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NADAUD,Marcel & PELLETIER,Maurice : Une petite oie blanche, LaRoncière,(1926). Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.VII.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli sur un exemplaire de la médiathèque (BMLisieux :nc) , coupures de presse extraites du PetitJournaldu 15 au 21 janvier 1926.Série "Nos enquêtes : les grandes erreursjudiciaires". Une petiteoie blanche (LaRoncière) par MarcelNadaud,& Maurice Pelletier ~ * ~I.- Un grand homme de Paris en province Unesilhouette trapue et puissante se profila dans l’encadrement de laporte basse, enlevant le peu de jour qui permettait à la vieille femmeà son rouet de renouer le fil qui cassait par instants. -Bonjour, mère Rouault ! - M. Honoré, quelle bonnesurprise ! Le visiteur, éclatant d’un large rire etbrandissant un jonc à pomme bizarrement ciselée, secoua sa crinièreléonine. - Je n’ai pas voulu passer par la Loiresans venir voir notre bonne servante de Tours, réfugiée à Saumur. Ettout va à votre souhait, ma vieille amie ? - Eh !Tout ou à peu près, sauf l’âge… Chaque jour me casse un peu plus. Maisentrez donc et asseyez-vous. Vous prendrez bien un verre de vin blanc ? Onoffre le vin blanc à Saumur comme le thé en Chine, a noté Balzac. Etbien que l’invitation fût, de peu de prix, il l’accepta avec bonhomie. -Et Madame va bien ? - Maman ? Aussi bien quepossible. Elle est toujours à Chantilly. Ma soeur Laure… -Ah oui ! La petite Mme Surville ! Comment vont ses petites, Sophie etValentine ? - Des charmes ! Et vos filles à vous ? -Elles sont là, heureusement, pour faire marcher la maison. Elles sontcouturières chez Mme Mazet. Avec leurs journées, on y arrive. Et puis,j’ai un locataire. - Ça sera peut-être un mari pourAnnette ou Elisa… - Oh ! oh ! Vous voulez rire. M.Honoré ! Pensez donc, un officier, un noble !... -Peste ! La maison de la rue Saint-Nicolas se met bien ! -Oh ! c’est un ben bon, ben parfait jeune homme, il est comme tous ceuxde son âge. Il s’amuse, c’est son droit. Mais il sait se tenir. C’esttout ce qu’on lui demande. Et puis ben simple. Il plaisante avec mesfilles quasiment comme avec des soeurs. Je lui ai loué la chambre dusecond ; elle est un peu mansardée. Mais son papier jaune à fleurs nefait pas mal encore. Il a un beau lit à ciel et un tapis. -Il est à l’Ecole ? - Oui, il fait un stage, comme ildit. Il n’en a plus pour bien longtemps. Voyons, on est le 15 août. Ilen a encore pour cinq mois. Et vous, monsieur Honoré, toujours dans leslivres ? - Moi ? Pour l’instant, foin des éditeurs !Je vais de ce pas chez mes amis Carraud. J’ai d’abord passé chez les deMargonne, à Saché, vous savez, près de Chinon. Et avant de me rendre àFrapesles, j’ai fait un petit détour pour venir voir ma mèreRouault et qu’elle me raconte de belles histoires, bien « copieuses ». -Toujours le même, ce M. Honoré ! - Comment va lepère Niveleau ? - De plus en plus grigou. Je vousraconterai l’histoire de l’enterrement de sa femme. Elle en vaut lapeine… » Entre le voyageur et la vieille, laconversation se poursuivait paisible, ramenant de vieux souvenirs commel’orpailleur ramène parfois des pépites dans les ruisseaux chantants deTouraine. Des pas sonnèrent sur l’escalier. Un grand jeune hommedescendait, élégant dans sa kurtka bleue à revers jonquille serrée à lataille et son pantalon rouge collant, la figure fine et aristocratiquesous l’altier bonnet de police à gland. - Ah !tenez, voilà M. de la Roncière avec qui on cause souvent de vous. Ildit que vous êtes célèbre, M. Honoré. - M. deBalzac, sans doute ? dit l’officier en saluant courtoisement. Souffrezque je me présente : lieutenant Emile vicomte Clément de la Roncière. -Le fils du général, sans doute ? - En effet. -J’ai eu, parfois, l’honneur de rencontrer monsieur votre père chez laduchesse d’Abrantès, à Versailles. Nous ne sommes donc point desinconnus l’un pour l’autre. - Vous, surtout,monsieur. J’ai fort goûté votre Eugénie Grandet, ou tout aumoins ledébut que j’en ai lu, dans l’Europe Littéraire. Je l’ai d’autant plusapprécié qu’il m’a été donné d’y reconnaître un type saumurois, le pèreNiveleau. Tout le monde en a bien ri. - Notre petitHonoré célèbre ! En voilà une farce, soupira la mère Rouault. -Et vous êtes pour longtemps des nôtres ? - Oh !vingt-quatre heures seulement. - Alors, je vais mepermettre de jouer les solliciteurs. Vous agréerait-il de partager monhumble repas du soir ? Nous verrions d’abord à battre une absinthe aucafé du Commerce. Puis, nous irions voir passer sur le pont les beautéssaumuroises, avant le souper. Oh ! je vous en préviens, la chère n’estpoint des plus délicates, à ma pension. Mais nous saurons bien lacorser de quelque entremets. - Ma foi, j’acceptevotre invitation avec autant de simplicité que vous avez voulu mettre àla faire. - Je tiens à vous aviser que l’Hôtel del’Europe, où je suis descendu… - Cesont toujoursles Marlier qui le tiennent ? - Heu ! non. Il y a euune histoire. Ils ont été obligés de quitter la ville. Des lettresanonymes, dit-on, qui obsédaient la jolie Marlier ; d’autres, toujoursanonymes, qui affolaient le mari, assez jaloux de son naturel. -Fi donc ! Vous connaissez ce fléau à Saumur ? -Hélas ! - Va donc pour l’Hôtel de l’Europe.Latable y est simple, c’est vrai, mais relativement abondante ;d’ailleurs saine. Allons, au revoir, mère Rouault. Je viendrai vousfaire mes adieux. » Levant avec peine de sa chaisesa haute taille maigre et osseuse, la mère Rouault, hochant son