C
HER COLLÈGUE ET AMI, Une de mes meilleures soiréesde cet hiver a été celle où j’ai entendu votre si intéressanteconférence : L’H
OMME IL Y A DEUX CENT MILLE ANS.
C’est pour cela que je vous ai dit, écritet répété si souvent de la publier. L’excuse de mes vives instances estdans le mérite de votre œuvre. Il impossible de rester plus strictementscientifique, sous une forme si agréable. Mais à quoi bon faire l’éloged’un travail que tout le monde doit être à même d’apprécier ? Il mesuffit de constater que cette publication est une bonne fortune pour lavulgarisation de la science. Votre tout dévoué collègue, G.
DE M
ORTILLET.
Saint-Germain-en-Laye, 23 septembre 1884. _______________________________
A MONSIEUR
AURÉLIEN SCHOLL
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AVANT-PROPOS
Tout le monde sait aujourd’hui que l’homme primitif ne connaissaitpoint les métaux, et qu’il s’est servi, tout d’abord, de la pierre, etsurtout du silex pour fabriquer ses premières armes et ses premiersoutils.
Il est même tout à fait supposable que cet homme a employé le boisavant la pierre, et que son arme la plus ancienne, après les ongles etles dents, fut le bâton, devenu promptement le casse-tête.
Le bâton même est un véritable outil, d’une utilité variée, et lelecteur a pu voir souvent de petits paysans et même des hommes s’enservir avec efficacité pour une foule d’usages : je ne parle pas icides maîtres de bâton.
On sait également que les tribus du Brésil, les Australiens, lesEsquimaux du Sud, etc., possèdent des
bâtonsde trait dont ils se servent avec une très grande adresse.
Certaines personnes ont donc adhéré à l’idée d’un
âge du bois, mais cette réforme n’apoint prévalu, et la première division préhistorique a pris et gardéjusqu’à ce jour le nom d’
âge de lapierre.
La seconde division est l’
âge dubronze, et cela cause toujours une grande surprise aux personnesqui l’apprennent pour la première fois.
Le bronze en effet n’est point un métal simple, ni même un alliagenaturel, mais bien un produit de l’industrie ; il faut donc admettreque le bronze a été importé en Europe, avant le temps où les tribusautochtones avaient appris à connaître le fer, par des peuplesmigrateurs ou envahisseurs.
Telle est d’ailleurs l’opinion la plus accréditée.
La troisième division des temps préhistoriques, qu’il nous suffit dementionner ici, est l’
âge du fer.
L’âge de la pierre, le plus long des trois, a été subdivisé par M. G.de Mortillet en cinq époques, dont voici l’indication tout à faitsommaire :
1° L’Époque Chelléenne, qui prend son nom de la station trèscaractérisée et très typique de Chelles (Seine-et-Marne).
2° L’Époque Moustérienne, à cause de la station du Moustier, commune dePeysac (Dordogne).
3° L’Époque Solutréenne, ainsi appelée du nom de la station de Solutré,située dans le Mâconnais (Saône-et-Loire).
4° L’Époque Magdalénienne, qui emprunte son nom à la station de laMadeleine, dans l’arrondissement de Sarlat (Dordogne).
5° Enfin l’Époque Robenhausienne, à cause de la station de Robenhausen,petit hameau de la commune de Wetzickon, canton de Zurich (Suisse).
Je ne parlerai dans ce travail que de l’homme qui vivait à l’époque laplus ancienne, c’est-à-dire de l’homme Chelléen, et je me propose deprésenter sur les conditions de son existence, le milieu qu’il habitaitet les industries qu’il a créées, quelques aperçus reposant sur desfaits authentiques, ou sur des conjectures rationnelles.
J’éprouverais une réelle satisfaction si cet essai d’un écolier àmoustaches grises pouvait déterminer quelques-uns de ces hommes quiélèvent parfois la pensée au-dessus de l’horizon des travaux et desbesoins quotidiens, à aller à leur tour à l’école, afin d’arriver à sefaire une opinion personnelle et raisonnée sur la question des originesdu genre humain.
Le sujet, sans doute, leur paraître d’abord obscur, ardu et délicat,mais ils y prendront goût plus vite qu’ils ne pensent, et ilsparviendront assez promptement à en raisonner sans absurdité, ce quiest bien quelque chose.
La pensée de concourir à cette opportune propagande m’avaitdécidé l’hiver dernier, à faire à la
Sociétépour l’Instruction élémentaire, la conférence à laquelle M. deMortillet, dans la lettre publiée ci-dessus, accorde un si gracieuxsouvenir.
M. le sénateur Leblond, qui présidait cette petite fête préhistorique,avait bien voulu, avec son aménité proverbiale, me demander de faireparaître cette causerie d’hiver.
Mais j’ai dû remettre, au premier loisir, la révision de ce travail, etc’est ainsi que la promesse a été si tardivement tenue. J’espère quecela ne me privera point, près de mon bienveillant auditoire, d’uneindulgence dont j’ai grand besoin.
Ceux de nos lecteurs qui désireraient étudier à fond la matière, ferontbien de consulter l’ouvrage si complet de M. G. de Mortillet, qui apour titre :
Le Préhistorique(1).
Ils gagneront à cette lecture quelques heures des plus agréables, etils verront s’ouvrir devant leurs regards éblouis, des horizons que lesplus belles féeries n’ont pu jusqu’à ce jour leur faire entrevoir.
C’est dans ce livre d’une si rigoureuse méthode, d’une si claireexposition et d’un style si élégant, et aussi, je dois le dire, dansl’enseignement oral de M. G. de Mortillet, au cours de ses charmantesexcursions, qu’il m’a été donné de puiser les quelques renseignementsque j’ai pu recueillir sur la préhistoire. C’est pour moi un sincèreplaisir d’exprimer ici à mon savant maître, au véritable fondateur dela préhistoire industrielle et artistique, toute ma gratitude.
