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NOAILLES, Anna de Brancovan comtessede (1876-1933) :  Passionset vanités.- Paris : A la Citédes Livres, 1926.- 69 p. ; 17 cm.- (L'Alphabet desLettres ; N).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.X.2007)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : nc).
 
Passionset vanités
par la
Comtesse de Noailles

~ * ~

FANTAISIE ET JEUNESSE DES FEMMES


LES femmes m’en voudront-elles de leur direque je ne m’habitue pas à leur grand mépris de la chevelure d’Yseult,voile d’or sur le vaisseau de Tristan ; à leur dédain de la fringantecoiffure de Diane, et même de cet étroit anneau bombé, délicat comme lachâtaigne, qui repose sur le col grec de la « Jeune fille aux osselets» ? Silencieuse par politesse devant tant de subits pages florentins etde japonais aux joues roses, je leur fais pourtant un grief de leurscheveux courts, de cette suppression de rêve, d’ingéniosité, deréussite autour du visage. Je leur reproche ce dépouillement de lanuque, lieu secret, amoureux de l’ombre, modelé pour supporter lecoquillage soyeux, rêche, sombre, doré, ou bien pour paraître effrontépar l’élancement, jusqu’au sommet de la tête, de la parure vivante quivient s’y abattre ou s’y épanouir.

Enfin, surtout, je leur demande compte du vide sur l’oreiller, de cespoétiques langueurs disparues, dont il fallait rendre grâce auxchevelures éparses, aussi touchantes que les bras abandonnés, que larespiration innocente du sommeil sans défense, que la romance fredonnéeinconsciemment dans la solitude.

Tout le pathétique des paupières abaissées, du masque confus, riant,passionné, résidait dans l’enveloppement et le déploiement des cheveuxsages ou turbulents, soie embaumée, mouvante tiédeur, emmêlement,faiblesse ! Car les hommes ne l’entendront plus, ce tendre cri deprécaution et de reproche qui s’élevait, jadis, au début de l’amoureusebataille, quand le long cheveu restait accroché au fermoir de nacre oud’or de leurs manchettes ! Ils n’entendront plus la voix dolente,vaincue, mais dispose et résolue s’écrier : « Mes cheveux ! », aumoment de les rejeter rapidement et prudemment hors des plus vivesétreintes.

Avoir écarté de l’amour l’un de ses témoins, l’une de ses victimes, lachevelure dénouée, quelle mutilation de l’abandon, quelle diminution dela véhémence, du désordre et de la surprise ! Disparue, désormais, lajeune femme à demi-coupable et déjà inquiète, recherchant craintivementl’épingle d’écaille glissée sous les coussins du fauteuil, du divan, etjusque sur le tapis, où, enfin, on la retrouve, complice discrète quirevient, absout et répare.

Quoi ! jamais plus ces deux mains anxieuses et menteuses qui, au momentde rejoindre les hôtes trahis, s’assurent du bon aspect de la coiffurerétablie, tandis que l’esprit rasséréné permet d’offrir aux spectateursune physionomie sans mémoire !

Jamais plus, dans l’obscurité et le silence des chambres où se presseun couple assouvi, ces boucles déroulées qui, après l’ouragan duplaisir, passent de l’épaule nue de l’Ève reposée au front du jeuneAdam, plein de fatigue et d’âme ?

Quel sens auront, à l’avenir, pour le berger et la bergère, à luisemblable, pour les jeunes Chloés, pareilles à Daphnis, pour tout cepeuple féminin qui, de la pomme fameuse de l’Eden évanoui, ne veutconserver que la rondeur d’un crâne émondé, ces beaux contes dechevalerie où la tresse déployée brille du même éclat que l’oriflamme ?

Je songe au halètement  lyrique avec lequel Michelet nousrapporte, dans un récit de sorcellerie, cet appel d’un possédé à cellequ’il conviait au Sabat : « Si tu ne peux te donner toi-même, donne-moiun seul de tes cheveux, donne-moi la moitié d’un seul de tes cheveux ! »

Mais des passions si violentes sont exilées de l’époque récente. Enrenonçant à l’un de ses attributs les plus vantés, la femme abdique sonpouvoir émouvant, excessif, sa souveraineté par l’embarras charmant etla défaillance, ses droits affirmés par l’apparent signe distinctif.

Son ambition, aujourd’hui, est d’être pratique. « J’ai coupé mescheveux », entendez-vous dire, soudain, aux personnes qui semblaientdevoir, par leur caractère modeste et fidèle, éviter cette innovation :« Je les ai coupés parce que c’est vraiment commode. Je n’ai plus àm’occuper de mes cheveux. Que de temps de gagné ! Un coup de brosse lematin et me voici coiffée pour l’après-midi entière, pour le soir, pourtoujours ! »

Elles croient, ces inconscientes, nous convaincre par la fermetéréjouie de leur confession, mais, une semaine après l’allègresacrifice, nous voyons bien qu’elles ont introduit dans leur vie unsouci constant, un joug nouveau, et ces filles garçonnières ont tout àcoup, sans que jamais elles veuillent en convenir, un vocabulaired’esclaves romanesques : « M. Rodolphe m’attend », murmure l’une. « Ilfaut que j’aille deux fois par semaine chez M. Léon », avoue l’autre.Et voici que les poétiques adultères de Mme Bovary enveloppent de leurcharme provincial, fané, mais audacieux et immortel, ces femmescollégiens qui n’avaient encore prononcé familièrement que le prénom deleur époux !

En coupant leurs cheveux, en contemplant dans le miroir du destructeur,les plis, les courtes ondes que les ciseaux, le peigne, le fer à friservenaient de conférer à leur coiffure, les femmes avaient-elles cruarrêter la vie obstinée de cette moisson tiède et lente qui entretientà la surface de leur esprit un délicat et continuel printemps ?

Pour quelques visages parfaitement auréolés par les cheveux brefs,abondants, mousseux, indisciplinés, combien d’autres recevaient leurfaveur, leur ombrage nécessaire, leur plaisante atmosphère de lacoiffure protectrice et tutélaire ?

Une secrète harmonie régit l’ensemble de la beauté. Le miracledélicieux du sourire peut dépendre de la manière dont les cheveuxjaillissent du front, des tempes, qu’il est imprudent de révéler ou devoiler sans une instructive méditation.

Et quelle paix, que d’aisance, dans ce qui continue sans qu’il y failleporter secours ! Cheveux des femmes, qui prospérez et vous allongez,vous participez de tout ce qui ne demande point de surveillance,d’effort, de contention, d’examen. Liés à l’inconscient, vous vousmaintenez, vous vous renouvelez et vous vous développez comme lesouffle lui-même, dont l’être ne compte pas le nombre ; comme lesbattements du coeur normal, dont la créature n’enregistre pas lefonctionnement mystérieux.

Si l’on y songe, et sans les cheveux courts des femmes, qui captentleur sollicitude, je n’y eusse peut-être jamais songé, la grandeinfériorité de l’homme, son tyran, sa servitude, c’est la barbe. Ellele domine. Avec quelle sournoiserie vigilante il y pensequotidiennement, il en est le gendarme attentif, il en est le bourreauimplacable ! Jardinier perpétuel, il lui faut observer sans cesse, illui faut tailler toujours.

