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MOUFFLET, André(1883-1948) : L’Impropriétédes termes (1936). Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.IX.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr Web : http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : Deville Notices diverses 2087) du numéro deFévrier 1936 de La Grande Revue. L’Impropriété des termes par ANDRÉ MOUFFLET ~ * ~ A plusieurs reprises, j'ai étudié dans La Grande Revue certains aspectsde la crise du français : barbarismes et néologismes dans les journauxet dans la conversation courante, fautes de syntaxe et pléonasmes chezles écrivains, exagérations de la presse sportive, euphémismes de lalittérature financière, hyperboles de la publicité. Aujourd'hui, je voudrais insister sur la catégorie d'erreurs la plusabondante, la plus fertile en exemples quotidiens, donc la pluscontagieuse : les erreurs sur le sens des mots. Si la linguistique était une science exacte, si elle portait sur desgrandeurs et des faits mesurables, personne ne s'aviserait de prendreun mot pour un autre, ni de faire dire à un mot autre chose que sasignification, pas plus qu'on ne confond 48 avec 67, triangle aveclogarithme, parallélogramme avec azimut. A défaut d'une précision comparable à la certitude mathématique, laconnaissance d'une langue suppose cependant que l'accord est réaliséentre les usagers sur un certain nombre de conventions qu'enregistrent,pour une période donnée, des instruments de travail appelésdictionnaires et grammaires. On reconnaît les gens à qui cesinstruments n'ont jamais été familiers, tout comme ceux qui oncques nesurent très bien leur table de multiplication. Beaucoup d'erreurs sur la signification des mots se révèlent flagranteset démontrent, de prime abord, l'ignorance du coupable. Pour exprimersa pensée, celui-ci n'a pas su trouver le mot propre ; il en a employéun autre, plus ou moins semblable, espérant que, par chance,l'interlocuteur comprendrait néanmoins, et se rappelant qu'au surplusen de nombreuses matières on ne s'entend bien qu'à la condition de nepas trop approfondir. D'autres erreurs n'apparaissent qu'à la réflexion. Le coupable a étéplutôt un distrait qu'un ignorant. Accessible à la contagion, à unemanière d'automatisme imposé par l'ambiance, il s'est conformé, paraccident, à un usage répréhensible. Le langage tout entier consiste enune association de sons et de sens ; il arrive que les sons, par suitede l'habitude et du moindre effort, acquièrent une valeur propre etprennent le pas sur le sens. Les mots font violence à l'esprit. Dans son intéressant ouvrage sur la Philosophie du Langage(Flammarion), M. Albert Dauzat écrit que les changements de sens desmots ont des causes psychologiques, sociales et formelles. On pourraitétendre partiellement cette classification aux erreurs sur le sens desmots. Plusieurs erreurs ont des causes d'ordre linguistique ; d'autresse rattachent à des causes personnelles et tiennent soit à un défautaccidentel ou congénital dans l'esprit du coupable, soit à sonincompétence technique si, par malheur, il se risque à employer, aupropre ou au figuré, des termes empruntés à un métier où à une sciencequ'il connaît mal. * * * Le langage est un instrument. L'usager peut ne pas savoir très biens'en servir. La pensée de l'usager possède d'appréciables qualités ; elle estoriginale, énergique, généreuse, que sais-je ? Voici pourtant qu'elles'exprime gauchement, sans élégance ; elle ne se trouve pas mise envaleur comme elle le mériterait. Ainsi que l'a remarqué Guglielmo Ferrero, l'homme est sollicité par lapuissance et par la perfection. Il penche vers l'une ou vers l'autre ;il sert Dionysos ou Apollon. Dionysos symbolise l'enthousiasme,l'inspiration. Apollon représente la beauté de la forme, l'harmonie, leculte des règles et des modèles, le fini, la nuance, la connaissanceapprofondie des modes d'expression, la possession des ressources del'instrument : lyre ou langage. Apollon serait contre la crise du français et pour la propriété destermes. Mercure