dans sa nécessité ; - plus, quelques maisons de refugemunicipales ou privées, qui ne sont entretenues que par dessouscriptions volontaires. Il est vrai que la Francepossède aujourd’hui mille trois cent vingt-neuf hospices ou hôpitauxayant cinquante et un millions de revenus, et pouvant secourir plus decinq cent mille indigents ou malades. Il est vraiaussi qu’il y a maintenant en France six mille deux centsoixante-quinze bureaux de bienfaisance, ayant plus de dix millions derecettes et secourant à domicile près de sept cent mille individus. Ilest vrai encore que les revenus des hospices et hôpitaux de Paris, quin’étaient en 1791 que de 8,000,000, sont aujourd’hui de 10,058,398francs, et contiennent seize mille quatre cent quatre-vingt-onze lits. Ilest vrai, enfin, qu’outre l’état progressif des libéralités dont cesétablissements sont l’objet, la charité se manifeste en France par unefoule d’institutions et de sociétés de bienfaisance, qui toutessemblent se donner la main pour aller au-devant de l’indigence etobvier à la mendicité. Mais il est vrai aussi que lepaupérisme semble s’accroître en raison même des efforts qu’on faitpour le diminuer, et que le chiffre énorme des secours que la pauvretéabsorbe chaque année semble l’équivalent de ceux qu’il faudrait encoreau paupérisme pour le satisfaire. De sorte que pluson fait pour la pauvreté, plus il reste à faire pour le paupérisme ; desorte que, en même temps que la bienfaisance répand ses dons avec plusde largesse, avec plus de générosité, sur les pauvres, le paupérismedevient proportionnellement plus besoigneux, plus exigeant, plusenvahissant, plus terrible. C’est comme un incendie qu’on allume envoulant l’éteindre. Un publiciste combat comme devaines illusions les alarmes généralement répandues sur l’accroissementprogressif du paupérisme, et traite cet accroissement de chimères. Cependant,en suivant pas à pas sa marche envahissante à travers l’Europe et lesEtats-Unis, nous voyons que partout il grandit en marchant. C’est qu’eneffet la plaie du paupérisme tend à s’élargir sans cesse, et que lesremèdes employés pour la fermer n’ont eu jusqu’à ce jour pour résultatque de l’ouvrir, que de l’élargir davantage. Et cerésultat, il ne faudrait pas le nier, alors même que la statistiqueprouverait que le nombre des indigents secourus n’augmente pas oudiminue ; car, dans notre manière large d’envisager la misère, nousfaisons surtout consister ses progrès dans le progrès du besoin. Quinierait qu’aujourd’hui le besoin a reçu, de l’initiation des classespauvres aux mystères des jouissances du riche, une activité fébrile,une soif insatiable, une faim dévorante pour ces jouissances qu’ilenvie, et au milieu desquelles il nage sans pouvoir jamais y atteindre! Le besoin est la maladie du siècle : c’est la misère moderne, misèrequi étend démesurément son cercle et qui envahit les classes aisées,heureuses autrefois de ce qu’elles avaient de plus que les classesinférieures, plus malheureuses aujourd’hui de ce qu’elles ont de moinsque les classes plus élevées. L’homme ne vit pas seulement de pain ;l’homme n’a pas qu’un appétit à satisfaire. Quand l’appétit de ses sensest excité par le désir, et que la nourriture manque à ses passions, samisère est plus grande, riche souvent qu’il est, que la misère dupauvre, quelque indigent qu’il soit. Il y a unemasse énorme de ces indigents auxquels la charité ne vient point enaide, et que la statistique ne comprend point dans ses tableaux. C’estcette masse effrayante qui se grossit sans cesse, au fur et à mesuredes progrès de la civilisation, et qui menace sérieusement l’ordrepublic et nos fortunes. Voilà ce qui explique enquoi la misère va toujours croissant, et comme quoi s’accroît avec ellele nombre des mendiants, des voleurs, des prostituées, des enfantstrouvés, des enfants abandonnés, et de