Le Musée de Saint-Germain, si magnifiquement et si habilement organisé,est une merveilleuse mine de richesses archéologiques de toutes sortes,que nous recommandons vivement aux amateurs de préhistoire etd’histoire aussi. J’ai passé de beaux dimanches dans ce séjourenchanté, sans parler des délicieuses promenades dans la forêt, quicomplètent si agréablement quelques heures consacrées à l’étude. J’aivisité également avec beaucoup de fruit, au point de vue des industriesdu silex, le Musée de la Société d’Anthropologie, le Musée colonial duLouvre, le Musée des Colonies, au Palais de l’Industrie, le Musée DuSommerard, le Museum de Londres, le Musée du Havre, le Musée de M.d’Ault-Dumesnil, enfin le Musée de Bruxelles, si admirablement classépar M. Éd. Dupont.
C’est là qu’il m’a été donné de voir la mâchoire de la Naulette, bienconnue par les orageux débats qu’elle a soulevés, entre savants, sibien qu’il est permis de dire qu’elle a fait plus de bruit de nos joursqu’à l’époque lointaine où elle complétait l’ossature d’une damechelléenne, car suivant l’opinion de M. G. de Mortillet et de M.Dupont, cette pièce, qu’on avait cru pouvoir attribuer à un gorille,constituait de son vivant un os humain, et qui plus est, un os féminin.
J’ai pu voir dans cette même visite au Musée de Bruxelles, un véritabletrésor que je ne puis m’empêcher de signaler, bien qu’il ne touche enrien au sujet de cette étude, je veux parler d’une vingtaine demagnifiques fossiles d’Iguanodons que tout le monde est allé admirer,et qui font, bien certainement, à l’heure qu’il est, plus d’envieux àla Belgique, que le ministère Malou.
Il paraît enfin inutile d’insister sur le haut intérêt de tellesétudes, au point de vue de l’origine de l’homme et de l’idée qu’on peutconcevoir de sa destinée (2).
En nous faisant apprécier l’étendue de la route parcourue par lesmilliers de générations qui nous ont précédés sur notre petite planète,elle établit la réalité de cette idée consolante qu’on nomme le progrès.
Le bonheur futur de notre race, dit Sir John Lubbock, que les poètes sehasardaient à peine à espérer, la science le prophétise hardiment.
Ces études, en outre, nous enseignent l’indulgence pour les mœursprésentes, et la sympathie pour nos contemporains, et ce ne sont pointlà des conseils à dédaigner.
Le dessin de l’homme primitif qui accompagne cette étude, donne uneidée aussi exacte que possible de l’homme qui vivait il y a 200,000 ans.
Il a été exécuté par M. Émile Mas, d’après une toile de M. Émile Bin etun excellent croquis de M. Adrien de Mortillet.
Les autres dessins, très consciencieusement étudiés, sont également dusà M. Émile Mas, qui a déployé dans leur composition toutes lesressources de son brillant talent.
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NOTES :
(1) Reinwald, éditeur, rue des Saints-Pères, 15.
(2) Pièces justificatives n° 1.
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L’HOMME
IL Y A DEUX CENT MILLE ANS
Beaucoup de personnes ont certainement entendu parler des découvertesextraordinaires, intéressant l’histoire primitive de l’homme, dontplusieurs localités en France et à l’étranger ont été le théâtre plusou moins récent.
Des instruments en pierre, en os, en ivoire travaillés par la main denos ancêtres à une époque immémoriale, ont été mis au jour, ainsi quedes ossements appartenant à des espèces animales, dont plusieurs sontdepuis longtemps éteintes, ou ont disparu de nos climats, et même à desraces d’hommes, dont les annales historiques des différents peuples nefont aucune mention.
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Sous les riantes cultures de notre époque industrieuse, on a ainsiretrouvé les vestiges irrécusables de temps absolument différents dunôtre, et il a été permis d’établir, à la suite d’intéressantesdiscussions, que de véritables industries existaient il y a 200,000 anssur notre sol, et que l’homme, auteur de ces industries, vivaitconséquemment à cette époque, et se trouvait déjà en possession dutravail manuel.
Il faut même admettre que cet homme, dont l’existence est aujourd’huiparfaitement établie, avait eu des ancêtres encore plus sauvages quelui-même, et qui avaient vécu étrangers à toute espèce de travail. Il adû, en effet, s’écouler un immense laps de temps entre le moment, àjamais inconnu, où les lois aveugles qui mènent toutes choses, suivantle mot terriblement philosophique d’un grand maître de l’Université,ont permis à l’homme de franchir le cercle obscur de l’animalité,jusqu’au jour où vivaient les êtres sauvages, auxquels est consacré cetessai, et que l’on commence à connaître, à l’heure qu’il est, par destraits fort précis.
Ces hommes ont laissé des traces indubitables de leur existence dans ungrand nombre de localités en France et en Europe et, il est permis dele dire, dans le monde entier, puisqu’on a découvert, en Asie, enAfrique et en Amérique, des instruments semblables à ceux que l’hommetaillait alors sur les bords de la Seine, du Rhin et du Danube.
La France était, à cette époque, rattachée à l’Angleterre. La Seine, àson embouchure, dit M. de Mortillet (1), tournait à l’Est et suivaitcette direction le long de la côte actuelle du département du Calvados,montait ensuite un peu vers le Nord pour contourner le sommet dudépartement de la Manche, et se jeter un peu plus loin, dans un golfede l’Océan Atlantique.
Une jonction existait également suivant toutes les vraisemblances,entre l’Europe et l’Amérique d’une part, et entre l’Europe et l’Afriqued’autre part.