mentonen galoche, accompagna lentement à la porte les deux jeunes gens. Etils avaient depuis longtemps dévalé vers le bas de la ville que sapensée les suivait encore, par delà les froides murailles de la rueSaint-Nicolas. Les difficultés d’unecarrière Il n’avait pasfallu longtempspour que l’auteur déjà célèbre de la Physiologie du Mariageet lejeune lieutenant de lanciers ne se sentissent en intimité étroite.Avidement, M. de Balzac interrogeait son nouvel ami sur ses garnisons,sur Cayenne surtout, où il avait étrenné son épaulette desous-lieutenant, dans l’infanterie, au 12e de ligne. -J’avais fait trop de dettes, avouait-il. Mon père voulait me punir demes entraînements, quand j’étais au 2e carabiniers, à Cambrai. J’aijoué… un peu : j’ai eu des liaisons… - Des liaisons…dangereuses ? M. de la Roncière se mit à rire. -Non, mais compromettantes. Notamment dans le Nord, avec une petitefille, jolie comme un coeur d’ailleurs et de fine allure. Je l’airetrouvée, cette petite Mélanie Lair, quand je suis rentré en France.Il n’y a que six mois que j’ai rompu. Elle m’avait accompagné ici. Etj’ai eu des histoires à son sujet avec le commandant de l’Ecole. -Qui est-ce ? - Le général de Morell. -De Morell ? De Morell ? Attendez donc. Je crois connaître ; j’airencontré chez Mme de Castries une Mme de Morell. Une « Femme de trenteans ». Ravissante. Une parente peut-être. Elle habite Paris. -Ce doit être elle. Elle ne vient que deux mois par an à Saumur. -Elle a une fille de seize ans. Fort jolie personne et qui promet. -Oui, je crois. - Ce serait elle, alors. Exquise, moncher. On ne croirait jamais qu’elle pût avoir des enfants de cetâge-là. Il n’y a que Paris pour produire de pareils miracles. Un motencore : ne sont-ils pas apparentés au maréchal Soult ? -Hélas ! oui ! Et de là viennent mes malheurs ! -Comment cela ? - Vieilles histoires entre lemaréchal et mon père. Mon père est un vieux cavalier, Soult, unfantassin. Ils ont eu des piques à plusieurs reprises. Soult reproche àmon père d’être une tête chaude. Mon père prétend que Soult a la siennetrop froide. Un jour, on a dit devant lui que le maréchal était lemeilleur manoeuvrier de l’armée. « Il faut bien qu’il le soit, a ditmonpère, il n’aime guère charger. » Le mot a été répété… -Il était dur. - Il a porté d’autant plus qu’il estexact. Et mon père avait ajouté : « Ses talents de manoeuvre, on s’enaperçoit surtout dans les salons des Tuileries. » Le maréchal n’a guère aimé cette allusion à ses variations politiques. Quoi qu’ilen soit, il m’a signalé à M. de Morell qui s’imagine lui faire la couren me mettant à l’index. Mais, en ce moment, ça va mieux. Le généralm’a invité à dîner pour la semaine prochaine à l’occasion del’inspection du général de Préval. - Vous y verrezla belle Mme de Morell : heureux homme ! - Hé ! héLa « femme de trente ans », monsieur. Mais voici l’heure de souper.Faisons vite, car le jour tombe tard et je ne sache rien de plusséduisant que les couchers de soleil sur la Loire. C’est la seuledistraction que nous ayons ici, ou à peu près. » Surle pont de la Loire Lesouper expédié, M.de Balzac et son hôte gagnèrent par les quais le grand pont de Loirequi, de la rive droite, enjambe deux îles avant d’aborder à Saumur. Denombreux promeneurs y humaient l’air frais du fleuve, balayant letouffeur qui, toute la journée, avait engourdi la ville. Par instants,l’officier répondait au salut courtois d’un de ses camarades ou saluaitd’une sèche inclinaison de tête quelque fonctionnaire donnant le bras àsa femme. Devant tous les autres passants, il bombait le torse etpassait dédaigneux. - Je ne saurais vous dire,monsieur, à quel point m’écoeurent ces… ces Saumurois… -Charles Grandet, l’amoureux d’Eugénie Grandet, sa cousine… -Ah ! quelle adorable physionomie ! - CharlesGrandet, dis-je, les appelle des catacouas… - Oh !le joli mot ! Tous ces catacouas donc de provinciaux vous épient, fontsur vous mille contes. C’est l’espionnage organisé. Tenez ! N’enparlons point. J’en perds mon sang-froid. J’aime mieux vous montrercette maison, voyez-vous, là-bas, au bout du pont… Oui, cette grandebâtisse en tuffau, à sept fenêtres de façade, sous un toit à laMansart. C’est là qu’habitent votre idole. - et mon persécuteur. -Votre idole, oui, Mme de Morell ! - Ah ! ce petithôtel ! Asile de toutes les voluptés ! Deuxpassantes, pressant le pas, les frôlèrent dans leur course. -Eh ! eh ! voilà qui sent sa Parisienne à une heure de loin. Encoremince, mais racée, joli pied. Mais elles se retournent… On semble vousnommer. Vous les connaissez ? - Attendez donc !...Ça ne m’étonnerait pas que ce fût Mlle de Morell. Quand on parle duloup… - On en voit sa descendance. Cette grandefille promet d’être jolie. Mais elle se retourne encore. Tudieu ! c’estun roman. - Alors, cher monsieur, voilà qui vousregarde. - Oh ! moi, je me contente de les écrire.Vous, vous les vivez… Et qui accompagne cette Juliette, ô Roméo ? Soninstitutrice, sans doute ? - Ou quelque femme dechambre. Bah ! j’aime mieux comme vous certaines maturités plussavoureuses. » Les deux jeunes gens tournèrent ledos et s’éloignèrent. A l’extrémité du pont, devantla maison du général de Morell, un voile vert, autour d’une capote enpaille d’Italie, s’immobilisa un instant. II.