aussi. Le dieu du commerce protège l'honnêteté destransactions. Or les langues constituent des moyens d'échange. Modifierle sens des mots est un crime, comme l'altération des monnaies. Parmi les erreurs flagrantes d'ordre linguistique que le dictionnairesuffit à indiquer et à prévenir, se rangent celles que M. Albert Dauzat(op. cit., page 75) appelle les phénomènes analogiques, spontanés etinconscients de l'évolution des langues. En voici une. Un ancien combattant, ayant perdu une jambe à la guerre,est renversé par une voiture qui lui écrase sa jambe valide. Onl'ampute. « Songez, Monsieur, m'a-t-on dit, que ce malheureux estaujourd'hui complètement ingambe . » Erreur d'ordre linguistique,consistant à attribuer imperturbablement, en toute circonstance, unevaleur privative au préfixe in. Un autre s'adresse au ministre des Pensions pour solliciter la révisionde son pourcentage d'invalidité. « Mon état, écrit-il, est empirique.» D'après le contexte, on comprit qu'il avait voulu dire que son étatavait empiré. Fausse analogie. Aussi bien, les journaux annoncent àchaque instant que nos politiciens ont recours à des moyens empiriques, à un grossier empirisme. Le mot est « dans l'air » ; onsait qu'il s'emploie dans une acception péjorative. Ainsi qu'il arrivesi souvent aux termes de formation savante, le mot pénètre dans lelangage courant, détourné de son étymologie, et comme, d'autre part, lasituation générale empire, on attribue ce pire au susdit empirisme. Je frémis en pensant qu'un état qui empire aurait puêtre qualifié d'impérial ! J'ai entendu ceci : « L'Etat s'est accaparé de cette propriété. »L'auteur a confondu accaparer et emparer. Confusion explicable parla présence simultanée, dans les deux verbes, du groupe parer, puispar le fait qu'ils évoquent tous deux l'idée de dépossession. Le programme d'un concert radiodiffusé indique : Chants taciturnes dela Louisiane. Un taciturne ne chante guère plus qu'il ne parle. Mais ona voulu dire, vraisemblablement : triste, nostalgique ; parce qu'unhomme taciturne est en général morose. Je sais bien que les langues ne peuvent pas être fixées ; elles portenten elles un besoin de renouvellement. Le malheur est que ce besoin sesatisfait trop souvent à bon compte. Un mot est usé. J'y consens.Sera-ce une raison pour le remplacer par un nouveau venu mal choisi,qui, d'aventure, est tout simplement le vieux mot prétendument rajeunipar l'adjonction d'un suffixe ? Par exemple, la politique protectionniste a inventé le système des contin gentements. Le contin gentement consiste à fixer des contingents de marchandises admises à l'importation. Il existe desgens qui, assimilant les deux termes, parlent froidement d'importer un« contingentement » de marchandises. Contingent se trouve, à leursyeux, dépouillé de toute noblesse voire de toute utilité depuis qu'unvocable plus long de deux syllabes et qui fait plus « riche », estapparu. On « contingente » donc des denrées, des choses mobiles ettransportables. Prenons-en notre parti, sinon comme linguistes du moinscomme consommateurs. Mais voici que, dans une proposition de résolutionsignée de MM. les sénateurs Violette, Benoist et Valadier (n° 438,Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 4 juin 1935), je voisqu'il est question du « contingentement des superficies à emblaver dansles départements céréalistes ». Peut-on contingenter des terrains, desimmeubles ? Est-ce que limitation, désignation, ne suffiraient pas ? Certain convient aux choses et aux personnes. Je suis certain d'unfait. Ce fait est lui-même certain. Bien. Mais prenons le mot évident, quasi-synonyme de certain. Un fait est évident. L'usagen'a point décidé que moi aussi, qui ai constaté le fait, je puisse êtrequalifié « évident ». Oyez maintenant cette phrase alambiquée : « Ilest sincère que rien en lui ne dissimule, ni son complet rayé, ni sonsourire arrogant, sa véritable position sociale ». Voilà un sincère mis pour certain ou pour évident. La sincérité est une vertu. Al'inverse d'évident, sincère ne convient donc qu'à l'homme ; il