Une femme que la maladie abat conserve sa rassurante stabilité ; lanature ne lui impose pas un soudain déguisement. Charmante sous lerouge ou le pâle de la fièvre, elle gît, nonchalante, en sécurité,préservée, quant au visage, des sauts et bonds de la nature intérieure.L’homme n’a pas ce repos. Assailli par la grippe, il se sent moinsmenacé dans sa vie que dans la dignité de la face. Il va, s’il n’yremédie, perdre sa ressemblance, se quitter, devenir cet inconnu dontles joues, le menton, le bord des lèvres sont envahis perfidement parune profuse, tenace, fantaisiste végétation. Sans doute il est desbarbes aimables, et nous connaissons de beaux visages mâles quecomplètent les nuances du cuivre ou de l’ébène. Cependant, je m’avisede penser que si la femme la plus éprise, la plus jalouse, et que hantele net contour d’un ovale trop aimé, pouvait brusquement se représenterce pur dessin embroussaillé par une sorte de nid de chardonnerets, elleconnaîtrait la quiétude, la gorgée d’eau fraîche dans le désert de sondésir et de son obsession !

Sachons constater avec justesse : oui, les femmes ont, par leurs courtscheveux, détruit la diversité, elles nous imposent une vision répétéede nuques semblables, qui font songer à ces fruits en espalier que lachaleur des serres développe également, mais il est certain que notreépoque est favorable à leur aspect de permanente jeunesse. On ne voitplus de femmes vieilles. Une sorte de confiance, de gaîté intérieureest épandue en elles et vient fleurir à leur surface. Cheveux taillés,cheveux colorés, robes alertes, chapeaux désinvoltes communiquent auxgestes, au coeur même, l’heureuse vigueur. L’âme reflète l’apparence.Les femmes ont l’âge de leur habillement. Et l’on ne remarque pas quele rose comme chuchotant de l’aurore, les bleus méditatifs des soirsd’été, l’acide et savoureux printemps soient tissés dans les robes desjeunes filles plus que dans celles de leurs mères, assurées etcharmantes. Il est loin, le temps où une femme, radieuse encore, aumilieu du chemin de la vie, annonçant à ses amis les secours qu’ellecomptait apporter à sa personne, s’écriait : « Il me faut choisir entrele ridicule et la vieillesse, je préfère le ridicule ! » Elle n’est pasridicule de nos jours, la beauté résolue et persévérante.

L’homme vieux, lui, existe encore. Il est rare, mais on le rencontreparfois. Il a pris son parti du crâne lisse et brillant, bordé d’un secvolant de cheveux gris. Ses yeux ne lancent plus que courtement ledisque pâle du regard. Le visage admet la couleur de brouillard etd’huile, les sillons creusés par les muscles affaiblis qui,trompeusement, donnent un air chagrin à la douceur sans amertume. Aurestaurant, dans la rue, en wagon, il se résigne à son horizonrapproché : lecture du menu ; aliments formant sous sa vue uneplate-bande dont les coloris, promesses de saveurs, l’intéressent,dirigent ses gestes restreints vers ce jardin nourricier ; journaldéplié qui lui fait un rempart et une parure d’événements puissants etinoffensifs. Le monsieur vieux lit le journal paisiblement : on s’ybat, on s’y tue, on y triomphe, on y est victorieux, assassiné, ruiné,aimé. Aimé ! Qu’importe ! le monsieur vieux reçoit sur lui et tolère cepoids formidable des événements qui ne le concernent plus. Toute sa viede jadis, dont il fut si orgueilleux, est consignée là, en articlesétendus, en brèves nouvelles. Il se complaît à ces spectacles dont ilfut l’acteur et le héros, à jamais congédié. Assis dans le fauteuilconfortable de la vieillesse, il regarde ce qui fut lui-même : agilité,force, insouciance, témérité, ardeur. Il prodigue ses applaudissements; il est bienveillant, paternel, gentil. Renseigné surl’artériosclérose, sur l’état de ses bronches, de son coeur, il ménage,il veut vivre. Il vit à petit feu, d’une vie qui tressaille etchantonne à voix basse comme l’eau de la bouillote posée délicatement àl’écart du brasier, et qui ne connaîtra pas la fougueuse et torrideévaporation.

La vieille dame, elle, n’est jamais là. Dieu merci, on ne la voit plus.Elle est transfigurée et remplacée par la jeune femme lasse maisdurable, par la matrone rieuse, solide, spirituelle et dansante,quelquefois aussi par ce que l’on appelle « la vieille folle » sans quele mot vieillepuisse s’appliquer à son âge, mais seulement, ô merveille du langagerapide et vague, à ses fantaisies et à son intrépidité ! La dame quinous épargne la tristesse de songer à sa vétusté qu’elle ignore etn’arbore point, ne s’inquiète pas de sa santé, n’a renoncé à rien. Ellen’a pas la bienveillance qui émane du déclin, elle n’est pas comme lemonsieur vieux et charitable, elle n’est pas indulgente, elle n’est pasdevenue gentille !

L’extrême douceur est déjà une faillite, un aveu de faiblesse, uneexcuse qui escompte les égards et la discrète compassion. Cesbénéfices, la fierté féminine ne les sollicite guère, ne les reçoitqu’avec mélancolie, ingratitude peut-être. La plus nonchalante desfemmes, celle que n’aurait jamais tentée la rude et joyeuse endurancedes joueuses de tennis, des promeneuses alpestres, opposerait au Destinun caractère sportif, un besoin de victoire. Et c’est peut-être auxcheveux courts des femmes, qui leur donnent une alacrité de jeuneshommes, que nous devons cette énergie aisée des bienfaisantes etréconfortantes vieillesfolles, qui mangent, qui boivent, conduisent desautomobiles, entreprennent de faire le tour du monde, - qui dansent,qui aiment, qui sont aimées aussi longtemps qu’elles l’exigent, etjusqu’à l’heure de leur mort, de leur brave et insouciante mort !


AMBITION DES FEMMES


TOUTES les femmes aiment la politique ets’en occupent, sans parfois le savoir, car le propre des femmes est dene pas se connaître elles-mêmes. Quand on les voit parler, agir, ilfaut admirer que leurs naïfs visages, où l’effort ne s’est pas attardé,soient le lieu du verbe abondant, empreint d’aisance alerte etd’obstinée certitude. La pensée glisse dans leurs yeux avec la légèretéà peine incisive du patin d’argent sur la glace, la parole s’envole deleur bouche avec la vive franchise de l’abeille s’évadant du calice.

De là l’extrême surprise de nos soeurs et leur confusion offensée sitôtqu’on les arrête dans leur course verbale, en les priant de bienvouloir réfléchir. Ce n’est point leur affaire. Réellement, leurspensées viennent du coeur, s’en élancent, s’en évaporent. Les raisonsqu’elles donnent jaillissent de ce foyer de la vie où veillent lesdivinités familiales, domestiques, amoureuses. Les opinions qu’ellesémettent ont, en transparence, un visage aimé et dominateur, desintérêts secrets, une inquiétude affective. Aussi est-il cruel etinjuste de les inciter à la réflexion ; une femme qui réfléchit faitpeine à voir, c’est soudain une enfant blessée, et le chagrin qu’ellenous cause dans le moment où nous la voyons privée des armes naturellesque lui fournit le sentiment, doit s’aggraver de cette conviction qu’ilest inutile qu’elle réfléchisse.

Quels que soient les arguments que nous déposons devant elle, clairs,exacts, colorés, séduisants comme des cartes à jouer, et le silenceméditatif à quoi nous l’obligeons, elle pensera encore ce qu’ellepensait déjà. La femme est immobile.

Ce qu’elle défend instinctivement en se mêlant de la marche minutieuseou vaste des mondes, ce sont les images qui ornent sa vie, c’est sachambre heureuse, la salle nette et riante où jouent ses enfants, lejardin où elle rêve, le salon où elle triomphe, l’église, peut-être, oùelle se rassure et s’enorgueillit. Les femmes sont, en général,attachées aux usages, satisfaites du présent étroit et confortable,dédaigneuses de l’avenir. On peut affirmer qu’un esprit fémininardemment intéressé par le futur et qui donne son assentiment àl’inévitable modification des moeurs possède une part de l’élancréateuret de la sagesse des hommes.