- A quoi rêvent les jeunes filles -Oh !Allen, cet homme me perce le coeur. Mais s’il continue de se montreraussi insensible, je le perdrai définitivement. -Vous avez une curieuse façon d’aimer, mademoiselle. Voilà que vousvoulez le malheur de celui que vous voudriez épouser. -L’amour est près de la haine, Allen. Eloa, pour plaire à Satan, n’a pashésité à se faire démone. - Vous lisez trop delittérature française… - N’est-ce pas toi, Allen,qui m’a fait lire Byron ? L’anglaise vaut-elle mieux ? Secouantses beaux cheveux blonds sur ses épaules dénudées, Mlle de Morellereleva orgueilleusement la tête. Son fin profil virginal prit soudainune expression de volonté diabolique. Ses narines translucides sepincèrent, ses mains fines et longues se crispèrent sur le rebord de latable. - Ah ! s’il pouvait venir cette nuit,escalader cette maison, casser cette vitre, tourner cette espagnolette,passer par cette fenêtre, et m’emporter, par monts et par vaux, jusquedans le donjon de ses pères ! - Mademoiselle, je nevous donnerai jamais plus à traduire le Corsaireni Lara. -Qu’importe, si je les vis ! - Pour le moment, fit lasage Anglaise, il est temps de dormir. Papa et maman vont rentrer duthéâtre. Ils s’étonneront de trouver de la lumière ; et qui seragrondée ? Cette pauvre petite Allen ! Mlle Morellhaussa dédaigneusement ses épaules déjà d’un joli dessin, encore qu’unpeu grêles, se déshabilla et passa une camisole serrée par un cordonautour de la taille, cependant que Miss Allen nattait pour la nuit lesopulentes tresses blondes de sa jeune élève. -Enfin, Allen, explique-moi… - Et quoi donc ? -Voyons ! voilà un homme que j’ai eu toutes les peines du monde à faireinviter. Il a fallu d’abord que j’influe sur papa pour que son générallui montre l’inconvenance qu’il y a, dans une ville où viennent desjeunes filles de son rang, à vivre avec une… une… - enfin, tu mecomprends - quand on est officier. Il lâche cette personne. Alors je mesuis livrée à mille ruses pour faire comprendre à ma mère qu’il seraitbon, pour son rachat, de le faire venir ici. Mon père parlait toujoursde sa mauvaise réputation, coureur et débauché… -C’est peut-être cela qui vous a attirée vers lui… Marietapa du pied. - Et qui te parle de ça ? Voilà doncun homme à qui j’ai fait toutes les avances, jusqu’à le placer à tableà côté de moi. Je veux lui plaire à toutes forces, jusqu’à lui dire queje suis, sotte et laide pour qu’il me regarde. Je lui dis : « Quelmalheur que je ne ressemble pas à ma mère ! » Et il me répond, du boutdes lèvres : « C’est malheureux, en effet, que vous ne lui ressembliezpas ». - Mais, d’après vous-même, mademoiselle, sij’en crois ce que vous m’avez raconté tout de suite après dîner, ilvous aurait dit : « Ce serait malheureux, à votre âge, si vous luiressembliez. » Ça, c’est un compliment. Car Mme votre mère a tout demême dix-neuf ans de plus. Et ça compte. - Je mesuis trompée. Ce n’est pas cela qu’il m’a dit. - Ehbien soit ! Il n’a pas voulu vous faire la cour de trop près. -Et si je veux qu’il me fasse la cour de très près ! Voyez-vous le sotqui n’a rien compris ! Il me dédaigne, moi, la nièce du maréchal Soult,l’ennemi de son père. Oh ! mais il me le paiera ! Un mois que je nepense qu’à lui, que je le vois partout : se jetant dans la Loire pourma mère ! - Mais M. Brugnière, le sous-intendant, aaffirmé qu’il n’avait rien vu. - Il n’a rien vu,mais je suis sûre que quelqu’un s’est jeté dans la Loire, et quec’était lui ! - Allons, mademoiselle, couchez-vous… -Tu as l’air bien pressée, Allen… La semi-obscuritéqui régnait dans la pièce, éclairée par une seule bougie, empêcha Mllede Morell de voir la rougeur qui empourpra soudain le front de la jeuneAnglaise. L’impassibilité de la jeune fille permit du moins à sagouvernante de le croire. - Dis donc, je n’ai plusde papier. - Mais, mademoiselle, j’en ai acheté uncahier il y a quinze jours. - Tu crois ? C’est quej’aurai fait pas mal de devoirs. Et puis j’en ai usé quelques feuillespour… nos petits envois. Tu m’en achèteras demain sans faute. Mais jen’ai pas très sommeil. Viens bavarder un peu avec moi, avant que je nem’endorme. Un coup de sifflet discret, venu dudehors, fit tressauter miss Allen. Mlle de Morell seprécipita à la fenêtre. - Quel beau clair de lune !On dirait qu’une silhouette fait le guet sur le pont. Regarde donc. -Mais je ne vois rien, mademoiselle. - Tu crois ?Allons donc nous coucher. Dis donc, tu sais ce qu’on raconte ? Que M.de la Roncière connaît M. de Balzac ? C’est curieux, hein ? L’auteurpréféré de maman qui maintenant se coiffe comme Julia d’Aiglemont, sonhéroïne de A trente ans. Tu sais : « Les nattes de sachevelurelargement tressées formaient au-dessus de sa tête une haute couronne àlaquelle ne se mêlait aucun ornement. » Cette simplicité outrée lui vabien. D’ailleurs tout lui va bien, à elle. Elle a de la chance. Et,poussant un gros soupir : - Allons, bonsoir, Allen !Je commence à avoir sommeil. Enferme-moi bien. » Et,se tournant sur le côté gauche, elle ferma les yeux. Miss Allen qui seretirait, le bougeoir à la main, se retourna sur le seuil de la portedonnant sur sa chambre, seule issue du cabinet où dormait son élève.Mais une respiration légère et régulièrement lente la rassura. Elleferma à double tour et, passant devant son alcôve, alla ouvrir l’huisd’un long corridor qui donnait sur l’escalier. Une silhouette haute etmince la saisis dans ses bras. Lasurprise - Oh ! M. Emile,quelleimprudence ! - Ouf ! J’ai cru que cette pimbêche deMarie ne se coucherait jamais. - Elle doit se douterde quelque chose, vous savez. Quand vous avez sifflé, elle s’est jetéeà la fenêtre et a bien cru vous voir. Il est vrai, elle vous voitpartout. - Tiens, tiens, railla le beau lieutenant. -Mais