nefaut pas le mettre au neutre. La connaissance de la propriété destermes fera également distinguer notoire et notable. Un fait estnotoire, c'est-à-dire qu'il est très connu. Un fait notable est celuiqu'il faut s'empresser de remarquer parce qu'il mérite d'être connu.Une personne connue n'est point notoire, mais notable, et pour tantelle a conquis la notoriété (ce qui est vrai du substantif ne l'est-ildonc point de l'adjectif ?). Autrefois, on eût dit d'elle : c'est unnotable (l'Assemblée des Notables) ; aujourd'hui, c'est une «notabilité » (toujours la tendance à employer des mots de plus en pluslongs, alourdis de suffixes). Colère est à la fois substantif et adjectif. En tant qu'adjectif, sonemploi n'est plus très fréquent ; son sens propre, constaté par Littré,se rapporte à un trait permanent de caractère et devrait être alors :qui se met souvent en colère. De nos jours, le peuple reste à peuprès seul à utiliser colère comme adjectif, mais dans un faux sens) «J'étais colère à ce moment-là ! », dit-il, donnant ainsi au termel'acception de : saisi d'un accès passager de colère. Le langagepopulaire en commet bien d'autres. Voyez-le s'en prendre aux motsinvariables, aux prépositions par exemple. Il met après à toutessauces : j'ai de la boue après ma robe ; je m'ennuyais après vous ;être furieux après quelqu'un ; attendre après quelque chose. Après serévèle bon à tout et capable de remplacer : sur, an sujet de, contre ;il transforme attendre en verbe intransitif ! Réflexion faite, je me demande si attendre après quelque chose estbien synonyme de attendre quelque chose. Attendre quelque chose,c'est attendre paisiblement une chose qui ne peut manquer de seproduire. Attendre après ne marquerait-il pas un peu d'angoisse, undésir très vif de dépasser un certain moment après lequel on seratrès heureux ? Ce qu'on attend se trouve après la chose en question ;le véritable complément direct de attendre n'est point la chose maisl'époque qui suivra l'accomplissement de la chose. Le style populaire laisse curieusement en l'air la préposition pour,reléguée à la fin des phrases : « Avez-vous fait telle besogne ? — Non,je n'avais pas reçu d'instructions pour. » « La maison a étéendommagée par la tempête. — Dame ! Elle n'avait pas été construite pour. » Hélas ! Voici que des écrivains « notables » commettent des erreursd'ordre linguistique. M. Ignace Legrand écrit : « rabâcher les oreilles» (La Patrie intérieure, page 211). Rebattre suffit ; rabâcher nevaut pas mieux que rabattre. M. A. de Chateaubriant ignorel'existence de la locution « rien de moins » ; il écrit : « ... il nefallut rien moins qu'un coup de crosse terriblement appliqué pour luifaire lâcher prise » (La Meute, page 101). Complet contre-sens ! Dans La Meute encore : « ... Ces yeux injectés de sang, cette gueulesanglante, cette dentition carnassière s'accrochent pour la tuerie àla gorge ». Le grand artiste qui écrivit Monsieur des Lourdines nedevrait pas plus ignorer denture que rien de moins. M. Marcel Griaule dit, dans Les Flambeurs d'Hommes (page 37), que «les mules engendrent ». Je croyais que mules et mulets étaientstériles. Admettons que l'on ait changé tout cela. Pourtant, même siles mules sont aptes à la reproduction, elles enfantent, comme toutefemelle qui se respecte ; c'est le mâle qui engendre (de genus,race). A tort ou à raison, on considère que c'est le mâle qui mérite dedéterminer la race des descendants. Dans Gringoire du 28 septembre1934, M. André Lang patauge semblablement : « La preuve est faite qu'unhomme peut mettre un enfant au monde. Espérons que les savantshitlériens ne devanceront pas leurs collègues français dans ladécouverte des secrets conceptionnels qui permettraient aux hommesd'engendrer ». Les hommes, cher confrère, ont trouvé depuis longtempsle secret d'engendrer. Certes, il leur reste à découvrir le moyend'enfanter eux-mêmes. Entre nous je crois qu'ils n'y tiennent pasbeaucoup ! Dans la Revue de Paris du 1er avril 1934, page 601, M. Louis Rougierécrit : « Il (le gouvernement des Soviets) durera, en