toute cette progénitured’enfants dégénérés, débauchés, perdus de maladies et de dettes, quicompose l’immense famille des frères et des fils germains du vice et dela misère. Quel remède donc apporter à ce mal ?... -Le mal, nous avions pris à tâche de le peindre ; à d’autres estréservée la mission de le guérir. MOREAU-CHRISTOPHE. NOTES : (1)Une circulaire du ministre de l’intérieur, du 31 juillet 1840, demandeaux préfets tous les renseignements qui pourront servir d’éléments àune statistique exacte du paupérisme en France. (2) Si, aulieu d’opposer, afin de rendre la tendance plus marquée, les chiffresde 1835 à ceux de 1836, on prend comme termes de comparaison lesrésultats moyens des six premières années et ceux des six dernières,l’accroissement devient moins considérable, et n’est plus alors qued’environ treize pour cent de la masse totale des crimes et des délits. (3)Guerry, de l’Accroissement du nombre des crimes et des récidives enFrance. Paris, 1839. (4) Voyez Quetelet, Essai de physiquesociale, t. II, p. 214 ; et le comte d’Angeville, Essai destatistique, p. 70. (5) Hippolyte Raynal, Malheur etPoésie, et Sous les Verrous. (6) Jules Janin, l’Ane mort. (7)Voir le chapitre des Mendiants de Montreuil dans ma traduction du Voyage sentimental, publié chez Dentu en 1828. (8) Voir lesDétenus, et ci-après, p. 14. (9) Fregier, des Classesdangereuses, t. I. (10) Fregier, des Classes dangereuses, t.I. (11) A Paris, la personne qui se charge d’apporter l’enfantà l’hospice reçoit pour ce courtage une rétribution de 10 à 15 francs ;d’autres rétributions sont payées, par la suite, aux intermédiairespour d’autres services, comme de procurer des nouvelles de l’enfant,etc., etc. (12) Voyez Rapport présenté au roi, en 1837, surles hôpitaux et hospices, par le ministre de l’intérieur, p. 67, 72,etc. (13) « Les enfants trouvés sont ceux qui, nés de pères etmères inconnus, ont été trouvés exposés dans un lieu quelconque ouportés dans les hospices destinés à les recevoir. Les enfantsabandonnés sont ceux qui, nés de pères et mères connus, et d’abordélevés par eux ou par d’autres personnes, à leur décharge, en sontdélaissés sans qu’on sache ce que les pères et mères sont devenus, ousans qu’on puisse recourir à eux. » Décret du 19 janvier 1811, art. 2et 5. (14) NOMBREMOYEN NOMBREMOYEN ANNÉES. D’ENFANTSTROUVÉS DÉPENSES. ANNÉES. D’ENFANTSTROUVÉS DÉPENSES. ET ABANDONNÉS. ET ABANDONNÉS. FR. FR. 1784 40,000 1823 111,767 1798 51,000 1824 117,767 9,800,212 1809 69,000 1825 117,305 9,796,780 1815 84,500 1826 116,377 9,662,066 1817 87,700 1827 114,384 9,485,661 1816 92,200 1828 114,307 9,445,575 1818 98,100 1829 115,472 9,458,896 1819 99,346 1830 118,073 9,590,411 1820 102,103 1831 123,869 10,386,946 1821 106,403 1832 127,982 10,058,800 1822 109,297 1833 129,699 10,240,262 (15) Si une semblable augmentation ne seremarque pas dans le nombre des enfants exposés et dans le montant desdépenses des autres états catholiques, le chiffre annuel des uns et desautres n’en est pas moins beaucoup plus considérable que dans les étatsprotestants. Les états catholiques et les états protestants présententdeux systèmes contraires sur les enfants trouvés. Dans les premiers :des hospices, le secret des admissions, l’interdiction de la recherchede la paternité, et un nombre immense d’enfants trouvés ; dans lesseconds : point de tours, point d’hospices, l’obligation pour la fillemère de nourrir son enfant, la recherche de la paternité autorisée, etpeu, infiniment peu d’expositions de nouveau-nés. Notez qu’il y a plusd’infanticides dans les pays catholiques que dans les pays protestants.Cela n’empêche pas qu’il y ait dans les pays protestants beaucoup denaissances illégitimes, autant et plus d’enfants naturels quelquefoisque dans les pays catholiques. Si donc les pays protestants n’ont qu’unpetit nombre d’enfants