vous êtes en grande tenue ? - Avant que finissela soirée de gala que l’Ecole donne au général inspecteur, j’ai vouluvenir t’embrasser. Voilà huit longs jours… - C’estque je ne puis aller vous voir que quand Mademoiselle m’envoie chezvous vous demander pourquoi vous êtes si froid avec elle. J’ai eu lemalheur de lui avouer que vous m’aviez aimablement reçue. Je croisqu’elle me soupçonne… Mais il faut partir, vous savez, le général ne vapas tarder à rentrer. - Bah ! nous avons un bonquart d’heure. Et s’il rentrait, j’attendrais que tout fût endormi. Situ m’as donné la clé de la porte de la rue Basse, c’est pour m’enservir… Miss Allen tressauta. Deux petits coupsavaient été frappés à la cloison de la chambre de Marie. -Tu n’es pas seule, Allen. Ouvre vite ou je fais du bruit. Vite, ouvre. -Fuyez, murmura Allen angoissée à l’oreille du lieutenant. -Impossible, j’entends la voiture du général. -Vas-tu ouvrir, s’impatienta Marie, ou j’appelle au secours. Lajeune gouvernante hésita une seconde. Un bruit de vitre cassée vint dela chambre voisine. Elle se précipita sur la serrure. -Tiens, tiens, dit Mlle de Morell, que faites-vous ici à cette heure,Monsieur ? Est-ce votre place dans la chambre de ma gouvernante ? -Par pitié, mademoiselle !… Des pas sur l’escalier,des voix sur le palier. - Chut ! mes parents !attendons qu’ils soient couchés. Une demi-heure, lestrois jeunes gens retinrent leur respiration. Tout était retombé dansle silence. - Bien ! Vous pouvez partir maintenant !Mais je tiens à vous en prévenir : je me vengerai ! -Je dirai… - Vous ne direz rien, car vous ne voudriezpas faire perdre sa place à Allen. Et me compromettre! Fi donc ! Un galant homme ! Je vous tiens bien : allez ! Lejeune homme disparut comme une ombre. - Il estparti, souffla Mlle de Morell. Ah ! le sot qui n’a pascompris, quand il était temps encore. Toi, Allen, écoute-moi bien… Quelquesminutes, elle lui parla à l’oreille. La petite Anglaise secoua la tête,affolée. - Non, non, Mademoiselle, je n’oseraijamais. - Vous oserez, miss, ou… chassée. Ceci oucela. Vaincue, la jeune fille s’abattit en sanglotssur son lit. - Donc, à 6 heures et demie. N’aie paspeur : j’ai brisé la vitre avant l’arrivée de papa. Etricanant : - Bonne nuit, ma petite Allen. L’attentat Lelendemain matin, à 7 heures moins un quart, miss Allen se précipitait,la tête comme perdue, dans la chambre de Mme de Morell. Elle avaitfrappé à la porte de Mlle Marie. Entendant des gémissements, elle avaitvoulu ouvrir. Mais la serrure était fermée à clé. Elle avait doncdéfoncé le panneau. Quel n’avait pas été son effroi ! Une corde autourde la taille vêtue de sa seule chemise, baignant dans son sang, lajeune fille était étendue par terre, un mouchoir auprès d’elle, rouléen tampon. Elle raconta que, vers deux heures du matin, un hommequ’elle avait reconnu grâce au clair de lune pour être M. de laRoncière, avait sauté par la fenêtre en brisant un carreau. Il avaitsur la tête un bonnet de police rouge, une cravate noire et le visagebarbouillé de noir. Il avait renversé une chaise, s’était jeté sur lamalheureuse, l’avait bâillonnée, lui avait arraché sa camisole etl’avait rouée de coups. Puis entendant miss Allen forçant la porte, ilétait revenu par où il était entré, en montant sur la barre de lafenêtre. Sans doute, il devait avoir une échelle tenue par quelqu’un,de la maison vraisemblablement, et peut-être Samuel, le valet dechambre du général. - Mais enfin, pourquoi n’as-tupas crié ? - J’étais baîllonnée, maman. -Quand miss Allen t’a enlevé le baîllon, pourquoi n’as-tu pas appelé ausecours ? - J’étais évanouie, papa. -Pourquoi n’être pas venue nous prévenir, miss Allen ? -Je ne voulais pas quitter mademoiselle dans l’état où elle était,madame. Tiens, une lettre, là, sur la commode… Lalettre, non signée, était à l’adresse de Mme de Morell. «Vous seule, saurez le véritable motif du crime que je vais commettre ;c’est un bien grand crime que de troubler ce qu’il y a de plus pur aumonde, mais j’ai soif de vengeance. Je vous ai aimée, adorée, vousm’avez repoussé par du mépris ; j’aime mieux de la haine… Adieu… Toutle monde à Paris saura la honte de Saumur… » - Ladixième depuis un mois… Le misérable se venge, soupira le général. MissAllen, silence sur tout ceci ! Et il se retira,cependant que Marie murmurait : - Le silence ?Compte là-dessus, papa. Allons, ça ne va pas mal. M. de Balzac n’auraitpas trouvé mieux. » III. - La femme et lepantin. A Mme Veuve Durand, 13, Rue des batailles, Paris. De la Conciergerie, 25 juin 1835. «Monsieur et bien cher ami, » Vous pardonnerez à unhomme frappé par le malheur comme le chêne par la foudre, de venir vousimportuner dans l’asile du cénobite où vous élaborez ces chefs-d’oeuvrequi nous retracent les moeurs d’aujourd’hui et les passions detoujours.J’ai longtemps hésité à vous écrire. Mais l’amitié que vous daignâtesme montrer naguère, sur le grand pont qui enjambe paresseusement laLoire, et qui m’est un réconfort dans les heures pénibles que jetraverse, m’autorise, je crois, à venir en solliciteur vous demandervos conseils. Aussi bien avez-vous consenti à me confier votre adressela plus secrète, celle qu’ignoreront à jamais les importuns de toutordre, susceptibles de profaner l’aire du génie. Il faut d’ailleurs quece soit une pressante nécessité qui me pousse et que ma détresse soitgrande. Je confie à celui qui, trois semaines avant les jours péniblesque je vais vivre, voulut bien accepter de me défendre, Me Chaixd’Est-Ange, ces