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NADAUD,Marcel & PELLETIER,Maurice : L’empoisonneuse de Choisy :Julie Jacquemin,(1926). Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.VII.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli sur un exemplaire de la médiathèque (BMLisieux :nc) , coupures de presse extraites du PetitJournaldu 11 au 13 janvier 1926.Série "Nos enquêtes : les grandes erreursjudiciaires". L’empoisonneusede Choisy (JulieJacquemin) par Marcel Nadaud,& Maurice Pelletier ~ * ~I. - Un réveil tragique Il est peu de cités de labanlieue qui aient subi au cours du XIXe siècle des transformationsplus radicales que l’industrieuse ville de Choisy. Déjà la Révolutionl’avait débaptisée en l’appelant Choisy-sur-Seine et décapitée endétruisant son palais royal dû au compas de Mansart. Mais elle n’encontinuait pas moins à être considérée comme le lieu de villégiature leplus en vue au sud de Paris. Chasse favorite de Louis XV, elle avaitconservé les giboyeuses futaies se mirant au fil de l’eau et que lesexigences de la civilisation ont remplacées depuis par de charbonneusesusines. Choisy-sur-Seine, dont la population adécuplé en cent ans, n’était à la fin du premier Empire qu’un grosvillage d’un millier d’habitants groupés autour d’une bâtisse carréeassez lourde et froide, prétentieusement dénommée le « Château », etdissimulée dans un flot de verdure. Rien de commun d’ailleurs entre cecube de maçonnerie et l’ancienne résidence de Mlle de Montpensier. Etsi la propriétaire, la comtesse de Normont, se parait d’une couronne àfleurons, elle ne rappelait en rien les élégances défuntes de la courroyale. A vrai dire, qui l’aurait vue dans sonsalon, un certain soir de mars 1813, sirotant un verre de vespetro,fleurant bon la coriandre et l’angélique, en compagnie d’une vieillepaysanne, se serait plutôt cru en présence d’une fille de cuisine engoguette que d’une opulente châtelaine. Une abondante poitrine molle,écroulée dans un peignoir déchiré veuf de son canezou, cheveuxdépeignés éparpillant leurs boucles grasses sur un cou sale, pieds nusdans des savates éculées, la comtesse, avachie sur un sofa éventré,regardait sa visiteuse battre des cartes crasseuses à une petite tableà jeu éclairée par une lampe Carcel. A ses pieds, un carlin chassieuxjappait rageusement. - … Cinq… je vois une femme…pas jeune… - La tante de Mellerty, coupa d’une voixéraillée la comtesse. - … Deux… trois… cinq… uneautre femme, une suivante… ça doit être Julie Jacquemin, sa femme dechambre… - Les deux b… font la paire. Il est dit queje les rencontrerai toujours. Qu’elles prennent garde que je ne lesrencontre pour de bon ! - Cinq… roi de carreau, unhomme âgé et malveillant… - A coup sûr, mon illustreépoux, le vieux Bady de Normont. S’il devait se trouver quelque part,c’était dans les cottes de la Julie… - Oh ! Mâme lacomtesse croit-elle vraiment qu’entre la femme de chambre de Mme deMellerty et Mossieu le comte… - … Et l’enfant, mèreCamus, qu’est-ce que vous en faites ? Il n’est pas venu dans un chou,je présume ! - On dit qu’il est de Bourrée… -Le valet de chambre ? Ceux qui disent ça n’y connaissent rien. Moi, jedis qu’il est du comte. Je le sais bien peut-être ! Une goutte devespetro, mère Camus ? - Aux ordres de Mâme lacomtesse… Trois, quatre, cinq… Pique, un procès… quatre, cinq…, la dameblonde, la consultante. - Ça y est, vous verrez quele misérable obtiendra son divorce et me jettera à la rue. Et monpauvre papa, et moi, qu’est-ce que nous deviendrons ? Dire que je luiai tout donné, à ce vieux, ma jeunesse et ma vertu… Il m’avait assezsuppliée de l’accepter… Je me rappelle encore, au moment de la paixd’Amiens. Je ne voulais rien entendre : pensez donc, j’avais 17 ans etlui, 47… Mais papa a tellement insisté… - Ah ! C’estMôssieu Levert qui a voulu… ? - Il s’est traîné àmes genoux : « Mélanie, pleurait-il, je suis ruiné. J’ai acheté toutesmes marchandises - il était dans les denrées coloniales - oui, toutes,au plus haut