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La mer du Nord, bien autrement vaste qu’elle ne l’est de nos jours,couvrait une notable partie du nord de l’Europe, tandis qu’une autregrande mer s’étendait sur cette partie de l’Afrique qu’on nommeaujourd’hui le désert du Sahara.
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Ces deux mers concouraient donc à accroître l’humidité qui régnait dansnotre pays, durant l’époque dont il s’agit et à laquelle les géologuesont donné le nom significatif d’époque diluvienne. Et si nous ajoutonsque la contrée que nous habitons aujourd’hui alors en tous lieuxcouverte d’épaisses forêts, nous aurons signalé une seconde etimportante cause de l’humidité du climat.
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D’après M. Belgrand, la Seine qui coule aujourd’hui à 25 ou 27 mètresd’altitude, devait couler aux altitudes 50 à 75 mètres, et former dansle périmètre actuel de Paris un véritable lac.
Ce lac n’avait pas moins de 6 kilomètres de largeur. Le fleuvecharriait des cailloux que la Seine actuelle ne charrie plus. La penteétait donc plus forte qu’elle n’est de nos jours, et comme son niveauétait plus élevé, le fleuve devait, quand la crue se faisait sentir,inonder le pays à plusieurs lieues à la ronde.
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La température d’alors était douce et presque chaude.
Des figuiers sauvages poussaient en pleine terre aux environs de Paris.Il en était de même de l’arbre de Judée et du laurier des Canaries.L’Europe occidentale possédait alors le climat actuel du midi de laFrance ou même du nord de l’Afrique (2).
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Or les arboriculteurs et même des observateurs moins savants, vousdiront qu’avec de l’eau et de la chaleur, on obtient les plus richesvégétations. Telle se présentait la végétation à l’œil des sauvages quivivaient en ce temps si loin de nous.
Le pays tout entier ne formait qu’une forêt immense et ténébreuse, unevraie forêt vierge analogue à celle que célèbre en sa prose empanachéele vicomte de Châteaubriand.
Les grands chênes branchus et verdoyants se mêlaient au feuillage noirdes ifs, à la sombre ramure des sapins. Le pin hérissé, mêlé aulaurier, à l’érable, au noisetier, formait d’impénétrables taillis. Aubord des eaux frissonnaient les feuilles argentées des saulesqu’assiégeait une forêt d’aulnes, de bouleaux et de peupliers. Ces eauxapparaissaient en tous lieux, dans le cours inconstant des fleuves,parmi les roseaux pressés des marécages, dans les lacs débordés quis’étendaient à perte de vue.
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La température était délicieuse. A peine la bise des hivers alorspresque tiède, avait-elle effleuré les forêts que déjà le printempsvenait les remplir du chant de ses innombrables oiseaux, et du parfumde ses fleurs sauvages.
Puis c’était l’été, l’été qui rend la vie si facile ; et le soleilinconscient versait sur les solitudes des forêts, le même rayon joyeuxqui dore chaque année nos coteaux couverts de vigne, et nos plainescouvertes de moissons.
L’automne, il est vrai, apportait son incommode humidité, mais quellescompensations dans les amples victuailles de la saison.
Vraiment, au milieu de cette nature luxuriante, l’existence ne sauraitparaître dénuée d’agrément même pour le plus exigeant des sauvages.
Mais dans ce riant tableau, il existait un point noir, qui était denature à gâter toutes ces félicités : c’est que l’homme n’était pointle seul hôte du pays.
A ses côtés, en même temps que lui, avec les mêmes droits que lui, etavec plus de force pour les faire valoir, vivaient une foule de voisinsdésagréables, incommodes, ou même très menaçants pour sa sécurité.
S’il se rendait au bord de l’eau avec l’intention de se livrer à lapêche, il était exposé à rencontrer aux abords du marécage ou du fleuvel’un de ces énormes pachydermes tels que l’éléphant, l’hippopotame, lerhinocéros, qui sans être foncièrement méchants, même à l’état sauvage,éprouvent parfois de bizarres caprices, et vous assomment un passantpar simple fantaisie, ou parce qu’ils sont de mauvaise humeur.
S’il allait chasser dans la forêt, il était à peu près assuré de setrouver plusieurs fois dans le jour face à face avec des lions, destigres, des hyènes, et il fallait combattre jusqu’à la mort, ou fuir sicela était possible.
L’homme rencontrait presqu’en tous lieux, surtout dans les forêts,parfois aussi sur les rivages, le grand ours des cavernes, dont laforce était égale à la férocité.
Un félin gigantesque aujourd’hui disparu, que les zoologistes ont nomméle Machœrodus habitait également le pays conjointement avec notreancêtre.
Ce lion perfectionné possédait des canines assez puissantes pourdéchirer, couper, et tailler le cuir des éléphants et des hippopotames: on peut juger ce que devant une telle gueule pesait un sauvage malarmé.
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Tels étaient les redoutables concurrents de l’homme.
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Mais, lui-même ne déparait point le terrible milieu zoologique, parmilequel il luttait pour la vie, et dont il représentait assurément unélément original.
Comme taille, cet ancêtre ne dépassait point la moyenne actuelle, maisil était plus musclé, plus trapu et plus robuste que ses descendantsqui vivent de nos jours (3).
Le crâne de ce sauvage offre en outre des caractères étonnants. Lesarcades sourcilières excessivement développées forment parfois commechez le gorille une sorte de bourrelet au-dessus des yeux. Le front esttellement fuyant qu’il est presque permis de dire qu’il n’existe pas.
Le derrière de la tête ou occiput est large et développé. Les parois ducrâne présentent une remarquable épaisseur (4).
La tête est d’ailleurs dolicocéphale, c’est-à-dire plutôt longue queronde.