feuillets écrits avec le sang de mon coeur, de la plusinfâme des prisons. » La Gazette des Tribunaux,ledocument le plus précieux, me disiez-vous, que puissent, avec le Codecivil, consulter les médecins de l’âme, a jugé bon de publier, il y ahuit jours, l’acte d’accusation qui sera lu aux juges devant lesquelsje vais comparaître. Je m’apprête d’ailleurs à écrire au directeur decette feuille pour lui souligner qu’en matière aussi grave, l’intérêtsacré de l’accusé devrait passer avant la curiosité publique. D’autantque le document qu’elle livre en pâture aux amateurs de scandales estun roman qui tombera pièce à pièce. Pourquoi faut-il qu’il m’ait fallule vivre et que vous n’ayez pu l’écrire ! Mais avant que viennent lesdébats, ardemment désirés tant par ma famille que par moi-même, je veuxvous faire confident de mes chagrins, tant par souci de votre estimeque par besoin d’appui et de réconfort moral. » Jesais enfin, par l’étude du dossier de mon procès, quelle est la volontémalveillante qui n’a cessé de me pourchasser et quelle sublimeméchanceté sut s’en servir pour tenter de causer ma perte. Il n’a pasfallu moins d’un des plus hauts dignitaires de l’Etat et d’une jeunefille pour m’abattre. Mais j’ai trop confiance dans mon bon droit pourne pas espérer que la justice de Dieu saura éclairer la justice deshommes. » Vous voudrez bien vous rappeler que, surle pont de Saumur, alors que la Loire s’empourprait des feux ducouchant, je vous fis confidence de l’inimitié entre mon père et lemaréchal Soult, de quoi j’étais l’innocente victime. Vous nedédaignerez pas non plus de vous souvenir que le général commandantl’Ecole, baron de Morell, était allié au duc de Dalmatie. Ce fut danssa propre famille que celui-ci trouva le levier qui devait meprécipiter dans l’abîme. » Huit jours après notreentrevue, j’étais invité, je crois vous l’avoir dit en son temps, à unesoirée chez le baron de Morell. Première invitation depuis un an. Jem’en réjouissais. Insensé que j’étais ! Où je croyais être à l’apogéede la fortune, faisant ma rentrée dans le monde, objet des faveurs demes chefs, je me trouvais en réalité à la veille de la plus affreusedes catastrophes, de la ruine de ma carrière et, qui plus est, de monhonneur. » J’y fus donc, à cette fatale soirée. Monnom, car je ne puis me vanter que ce fut ma prestance, me valut la plusflatteuse des attentions de la fille même de mon général, la jeunepersonne dont vous vous complûtes à remarquer la distinction et lagrâce sur le pont de Saumur. Elle cherchait à me plaire. Je n’osai, depeur de compromettre mon retour en faveur, lui montrer qu’elle étaitaimable. De là, mon infortune présente. » Au lieu dejouer les don Juan, je laissai papillonner auprès d’elle mes camaradesd’école et notamment un certain d’Estouilly, amateur aussi bien enpeinture qu’au métier des armes. Elle parut en montrer du dépit etm’envoya le lendemain même sa suivante, une jeune Anglaise qui lui serten même temps d’institutrice, me demander les raisons de ma froideur.J’en fais l’aveu, je ne sus contraindre ma fougue originelle ettémoignai à cette jeune insulaire une sympathie vite rendue. Par deuxfois, elle revint rue Saint-Nicolas ; des sentiments, plus tendres àchaque visite, se firent jour et aboutirent à la troisième entrevue àune félicité que j’ai encore lieu de croire partagée. »Si mon coeur pouvait se réjouir de son heureuse fortune, je devais dansle même temps constater que la Destinée me faisait payer cher unbonheur secret. Car mes camarades paraissaient chaque jour me marquerun éloignement de plus en plus prononcé. La bienveillance de messupérieurs eux-mêmes fit rapidement place à un mépris non dissimulé,tant et si bien que le 21 septembre, moins d’un mois après l’invitationdont je me glorifiais si sottement, je me vis proprement mis à la portepar M. le général de Morell dans une soirée à laquelle j’avais été parlui-même invité. Quelle disgrâce subite s’abattait sur moi ? Enignorant la cause, je crus de ma dignité et de la déférente courtoisiequi s’impose à un inférieur de ne point demander d’explications. Queltort ne fut pas le mien ! Trois jours après, il me fallut mettre le ferà la main pour en avoir le coeur net. » La veille ausoir, j’avais commis la folle imprudence d’aller, en secret, et dans sademeure même, confier ma tendresse à ma jeune Anglaise. Au cours denotre entretien rendu suspect par ma seule présence dans une maisondont l’huis m’était interdit, je fus surpris par celle qui mepoursuivait depuis un mois de ses compromettantes recherches. Je pusm’enfuir. Hélas ! je laissai un gage : l’avenir de celle qui avait euconfiance en moi. » Au matin, j’étais à peine remisde ma sotte équipée que je recevais de d’Estouilly un insolent billetm’accusant d’avoir écrit depuis longtemps à cet olibrius des lettresanonymes et m’appelant sur le terrain. » Ce sont despropositions qu’un gentilhomme ne décline jamais. Auparavant, je voulusréclamer des explications. Je ne pus en obtenir. Nous nous battîmes,sans que j’eusse pu lire le factum qu’on m’attribuait. J’eus beauprotester : il fallut en découdre, de quoi n’eut pas à se féliciter monadversaire qui toutefois ne voulut pas me serrer la main avant que jene me fusse déclarer coupable de l’infamie qu’il voulait m’attribuer. »Le lendemain, nouvelle disgrâce. J’apprends que l’on m’impute, non pasune lettre, mais douze ou quinze lettres anonymes, toutes écritesdepuis le 27 août, trois jours après la fatale soirée où je connus Mllede Morell. Les