prix. Et maintenant que les « Goddams » vont laisserrentrer en liberté le café et le sucre, c’est la baisse. Sauve dudéshonneur les cheveux blancs de ton malheureux père. » Alors, moi,j’ai fait ce qu’on a voulu. Oh ! on aurait continué à s’entendre, sansla Mellerty… - Est-ce que ça la regardait ? -Voilà : Normont, vous le savez, est un émigré. C’est la tante Mellertyqui lui a conservé ses propriétés dans les Flandres et qui les lui arendues à son retour. Elle pensait bien l’épouser, la drôlesse. Elle leprésente donc à la maison. Pan ! Il tombe amoureux de moi. Vous voyezsa fureur ! - Ah ! C’est donc pour ça !... -Mais oui, qu’elle m’en veut tant !... C’est elle qui lui a fait en 1804l’histoire du vert-de-gris. Vous ne la connaissez pas ? -… ??? - … Voilà. La tête montée par cette harpie, lecomte me séquestrait. J’étais désespérée. Alors, j’ai gratté des fondsde vieilles casseroles pour en avoir le vert-de-gris. Je voulais « mepérir » par le poison. La Mellerty a chipé la fiole. Elle a raconté àmon mari que c’était pour lui. Alors il est parti, en me laissant seuleici. Tant pis ! Je m’en passe… - A votre âge, toutde même… - Vingt-huit ans, c’est vrai… Mais leshommes, mère Camus, voyez-vous… j’aime mieux les petits verres. Aumoins ça, ça n’essaie pas de vous faire assassiner, comme il y a cinqans… - Non ? - Comme jevous le dis ! Lorsque ces deux bandits sont entrés dans ma chambre,qu’ils ont tiré des coups de pistolet et volé le portefeuille de M. deNormont avec 6.500 francs dedans. Même que, trois mois après, j’ai étéattaquée par eux, rue Saint-Denis. Pour moi, ça vient de la mêmesource. Mon mari et ma tante voudraient me voir morte. Si ma pauvrepetite Malvina a été enterrée à six mois - pauvre ange ! - c’est que…Mais motus ! Ils ont déjà tenté de m’empoisonner. -Qui ça, ils ? La jeune femme roula des yeux apeurésde demi-folle vers la porte et les tentures. - Chut!... Je vous dis. Ils ont des espions partout. Ils veulent me fairedisparaître. Je suis sûre qu’ils soudoient mes domestiques… -Mais non, protesta la mère Camus. Vous vous faites des idées. Tenez,allons plutôt nous coucher. Mme de Normont sonna.Une belle fille, avenante et fraîche, apparut. -Sophie, accompagne Mme Camus. Mois, je vais t’attendre, avant demonter, à la cuisine. Sophie esquissa une petiterévérence, prit un flambeau et sortit en précédant la visiteuse. -Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ? - Toujours lesmêmes folies, qu’on veut l’assassiner ; l’histoire des brigands qui ontvolé le portefeuille… - Ah ! là ! là ! L’innocente !Comme si on ne savait pas que tout ça, c’est pure invention pour serendre intéressante et que c’est elle qui a tiré les coups de pistolet… -Et mauvaise avec ça ! Elle en veut à sa tante. Elle est capable de luifaire avoir des histoires, vous savez. - C’estqu’elle avait vu clair, la pauvre chère dame. Une pareille sans-soin etsale ! Comme si ça ne faisait pas pitié ! Beau cadeau à faire à unhonnête homme ! - Enfin, tout ça n’est pas nosaffaires. Mais c’est le cas de dire : la fortune ne fait pas le bonheur. -Sûr non ! Bonsoir, Mame Camus ! Et refermantsoigneusement la porte de l’entrée, la camériste alla rejoindre à lacuisine sa maîtresse qui somnolait sur une chaise. -Elle cuve sa boisson, certain ! murmura Sophie. Eh ! madame !madame serait mieux dans son lit ! - Heu… oin ! -Allons, madame, du courage ! Et soutenant Mme deNormont, Sophie la porta plutôt qu’elle ne la soutint jusqu’à lachambre à coucher, au premier étage, puis redescendit à la cuisine.Elle vérifia la fermeture de la porte de service et gagna sa mansarde. Un triste poisson d’avril. - Bonjour, mam’zelle Sophie. -Bonjour, Toutin. Devant une écuelle de soupefumante, le jardinier s’attablait pour le petit déjeuner. -Vous aviez oublié de fermer la porte de la cuisine, hier soir. Si desgens avaient voulu entrer… Heureusement celle du parc était fermée… -Monsieur Toutin, ce n’est pas parce que nous sommes le 1er avril qu’ilfaut me faire