s'amodiant sansdoute, ce que durera le marxisme léniniste ». Allons bon ! M. Rougierse joint à une bande de malheureux qui confondent amodier et modifier. Voyons, Monsieur, vite, ouvrez votre dictionnaire ! Amodier signifie louer un domaine contre paiement en nature. Maisvous préférez croire que a modier veut dire mettre à la mode. Une pratique suffisante du Littré nous permettrait, une bonne fois,d'éviter toute hésitation quand nous avons à écrire « avoir affaire ». A ou avec ? Littré nous renseignerait tout de suite : « Avoiraffaire à quelqu'un : avoir à, lui parler, à débattre avec lui ;avoir affaire avec quelqu'un : avoir à traiter d'affaires avec lui. A est plus général ; on a affaire à quelqu'un pour toutes sortes dechoses ; on a affaire avec quelqu'un pour traiter avec lui et enraison d'une certaine réciprocité qui n'est pas impliquée par à ».En effet, quand je dis : Vous aurez affaire à moi. Je vais vous tirerles oreilles », j'entends bien que seules les oreilles de l’autreseront tirées et non les miennes aussi. La réciprocité n'est pointprévue. * * * Une hâte excessive, un manque passager de réflexion, l'insouciance,l'acceptation de l'à-peu-près, un goût insuffisant de la précision,bref une tare de l'esprit, accidentelle ou congénitale, bénigne ouinquiétante, expliquent de multiples impropriétés perpétréesquotidiennement. L'absence de réflexion les a causées ; donc un peu deréflexion, de raisonnement, de commentaire, suffiront pour lesredresser. Le coupable qui a dit « Tiens ! c'est vrai ! » est un hommesauvé. La plus répandue de ces tares consiste en une soumission excessive auxlois de l'imitation. Un mot est à la mode. Tant qu'on ne l'emploie quedans son sens, il n'y a que demi-mal ; on est tout au plus coupabled'un peu de banalité : on « fait comme tout le monde ». Mais la modeentraîne des abus contre le bon sens. Prenons le mot souligner. Quede choses les journalistes soulignent aujourd'hui !... Il fautsouligner ce point très important. Soulignons cette thèseénergique. Soulignons la détente qui s'est produite dans lesrapports anglo-italiens..., etc. Voici qui s'avère plus grave : « Lesmanœuvres du mois de mai ont souligné que le ravitaillement rapide enmunitions n'était pas suffisamment assuré ». Ce sont les personnes, mongénéral, qui soulignent ; le directeur des manœuvres a pu souligner unfait dans son compte rendu ; les manœuvres elles-mêmes n'ont riensouligné. Restons encore dans le domaine des questions militaires. Un communiquéitalien, probablement mal traduit, a signalé, en novembre 1935, quel'escadrille d'aviation Disperata « est rentrée sans difficulté à sabase, malgré un feu efficace des Ethiopiens ». On a voulu dire un feuviolent, nourri, intense. S'il eût été efficace, l'escadrille auraitéprouvé des pertes. Un programme des fêtes du 14 juillet 1935 indiquait : à 9 h. 45, remise de décorations ; à. 10 h.00, défilé ; à 10 h. 35, défilé aérien ; à 10 h. 45, défilé motorisé. Passe encore qu'on qualifie de motorisés les engins munis d'un moteur ;j'aime moins « les troupes motorisées » ; mais qu'on n'affuble pas ledéfilé lui-même de cette épithète saugrenue ! Lointaine, parfois, l'origine des confusions entre les mots ! j'aientendu un galopin de dix ans donner à un camarade plus jeune, avec leplus péremptoire des toupets, la définition suivante : « L'Arc se jette dans l'Isère, qui se jette dans le Rhône. C'est unaffluent d'affluent, c'est-à-dire un confluent ! » Voilà deux bambinsqui mettront peut-être des années à savoir comment on appelle unsous-affluent. — Un professeur de dessin m'a raconté qu'il avait eul'occasion de faire remarquer à un élève, devant un portrait, unanachronisme dans la coiffure du modèle. Devant un autre portrait,notant une faute de dessin, l'élève dit, tout fier d'employer un termetechnique : « Il y a un anachronisme dans le nez ! » Le même élève,interrogé sur une statue d'empereur romain : « — Est-ce une statueéquestre ? — Oui... un peu. » Je n'ai pas souvenance que cet élève fûtun aigle. — Quel pouvoir possèdent sur les âmes