unes sans signature, les autres seterminant par E. dela R. ou Em. de la Ronc., une, même, celle adressée au général, par…par, Monsieur, le mot même dont usa un brave général français, deNantes, croyant ainsi venger aux yeux de la perfide Albion la pluseffroyable défaite des temps modernes. » Legrotesque, cette fois l’emportait sur l’odieux. Voyez-vous, monsieur,un officier de cavalerie jetant cette insulte à la tête de son propregénéral ? Il n’importait. C’est déjà être coupable que d’êtresoupçonné. Mes ennemis me firent croire qu’un aveu de ma part était laseule façon d’enterrer l’affaire. Par égard pour mon vieux père, ceparangon de l’honneur, qui, sur vingt champs de bataille, versa parvingt blessures son sang pour la France, j’eus la faiblesse d’écouterces suggestions ; je craignais d’ailleurs que ne fût divulguée mavisite nocturne à miss Allen. Hélas ! c’était unpiège que me tendait là un de mes camarades, le lieutenant Ambert. J’ytombai et consentis à écrire une lettre d’aveu. Je me basais sur lespreuves matérielles qui existent contre moi, preuves qui, devant lestribunaux, m’accableraient si j’y comparaissais. J’invoquais le chagrinauquel ne survivrait pas mon pauvre père à la suite d’un pareil affrontet m’en remettais à la générosité de mon adversaire. En réponse, jereçus la sommation d’avoir à solliciter un congé et à quitter Saumur.Je répondis par une seconde lettre où j’acceptais, mais toujours pourla tranquillité de ma famille. » Ce fut alors quel’on me demanda le nom de mon complice. C’était trop. Je pouvais bienme déclarer coupable quand j’étais innocent, mais de là à accuser uninnocent, il y avait loin. Je n’en reçus pas moins un congé de 90jours, juste le temps qu’il me fallait encore passer à l’école etgagnai la capitale. » Deux femmes qui furentadmirables dans mon malheur et chez qui j’ai eu l’honneur de vousrencontrer, Mlles Rouault, m’avisèrent, le lendemain même de mondépart, que le valet de chambre du général, un certain Samuel Giliéron,venait d’être renvoyé pour lettres anonymes et se rendait à Paris.Elles me donnèrent la date et le lieu de son arrivée. J’allai voir cethomme, tout perdu encore de son infortune, semblable à la mienne. Ilétait aussi ignorant que moi. J’allai voir un mien cousin, M. deChelaincourt, qui m’envoya chez son avoué, et attendis les événements. »Ce qu’ils furent, vous le savez. Je ne vous en retracerai pas lesaffreux détails. Qu’il me suffise de vous dire qu’une nouvelle lettreanonyme, mise le 22 octobre à la petite poste de Saumur, et adressée augénéral, décidait celui-ci à porter plainte. Et de quoi ? De tentativede viol sur sa fille ! Ce démon, dissimulant la plus noire astuce sousles dehors de la parfaite innocence et de la pureté la plus immaculée,avait juré ma perte : c’est elle, maintenant, j’en suis sûr, quiécrivit les lettres anonymes. Elle voulait se venger de mes prétendusdédains à son égard, moi qui n’avais qu’une terreur, faire quoi que cefût qui ne parût être de la plus irréprochable correction. Et telle estma triste destinée, Monsieur, d’être persécuté, que je fasse la cour àdes filles galantes ou que je refuse de la faire à des jeunes filles dumonde. » Quoi qu’il en soit, je fus arrêté, ausortir d’une suprême rencontre avec mon ancienne maîtresse, MélanieLair. Depuis huit mois et demi, je gémis sous les verrous, opprobre desmiens, moi qui ne désirais qu’en être l’honneur. Plus même, le premiermaître du barreau que j’avais pressenti pour ma défense, Me PhilippeDupin, le frère du président de la Chambre des députés, s’est récusé.Et si la générosité de Me Chaix d’Est-Ange n’était intervenue, je metrouvais sans défenseur. » Dans une semaine, le 29juin 1835, date fatale, je comparaîtrai devant le jury de la Seine.J’ai besoin que tous ceux qui m’aiment et sont aimés de moi me donnentle réconfort de leur présence. Et j’ai pensé que vous consentiriez à meporter cet appui. » C’est dans cet espoir que j’oseme dire, Monsieur, votre très reconnaissant et affectionné serviteur. »Emile, vicomte Clément de la Roncière. » Littérature Danssa petite maison de Chaillot où, à l’abri de ses créanciers, il avaitpassé toute la nuit au travail, M. de Balzac se versa une dernièretasse de café et joua négligemment avec la cordelière qui ceignait sarobe de bure. Il lut et relut la lettre qu’il venait de recevoir etsoupira mélancoliquement. - Il y a des gens qui ontde la chance ! Puis, regardant un amas de papiersbleus : - Ils se plaignent de recevoir des lettresanonymes. J’en reçois trop, moi, qui sont signées, - et pour trop depapiers que j’ai signés ! Et d’une écriturefiévreuse, il zébra les marges de l’envoi : Documentunique. A conserver. Jeune homme, haute valeur, compromis par jeunefille qui abuse de la correspondance. Donnerait très belle Scène de laVie Privée. IV - Le Cloître ou l’Exil -Saluons en ce temple ces artistes doublement honorés ! Dansle prétoire de la cour d’assises, un homme de taille médiocre, mais aufront olympien, saluait avec emphase deux nouveaux arrivants, l’un aunez retroussé en coup de vent, vêtu avec négligence, et portant sousson bras un album, l’autre à la crinière léonine et à la miserecherchée, M. de Balzac en personne. - Honorés, moncher comte, nous le sommes triplement, Daumier et moi : de porter ceprénom d’abord, puis de nous trouver ensemble, enfin et surtout d’êtrereconnus et salués par la poésie et votre personne. -Vous êtes un flatteur. Poète, qui l’est plus que l’auteur du Lys dansla vallée ? - Mais qu’est