Ce crâne, on le voit, diffère essentiellement des crânes actuels, et letype humain qu’il représente ne se retrouve guère de nos jours que chezcertains criminels.
M. Bordier, professeur à l’École d’Anthropologie de Paris, ayant étudiéune série de crânes de criminels qui se trouvait à l’Exposition de1878, a reconnu sur eux, d’une manière à peu près invariable, lescaractères du crâne particulièrement typique de Neauderthal.
Ces caractères se retrouvent également chez le gorille.
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De même qu’on dit une bête de proie, est-ce que l’on ne serait pasautorisé à qualifier un tel être : d’homme de proie ?
Regardez-le : n’est-il point vraiment hideux, avec son corps trapu, sonépaisse ossature, ses pieds et ses mains énormes, ses côtes rondes,comme celles des carnassiers, ses épaules en porte-manteau, son crâneplat, ses puissantes canines, sa mâchoire prognate et son museau desinge !
Un monstre de laideur de notre temps paraîtrait un Apollon en regard decet affreux bipède, dont le type ne subsiste guère, on vient de levoir, que parmi les scélérats.
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Et quelles horribles femelles devaient être les dames chelléennes ! Onfrémit en songeant à la morsure de la mâchoire de la Naulette, quiappartenait à l’une d’elles, suivant l’opinion de M. Édouard Dupont, etde M. de Mortillet.
Les crânes primitifs mentionnés plus haut, ont entre eux un tel air defamille, que M. de Mortillet n’a pas hésité à admettre l’existenced’une race ancienne ayant habité, à cette époque, le nord-ouest del’Europe et à laquelle il donne le nom de race de Neauderthal.
M. King avait proposé déjà pour cette race particulière l’appellationd’
Homo Néauderthalis.
Enfin MM. de Quatrefages et Hamy dans leur
Crania Ethnica donnent àcette race primitive le nom de race de Canstad.
L’expression «
homme préhistorique » ne doit s’entendre qu’à un pointde vue général, sans aucune acception ethnique, et seulement paropposition à l’homme, dont l’histoire raconte les faits et gestes.
Les hommes avaient vécu longtemps, par familles éparses et errantesjusqu’au jour où rassemblés par une commune terreur ou obéissant à unvague instinct de sociabilité, ils avaient dû se réunir en petitstroupeaux, livrés à toute l’abjection de la sauvagerie et de lapromiscuité, et à tous les abus de la force brutale. Ces troupeaux nereprésentaient point encore la tribu, premier échelon des civilisationsprimitives et auquel une bande d’animaux à peine dégrossis ne sauraitatteindre.
Ainsi vivait encore l’homme, suivant toutes les conjectures il y a200,000 ans, en état de guerre perpétuelle avec tout ce qui respiraitautour de lui et dominé sans relâche par l’implacable nécessité depourvoir à sa nourriture.
Cette nourriture au milieu des immenses forêts vierges, coupées çà etlà par de grands cours d’eau, des lacs et des marécages, nous apparaîtau premier regard, comme ayant dû être fort plantureuse. Ces forêtsoffraient, en effet, durant une grande partie de l’année, à cessauvages omnivores, de précieuses cueillettes de fruits sauvages, deglands et de racines comestibles.
Le gibier abondait au milieu de cette végétation puissante. La chair devenaison était commune. Ces vastes eaux intérieures nourrissaientd’innombrables espèces de poissons. Et que d’oiseaux de toute plumedans les airs ! Que de succulents insectes au fond des marécages ! Lesrongeurs et peut-être même les rats, dont raffolent beaucoup desauvages, pullulaient dans les rochers et au bord des eaux.
Toutefois avant de conclure à la perpétuelle bombance de nos aïeux del’époque chelléenne, il faut bien se rendre compte des choses, et nepoint oublier cette circonstance grave, ce point noir sur lequel nousavons insisté tout à l’heure, c’est que ces hommes n’étaient point lesmaîtres de ces contrées giboyeuses, qu’ils vivaient pour ainsi dire enpays ennemi, et qu’ils ne formaient bien réellement qu’un gibier deplus pour les dominateurs auxquels appartenait la souveraineté de lagriffe et du croc.
L’alternance des saisons et le hasard même venaient encore etfréquemment aggraver cette existence ingrate.
Le gibier, à certaines époques, disparaissait devant les pluiestorrentielles ; l’inondation dispersait au loin le poisson à traversles terres ravinées ; des migrations de fauves, obligeaient inopinémentl’homme à se cacher ou à fuir. Alors, cerné par des bêtes féroces, ilne lui restait d’autre alternative que d’être dévoré ou de mourir defaim.
Sa propre insouciance et son inertie lui créaient même, au milieu del’abondance, une vie précaire et difficile. Est-ce que la famineintermittente n’a point toujours été l’un des traits caractéristiquesde la vie sauvage dans tous les temps et dans tous les pays ?
L’alimentation de l’homme de la nature, dit M. Abel Hovelacque, est desplus élémentaires : il mange quand il peut, où il peut, et ce qu’ilpeut (5). Manger était donc la préoccupation, l’ambition, le drame dece temps.
Manger comprenait tous les droits et tous les devoirs. C’était lesseuls que pût alors concevoir l’homme, l’unique loi qui fût à saportée, car la loi du combat pour la vie de Darwin est la même choseexprimée différemment, et cette règle impérieuse se résumaitpratiquement en deux maximes : Premièrement, s’efforcer de dévorer lesautres ; secondement, s’efforcer de ne point être dévoré par les autres.