des simples les motsqu'ils ne comprennent pas ! Une petite fille de 11 ans préparait sonexamen de conscience avant d'entrer au confessionnal, et consultait,dans son manuel, la liste des péchés possibles, attentive à n'enoublier aucun. Adultère, indiquait la liste. « Adultère, se répète labambine. J'ai peut-être fait ça ; après tout, on ne sait pas. Je vaism'en accuser ». Le prêtre eut beaucoup de peine à apaiser ce touchantscrupule. Une longue fréquentation des mots en usage finit par nous masquer leurillogisme occasionnel. « On a arrêté un dangereux repris de justice ».Un homme pris est sous les verrous ; de même un repris. Disons qu'ona « repris un relâché », dangereux parce qu'il était relâché. Repris,il cessera de mériter l'épithète de dangereux. J'ai trouvé un exempleanalogue d'illogisme dans le redoublement sous la plume de M. MarcelThiébaut : « Il a horreur de répéter, fût-ce deux fois, la même chose »(Revue de Paris, 15 novembre 1934, page 414). Répéter deux fois,c'est dire trois fois (une fois plus deux répétitions). L'auteur entend: dire deux fois (une fois plus une répétition). Fût-ce deux fois estimpropre ; fût-ce une fois serait inutile : dès l'instant qu'onrépète, c'est au moins une fois. Citons et commentons une série d'exemples : « La Direction s'arroge le droit d'apporter au programme tous leschangements qu'imposerait la nécessité ». Contentez-vous, Monsieur leDirecteur, de vous réserver ce droit ; ce sera moins désinvolte àl'égard des « cochons de payants ». « Il est, interdit à MM. les Voyageurs de traverser les voies ». Quandon use d'autorité, on ne doit pas donner du Monsieur à l'assujetti. Lechoix s'impose entre deux formules homogènes : Prière à Messieurs lesVoyageurs de ne pas traverser les voies » ; « Il est interdit auxvoyageurs de traverser les voies ». « Le service s'est attaché, au cours de ses recherches, à dépister leslots de matériel avarié ». Dépister convient aux objets mobiles quise déplacent en suivant une piste. Les objets inertes, on ne lesdépiste pas ; on les découvre. « Cette diminution de notre influence en Chine ne fera ques'accroître ». (On songe au célèbre procès-verbal : En présence del'absence de Monsieur le Secrétaire général, la séance de ce jour n'apu avoir lieu). Et dire que, pendant ce temps, l'augmentation del'influence des autres ne diminue pas ! « Le temps matériel a manqué ». Qu'est-ce que cela veut dire ? le tempsn'a ni poids, ni volume, ni matière. En réalité, ce n'est pas à tempsque se rapporte matériel, mais plutôt à un mot sous-entendu(manque) et dans le sens d'inévitable ; le manque a été absolu ; letemps a complètement, matériellement, manqué. Une ellipse analogue seremarque dans cet intitulé de résolution invitant le gouvernement àentreprendre la « révision des pensions pour infirmités abusives ».Vous comprenez bien qu'il ne s'agit pas de malheureux affligés d'unabus d'infirmités. Abusif se rapporte, lui aussi, à un mot nonprononcé : concession La formule correcte serait : « Révision despensions concédées abusivement pour infirmités... » Pour en terminer avec cette catégorie d'exemples administratifs,constatons que nous avons un préfet de police qui pratique la propriétédes termes la plus scrupuleuse... et la plus abusive. M. Langeron apris la peine de définir lui-même le barème imposé aux bouchers et auxcharcutiers : « Le barème détermine un prix maximum, c'est-à-dire untarif que le commerçant ne doit pas dépasser, mais au-dessous duquelil lui est recommandé de se tenir » (Le Figaro du 27 septembre 1935). « Il est très caractéristique de constater que l'atténuation durégime seigneurial a été proportionnelle au développement du commerce »(Pirenne, la Civilisation occidentale au Moyen Age, page 76). Lesavant historien belge commet une ellipse analogue à celles que jeviens de citer. C'est le fait constaté qui est caractéristique ; lefait de constater ne mérite pas cette qualification. Dites, chermaître : Il est très important, facile, nécessaire, de constater... » ;ou encore : « Constatons un fait très caractéristique, à