des farces. Je suis sûre d’avoir fermé la porte hier soir. -Si vous voulez, mam’zelle Sophie. Mais ce n’est pas un poisson. Ça non,la porte était bien ouverte. Haussant les épaules,la jeune fille quitta la place et monta chez sa maîtresse. Elle voulutentrer. Mais le verrou était poussé. - Tiens, c’estcurieux. Madame s’est enfermée cette nuit. Ça ne lui arrive pourtantjamais. Elle frappe, insiste, cogne. Pas de réponse.Elle redescend, affolée. - Mâme Toutin ! Mâme Toutin! La femme du jardinier qui est venue rejoindre sonmari essaie de la calmer. - Oh ! J’ai peur ! J’aipeur ! Il est arrivé quelque chose. Je n’ose pas… MmeToutin monte à son tour. La porte de la chambre à coucher resteobstinément fermée. Mais peut-être en passant par le salon… Elleentre dans la pièce que trois croisées inondent de clarté. Mais ellerecule à son tour, prise d’effroi. Sur un sofa, roulée dans descouvertures, le visage noirci, la comtesse gît, inanimée ! II. - Une comédie criminelle - C’est curieux,comme il y a du remue-ménage au château. D’ordinaire, c’est plus calme…Oh ! Oh !... de la gendarmerie… Et le juge de paix… Qu’est-ce que celaveut dire ?... Le compagnon Perrault, charpentier deson état, revenant de déjeuner et retournant à ses échafaudages,passait devant le château. Mais sa badauderie n’allant pas jusqu’àcompromettre sa besogne, il s’apprêtait à regagner son chantier quandson regard fut attiré par un mince paquet de papier blanc. Il se baissapour le ramasser dans l’herbe qui croissait le long du mur du parc, et,machinalement, le mit dans sa poche ; puis d’un pas lourd, ilpoursuivit sa route. Ce ne fut que dans la soiréequ’il songea à sa découverte. Au cours de son frugal souper, MmePerrault l’avait mis au courant de l’attentat dont jasait tout le pays. -Figure-toi que la comtesse s’était endormie dans sa chambre. Tout àcoup elle est réveillée comme dans un cauchemar. Elle s’imagine qu’elletombe dans un trou. Un homme, pas grand, paraît-il, mais robuste,l’avait enlevée du lit et la transportait dans le salon, à côté. Ill’avait enroulée dans des couvertures. Il la jeta brutalement sur unsofa, lui ouvrit la bouche avec un bout de bois d’une dizaine de pouceset essaya de lui faire avaler le contenu nauséabond d’une tasse. Oncroit que c’est du poison… - Qui t’a raconté ça ? -Nicole, la servante du juge de paix. On l’avait tout de suite avisé etil s’est rendu sur les lieux. C’est bizarre, cette affaire-là. D’autantqu’on n’a rien volé ! - Tiens, tu me fais penser quej’ai trouvé quelque chose, des papiers… Perrault lestire de sa poche : il y a une enveloppe et une lettre. L’enveloppe estscellée de cinq cachets et porte la suscription : « A Monsieur lepréfet de police : très pressé. » - Bigre ! Ledeuxième document est signé « Julie ». Il traitait, dans un style decuisinière, du moyen d’entrer dans le château et de la nécessité detuer la comtesse. - Oh ! Oh ! Faudra que je remetteça à M. le juge de paix. Ça l’intéressera peut-être et il y aura sansdoute une récompense à la clé… » Ce fut également lelendemain l’avis du magistrat qui envoya d’urgence les documents àParis. L’enveloppe, ouverte, révéla une lettre au préfet de police,disant que l’attentat contre la comtesse était simulé et que la jeunefemme avait organisé cette sinistre comédie pour se venger de certainespersonnes, dont une nommée Julie Jacquemin, femme de chambre de Mme deMellerty, tante de Mme de Normont. La lettre donnaiten outre sur ladite Julie Jacquemin les pires renseignements. Ellel’accusait formellement d’avoir eu quelques mois auparavant un enfantdu comte de Normont et d’avoir monté la tête à celui-ci contre lacomtesse. Immédiatement l’instruction s’orienta surcette Julie. - Ne connaissez-vous pas, Mme lacomtesse, une certaine Julie Jacquemin ? - Oui,répondit d’un ton dolent la comtesse. C’est la femme de chambre de matante de Mellerty, une intrigante qui m’a fait bien du tort. -N’a-t-elle pas été fort liée - pardonnez-nous cette question - avec… M.de