le « Lys dans la valléeà côté de vos prochains Chantsdu Crépuscule ? Lecomte Victor Hugo se haussa sur la pointe des pieds. -Les vers sont l’exception ; le roman, la vie même. Et ne sommes-nouspoint en plein roman ? Et qui passionne tout Paris ! Quelle assistance? Tenez, voilà Mme de la Riboisière… - Oui, je vois,entre la duchesse de Maillé et la comtesse de Jobal. -Les représentants des deux familles sont là. -Montaigus contre Capulets. Mais drame de haine et non drame d’amour.Quelle est, devant le banc des accusés, cette noble tête de vieillard ? -Qui répond si dignement à mon salut ? Mais le général comte de laRoncière. Le père du lieutenant. - Je le connais denom. Mon père, le général Hugo m’en a souvent parlé. Homme dur àautrui, plus dur à soi-même. Tombé de cheval et faisant le mort, ilreçut plus de vingt coups de baïonnette sans pousser un gémissement. -Auprès de lui, c’est son beau-frère, le général Le Noury et son cousingermain… - Mais oui, le comte Clément de Ris, lepair de France. Tiens, le banc de la partie civile est devant la Cour ! -C’est qu’il n’est pas moins lourd d’honneurs : le général de Morell,MM. de Saint-Aignan, de Lameth, le vicomte de Montesquiou, M. deMornay…. - Le gendre du maréchal Soult. Oh ! oh !pression politique… - … Les Vicence ; Caulaincourt atenu à faire sa… cour. Vieille habitude… -Messieurs, la Cour… Le silence se fit, ou à peu près. -Qui préside ? - Le conseiller Ferey, un anciensecrétaire de Berryer. - Mais Berryer occupe pourles Morell. Vous ne trouvez pas qu’il y a là quelque incorrection ? -Bah ! Tout, dans cette affaire, n’est-il pas incorrection ? Voilàl’accusé qui entre avec ses complices, le valet et la femme de chambredes Morell. - Figure fine, nez un peu trop long,distingué et racé, somme toute. - Il a maigri depuisun an. Quand je l’ai vu à Saumur, il était mieux. -Vous le connaissiez donc ? - Hé oui ! C’est lui-mêmequi m’a demandé de venir à son procès. - Ah !soupira Hugo à l’oreille de Daumier qui profilait sur son album la têtede lévrier de la Roncière, ce brave Balzac, toujours vantard ! -Silence, glapit la voix de l’huissier. Pendant lesinterrogatoires, le calme régna sur l’auditoire. Mais le brouhahareprit de plus belle à la suspension de l’audience. -Vous avez entendu ce qu’a dit le président ? Qu’en raison de l’état desanté de Mlle de Morell, on l’entendrait à minuit seulement ? -Enfoncés les philistins ! Voilà qui est du meilleur Hernani. -Comment pouvez-vous plaisanter ? La pauvre petite est en transes toutela journée. Ce n’est qu’à minuit que cesse sa crise. -Je plains les parents. - Et moi le futur. -Vous viendrez ce soir ? - Vous le demandez ! Manquerune confrontation aux flambeaux ! … Et de fait, cefut vraiment un acte de noir mélo que, la Tour de l’Horloge sonnant lepremier coup de minuit, l’entrée de la jeune fille soutenue par deuxdouairières et qui vient confondre le traître. Ilapparut à tous les observateurs qu’elle avait l’air bien sûred’elle-même et nullement troublée, la pure jeune fille. Elle répondit àtoutes les questions du président avec une netteté et une précision quidonnaient la plus haute idée de son équilibre intellectuel. Evidemment,sa déposition était vraiment plus détaillée et plus affirmative que lerécit primitif. Quand il y avait contradiction, elle savait glisseravec une légèreté sylphide. Et tant d’innocence et de candeur remua lepublic au point qu’il accueillit par des huées l’énergique protestationde la Roncière. A tout ceux, - d’ailleurs ilsétaient peu nombreux - dont le sens de l’observation n’était pasobnubilé par la passion populaire, les débats, au fur et à mesurequ’ils se déroulaient, donnaient une impression de plus en plus trouble. -Vous aurez beau dire : tout ceci me paraît louche. Cette unanimité desexperts à reconnaître dans toutes les lettres anonymes l’écriture deMlle de Morell…. - Et ce papier tiré d’un cahierd’écolière… - D’autant que, depuis 1833, un an avantl’entrée de La Roncière dans la vie des Morell, le général recevait despareils envois… - Oui, ceux de la Sociétédes Bras-Nus.Ajoutez qu’ils n’ont pas cessé depuis l’incarcération del’accusé. Témoin cette bizarre missive tombée en décembre sur lesgenoux de la belle Marie, alors qu’elle était en berline, retour deFalaise… - Accompagnée d’un coup de bâton sur lebras, à ce qu’elle a prétendu… - Et cet attentat ?Avez-vous remarqué les réticences de Miss Allen ? -Et l’attitude extraordinaire de la baronne de Morell ? Comment, voilàune femme qui apprend le prétendu déshonneur de sa fille et ne songe àla faire examiner que trois mois après ? Et ce trou fait au carreau parquoi on ne peut passer le bras ? - Elle vous a faitbonne impression, cette petite Marie ? - Sèche,mauvaise, volontaire. Et sa pleine conscience, vous savez. -Je gage que les crises disparaîtront après la condamnation - s’il y acondamnation - ou le mariage. - Lui n’est pas mal,au contraire. Vous l’avez bien chargé dans votre dessin, Daumier. Voussavez d’ailleurs, mon cher Balzac, l’histoire que me fait Mars ? -Eh quoi ! l’interprète de Hugo jouerait de mauvais tours à son auteur ? -Ces dames de la Comédie sont impayables. Figurez-vous que je vais, hiersoir, dans sa loge la féliciter : par extraordinaire, elle n’avait pascherché à couper les effets de Dorval. La conversation se met sur laRoncière. Je plaide l’innocence. Notre Célimène nationale s’indigne.J’insiste. Tempête, crise de nerfs. Et, de quatre jours, elle ne jouerala Tisbe. - Angelo, tyran de Padouen’en