savoir que...». « Je me suis fait voler » — « Il s'est fait écraser » — « Je me suisfait couper les cheveux ». Trois formules identiques, mais combiendifférentes quant au sens ! Dans la troisième, seule se manifeste uneintention formelle active. Si se faire implique effectivementl'intention, il y a impropriété dans les deux premiers cas, où selaisser conviendrait beaucoup mieux pour marquer le rôle passif duvolé et de l'écrasé. « La tension a atteint mille volts. Elle aurait pu être plussupérieure ». Supérieur ne possède point de sens complet par lui-même,pas de sens absolu. Il n'a qu'un sens relatif, précisé par l'indicationde l'objet sur lequel porte la supériorité : le poids, le volume, lalongueur, le mérite. Il faut que cet objet ait été indiqué clairement,faute de quoi supérieur reste « en l'air ». Mille est supérieur à900, inférieur à 1100 ; en soi, il n'est ni supérieur ni inférieur. Unetension de 1000 volts est supérieure à celle de 900 volts. Une tensionpeut être plus forte, plus intense, plus dangereuse que celle de 1. 000volts, mais non plus supérieure. * * * Le manque d'initiation technique cause beaucoup d'erreurs dans l'emploides termes de science et de métier. On excuse d'avance l'homme de larue, et même celui des salons, qui ne peuvent connaître à la fois lesvocabulaires du juriste et du savant, ceux du marin et du menuisier. Les juristes savent que les infractions à la loi pénale se classent en: crimes, délits, contraventions. Le langage courant confond lacontravention avec le procès-verbal, c'est-à-dire avec le document quila constate ; d'où ces phrases : — Vous allez attraper une contravention. — Je vous dresse contravention (1). On n'oserait pas dire : — Vous allez attraper un crime. — Je vous dresse délit. Les agronomes — et même certaines personnes qui ne sont pas agronomes —savent que le charançon est un insecte qui attaque le blé et autrescéréales en grains. Quelqu'un prétendit un jour devant moi que lecharançon est une maladie du blé. « — De quel genre ? demandai-je. —Eh bien !... un germe. — Végétal ? insistai-je. Oui. — Alors,repris-je, quand vous entendrez parler de la punaise des bois de lit,vous croirez qu'il s'agit d'une maladie du bois, d'une moisissure,d'une sorte de bourgeonnement, dont on se débarrasse par un coup derabot ? Si au lieu d'être de l'Académie française, M. Pierre Benoît faisaitpartie de l'Académie des Sciences, il n'eût pas écrit ceci : «Saint-Jean-d'Acre offre la forme d'un carré, dont un seul côté tient àla terre ferme, tandis que les trois autres s'enfoncent comme des coinsdans les flots de la Méditerranée. » Ce qui s'enfonce dans les flots dela Méditerranée, ce ne sont pas les trois côtés libres du carré,considérés comme tels, mais les deux angles formés par ces trois côtés.Les côtés d'un carré sont des lignes ; les lignes ne sont pas commedes coins, puisqu'il faut deux lignes pour faire un coin, autrementdit un angle. Les savants eux-mêmes, dans leur propre domaine, ne demeurent pas sansreproche. Lisez les intéressantes chroniques de M. Marcel Boll, dans le Mercure de France, sur le mouvement scientifique. M. Marcel Boll estterrible, sans pitié ; il prend en faute des professeurs à la Facultédes Sciences, des membres de l'Institut. Avec quelle amusante vigueuril signale des exemples de pathos (cognoscible, réactionnaliser,visualiser, énergialisme), les termes prétentieux (conlatération,inane, véloce), des impropriétés enfin (atome employé pour molécule, ou pour noyau ; combinaison pour corps composé ;confusion entre radioactivité et dématérialisation, entre élémentet corps simple, etc...). Nous n'accuserons point du crime d'impropriété les professionnels dontl'argot de métier comporte l'emploi d'un mot de la langue courante dansune acception spéciale. Tous les ébénistes diront : « Cette table fait80 centimètres de long » et non « a 80 centimètres » ; de mêmetous les ouvriers, menuisiers, peintres, qui ont à prendre des mesures.Les dictionnaires n'ont qu'à constater et à consacrer cet usage (2).Selon un autre usage