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Dirigé par les lueurs confuses d’un grossier instinct et n’ayant pourtruchement qu’un gloussement bestial, l’homme ne tenait guère alorsplus de place au milieu des contrées où il vivait, que les gorillesmodernes dans les forêts africaines. S’il trouvait de loin en loin, aumilieu de ses repaires, des jours de paresse et d’insouciance, et desheures de paisible digestion, s’il pouvait goûter parfois le calmed’une nuit sans terreur, il est trop certain que sa vie étaitperpétuellement troublée et menacée par l’horrible voisinage desféroces suzerains de la forêt et des eaux : tigres, hyènes, machœodus,rhinocéros, éléphants, hippopotames, grands ours des cavernes, etc.Autour de lui, dans la nature entière, il n’apercevait que des dents etdes griffes et l’œil flamboyant des fauves ; les échos n’apportaient àson oreille, toujours inquiète, que des mugissements, desglapissements, des grognements et des hurlements.
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Ah ! l’homme ne se donnait point alors pour le maître de la terre (6).Il n’avait point encore jeté à la face du ciel cette parole absurde etorgueilleuse, mais pleine de fierté et d’audace : le monde est faitpour moi !
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Le lecteur concevra parfaitement que nous ne possédions que des donnéesfort indécises sur ce qu’on appellerait de nos jours les mœurs deshommes primitifs, mais il existe, on l’a vu, certaines conjectures quine paraissent point trop hasardées, certaines particularités quisemblent suffisamment établies, et que nous devons signaler dans cetessai. Ainsi il paraît hors de doute que ces hommes aient ignorél’usage d’inhumer ou d’incinérer les corps.
Ces pratiques tiennent à des nécessités hygiéniques, à des sentimentsde famille, à des idées sociales, et même à des données religieuses,qui ne pouvaient exister à ce moment.
Cet homme entièrement sauvage, exposé chaque jour à mille dangers, vouéà un combat perpétuel pour l’existence, avait autre chose à penser, etautre chose à faire, que de songer à des êtres privés de vie, à moinsque ce ne fût pour les manger.
Lorsque l’abondance des vivres rendait cette opération peu nécessaire,les morts étaient abandonnés sans aucune cérémonie et sans doute avecune réelle insouciance ; la plupart devenaient la proie descarnassiers, les autres avec le temps étaient réduits en poussière.
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On comprend donc parfaitement qu’il nous soit resté peu de documentsostéologiques de ces temps-là, d’autant plus que la population devaitêtre peu nombreuse et très disséminée.
Dans un pays sauvage, où l’agriculture et l’industrie n’existent pointet où l’homme doit satisfaire à ses besoins par la chasse, la pêche oula cueillette, il faut à chaque individu de très larges espaces poursubsister. En Patagonie la population est à peu près d’un habitant parsoixante-quinze kilomètres carrés, ce qui représenterait pour la Francechelléenne huit à dix mille habitants. En outre l’homme avait à luttercontre la terrible concurrence des animaux féroces, lesquels devaientle resserrer violemment dans les limites de son habitat, et s’opposerau développement de la population.
Nous disions, il y a un instant, que l’homme chelléen ne possédaitpoint d’idées ni de données religieuses. Ce qui le fait raisonnablementsupposer, c’est l’absence d’amulettes, et d’objets cultuelsquelconques, dans le mobilier archéologique de cette époque. Suivanttoute apparence, les pratiques religieuses ne s’introduisirent cheznous que beaucoup plus tard, à l’époque de la
pierre polie, avec leflot de population parti de l’Asie-Mineure, de l’Arménie et du Caucaseet qui envahit les contrées occidentales.
Cette observation est d’ailleurs parfaitement confirmée, par ce quenous savons des peuples sauvages modernes.
On a répété maintes fois qu’il n’existait point de race d’hommes nepossédant aucune idée religieuse. Bien loin que cela soit vrai, ditLubbock (7), c’est le contraire qui a lieu. Suivant le témoignage de lapresqu’universalité des voyageurs, telle est la situation de la plupartdes races sauvages. Plusieurs tribus de l’Afrique centrale neconnaissent, suivant Berton, ni Dieu ni Diable. Les Tasmaniens n’ontpas de mot pour dire créateur ; suivant les récits des Missionnaires,les Indiens du Gran-Chaco, dans l’Amérique méridionale, « n’ont aucunecroyance religieuse ou idolâtrique, aucun culte quelconque : ils nepossèdent nulle idée de Dieu, ni d’un être suprême ». Telle devaitêtre, suivant toute vraisemblance, la foi de nos ancêtres de l’époquechelléenne.
Comme un grand nombre de sauvages modernes, ces sauvages primitifsallaient complètement nus, les femelles aussi bien que les mâles, etils n’étaient pas impudiques pour cela. La culture morale à laquelleles races supérieures parviennent avec le temps, n’existait pointencore pour eux. La pudeur n’avait pas plus de nom parmi ces troupeauxhumains, que l’amitié, l’amour, l’affection paternelle ou filiale, ledévouement, la courtoisie ou la pitié.
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On a émis, à propos de ces hommes primitifs, la conjecture qu’ils sefaisaient des huttes à la façon de certains sauvages modernes, et dequelques Anthrophoïdes, afin de s’abriter pendant la saison pluvieuse.
« Pour l’ordinaire, dit Barrington, les Australiens n’ont aucunedemeure fixe, et couchent où la nuit les surprend. »
Suivant le capitaine Péron, ils se construisent des huttes avec desbranches enfoncées dans la terre, et liées ensemble à la partiesupérieure.