souffriraque peu. Mais quel acharnement ! Et le fin mot ? -Chut ! Par M. de… - Pas de noms ! -… Elle est apparentée aux Morell… de la main gauche. -Ils tiennent à la condamnation ! - Réfléchissez : detoutes façons, il faut un coupable dans l’affaire : le lieutenant ou lajouvencelle. La Roncière est-il innocent ? C’est que Mlle de Morell ena menti. - Et quels mensonges ! Mais ce public idiotsemble de l’avis de l’ineffable Partarieu-Lafosse, l’avocat général : «Il vous faut opter entre une jeune fille pure et sans tache et unofficier de cavalerie. » - Je dois dire que lesofficiers de cavalerie ne se sont guère montrés sous un beau jour. Vousavez vu le front de ce colonel Duport de Saint-victor qui n’a cessé dedéverser les calomnies au point que le lieutenant Ambert lui-même… -… Et Dieu sait s’il est peu suspect d’indulgence pour son malheureuxcamarade !... - … Eh bien ! Ambert a été obligé delui infliger les plus sanglants démentis. Il n’en a pas été plusdiscrédité. - C’est que Soult domine le débat. Voussavez que son propre notaire est du jury. - Alors lacondamnation est certaine. » Elle ne l’était eneffet que trop. Si le jury devait mettre hors de cause les comparses,le valet de chambre Samuel Giliéron et la femme de chambre JulieGénier, il déclara coupable de tentative de viol et de blessuresvolontaires, non à l’unanimité mais à la majorité de plus de sept voix,Emile-François-Guillaume-Clément de la Roncière… …Et avec des circonstances atténuantes ! Cette foisle public, retourné, n’y tient plus. Cette lâcheté du jury l’a écoeuré.Et c’est par des huées qu’il accueille la sentence. Cependant, lesgendarmes entraînent la Roncière, mort de honte… Lecalvaire Dix ans de prison.Dix ansderrière ces portes au seuil desquelles il convient de laisser touteespérance, derrière ces grilles où s’ensevelit à jamais tout honneur ! Unespoir encore : la Cour de Cassation. Il y a un vice de forme. Troistémoins ont été entendus sans avoir prêté serment. Mais la leçon estfaite, - et bien faite. La Cour de Cassation rejette le pourvoi ; sixmois après, elle fera droit, dans une autre affaire, l’affaire Martin,à de semblables conclusions. Vérité en deçà de la famille Soult, erreurau-delà. Allons, porte ton fardeau de honte,misérable. Ecoute s’égréner les minutes, ignorant s’il faut désirer talibération, qui fera de toi un paria, ou rester dans l’enfer de Melun,où du moins tu demeures dans l’obscurité. Sept ans se passeront danscette angoisse perpétuelle. On te fera grâce de trois ans, parce quec’est toi. Ton supplice n’en sera pas terminé. Tuauras beau réclamer ta réhabilitation, le président Ferey qui t’a jugé,Me Odilon Barrot, quiaura défendu, contre toi, Mlle de Morell,auront beau se ranger à tes côtés ; tout ce qui appartient au mondemédical, scientifique, intellectuel aura beau lutter en ta faveur ;tant que durera la monarchie de juillet, rien à faire. Il faudra laRévolution de février. Et alors la lumière, qui a été tenue sous leboisseau, éclatera tellement vive qu’un an à peine suffira à faireprononcer ta réhabilitation. Le 6 mars 1849, tu pourras, à nouveaulever la tête parmi les hommes. Et ta première visite sera pour l’hommeextraordinaire que, quinze ans auparavant, tu rencontrais sur le pontde Saumur. Aux antipodes -Mais M. de Balzac n’était pas à Paris, il filait le parfait amourauprès de sa fiancée polonaise. Et ce ne fut qu’un an après, vers lafin mai 1850, que je pus être introduit auprès du maître de la Comédiehumaine dans son petit hôtel de la rue Fortunée. Surla grande plage tiède et parfumée, où la mer Pacifique mêlait sonbourdonnement aux frisselis harmonieux des palmes tahitiennes, M. de laRoncière, commissaire du gouvernement impérial aux îles de la Sociétéfaisait le récit de ses malheurs, vieux de trente-cinq ans, à son amie,M. Louis Jacolliot, juge à Tahiti et romancier exotique. -Je le trouvai sur son lit de souffrance, gonflé d’eau, congestionné,râlant, geignant, suffoquant. - Ah ! c’est vous, M.de la Roncière. Alors, quoi ? Vous n’êtes donc pas entré à la GrandeChartreuse ? - Ni n’en n’ai eu la moindre envie. -Albert Savarus vous avait pourtant montré le chemin. Car c’est vous,mon Albert Savarus. Enfin ! Puisque vous ne voulez pas suivre la voiede la vérité… celle qu’a suivie votre ennemi d’Estouilly, qui s’estfait moine en Syrie, par remords sans doute… Et qu’allez-vous faire ? -Je ne sais… - Monsieur, interrompit de sa petitevoix roucoulante et glacée Mme de Balzac, le médecin a défendu leslongues visites. - Ma bonne chère… Deux minutesseulement. - Voilà, je reviens de Normandie, deLouviers, près de l’endroit où ellevit, mariée maintenant. Car, au fond, je n’ai jamais cessé de l’aimer.Et maintenant je ne sais que faire… - Que faire ?Partir, partir. Ah ! je suffoque !... Il n’y a rien de tel que levoyage. Ce qui vous arrache aux horreurs quotidiennes : aux notaires,aux huissiers, aux employés, aux directeurs de journaux, aux petitesMarneffe et aux grandes cousines Bette. Le voyage ! Je vais en faire unpas bien loin d’ici, mais long, très long. Rejoindre Esther Gobseck etLucien… ma jeunesse… au Père-Lachaise… Vous êtes plus heureux que moi :je suis arraché au bonheur… vous partez pour le chercher. Vous, vousallez vivre. Partez… Partez très loin, au bout du monde… Vous avez vécuun roman. Il valait la peine d’être écrit. Allez en vivre d’autres,maintenant… Mais dans des îles parfumées où la vie est tellement simplequ’il n’y a pas là-bas de qui a fait votre malheur ici… des romanciers… |