trouvés, c’est moins parce qu’on ne voit chezeux ni tours ni hospices, que parce que leur législation rend cesétablissements inutiles en pourvoyant d’une autre manière, et souventpeut-être aux dépens des mœurs, à l’entretien des enfants illégitimes.A Londres, trente nouveau-nés seulement sont exposés chaque année, etLondres cependant paraît être celle des villes de l’Europe oùl’immoralité est portée au plus haut degré. Cette grande cité n’a pasd’hospice pour les enfants trouvés, mais on y comptait en 1830 septmille quatre cents enfants qui vivaient d’aumônes recueillies sur lavoie publique. (Terme et Monfalcon, p. 138.) En France, aux neuf centsoixante et un mille deux cent vingt-six naissances qui ont lieu chaqueannée, correspondent annuellement trente-deux mille expositionsd’enfants. C’est une exposition sur trente naissances. -Ibid, 133.)La France compte annuellement trente-trois mille sept centquarante-deux enfants trouvés et abandonnés : c’est trois centquatre-vingt-douze pour le département moyen, ou, en d’autres termes,c’est, en moyenne, trois cent quatre-vingt-douze par département. Pourmille naissances tant légitimes que naturelles, on a trente-cinqenfants trouvés et abandonnés, ou trois et demi pour cent pour ledépartement moyen. (Documents statistiques publiés en 1835 par leministre du commerce.) (16) Du reste, le nombre desaccusations d’infanticide est peu considérable : il s’élève à peine àsoixante par année en France. Mais quel est le rapport de cesaccusations avec le nombre réel des avortements ? C’est ce qu’on nepeut même conjecturer. A Paris, le nombre des avortements doit êtretrès-considérable. Il y a des gens qui font métier d’en procurer lesmoyens, et il y a à peine dix accusations d’infanticide par an. (DeGérando, II, 265) Et puis, que d’infanticides inconnus, impunis !Dernièrement, une fille mère ayant été traduite en Cour d’assises pourinfanticide, les recherches que l’accusation nécessita firent découvrirles ossements de six autres cadavres d’enfants enfouis dans un jardin.Ces six autres infanticides n’avaient été ni connus ni poursuivis. Lejury recula devant la condamnation à mort, en raison des circonstancesatténuantes !... (17) Voyez les articles Aveugles et Sourds-Muets. (18) De toutes parts s’élèvent en France et enEurope des instituts de sourds-muets ; mais les gouvernements enlaissent presque partout le soin aux associations privées. Je neconnais que la Hollande qui ait fait de l’instruction des sourds-muetspauvres une dette de la nation, et qui ait réuni ces pauvres enfantsdans un établissement central. C’est dans la ville de Groningue, enFrise, qu’est situé cet établissement, le plus intéressant de ceux quej’ai visités. Ailleurs, l’éducation n’est donnée qu’aux sourds-muetsqui peuvent la payer : là, elle est donnée gratuitement à tous lessourds-muets pauvres. Cette institution est admirable comme toutescelles que j’ai vues en Hollande. On n’y apprend pas aux enfants qu’àlire et à écrire, on leur apprend les métiers de leurs pères, et ilsconservent le costume de la province et de la condition auxquelles ilsappartiennent : on leur apprend aussi à prononcer le nom des outils etdes autres choses dont ils peuvent avoir besoin, etc. (19) Parexemple, il n’y avait à Paris, en 1786, que mille neuf aliénés : il yen avait deux mille en 1813, et quatre mille en 1836. Voyez, sur cettequestion d’augmentation, Esquirol, Rapport du nombre des aliénés avecla population des divers états, t.II, p. 723 et suiv. (20)Esquirol, Remarques sur la statistique des aliénés, etc. (Annalesd’hygiène, décembre 1830.) (21) Voyez notre ouvrage de l’Étatactuel des prisons en France, p. 33. (22) Depuis la loi du 10mai 1838, les dépenses des dépôts de mendicité sont devenuesfacultatives, d’obligatoires qu’elles étaient sous l’empire du décretdu 5 juillet 1808. |