Savoir constater le nécessaire, y être lié par l’instinct autant quepar la raison, témoigne de ce don rapide, voyageur, courageux, naturelà l’homme plus qu’à la femme, déesse épanouie, à qui l’effort et lacourse ne sont point commandés pour conquérir, mais qui séduit par laseule promenade nonchalante de son regard et par ses mouvements aussivariés que le balancement des palmes.  
                  
L’extrême rareté de la femme qui réfléchit et dont les conclusionsrestent saines, harmonieuses, adaptées à la vie, nous mettent endéfiance aussi contre ce féminisme emporté, optimiste, enthousiaste etcomme joyeux, auquel on voudrait nous convertir. Et d’abord, la femmene veut pas être triste, elle n’admet guère dans ses projets, dans sesperspectives de réussite, les déceptions, les résignations qui sont enconformité avec la nature humaine et le destin. Quand nous la voyonsattachée à la tradition, elle nous veut convaincre que les sachets oùdorment, d’un sommeil poétique, les roses fanées, sont un jardin toutneuf où se compose un miel toujours nourrissant. Mais on ne peut noustromper sur la cendre des fleurs, elle est poussière romanesque, et neprête son parfum suranné qu’aux poètes du crépuscule.

Si, au contraire, nous assistons aux déclarations des femmes qui n’ontfoi qu’en elles-mêmes, qui ne parlent de l’homme que malicieusement,qui, intrépides amazones, s’offrent pour tous les combats de la pensée,pour tous les travaux, tous les risques, toutes les responsabilités,nous ne pouvons nous empêcher de nous tourner avec gratitude etconfiance vers ces hommes dédaignés, qui portent avec aisance etmodestie le génie des nombres, l’endurance de l’explorateur,l’imagination du savant, l’habileté du négociateur, - et encore ce bonregard instruit, ces bonnes mains expertes du maçon, de l’électricien,du plombier !

- Ah ! - me dira-t-on, - madame de Noailles, vous n’êtes pas féministe ?

Et je répondrai qu’un poète n’est pas obligé de l’être tout à fait, ilsait comment frémit en lui le coeur d’Apollon. Mais je puis rassurericiles femmes qui me reprocheraient de limiter leur empire, - ellespeuvent tout puisque l’homme existe. Par lui, qui prédomine, ellessauront occuper le rang souhaité, si tentant, si difficile, si hautsoit-il, car tout homme, et davantage encore tout grand homme, estenvahi par une femme…


LES DINERS EN VILLE


UNE femme entre rapidement, de ce pasheureux qu’elle adopte pour paraître et conquérir, dans le salon oùl’on guette sa venue. L’assemblée lui fait un riant accueil de la voix,du regard, du geste des mains offertes. C’est le plaisir de la voir quemanifestent les convives réunis, car le public parisien est fidèle etcurieux, mais c’est aussi la joie de la cessation imminente du jeûne,si la femme attendue est en retard et qu’elle arrive nonchalamment àneuf heures quand on l’espérait à huit heures et demie. De se savoirfautive, elle n’a cure. Plaît-elle ? Son apparition est-elle réussie ?Voilà qui la nourrit, l’enivre, la laisse insensible à la réelledouleur des appétits réguliers et féroces que secrètement elle méprise.« Le monde appartient à ceux qui n’ont pas d’heures fixes pour lesrepas », telle est sa devise inhumaine et naïve. Ayant jeté à chacun,avec une gracieuse sûreté, ce sourire volant, distribué en pétales deroses qu’on effeuille, la dame parée et satisfaite de soi pénètre dansla salle à manger, prend place à la table longue, blanche et triste,dont nous ne vanterons ni l’éclat de la nappe, ni les cristauxétincelants, ni les flacons colorés de rubis et de topaze, ni encoreles coupes où s’amoncellent les fruits, ce paysage alimentaire ayantébloui, on ne sait pourquoi, tant de romanciers, qui se sont attachés àle dépeindre en ces mêmes termes, ingénus, excessifs, et désormaisclassiques !

En ce chagrin séjour qu’est la salle à manger, les maîtres d’hôtel,sérieux et sans joie autant que des gardiens de musée, surveillent etsupputent, avec un regard de gendarmes, cette intrusion d’une compagnienoire par les hommes, bigarrée par les femmes, qui vient assaillir,pour la saccager, la table par eux édifiée, - car c’est ici un lieu degracieuse souillure et de subtile démolition.

Dans le silence qui d’abord préside au groupement autour du lingelustré, Sibérie où se meurent des fleurs penchées sur une fallacieuseneige tramée, on absorbe le potage court et tiède, mets sacrifié,victime de l’attente. Après avoir observé son voisin de droite, sonvoisin de gauche, et constaté qu’aucun des deux ne lui fournirait lepétillant plaisir que seule la musique insidieuse, dans lesrestaurants, provoque désordonnément, la dame au net regard parcourt celot d’humains qu’il lui est loisible d’étudier. Les hommes, elle lesconstate, leur décerne en esprit son indulgence ou son dédain, puiselle les supprime. Pourquoi ? parce que l’homme qui nous plairait n’estpas dans les salles à manger. Ce n’est pas là qu’on le découvre. On l’yintroduit bien plus tard, quand nos amis ont compris que sa présencenous était chère, et c’est alors tout un art compliqué de savoir leregarder sans complicité ou sans apparente ignorance, de ne pas setaire constamment à ses côtés, de ne pas le traiter avec unecérémonieuse hostilité, et surtout, - c’est là qu’il faut contrôler lesmystérieux réflexes de l’âme, - de ne pas le fuir par convenance.

Donc, sans prédilection ni animosité pour les convives mâles, ce sontles femmes que la femme aux yeux agiles va inspecter. Avec quellevitesse des prunelles elle les enveloppe, les voit, les devine, lesjuge ! Voici l’insignifiante, jeune et jolie fille, contente en touslieux, en tous jeux. Que ce soit la danse, la promenade ou le repas,elle s’épanouit, se réjouit, se dispose au mariage comme aux matches.Elle est loyale et cherche un compagnon honnête. Elle n’est pas àcraindre dans le perfide amour. Pendant que s’exerce ainsi la muettecritique, les plats abordent au blanc rivage de la table. On voitarriver le turbot. Coiffé d’une gerbe de persil, ceinturé, dans unimpossible et posthume sauvetage, de la farineuse rondeur des pommes deterre nues, le turbot, vaste et plat, étincelle. Seule persévérancedans un univers où tout est changé : les usages, les modes, lesplaisirs et le coeur même, le turbot, lui, subsiste.

Turbot inévitable, offrande des eaux profondes, vaisseau naturel,porteur de sel et d’iode, dans votre blanche peau bouillie, grenuecomme le riche tissu de soie qu’on nomme crêpe romain, vous reposez surla serviette cotonneuse, armé d’arêtes guerrières, sorte de samouraïvaincu et tombé sur le flanc. Vous êtes comme poignardé à la hauteur ducoeur ; votre col s’évase,  la blessure descend, et l’on vousvoit béant sur votre délicat squelette de nacre. C’est vous, habitantmagnifique et coûteux des mers, le symbole de l’estime dans laquelle lemaître de maison tient ses hôtes ; vous indiquez le dîner pleind’honneur, le salut au mérite, les obligations rendues au Ministre, àl’Académicien, au Maréchal, à l’Ambassadrice, à l’Étranger.