Normont ? - Ah ! Monsieur le juge ! Que detristes souvenirs vous évoquez ! Hélas ! oui ! - Etne soupçonnez-vous pas ?... - Oh ! non ! Ce seraittrop affreux… Elle ! ? ! Voyant la comtesse sur lepoint de défaillir, le juge d’instruction décida de ne point pousserl’interrogatoire plus à fond ce jour-là. Mais déjà une hypothèses’était échafaudée. Julie Jacquemin, mère des oeuvres du comte, avaitvoulu se débarrasser de la comtesse. Elle avait pris comme amant unhomme de main qui, à son instigation, s’était introduit dans le châteauet avait contraint la comtesse à avaler un bol de poison. Il avait cruy avoir réussi et était parti sans voir sa malheureuse victime rejeterl’ignoble potion. Il était sorti par la porte de lacuisine, avait sauté par-dessus le mur du parc et s’apprêtait à mettreà la poste la lettre au préfet de police. Mais au cours de l’escalade,cette lettre était tombée en même temps qu’une autre, mais celle-làrévélatrice, donnant la clé de la machination. Le Mélo du juge Système simple, comme on levoit, et de bon goût. Une fois qu’il l’eut mis au point, M. Lenoble, lejuge d’instruction, poussa un fort soupir de satisfaction et prit dansun tiroir deux petits in-12 ; Juliaou les souterrains du château de Mazzini. Car ce n’étaitpas dans la vie seulement que le digne magistrat aimait les histoiresde brigands. - On peut dire ce qu’on voudra. CetteAnne Radcliffe est un admirable auteur. Comme elle connaît bienl’existence ! Quel admirable juge d’instruction elle aurait fait ! Pourl’égaler, je ne vois guère que M. de Pixérécourt. Ah ! voyons ! Donc,Julia a retrouvé dans ces souterrains son frère Ferdinand… Onfrappa à la porte. - Entrez, grogna le juge, furieuxd’être dérangé dans sa lecture. - Monsieur le juge,dit tout essoufflé un inspecteur de police, nous avons retrouvé Julieet vous l’amenons. - Quoi, se serait-elle évadée duchâteau de Mazzini ? - Oh non ! monsieur le juge.Elle était tout simplement chez sa maîtresse, Mme de Mellerty, rueNeuve-des-Augustins… - Quoi, Julia de Mazzini !... -Eh non ! monsieur le juge. Julie Jacquemin, pour qui vous avez rédigéun mandat d’amener, dans l’affaire Normont et non Mazzini… -Ah oui ! J’y suis, maintenant, soupira le juge. Abandonnons ces grandsconnaisseurs des passions humaines pour les banalités de la viequotidienne. Ah ! c’est vous, la belle ! Voyons, Jacquemin, Julie… Quelâge ? - Vingt-trois ans… Mais pourquoim’arrête-t-on, monsieur le juge ? Je n’ai rien fait… -Le mot même du traître dans les Mystèresd’Udolphe ! Cela seul vous accuse. Un enfant… Juliebaissa les yeux et rougit. - Elle est appétissante,la mâtine. Et je comprends que le comte… Voyons, quel est le père ? Juliegarda le silence, de plus en plus troublée. - Ah ça! Nous ne jouons pas ici Coelinaou L’Enfant du Mystère, une fort belle pièce entreparenthèses et que je voudrais bien avoir écrite. Ah ! ce Pixérécourt !Allons, répondez. C’est M. de Normont, n’est-ce pas ? Vous voyez, noussavons tout. - Oh non ! monsieur le juge. C’estBourrée. - Qui ça, Bourrée ? -Mon… mon… - Votre amant, n’est-ce pas ?... Je vousforcerai bien à avouer, comme si vous étiez dans le Confessionnal des Pénitents Noirs.Mais j’aime moins ce livre. Et qu’est-ce qu’il fait, votre amant ? -Valet de chambre. - Parfait, nous allons rechercherce Bourrée. » … Lorsque Bourrée comparut, M. Lenobles’esclaffa : - Ah ! Ah ! Nous vous tenons, mongaillard ! Je vous reconnais. C’est bien vous, l’homme de petitetaille, brun et vigoureux, qui avez commis cet abominable attentat ! -Mais je vous jure, monsieur le juge… - Ne jurezrien, mon ami. D’abord qu’est-ce que ces couverts d’argent qu’on atrouvés chez vous ? Et ces 1.970 francs ? Un simple domestique estrarement aussi riche… Et puis, voudriez-vous m’expliquer ce que veutdire ceci, dans ce calepin saisi sur vous : Jette le vis-à-vis de la grandeporte ?