« Chez les peuplades les plus avancées de l’Australie, dit Dumontd’Urville, les habitations sont des huttes en larges fragmentsd’écorce, réunis au sommet, en forme de ruches, recouvertes de terre ettapissées d’herbes marines, qui les mettent parfaitement à l’abri del’eau. »
« Là où le Botocudo veut passer la nuit, dit Abel Hovelacque, sa tristecompagne fiche en terre de grandes feuilles de cocotier, dont le sommettend à former un cintre de voûte. Faut-il passer plusieurs nuits ? Onse contente d’étayer le frêle édifice au moyen de quelques bâtons. »
Telle a dû être, durant des milliers d’années, toute l’architecture denos pères de l’époque chelléenne.
Ils auraient même, suppose-t-on, établi dans les arbres des abrisaériens, des espèces de nids, où ils rencontraient une sécuritérelative contre les poursuites des bêtes féroces.
Ces hypothèses sont vraisemblables, mais il est également raisonnabled’admettre qu’ils savaient trouver des cachettes et des refuges plussûrs. Sans cette précaution rudimentaire inspirée par la peur, cetteantique conseillère du genre humain, l’homme, harcelé sans trêve parles fauves, n’eût pu se livrer avec fruit à l’industrie de la pierretaillée où il excellait, et au travail du bois où il acquit sans doutequelque expérience.
Que dis-je ? Trop faible pour résister à tant de puissants ennemis, ileût disparu à jamais de la face de la terre et n’eût point laissé ainside studieux descendants, qui 200,000 ans après sa mort, emploient leursloisirs à établir son existence ou à la contester.
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J’ajouterai une dernière considération à ce sujet : Les campementsqu’on découvrait autrefois étaient à l’instant, et sans contestation,attribués aux Romains.
Le passé de l’homme ayant reculé, on a fait honneur de quelques-uns deces emplacements aux populations de la pierre polie.
Serait-ce contraire à la vraisemblance et aux données préhistoriquesd’admettre, qu’un certain nombre de ces refuges dont la nature faitordinairement tous les frais, pourraient remonter à la pierre taillée,même la plus ancienne ?
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Habitant le bord des eaux, l’homme devait se livrer à la pêche. Lesdisques signalés par M. Chouquet ont pu être employés à cet usage.
Au surplus, le sauvage se sert de dards et même de bâtons pour tuer lepoisson et s’en emparer.
Un voyageur anglais dit que les Indiens de la Californie avaientcoutume de plonger, et de frapper le poisson sous l’eau avec des lancesde bois.
Un autre assure que sur le Murray un des exploits favoris desAustraliens consiste à plonger dans la rivière, la lance à la main, età reparaître en tenant un poisson au bout.
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Quand on lit les récits de visites chez les sauvages, dit Lubbock, ilest impossible de ne point admirer avec quelle habileté ils se serventde leurs armes et de leurs grossiers instruments. L’Indien del’Amérique du Nord traverse de part en part avec une flèche un chevalet même un buffle. Le sauvage Africain tue l’éléphant, et le Chinook necraint pas d’attaquer la baleine.
Comme les populations les plus inférieures de notre temps, il estprobable que l’homme chelléen a dû chercher aussi et trouver le moyende traverser l’eau, ne fût-ce que sur un tronc d’arbre, mais ce n’estlà qu’une hypothèse, et il est intéressant de faire observer quecertaines tribus australiennes qui habitent pourtant le littoral de lamer, n’ont aucune idée de la navigation (8).
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Si cet être était absolument privé de toute culture intellectuelle etmorale, il ne laissait point pourtant d’être fort industrieux.
Nous avons dit plus haut qu’il excellait dans la taille de la pierre etqu’il devait posséder une certaine expérience dans le travail du bois.
Des instruments en pierre fabriqués par ses mains ont été découvertsdans la vallée de la Somme, le Pas-de-Calais, le bassin de la Seine, laNormandie, la Bretagne, le bassin de la Loire, la Vendée, lesCharentes, le bassin de la Dordogne, le bassin de la Gironde, le bassinde l’Adour, le bassin du Rhône, le bassin du Rhin, l’Allemagne, laRussie, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, le Portugal,l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, etc.
On voit par cette simple énumération que l’homme, il y a 200,000 ans,existait à peu près dans toutes les parties du monde, et qu’à cettedate très reculée, il avait su déjà constituer une industrieflorissante, en ce qui concerne la taille des pierres. Il employaitnaturellement les pierres qu’il avait sous la main, suivant leslocalités : le silex marin, la quartzite, le silex d’eau douce, lejaspe, le grès lustré, etc.
Mais s’il était très expert dans cette industrie, il est permis depenser qu’il connaissait également le travail du bois.
En effet, il fabriquait en pierre, des instruments variés, quiparaissent indubitablement avoir été affectés au sciage et au raclagedu bois : des haches, des disques, des pièces aux bouts arrondis outranchants, des racloirs, etc.
Le principal instrument de cette époque, celui qu’on retrouve soustoutes les latitudes et qui constituait un instrument à tout faire,était le volumineux silex taillé dont le Musée de Saint-Germain offrede si beaux spécimens. Il en est qui mesurent 25 centimètres delongueur au moins, sur 15 de largeur et même davantage. Cette sorte dehache ou ce coup de poing, suivant le mot adopté par M. de Mortillet,avait la forme d’une amande. C’était à la fois un outil et une arme.Comme outil, il a pu rendre des services variés : on peut l’employer eneffet pour scier avec les côtés, pour percer avec la pointe, et avec letalon il peut servir de marteau.
Dans un combat corps à corps, il devait constituer, dans la main d’unhomme robuste, une arme redoutable. Mais l’arme principale de l’hommeprimitif a dû évidemment être le casse-tête. Nulle arme n’est plusterrible. C’est encore aujourd’hui l’instrument de combat des peuplessauvages.
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Nous avons avancé au cours de cette étude que l’homme primitif, l’hommechelléen de M. de Mortillet, vivait il y a 200,000 ans.