Et pourtant on vous déchire et vous ingère avec indifférence, on vous atoujours connu, vous ne serez point détrôné, vous n’êtes pasdistrayant. La gélinotte, oiseau infidèle, nourrie d’un lointaingenièvre, abreuvée d’une rosée glacée, elle, nous intéresserait !Message des forêts neigeuses et des sapins bleuâtres, elle nousapportait la saveur de l’écorce et de la moelle du bois de l’Oural danssa chair résineuse, minutieusement stratifiée, composée d’odoranteséchardes, délicieuse menuiserie ! Où est-elle ? Son nid s’est-il défaità jamais dans la mystérieuse Russie qui nous dispense encore l’adorablefroidure vernie de son caviar ? Vous, turbot pailleté de gouttelettesd’argent, qu’une sauce de corail où, dans le brûlant velours, lacrevette est recroquevillée en forme de petit escargot charnu, vousaccompagne, et c’est à elle que va l’amusement et la curiosité du goût.Aussi, pendant votre passage éphémère autour de la table où diminue ets’abolit enfin votre apparence, la dame à l’esprit caustique gardetoute liberté de considérer les autres femmes dont elle avait commencél’analyse.

A ses voisins elle parle en riant, mais son esprit reste attentif. Labelle pastille brillante de son regard châtain ne cesse de penser avecintelligence. Elle regarde.

Après la jeune beauté, fraîche et babillarde, qui n’offre pour elleaucun danger, voici la dame belle et sculpturale, dont les dimensions,bien qu’harmonieuses et chantées par Homère comme par Chénier, ne seportent pas cette année, car le noble élancement des Muses est parfoisdésuet, cesse de plaire, est mis au rebut tout bonnement, comme le futle rose franc de l’aurore et de la fleur de Ronsard en faveur desmauves de la glycine et des boules de gomme savoureuses, comme le futaussi le bleu de la vague ionienne au profit des verts glauques del’absinthe.

Oui, la beauté altière, seule prônée jadis, et qu’Aristote a consacréeen affirmant qu’une femme qui n’était pas grande, excessivement grande,n’était pas belle, peut être soudain destituée.

Il s’agit, en la saison actuelle, de chérir les toilettesextravagantes. Une robe est une pochade fringante, une gaie et cocassepalette de peintre préparant ses couleurs, et, comme il en va de laplaisanterie, les plus courtes robes sont les meilleures. Cettefantaisie, drôle et charmante dans une brève étendue, allons-nous lavoir se suspendre au long d’un corps de déesse ? Le motif burlesque, lateinte acide ou brutale qui semble arrachée à la parure de lamulâtresse, le comique, enfin, pourrait-il ajouter à la grâce de cesmembres allongés, destinés aux voiles grecs et non à des mouchoirs denègres ?

Donc, la dame qui observe et juge en silence, pardonne à la beautémajestueuse, qui n’est pas l’idole de la mode, ces temps-ci, et qui sefait repentante et peureuse dans le lambeau de vêtement qu’on lui livre.

Mais là-bas, que voit-elle ? Fardée, riant, les coudes sur la table, niravissante, ni très jeune, mais bien à l’aise, la femme qui plaît,celle que les hommes entourent, se disputent, n’effarouchent jamais ;qui leur sait gré de leur caprice flatteur ; qui ne les blâmera pas deleur trahison ; qui, l’intrigue révolue, reste toujours leur amie. Non,la dame au bel oeil qui scrute avec dextérité les visages, ne voudraitpas des hommages éphémères que reçoit la rieuse et obligeante gitane.Elle ne souhaite pas ce qui est facile et sans fierté.

Et voici que l’inspection est interrompue, la vive observatrice se meutlégèrement sur sa chaise austère, s’incline à gauche, ses deux mainslevées ont le geste de la danseuse qui tiendrait haut, avec une grâcemignarde, une couronne de fleurs champêtres, enrubannée. Que fait-elle? Les doigts munis d’une cuillère, d’une fourchette d’argent suspenduesau-dessus de l’énorme poularde truffée dont elle choisit, mentalementd’abord, la portion la plus séduisante, elle rêve, troublée, envahiepar l’arome abondant de la truffe : étrange démon de la terre, charbonlisse et dense, qui ravit la gourmandise, en ne lui offrant pourtantqu’un dur caoutchouc finement laudanisé !

Et le festin se poursuit, et la silencieuse critique aussi. Un blâmemuet envahit soudain la moraliste, émane de ses prunelles durementattentives, et comme assénées sur deux ménages distribués autour de latable aux nombreux convives. D’où viennent-ils, ces couplesostensiblement heureux, un peu disparates, lui trop jeune, elleétincelante et rajeunie, et sur qui se porte, de ci, de là, unecuriosité élogieuse et attendrie ? L’un arrive d’Égypte, l’autre deCapri. Ils ont achevé, ces deux couples, leur voyage de noce, ce voyagede noce tardif qui est en honneur à présent, et qui consacre lebonheur, jadis secret, d’un amour sans fraîcheur, et la réussiteféminine d’une longue patience. - Que Phèdre aime Hippolyte et, plusencore, pour franchir des espaces infinis, que Mme du Deffand, lisse etglacée dans sa jeunesse comme le net bégonia à l’aube, pose enfin, verssoixante et dix ans, des mains tremblantes d’amour sur le visage dujeune Anglais que ses yeux voilés lui interdisent de contempler, voilàune tragédie éternelle, un mal cruel et divin dont les martyresremerciaient sans doute les dieux, car, - un sage l’a dit, - il n’estde mort miséricordieuse que de mourir d’amour ! Mais est-ilraisonnable, est-il réjouissant de voir, unie par les liens serrés dumariage, la femme, si plaisante soit-elle, qui, au côté de son jeuneépoux, nous instruit du bonheur conjugal de son fils et de ses filles,nous informe des prénoms pimpants dévolus à ses petits-enfants, dontelle vient d’être la marraine ?

Ah ! qu’ils aillent rêver sur le golfe de Naples, Lui et Elle, quelsque soient les ans qui les séparent ; qu’ils parcourent les sablesafricains, cahotés par les chameaux asservis et pensifs, au long colémouvant, cygnes géants et fauves du désert, Elle et Lui, qui secomplètent mystérieusement en mêlant la naïve gaîté du mâle à l’automned’or du coeur féminin, riche de science et de douceur, mais qu’ilsn’échangent pas l’anneau nuptial, qu’ils ne reçoivent pas defélicitations, qu’ils n’avouent pas, qu’ils ne disent rien ! A cettecondition, ils le savent bien, leur félicité nous touche plus qu’aucuneautre ; elle n’est pas plus précaire, et pourtant le paraît ; nous lesaimons, nous avons peur pour eux, nous avons peur pour nous, surtout,qui pouvons être à leur ressemblance ; et qui n’a pitié de soi, qui nese plaint, qui ne se pleure !

Pendant cette méditation poignante, la dîneuse au masque indevinable,a, certes goûté le mets voluptueux, qui, à lui seul, excuse le dînerambulant. Elle a mangé, caressé des lèvres et du palais, le poétique,le voluptueux foie gras : rose de Bengale fondante, crème et beurred’oeillets roses, auprès de quoi tout fruit n’est qu’une eau parfumée !