populaire, travailler équivaut à gagner ; parexemple : « La saison est bonne ; j'ai pu faire un travail intéressant» (pour : réaliser un gain fructueux). J’ai entendu, au Bois deBoulogne, la tenancière d'un chalet de nécessité dire : « Il fait beau,c'est dimanche. Y aura du monde qui se promèneront. J'espère que jepourrai un peu travailler dans ma journée. » Pour le peuple, le verbe travailler a acquis une sorte de noblesse (3). En revanche, lebourgeois dont la femme travaille dans un bureau a l'impression quecelle-ci déroge ; il use volontiers de cet euphémisme : « Ma femme est occupée. » Le jargon commercial utilise, lui aussi, dans des acceptionssurprenantes, certains vocables de la langue habituelle. En voici deuxexemples : — Notre Société a été récemment approchée par la Directiond'Artillerie au sujet de la fourniture de gaines d'obus (pour : pressentie). Approcher signifie, dans ce cas, quelque chose comme :entrer en relations. — Ce déficit en cours de route est normal ; jamais, dans de tellescirconstances, on n'a coutume de rechercher le transporteur (pour : mettre en cause la responsabilité du transporteur). Songez- à l'argot« chercher quelqu'un » dans le sens de « chercher querelle à quelqu'un» ! J'avoue que je ressens beaucoup moins de sympathie pour le jargoncommercial ainsi pratiqué que pour l'argot des métiers manuels. Ceux-ciimpliquent des relations directes de l'homme avec les choses. De cecontact physique, intéressant l'être entier, peuvent jaillir desexpressions neuves, vraies, senties, calquées sur la réalité vivante etentrain de s'accomplir. Mais le boutiquier qui rédige sa correspondanceau fond de son bureau n'a qu'à user du langage de tout le monde, trèssuffisant pour présenter des offres de services ou pour décliner uneresponsabilité. Les déformations qu'il inflige à la langue françaisen'ont aucune chance de constituer des trouvailles. * * * Où faudrait-il chercher la raison primordiale de toutes lesimpropriétés, en admettant que le problème soit résoluble et qu'uneorigine unique se trouve à la source de tant d'exemples divers ? « Laforme du langage, écrit M. Albert Dauzat (op. cit., page 64), estindifférente à la plupart des hommes, qui ne voient que le but et qui,dans la parole, ne songent qu'à l'échange des idées. » On peut nesonger qu'à l'échange des idées ; l'expérience prouve, par malheur, quecela ne suffit point à rendre l'échange facile, rapide, loyal. Cetéchange se heurte à toutes les difficultés d'une traduction. Le « but »consiste à exprimer avec des mots une pensée qui s'est forméepréalablement, sans mots. Perceptions, volontés, sentiments, existaientavant d'avoir à être expliqués au public à l'aide de sonsconventionnels. L'assemblage de ces sons, que nous appelons le motpropre, n'a pas plus de valeur intrinsèque qu'un autre assemblage. Enréalité, termes propres et impropres échouent pareillement dans leurimpossible mission de traduire le discours intérieur, lequel parvientd'emblée à l'exactitude, une fois, une seule fois, lorsqu'il estprononcé sans mots, même propres. Dès la seconde fois, dès que, en vuede fixer pour soi-même le souvenir d'une pensée, on emploie un signeverbal, il y a association, convention, mais non plus réalité vivante.L'impropriété précède de longtemps l'échange : elle commence avec lamémoire. ANDRÉ MOUFFLET. NOTES : (1) J'ai même entendu un employé de chemins de fers'exprimer ainsi : — Vous êtes obligé d'avoir une contravention, sivous montez dans le train sans billet. Traduction : Vous vous exposezau risque certain de vous voir dresser procès-verbal. (2) En vertu d'un autre usage, non professionnel, ondit : « Il fait moins dix degrés » pour « il y a dix degrésau-dessous de zéro. L'emploi de faire vient ici, par symétrie de sonutilisation générale, pour constater les phénomènes météorologiques :il fait chaud, il fait froid, il fait du vent, etc... (3) Tout récemment, j'ai entendu un aveugle offrir aux passants deslacets de souliers et du papier à lettres, en ces termes : «Messieurs-dames, faites-moi un peu travailler ». |