Il nous reste présentement à l’établir, et nous ne possédons pointnaturellement à l’appui de la conclusion qu’on attend de nous, lesmatériaux qui abondent entre les mains de l’érudit qui se propose detirer au clair un point obscur d’histoire.
Il ne saurait être question pour une telle thèse, de manuscrits, ni delivres, ni de palimpsestes, ni de documents quelconques de cette nature.
Il n’est point d’avantage de palais ruinés, de temples détruits dont onpuisse consulter utilement les décombres, point d’obélisques brisés,perdus au milieu de sables sans nom, point de stèles effacées qu’unescience patiente pourrait glorieusement déchiffrer.
Aucun Volney ne trouverait une ruine où s’asseoir, afin d’interroger,dans le silence des tombeaux, suivant le style consacré, la poussièredes siècles.
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Mais il s’en faut toutefois que nous soyions privés de toute lumière.Bien loin de là !
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N’avons-nous pas dit, au début de ce travail que l’antiquité du genrehumain était prouvée par la découverte, dans certains terrains,d’instruments fabriqués par l’homme et d’ossements ayant appartenu àl’homme lui-même, ou à des espèces animales disparues ?
Toute la question est donc de savoir quelle est la date de ces terrains.
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Or, ces terrains sont datés, parfaitement datés, par la durée dûmentconstatée d’un certain nombre de phénomènes qui se sont accomplis aumoment du dépôt de ces terrains ou depuis.
Ces phénomènes sont nombreux, mais nous ne signalerons que lessuivants, qui suffisent surabondamment à fixer une chronologie, savoir: les mouvements du sol, le remblaiement et le déblaiement des vallées,l’apparition et la disparition d’espèces animales, l’extension et leretrait des glaciers, etc.
Ces phénomènes ont donné lieu, de la part d’hommes compétents, à destravaux considérables, à de rigoureuses constatations.
Si bien qu’on peut dire qu’ils ont exactement la même valeur que lesfaits historiques les mieux établis : au lieu d’émaner de l’activitéhumaine, ils ont été produits par l’activité de la nature. Voilà toutela différence.
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En se fondant sur la durée de leurs manifestations, il a donc étépossible d’établir une chronologie authentique. Et c’est ainsi que M.de Mortillet, à la suite d’études approfondies et consciencieuses, estarrivé à formuler ainsi qu’il suit, les conclusions chronologiques deson très important et très savant ouvrage sur l’âge de la pierre (9).
Comme conclusions chronologiques, dit M. G. de Mortillet, si l’ondivise le quaternaire, en 100 unités, on peut en attribuer au :
Chelléen oupréglaciaire.................................. 35
Moustérien ouglaciaire................................... 45
Solutréen......................................................... [5]
Magdalénien.................................................... 15
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Total..... 100
Ce qui, du moment où l’on sait que le glaciaire ou moustérien a duré100,000 ans, peut se traduire ainsi en années :
Chelléen....................................................... 78,000 ans.
Moustérien................................................... 100,000 –
Solutréen..................................................... 11,000 –
Magdalénien................................................ 33,000 –
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Total....... 222,000 ans.
L’homme ayant apparu dès le commencement des temps quaternaires a donc220,000 ans d’existence, plus les 6,000 ans historiques auxquels nousfont remonter les monuments égyptiens, et une dizaine de mille ans,qui, très probablement se sont écoulés, entre les temps géologiques etce que nous connaissons de la civilisation égyptienne.
C’est donc un total de 230,000 ans à 240,000 ans pour l’antiquité del’homme.
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M. G. de Saporta s’est livré à l’appréciation de ces conclusions, dansune étude des plus remarquables sur l’ouvrage de M. G. de Mortillet etsur l’homme préhistorique (10), et il présente à ce sujet lesobservations suivantes qui confirment les résultats chronologiquesauxquels avait abouti M. G. de Mortillet. « Les oscillations du soleuropéen sont à noter, dit M. G. de Saporta. Le Danemarck, le nord del’Allemagne et de la Russie ont été submergés pendant le quaternaire.La Scandinavie, après s’être affaissée, s’est ensuite relevéelentement. L’oscillation à laquelle l’Angleterre a été soumise a eu,dit-on, jusqu’à 400 mètres d’amplitude ; l’union de ce pays et du nôtrea certainement persisté pendant toute la période des éléphants, «méridional, antique et primitif ». Ce sont là des mouvements quin’avaient rien de brusque, et si on les compare à ceux qui de nos joursagissent pour relever la péninsule scandinave, et que l’on applique lechiffre le plus fort que l’on ait observé, celui de 1m. 50 par siècle àl’oscillation la plus faible qu’il soit possible de concevoir, onobtiendrait plus de 70,000 ans ».
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« Mais à un autre égard, quel temps n’a pas exigé l’apparition, ladiffusion et finalement l’extinction des trois races d’éléphants et derhinocéros, qui ont successivement dominé et se sont mutuellementremplacées sur notre sol !
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« Enfin un autre phénomène plus grandiose et plus surprenant,l’extension des glaciers alpins, transportant des blocs erratiques surune longueur qui varie de 110 à 280 kilomètres a exigé une duréeénorme. On sait que la vitesse maximum de ces blocs ne dépasse pas enmoyenne 60 mètres par an, sur les pentes rapides ; mais les glaciersquaternaires, qui avaient envahi les dépressions inférieures, étaientloin de pouvoir accuser une pareille vitesse. Cette vitesse devait êtrecinq fois moindre, selon M. de Mortillet, et chaque bloc erratiqueaurait mis dès lors, plus de vingt mille ans pour arriver du Mont-Blancjusque dans la vallée du Rhône moyen. Ajoutons que le nombre des blocsainsi charriés successivement, de manière à venir atteindre la moraineterminale, est énorme ; joignons encore à la période d’extension celledu retrait de ces mêmes glaciers, qui a dû être presque aussi longueque l’autre, et nous ne trouverons pas exagéré le chiffre de cent milleans proposé par M. G. de Mortillet, comme exprimant la durée del’époque glaciaire. Mais l’époque de l’extension, puis du retrait desglaciers, a été précédée elle-même d’une période « chelléenne » ou «préglacière », et tous ces calculs approximatifs réunis, conduisent M.de Mortillet à adopter un total de plus de 220,000 ans, quireprésenteraient la durée entière des temps quaternaires, pendantlesquels nous sommes assurés de la présence de l’homme sur le soleuropéen » (11).