Anticipons. La voici rentrée chez elle, vers minuit, cette femmedifficile, chez qui la bonté n’atténue pas la lucide vision. Et jevoudrais lui dire : « Madame et chère amie, votre vigilant esprit nevous a point trompée, choses et gens sont à peu près comme vous lesavez vues. Rien n’est parfait autour de nous, bien au contraire, etnous ne jugeons avec bienveillance que par indifférence ou par amour.Mais vous, vous-même, savez-vous quelles remarques vous vous êtesattirées dans la pensée de ceux que vous définissiez ? Quelle opinionont-ils de vous, qu’en disent-ils à cette heure où vous voilà rentrée,assurée, paisible, en votre familier royaume ? »

La dame ne répondrait pas, je gage. Elle ne s’est pas posé la question,cette orgueilleuse ! Elle ne doit avoir de compagnons respectés que lapassion et la solitude…

1926.


L’AUTOMNE EN SAVOIE


LES jours ont passé, se heurtant, sedévorant ; le temps s’est frayé unchemin à travers nos surprises, nos révoltes et nos résignations ;plusieurs fois l’aspect du monde est mort pour nous, détruit en mêmetemps que ces parties de l’âme auxquelles il était attaché et qui,sevrées de leurs illusions, ont péri d’une manière soudaine ou lente.Des deux côtés de nos pas s’entassent les ruines humaines. Après tantd’expériences, que reste-t-il d’intact ? La nature éternelle et lapureté du silence.

J’écris ces lignes dans le même jardin où s’éveillait ma curiosité dumonde. C’est la fin de septembre ; le ciel, voilé, terni et commerésigné, ne conserve de physionomie que ce qu’un visage a de regardencore, les paupières fermées. Au bord du quai le lac palpite : on sents’élever en molles buées son liquide azur respirant.

Et aujourd’hui, comme dans mon enfance, j’écoute le silence del’automne. Rien n’est plus secret ni plus confidentiel. Dans l’espaced’une teinte uniforme, d’un gris velouté qui fascine et apaise, de laterre monte, - tantôt cinglant, tantôt figé, - un froid parfumd’aromates, de fumée et de cristal. Un immense repliement tient courbéset méditatifs les arbres, les feuillages jaunis, l’invisible mêlé àl’atmosphère, et qui rêve en suspens. D’un sage et commun consentementtout se penche, accepte une noble dégradation, car la nature, ayantl’expérience de son éternité, accueille sans révolte ses passagersrepos. Il semble que les nymphes d’automne et les anges des campagnescatholiques passent, désormais unis, également innocents et chastes,sur le gazon d’un vert sombre, avivé de rosée, où se dresse lecolchique violet. On croit entendre cette troupe d’ombres légères seréfugier et s’évanouir sous l’humide auréole du dahlia couronné depluie.

Parfois le cri du merle, de la pie luisante, du canard des étangs aubec laqué, qui, déployant ses jaunes pattes, semble déambuler sur deuxfeuilles de platane fanées, dérange la torpide vapeur d’automne : uninstant retentit dans le silence leur bref jacassement, comme unebacchanale de froides castagnettes, puis la paix se reforme, naturelle,obstinée. Elle tombe des cieux, s’avance de toute part, molle banquisedes airs, et bâtit autour des mondes d’Occident sa calme forteresse.Nos contrées, avec les fûts dépouillés des arbres, sont alors uncloître éventé, somnolent, où l’on distingue, - légères colonnesd’odeurs, denses et perméables, - l’arome de la noix amère, du buis, dela résine mouillée, du champignon, du pâturage avec ses troupeaux, etcette indéfinissable odeur de rosée permanente, qui est l’humble etruisselant collier de l’automne aux bras dénudés.

Que tout est calme, désarmé ! Les feuilles ternies tombent de l’arbre,expulsées, semble-t-il, par un soupir de lassitude. Au bord du lac,dans ce jardin qui fut pompeux et qui semble, en cette saison, convertien un monastère bocager, une blanche statue de Diane est debout,arrogante sur son socle de marbre étincelant, mais autour d’elle toutse tait ; elle voile son sein de marbre, qui semble, par le silence deces lieux, offensé. Inutile déesse, vaniteuse de sa beauté, de sonentrain, rien ici ne la vante plus ni ne l’honore. Mélancolie del’orgueil sans esclaves : les oiseaux, les abeilles, les parfums sontmuets…

Mais, dans le fertile verger, l’allégresse subsiste encore. De petitespommes, rouges et vertes, satinées, vernies, et, par leur éclat,riantes, reluisent comme un bouquet de robustes oeillets. Sur le fingravier du jardin, des châtaignes, à demi hors de leurs cosses, fièresde leur vif acajou et salubres comme l’oursin, sentent passer sur ellesle vent continu : torrent d’air qui remue et bouillonne ainsi qu’uneeau plus subtile. Dans des mottes de terre mouillée, la poiretrop mûregît. Détachée de la branche noueuse, elle repose là, ensevelie à moitié: au flanc de ce beau fruit perdu, une plaie parfumée et moisie offresa bouche sucrée qui retient le groupe enivré des dernières abeilles.

- Automne, automne, crépuscule des années, vous en qui redescendent ets’épuisent les fusées du pompeux, du fantasque, de l’insouciant été ;calme moissonneuse au coeur ouvert, en qui tout rentre et se confondpour les résurrections infinies, vous qui absorbez pour émettre, neconnaîtrai-je pas votre fatigue sans faiblesse, votre dénûmentnoblement accepté, et ce mystique espoir en la vie éternelle par quoivous possédez la quiétude harmonieuse et la sérénité ?

Octobre 1912


CE QUE J’APPELLERAIS LE CIEL


LA petite ville d’Évian, en Savoie, au borddu lac Léman, est pour moile lieu de tous les souvenirs. C’est là que j’ai, dans mon enfance,tout possédé, et dans l’adolescence tout espéré. Si le parfum est leplus prompt véhicule que l’âme puisse emprunter au monde pour rejoindrele passé, l’infini, les cieux, je suis ici dans ce royaume de lamémoire.

Je reconnais les vives odeurs du lac, légères et mouvementées, où l’ondiscerne un parfum de marine et d’ablettes, de goudron éventé, debarques peintes et clapotantes, qui font rêver des grands ports et desvoyages. A cette jubilante émanation du rivage il faut joindre l’aromematinal de la rosée des nuits, partout encore en suspens et que l’azurs’assimile ; des effluves d’herbes et de pollens qui contaminentsuavement l’intacte pureté de l’air, et de fines senteurs animales :plumages volants et pépiants, roitelets, chardonnerets, merlescharmants et maladroits, fardeau de la délicate pelouse.

Le lac, en été, est un satin tendu, plus soyeux que l’éther, moins quelui cristallin. Le silence, dans cette atmosphère de turquoisecrémeuse, formerait un bloc de compact azur, s’il n’était disjoint demoment en moment par le bourdonnement saccadé des bateaux à vapeur, quisemblent transporter d’une rive à l’autre l’impatience aventureuse, etl’exaucement des désirs.

Là j’ai vraiment connu la joie, visiteuse forcenée, archange tumultueuxqui pénétrait en moi avec toutes ses ailes pour m’entraîner,trébuchante de radieux vertige, vers les régions illimitées del’espérance.

- Continuité des choses, jeunesse des éléments, vous que j’aicontemplées avec les yeux éblouis de l’enfance, plus brillants que levert thuya grêlé de soleil, vous étincelez toujours, et moi je passe,bientôt j’aurai passé ! Quand mon esprit est sans cesse transformé parles arabesques des événements, semblables à la course des nuages, jeretrouve toujours pareille, active, satisfaite, honnête, la petiteville rêveuse de mon enfance. Je suis au milieu de ma vie qu’encore lecouvent des Clarisses, bien qu’abandonné à présent, garde dans un matinde mai sa juvénile beauté.