… - Je ne sais pas ce que çaveut dire. Je ne comprends pas. Pourrais-je voir ? -Plus tard. Ce que nous allons voir, c’est ce que va dire quelqu’un queje sais. Ce quelqu’un n’était autre que Mme deNormont qui, dès son entrée, s’écroula dans le fauteuil que luiavançait galamment le juge. - L’émotion, belle dame! Remettez-vous ! Ce Piétro a beau être un dangereux bandit de laCalabre, - non, je me trompe - ce Bourrée ne doit pas vous faire peur.Vous êtes sous la protection de la Loi. D’une voixchevrotante, mouillée d’alcool, la comtesse reconnut sans lereconnaître son agresseur. - Vous com… com…comprenez, dans l’obscurité… C’est à peu près lui… Mais je ne peux pasdire… - Parfait !... Nous y sommes… Lareconnaissance est presque formelle… Quel auteur dramatique j’aurais puêtre… Moi aussi j’aurais pu avoir des pièces jouées boulevard du Temple!... N’en parlons plus. Et vengeons l’honneur d’une pauvre martyre ! ». Deleur côté, les médecins avaient déposé un rapport : le liquide qu’avaitrejeté Mme de Normont était un mélange d’huile d’aspic, detérébenthine, de charbon et de verre pilé, pouvant à haute doseentraîner la mort. Cependant, M. Lenoble continuaitavec ardeur et fantaisie ses recherches. Plus il avançait, plusl’affaire lui paraissait digne de ses auteurs favoris. Les inculpés nepouvant rien expliquer, il trouvait lui-même les explications. Qui aouvert la porte de la cuisine ? Ce ne peut être que Toutin, lejardinier. Arrêtons Toutin. D’où vient l’or trouvé chez Bourrée ? Cedoit être du comte. Arrêtons le comte. Qui a influencé Julie ? Sansdoute Mme de Mellerty. Arrêtons Mme de Mellerty. Quitte d’ailleurs àrelâcher les incarcérés aussi vite qu’on les avait coffrés. Ilsdisparaissaient, réapparaissaient comme par des trappes mystérieuses,mues par le génie mélodramatique du juge d’instruction. Seuls,Julie et Bourrée restèrent en scène. Ils ne passeront en cour d’Assisesà Paris, le 20 mai 1814, qu’après une bonne année d’instruction. Lesavocats purentenfinavoir connaissance du dossier. Maître Desèze, quiplaidait pour Bourrée, s’aperçoit que la mention du calepin « Jette levis-à-vis de la grand’porte » est une simple adresse et doit se lire «Gillet vis à vis de la Grand’Porte ». MaîtreBellart, pour Julie Jacquemin démontre que, dans l’affaire, il n’y aqu’un coupable : Mme de Normont elle-même. Vont-ils triompher ? Non.Car ils ont compté sans Joseph Prudhomme : MM. Brard et Saint-Omer,professeurs d’écriture, viennent affirmer que Julie Jacquemin est bienl’auteur de la lettre trouvée par Perrault. Et le jury, peu tendre aucrime domestique, n’hésite pas à affirmer la culpabilité de lamalheureuse, sans toutefois certifier celle de Bourrée. Desorte qu’on aboutissait à ce paradoxe : l’auteur présumé du crime étaitacquitté, partant innocent. Donc pour un crime qui n’existait paslégalement, Julie était condamnée à mort. La réhabilitation Des communications tardives depièces furent à la cour de Cassation motif suffisant pour renvoyerl’affaire devant les Assises de Versailles. L’enquête menéesérieusement, cette fois, par un magistrat que n’avait pas intoxiqué lalittérature romanesque, démontra l’impossibilité de l’empoisonnement.Les médecins, dont l’illustre Pinel, établirent l’innocuité du mélange.Et l’instruction finit par où elle aurait dû commencer : par Mme deNormont elle-même. On se rappela lespseudo-attentats dont elle s’était plainte en 1802 et en 1808. Onévoqua les habitudes d’intempérance de la jeune comtesse. Et peu à peula vérité apparut. C’était Mme de Normont elle-même qui, pour obtenirle divorce à son profit, avait voulu compromettre son époux tout enperdant Julie Jacquemin. Elle fut contrainte d’avouer. Et le 18novembre 1814 la Cour d’Assises de Seine-et-Oise acquittait JulieJacquemin. Ce drame domestique finit dans un éclatde rire. Le comte obtint le divorce, mais ne se remaria pas : unepremière expérience, sans doute, lui avait suffi. Mme de Normont,redevenue Levert, comme devant, se consola dans les petits verres. EtMme de Mellerty dota Julie qui épousa Bourrée. Ilsfurent heureux. Mais l’histoire n’a jamais dit s’ils eurent beaucoupd’enfants. |