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« L’homme est donc prodigieusement ancien, du moins selon notre façond’apprécier et de comprendre le temps ; car
ces 200,000 ans, sieffrayants qu’ils semblent au premier abord, sont peu de chose enregard des myriades de siècles qu’il faudrait invoquer, s’il s’agissaitd’énumérer la série des périodes géologiques antérieure à celle où l’oncommence à découvrir les traces de l’homme, série immense d’âgessuccessifs que termine le quaternaire, la plus récente et sans douteaussi la plus courte de ces périodes ».
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C’est par cette page judicieuse de M. G. de Saporta, que nousterminerons cet essai sur l’homme qui vivait il y a 200,000 ans, etdont l’existence à cette date est désormais à l’abri de toutecontestation.
Plombières (Vosges), 31 août 1884.
NOTES :
(1)
Le Préhistorique, page 186.
(2) Pièces justificatives n° 2.
(3) Ossements de Neauderthal de Brüx. Mâchoire de la Naulette.
(4) Crânes de Neauderthal, de Canstad, d’Eguishem, de Brüx, de Denise,de Marcilly-sur-Eure, de Podbaba, etc.
(5)
Les débuts de l’humanité, page 269. Doin, éditeur.
(6) V. Z
ABOROWSKI.
L’homme préhistorique, pages 174 et 188.
(7)
L’homme avant l’histoire, page 180.
(8) A
BEL H
OVELACQUE.
Les débuts de l’humanité, page 277. Doin,éditeur.
(9)
Le Préhistorique, 2e édition. Reinwald, éditeur, 15, rue desSaints-Pères.
(10)
Revue des Deux Mondes, Ier mai 1883, page 84.
(11) Pièces justificatives n° 3.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
N°1.
« Il y a vingt ans à peine nous ignorions tout, ou presque tout, de ceshautes questions qui se dressent devant nous. Le passé préhistorique del’homme était à peine soupçonné. La science, indécise ou muette, nouslaissait nous égarer au milieu de croyances puériles ou absurdes et denotions erronées. Vingt années ont suffi pour nous arracher à cetteignorance. Notre passé s’est dévoilé tout à coup dans son immensité. Etdéjà nos connaissances nous permettent d’en indiquer les grandes lignespour diriger les recherches nouvelles. Que n’est-on pas en droitd’attendre des découvertes à venir ? Sans doute, l’homme actuel étantle dernier terme d’une longue évolution, la filiation a dû être siintime, la gradation si continue, que, dans le cas improbable où nouspourrions reconstituer toutes les lignées de notre arbre généalogique,il nous serait peut-être impossible de dire où l’animal finit et oùl’homme commence. Mais, si nous en jugeons par les résultats sirapidement acquis, il peut se faire que, d’un jour à l’autre, quelquefait inattendu projette sur les plus lointaines époques de notreexistence une lumière soudaine. La contemplation du spectacle qui seprésentera alors à nous, procurera à notre intelligence émerveillée lasatisfaction la plus haute qui puisse jamais lui être offerte. »
(
L’Homme préhistorique par Z
ABOROWSKI, p. 189. Germer-Baillère et Cie, éditeurs.)
N° 2.
M. Chouquet a fait à la Société d’Anthropologie (séance du 15 mai1884) une remarquable communication sur les alluvions de Chelles, qu’ilconnaît si bien. On y trouve des indications très intéressantes sur leclimat chelléen ou diluvien primitif.
Suivant le savant observateur, « le climat n’était autre que celui souslequel vivait la flore des tufs de La Celle, simple prolongement de laflore pliocène.
« Ce climat, qu’on retrouve en Provence, dit M. Chouquet, dans quelquesendroits humides ne comprenait pas des plantes d’une natureclimatologique d’une différence extrême et sans limites : le laurier,le figuier, l’arbre de Judée, retirés dans le Midi, joints au saulecendré et au sycomore, restés dans nos régions, ce sont là simplementles types les plus distants, qui pouvaient être réunis au milieu dessources ruisselantes de La Celle. »
N° 3.
« Le savant Ebel a même remarqué que, dans la plupart des localités, lamarche des glaciers est de 12 à 25 pieds par an. » (
Encyclopédie desGens du Monde, 12e volume, publié en 1839.)
La moyenne de cette marche serait donc de 18 pieds environ, soit 6mètres.
L’extension en longueur des grands glaciers alpins ayant atteint 280kilomètres, cette extension aurait exigé pour s’accomplir, à raison de6 mètres par an, 46 ou 47 mille ans. Mais cet état d’extension desglaciers a dû exister fort longtemps, comme le prouvent les énormesmoraines, qui ont formé des séries de véritables collines à leurextrémité. Puis il y a eu le retrait des glaciers, qui a dû exiger untemps aussi long que leur extension. C’est donc avec une très granderaison que M. de Mortillet déclare qu’on est au-dessous de la vérité,en attribuant à l’époque glaciaire 100 mille ans d’existence. Si l’onse rapportait au chiffre le plus bas d’Ebel, touchant la marche desglaciers, il faudrait à peu près doubler ces cent mille ans.