Mêlant mes souvenirs à la pure matinée, je vais essayer de dépeindre sajoie rustique, sa blancheur de tubéreuse, ses lignes bien tendues, qui,contenant l’azur, le silence, la musique, de frémissantes prières et lesol vivace d’un jardin ordonné, me dispensaient tour à tour le calmecaptivant et l’allégresse dionysiaque.

De bonne heure, le dimanche matin, sous le soleil de juillet et d’août,nous nous hâtions vers la chapelle du couvent. La route à parcourirétait assez longue, moelleuse de poussière blonde, bordée d’un côté parles ronciers et les mûriers, où les volubilis, si fragiles, naissaient,disparaissaient, comme un regard et un soupir de fleur. De l’autre côtéde la route, les collines s’appuyaient amicalement à l’espace,s’incurvaient pour laisser courir la ligne argentée où s’élançaient lestrains, et précipitaient dans la plaine de petites sourcestorrentielles, qui s’abattaient en bouillonnant, en chuchotant, commepour porter aux prairies, parmi les verts osiers, je ne sais quelleheureuse nouvelle des sommets.

J’ai, pendant mon enfance et mon adolescence, parcouru cette route avecun plaisir si fort qu’il me semble avoir failli mourir de la joie devivre. Cette joie m’était lancée de tous les points de l’étendue, et,me frappant comme de mille balles argentines, me faisait réellementchanceler de nostalgie céleste et d’ineffable convoitise.

A mesure que nous approchions du couvent, la cloche aux sons distinctsrépandait à travers les clématites qui tapissaient les murailles dumonastère son bruit vibrant, alerte, peiné aussi, comme émané d’uncoeurfendu, trop sensible, mais brave, et qui distrait sa détresse, larejette à mesure, et bannit de soi toute langueur. Nous arrivions. Enface du couvent, la villa des Quatre-Saisons disparaissait sous lavigne vierge et les pétunias. J’éprouvais là, en regardant cette maisondans laquelle je n’étais jamais entrée, la prédilection de l’enfancepour ce qui ne lui appartient pas, et mon imagination situait en cetteromanesque demeure des plaisirs sans blâme et un contentement sansdéfaut. Mais l’on m’arrachait à cette méditation pour me guider vers lereligieux enclos.

Il suffisait de pousser une porte de bois plein, à ressorts, dont jesens encore sous ma main la résistance et la pression contrariée, pourpénétrer dans cet asile souriant, qui, chaque fois, installaitbrusquement dans mes yeux une image d’humble paradis, parfaitementradieux.

Dirai-je qu’en me rendant, à quatorze ans, les dimanches de juillet,dans un poudroiement de soleil et de poussière, chez les religieusesClarisses, j’étais une enfant dévote que le service de Dieu uniquementattirait ? Non point. Certes, le dimanche matin me semblait marqué pourla joie, et pour une joie religieuse, mais j’étendais à tous lessentiments cette gravité et cette liesse.

- Jeunesse, ambition, amour, munificence, paysages infinis, je vous aipossédés au son d’une cloche de couvent, dont les vibrations glauqueset liquides chantaient tous les départs, toutes les constances, etsanctifiaient la sublime générosité du désir !

Si jamais j’ai été fière d’un beau visage enfantin, triomphante d’ungai chapeau, occupée de l’ombre régulière que mes cheveux devaientformer sur mon front, - enfin, si jamais j’ai ressenti la gratitude deposséder cette part individuelle du ciel qu’est l’adolescente beauté,c’est bien le dimanche matin en me rendant chez les Clarisses.

Aussi, je n’oublierai pas le jour, où, distraite, émerveillée, prêtantl’oreille aux cymbales d’argent d’un exultant azur, - et bien contentede moi, - je trébuchai, dans mes souliers d’antilope blancs, sur lapente rapide et caillouteuse où l’on s’engageait sitôt la porte ducouvent ouverte, et qui, en quelques pas, menait à la chapelle. Surcette abrupte allée, je tombai donc. Jamais, en aucune occasion oùj’étais en défaut, on n’eût pu me faire croire que le monde entier neme voyait pas ; mon coeur, bondissant et ne connaissant pas de limites,communiquait avec l’univers, et je croyais à la réversibilité de ceprodigieux mirage. Ce matin-là, les fidèles vêtus avec recherchearrivaient en rangs pressés et ma faiblesse était évidente, leursregards s’en assuraient, je pouvais à peine me relever. Le piedendolori, je marchais avec difficulté vers l’église.

L’orgueil, si nécessaire à l’amour et au plaisir, et qui, dèsl’enfance, mène au fond des êtres sa tragédie éternelle, m’avaitabandonnée. Dans la chapelle, gorgée pour moi de promesses, je mesentis frustrée de cette fierté paisible, audacieuse, avec laquelle, àl’ordinaire, et tandis que se déroulait la messe, je rêvais à toutesles suavités, à toutes les possessions de la terre !

- Indicibles rêveries brûlantes, qui, comme autant d’équateurstraversant en tous sens le globe, me transperciez de mille flèchestorrides, vous par qui j’ai régné sur le monde en suffoquant d’extasesolitaire, par qui j’ai été comme un jeune tyran qui veut gouverner lespeuples pour les combler de bienfaits et pleurer ensuite aux pieds deses propres esclaves du regret de n’avoir pu leur donner plus encore, -ô rêveries, c’est à vous que je dois de m’être destinée au langage dela poésie, lorsque je compris, dès mes plus jeunes années, que leséléments, l’espace, la contemplation, les sanglots explosifs et muetsde l’âme ne sont pas l’échange intelligible dévolu aux vivants !

L’église aux murs d’un blanc bleuâtre retenait dans son frais abricette paix absolue, cette majesté simple déférée aux lieux consacrés,qui ne sont saturés que d’un seul parfum, d’une seule et obstinée etrayonnante pensée. Qu’il m’était doux de pénétrer dans cette atmosphèreéthérée, de porter le joug léger et ennoblissant de la subtile présencedivine, de me sentir contrainte, soudain, en tous mes gestes, en tousmes éclats de voix, et appelée à comparaître, ainsi modifiée, devant leRoi des Rois, qui me reconnaissait, me commandait des devoirsdifficiles et nouveaux transmis par mon livre de prières, et ne mejugeait pas indigne de les accomplir !

L’église est aujourd’hui fermée, mais je n’ai rien oublié del’ameublement naïf et ingénieux de ce vaisseau des rêves. Avant lamesse, tandis que nous prenions place dans les bancs à qui le fraisencaustique communiquait une odeur de miel et d’abricot séché, lesreligieuses erraient à pas de chevreuil dans leur neigeuse église. Leurvêtement de bure, comme leur silencieuse démarche, les apparentait àces timides animaux des forêts. Elles disposaient les chaises, leslourds chandeliers, les pots de fleurs et les bréviaires dans un ordrerituel et mystérieux, avec une adresse étouffée, immanquable et tendre,mais elles paraissaient néanmoins hésitantes et comme saisies de lacrainte de troubler un sommeil auguste, et de faire, par un geste tropaccusé, s’écrouler sur elles le poids mystique de l’édifice qu’ellesaménageaient en tremblant.

Il est des fleurs qui ne croissent que pour les couvents : fleursprédestinées qui ont la vocation de l’autel et renoncent aux abeillespour écouter le léger bourdonnement que fait la voix de l’enfant dechoeur. Je n’ai vu ni dans les campagnes, ni dans les jardins, observéspar moi avec tant d’amour, mais seulement chez les religieusesClarisses, ces hautes quenouilles de pétales bleus, cierges d’azurvivant qui s’élançaient au pied des statues de sainte Colette et desainte Claire. Ah ! que ces statues innocentes, violentes, m’étaientchères ! Excès des visages religieux, ascension de l’âme, transportsdes regards, combien déjà vous me plaisiez ! Si, comme dit Goethe, lemeilleur de l’homme est l’émotion, le tremblement, avec quel respect nedevons-nous point considérer ces créatures frappées de la foudre,saisies et maintenues dans un état de commotion sacrée, et que revêt ledéploiement dramatique des plus passionnées facultés de l’être ?

Ainsi, autour d’une humble église de petite ville, située au bord d’unrivage, la vie humaine se déroule. C’est, selon les saisons, l’odeurdes foins, des vendanges, du bois scié, du laitage, du fumier même. Lespauvres travaux assidus des paysans, ou bien les amusements frivolesdes voyageurs qui assaillent pendant les mois étincelants une petitecité aux belles fontaines, recouvrent de leur tristesse ou de leur joielégère les rues gracieuses et les campagnes. Mais qu’on approche del’église, qu’on pousse la porte, et voici qu’éclate, permanente et dansle silence, la tragédie de l’amour indompté ! Un autel, un crucifix, dusang, des larmes, un Dieu qui meurt, des visages peints, frappés de lafoudre, des yeux élancés, des coeurs qui se rompent sous des mains quiles compriment, c’est une immense fuite de la vie, arrêtée et fixéedans le moment de son sublime départ ! « Nul n’a un plus grand amour,dit l’Écriture, que de donner sa vie pour son ami. » Ici l’on aimait etl’on mourait. Cet attrait palpitant de l’adolescence pour la douleur, -sommet où le plaisir a son achèvement et se fait porter par l’indicibleivresse au-dessus du trépas, - qui plus que moi l’aura jamais connu ?Donc, petite fille, pendant le service divin, je regardais longuement,à travers les fusées de fleurs bleues, les statues de sainte Colette etde sainte Claire ; je me tourmentais du désir de savoir laquelle de cesdeux saintes en leur sombre peinture marron, le pur visage rose levévers la nef, le coeur visible et transverbéré, laquelle des deux étaitla première, la plus estimée, la plus méritante, la plus aimée de Dieu.Je voulais le savoir pour plaindre l’autre, pour compatir à l’infortunede son rôle secondaire, pour la dédommager, par ma tendresse et maconfiance, de cette situation diminuée, que je jugeais, dans ma fierté,difficilement acceptable. Un oratoire était consacré à saint Françoisde Sales, mais cette statue-là était d’un paisible aspect ;l’archevêque de Genève ne me plaisait pas ; son visage à barbe carrée,son regard d’un bleu sec, son surplis de broderie, - tel enfin que lereprésentait l’imagier, ne retenait pas mon coeur ; cette fois-ci, lepeintre nous séparait.

A la fin de la messe, au moment où, peut-être, ma turbulence contenued’enfant eût pu commencer à se lasser du divin climat de l’église,éclatait le chant charmant et psalmodié des religieuses agenouilléesdans un banc à nos côtés, auquel répondaient, de derrière un noirgrillage lustré qui faisait le fond de la chapelle, les religieusesinvisibles, vierges cloîtrées que nul ne peut approcher, et dont lemélodieux murmure m’emplissait d’une surprise, d’une révélation sacrées.

Ils ne connaîtront point cet émoi, ceux qui, sollicités comme jel’étais par les phares aux mille feux de la vie avenante, n’entendrontpas soudain, pendant quelques instants, le souffle mystérieux desrecluses : remous de voix enfermées, flots retirés de l’Océan et detous les rivages, et qui consentaient à rester arrêtés dans l’extase,au fond de la vasque perdue qu’est un petit cloître de province, pourrefléter uniquement le ciel ! - Chères voix sans orgueil, sans volonté,sans projets, symbole du détachement humain, soyez bénies pour m’avoirprouvé l’amour absolu et son abandon reposé !

C’est avec hâte, et un matinal appétit de bavardage dont nous venionsd’être privés, que nous quittions la chapelle pour nous retrouver dansle jardin du petit monastère. Le soleil y tombait avec une passiondirecte, et comme les pigeons s’abattent sur les écuelles de maïs.L’éther pétillait d’allégresse, et distribuait un contentementimmédiat, qui semblait devoir être éternel. Les guêpes et les abeilles,fileuses de l’air et du soleil, élançaient le courant chaud de leurvol, faiblement bourdonnant. Tout était bonheur, envolement, confiance,plénitude ! Nous restions là, un peu intimidés par cette demeuresecrète de bois clair et verni, où les corps se faisaient furtifs,impondérables. Bientôt, les humbles soeurs, quittant à leur tour lachapelle, nous rejoignaient. Quelle grâce sur le plus rude, sur le plusingrat visage ! De même qu’ils ont des fleurs uniques, les couventspossèdent les regards incomparables, - non point beaux et séduisants,mais pareils à la musique, à la charité, à l’humilité, à l’espérance,et qui brûlent de plaisir.

Petits yeux pointus et champêtres d’une religieuse au visage plus malétabli que ne seraient une chaise ou une table inutilisables, bienpetits yeux qui rayonniez au-dessus d’un large sourire campagnard auxdents abîmées, vous étiez plus accueillants et plus rassurants par vosbaies étroites où s’entassait comme une récolte serrée la puissancemiraculeuse des coeurs dévoués, que les splendides maisons des villes,àl’heure nocturne où toutes leurs fenêtres répandent une clarté quidéfie le jour ! - Bonnes religieuses, heureuses à force de vertu, et,qui, bien qu’épaisses et sans grâce, étinceliez dans votre couventautant que la pâquerette ravie sur sa touffe d’herbe matinale, vous neconnaissiez qu’un moment bien pénible, c’est quand nous vous tendions,en prenant congé de vous, notre poignée de main d’enfants respectueux.Votre embarras épouvanté, qui nous troublait fort, avait des raisonsprofondes ; vous étant données à Dieu un jour et pour toujours, et dansun ouragan d’anéantissement, vous ne saviez plus au juste ce dont vouspouviez disposer encore, et certes vos mains, vos robustes et timidesmains dissimulées dans vos larges manches en sombre lainagefranciscain, vous semblaient réservées à seul maître, et ne pas devoirêtre un lien de complicité avec le monde. Et puis, chères et saintesfilles, nous étions à vos yeux des enfants de riches, et, - je vous endemande pardon, - vous nous considériez avec déférence. Votre spontanéeet ferme humilité se réjouissait de tous les obstacles, de toutes lesdistances ; vous contempliez ces distances avec béatitude, vouschoisissiez de vous maintenir à la dernière place, ô vous à qui jen’apportais rien qui vous fût profitable, et qui, en échange, m’avezdonné un long rayon de poésie…

Tandis que nous causions avec l’une des religieuses, le jardin ducloître s’animait. Un vieillard mendiant arrivait sur ses béquilles,sans fausse honte, se sachant attendu et apprécié chez les soeurs. Ils’asseyait sur un banc de bois, parmi les fleurs, dans une portion demonastère bocager où se fût complu l’ange de l’Annonciation, etqu’embaumait la molle odeur vanillée des pétunias. Il prenait des mainsd’une des religieuses le bol de soupe quotidien ; un autre mendiantvenait faire panser une plaie, et si pure était la joviale netteté deces lieux, que la corruption de la chair n’en altérait pas la juvénileet salubre candeur.

Un vieil ami de notre famille, dont la véhémente nature enchanta notreenfance, s’était fait notre guide religieux, tenace et emporté ; ilavait vécu dans l’impénitence jusqu’à l’approche de la vieillesse etpuis s’était jeté dans une dévotion violente, raisonneuse, pittoresque,inique, imperturbable. Nul n’aimait la musique plus que ce vieil ami,il vénérait Mozart à l’égal de saint Thomas, et eût renoncé peut-être àses chances de paradis qu’il organisait avec âpreté, s’il eût pensé queDieu n’était pas harmonie au moins autant que charité.

C’est ainsi qu’il contraignit un jour les Clarisses à établir dans leurmonastère le plain-chant de Guy d’Arezzo. Ce nom nous émerveillait ;messager d’Italie que du haut du ciel saint François envoyait auxfilles de sainte Claire ! Rien n’était plus touchant que de voir cesdouces femmes empressées autour de notre ami, l’écoutant, le craignant,renonçant avec peine à leurs modestes cantiques romanesques accompagnéspar le souffle court de leur petit orgue, mais fières d’être instruiteset gourmandées par un monsieur des villes, et se résignant à entonnercette musique unie, qui privait leur coeur innocent de sa secrètesensualité. La plus vieille de ces femmes était si transparente que jene puis la comparer qu’aux pétales macérés que j’ai vus dans de l’eaude fleurs de lis ; la plus jeune, au contraire, avait la teinteexcessive de la route calcéolaire ; sa timidité lui faisait à jamais unmasque écarlate ; dans le paradis même elle eût choisi d’être laservante de Marthe, qui fut la servante de Marie. Je me risquais unjour à demander à la moins affinée, à la plus sociable d’entre elles,comment elle supportait les monotones travaux de sa vie.

- Eh bien ! - me répondit-elle avec un grand rire modeste, - on penseau ciel !

Donc, ces humbles femmes, groupées sur un radieux rivage dont elles nerecevaient que la bleuâtre buée et la rumeur amortie, pensaient auciel. Hier, en visitant leur couvent désormais abandonné, je me suisrépété ces mots : Là, des coeurs appliqués, simples, éblouis, pensaientau ciel !

Ni les astronomes, dont le regard déchiffre l’arithmétiqueétourdissante des nuits et dont l’âme écoute ce chant des sphères dontparle Pythagore ; ni les poètes, qui, dans, leur solitude anxieuse ousereine, ont fait de l’étendue leur compagne secrète, n’ont connu untel exclusif amour du ciel.

Je suis restée à rêver dans ce désordre des fleurs et des bâtiments.L’aimable allée brusque et caillouteuse que le mendiant infirmeparcourait dignement, l’allée où, jeune fille, je suis tombée avec uneconfusion que l’amour-propre rendit extrême, est envahie à présent parles branches des aubépines, des cytises, des lilas, des épaismagnolias, au feuillage vernissé, qui n’ont plus leur faste ciselé,mais, faute de soins, retournent à la barbarie. Les fleurs pourpres desmarronniers jonchent le sol, parure inutile, grains de grenade moelleuxqui pourrissent à terre. Le petit cloître qui borde le jardin est fermé; des enfants pauvres, aux pas encore mal assurés, essaient tout seuls,avec la morne gravité si poignante des petits indigents, leurs premiersjeux, dans ce silence qui regrette et pleure des âmes. Les cloîtresfermés sont des tombeaux sans morts, autour de qui voltigent de légersreproches, semblables au vol désemparé et aux longs cris d’adieu deshirondelles.

Je pense à vous, innocentes congrégations rêveuses, pour qui le motciel avait une signification précise, impossible pour nous, maistoujours désirée !

Je m’approche de la chapelle ; mon coeur se serre. L’escalier degranit,la porte close sont encombrés de vils objets. Parmi ce désordre je voisles débris d’un berceau d’osier, petit lit de paysan, qui se dénatte,usé par le soleil et les pluies. Les splendides glycines, tout imbuesd’elles-mêmes, semblent repliées sur leur propre parfum et rêvent àl’écart du monde. Mes mains voudraient déblayer d’abord, et puis forcerla porte barrée de la chapelle pour me permettre de goûter une foisencore à l’eau aérienne de ce puits de songe et d’amour. Mais personnen’entre plus dans l’église désaffectée.

Quoi ! je suis séparée ainsi de ma jeunesse, séparée de la jeune filleque j’étais et que j’allais revoir, là, sur le prie-Dieu de bois et derouge velours où, tantôt distraite, tantôt absorbée, elle posséda laseule part de sa destinée qui ne fut point déchirante ? Ce n’est que dudehors que je puis contempler les vitraux bleuâtres et violacés, cemensonge béni qui colorait l’air intérieur de la chapelle de la teintedes golfes, et me plongeait vivante dans le même azur sombrequ’habitent les récifs de corail, les perles orgueilleuses et la méduserose, fleur écumeuse et spasmodique des mers…

Et elles, où sont-elles allées, ces recluses et demi-recluses quipensaient au ciel ? L’idée fixe céleste semblait être piquée sous leurfront comme les lucioles dans la prairie du soir. Humbles lampesnaturelles, elles prenaient leur place parmi ce qui brille et médite,entre les phalènes et les astres.

Hormis la candide beauté du monde, que tout est soudain triste ici ! Jeme retire, je m’assieds sur le coin d’un banc demeuré là. Je rêve à ceque fut la vie. J’ai voulu toutes choses ici-bas et, si je songe, jem’aperçois que je n’ai rien voulu qui ne fût le ciel. Et lequel d’entrenous, parmi les humains enflammés d’une digne et douloureuse ambition,a cherché quelque chose d’absolu, de profond, de durable qui ne soitpas le ciel ? Le ciel, non point comme l’entendaient ces simples femmesen prière, ni comme l’entendent les croyants et les prêtres, mais ceciel qui est le rêve et l’infini, qui a pénétré le désir des hommes,qui les sollicite par l’orgueil, la passion, le courage, la pitié, lebesoin d’éternité et le spectacle de la mort ; ce ciel qui ne nouslaisse plus de repos en ce qui concerne la possession des trésors de lavie ! Je me reporte sans cesse au puissant soupir de Septime-Sévère,assis sur une des collines de Rome, et regardant mélancoliquement ducôté d’Albe-la-Longue : « J’ai été tout, murmurait-il, et tout n’estrien. » Pourrons-nous nous résigner à ce néant, à cet immense désert ?

Et quand Bonaparte en Italie, épuisé de gloire et d’inquiétudeamoureuse, distrait de ses sublimes victoires par son amour pour sonamie, écrivait de Tortone, un soir, une lettre qui tomba à Milan dansune salle du palais Serbelloni, ou à Paris, rue Chantereine, sur lesgenoux nonchalants de Joséphine, - lettre dont j’ai retenu ces deuxmots haletants, harassés : « Mourir ensemble… » - le vainqueur du mondepensait au ciel.

Il pensait au ciel, Beethoven, dont les grandes houles gémissantes,pareilles aux océans tourmentés par leurs chaînes profondes, sesoulevaient vers les astres ; Rousseau, qui fuyait les villes pours’élever, le coeur contracté d’amertume, vers les campagnes neigeusesoùfleurissent la gentiane bleue et le frais arnica ; ils pensaient auciel, tous ceux qui, exaltés ou déçus, nous ont laissé le témoignage deleur terrestre exil.

Et quand, entre deux êtres qui se sont aimés, tout est passé, brisé,quand les époux, les amants ont vu s’évanouir les suaves illusionsqu’ils avaient promis de rendre éternelles, il reste encore entre euxun lien indéfinissable, qu’aucune combinaison humaine ne pourrait plusrenouer ni satisfaire, mais dont l’âme a bien la connaissance ; lienpuissant, saturé de mélancolie, d’espérance sans but et sans moyen,mais qui ne se lasse pas, et que j’appellerais le ciel…

Mai 1913.