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NODIER,Ernest(1780-1844) : Polichinelle (1831).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.III.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux :nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome deuxième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXI.- 422 p.; 22 cm.
 
Polichinelle
par
Charles Nodier

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Polichinelle est un de ces personnages tout en dehors de la vieprivée, qu’on ne peut juger que par leurextérieur, et sur lesquels on se compose parconséquent des opinions plus ou moins hasardées,à défaut d’avoirpénétré dansl’intimité de leurs habitudes domestiques.C’est une fatalité attachéeà la haute destinée de Polichinelle. Iln’y a point de grandeur humaine qui n’ait sescompensations.

Depuis que je connais Polichinelle, comme tout le monde leconnaît, pour l’avoir rencontré souventsur la voie publique dans sa maison portative, je n’ai paspassé un jour sans désirer de leconnaître mieux, mais ma timidité naturelle, etpeut être aussi quelque difficulté qui se trouveà la chose, m’ont empêchéd’y réussir. Mes ambitions ontété si bornées que je ne me rappellepas qu’il me soit arrivé, en ce genre,d’autre désappointement, et je n’enconçois point de comparable àl’inconsolable douleur que celui-ci me laisserait au derniermoment, si j’ai le malheur d’y parvenir sans avoirjoui d’un entretien familier de Polichinelle, en audienceparticulière. Que de secrets de l’âme,que de curieuses révélations desmystères du génie et de lasensibilité, que d’observations d’unevraie et profonde philosophie, il y aurait à recueillir dansla conversation de Polichinelle, si Polichinelle le voulait ! MaisPolichinelle ressemble à tous les grands hommes de toutesles époques. Il est quinteux, fantasque, ombrageux.Polichinelle est foncièrement mélancolique. Uneexpérience amère de la perversité del’espèce, qui l’a d’abordrendu hostile envers ses semblables, et qui s’est convertiedepuis en dédaigneuse et insultante ironie, l’adétourné de se commettre aux relations trivialesde la société. Il ne consent àcommuniquer avec elle que du haut de sa case oblongue, et il se joue delà des vaines curiosités de la foule qui lepoursuivrait sans le trouver, derrière le pan de vieux tapisdont il se couvre quand il lui plaît. Les philosophes ont vubien des choses, mais je ne crois pas qu’il y ait un seulphilosophe qui ait vu l’envers du tapis de Polichinelle.C’est qu’au milieu de cette multitude qui afflue aubruit de sa voix, Polichinelle s’est fait la solitude dusage, et reste étranger aux sympathies qu’ilexcite de toutes parts, lui dont le coeur, éteintpar l’expérience ou par le malheur, ne sympathiseplus avec personne, si ce n’est peut-être avec soncompère dont je parlerai une autre fois. Je suis tropoccupé maintenant de Polichinelle pourm’arrêter aux accessoires. Un épisodeingénieux peut tenir sa place dans les histoires ordinaires,mais l’épisode serait oiseux,l’épisode serait inconvenant, j’ose direqu’il serait profane dans l’histoire dePolichinelle.

On appréciera, je l’espère,à sa valeur, mon grand travail sur Polichinelle (si je leconduis jamais à fin) par un seul fait qui est heureusementbien connu, et que je rapporte sans vain orgueil comme sans faussemodestie. Bayle adorait Polichinelle. Bayle passait les plus bellesheures de sa laborieuse vie, debout, devant la maison de Polichinelle,les yeux fixés par le plaisir sur les yeux de Polichinelle,la bouche entr’ouverte par un doux sourire aux lazzi dePolichinelle, l’air badaud, et les mains dans ses poches,comme le reste des spectateurs de Polichinelle.C’était Pierre Bayle que vous connaissez, Baylel’avocat-général des philosophes et leprince des critiques, Bayle qui a fait la biographie de tout le mondeen quatre énormes in-folio ; et Pierre Bayle n’apas osé faire la biographie de Polichinelle ! Je ne cherchepas toutefois dans ce rapprochement des motifs dem’enorgueillir comme un sot écrivain amoureux deses ouvrages. La civilisation marchait, mais ellen’était pas arrivée. C’est lafaute de la civilisation, ce n’est pas la faute de Bayle. Ilfallait à Polichinelle un siècle digne de lui. Sice n’est pas celui-ci, j’y renonce.

L’ignorance où nous sommes des faits intimes de lavie de Polichinelle était une des conditionsnécessaires de la suprématie sociale.Polichinelle, qui sait tout, a réfléchi depuislong-temps sur l’instabilité de notre foipolitique et sur celle de nos religions. C’est sans doute luiqui a suggéré à Byronl’idée qu’un système decroyances ne durait guère plus de deux mille ans, etPolichinelle n’est pas homme às’accommoder de deux mille ans de popularité,comme un législateur ou comme un sectaire. Polichinelle quia pour devise l’Odi profanum vulgus, a senti que lespositions solennelles exigeaient une grande réserve, etqu’elles perdaient progressivement de leurautorité, en s’abaissant à des rapportstrop vulgaires. Polichinelle a pensé comme Pascal, si cen’est Pascal qui l’a pensé commePolichinelle, que le côté faible des plus hautescélébrités de l’histoire,c’est qu’elles touchaient à la terre parles pieds, et c’est de là que proviennent en effetces immenses vicissitudes qui ont fait dire à Mahomet :

    Mon empire est détruit sil’homme est reconnu !

Polichinelle, logicien comme il l’est toujours, n’ajamais touché à la terre par les pieds. Il nemontre pas ses pieds. Ce n’est que sur la foi de la traditionet des monuments qu’on peut assurer qu’il a dessabots. Vous ne verrez Polichinelle ni dans les cafés et lessalons comme un grand homme ordinaire, ni àl’Opéra comme un souverain apprivoiséqui vient complaisamment, une fois par semaine, faire constaterà la multitude son identité matérielled’homme. Polichinelle entend mieux le décorumd’un pouvoir qui ne vit que par l’opinion. Il setient sagement à son entresol au-dessus de toutes lestêtes du peuple, et personne ne voudrait le voir àune autre place, tant celle-là est bien assortieà la commodité publique, et heureusementexposée à l’action des rayons visuelsdu spectateur. Polichinelle n’aspire point àoccuper superbement le faîte d’une colonne, il saittrop comment on en tombe ; mais Polichinelle ne descendra de sa vie aurez-de-chaussée comme Pierre de Provence, parcequ’il sait aussi que Polichinelle sur le pavéserait à peine quelque chose de plus qu’un homme ;il ne serait qu’une marionnette. Cette leçon de laphilosophie de Polichinelle est si grave, qu’on a vu desempires s’écrouler pour l’avoirlaissée en oubli, et qu’on ne connaîtaujourd’hui de systèmes politiques bienétablis que ceux dans lesquels elle a passé endogme, celui de l’empereur de la Chine, celui du grand Lama,et celui de Polichinelle.

Aussi est-il des sophistes (et il n’en manque pas dans cetemps de paradoxes) qui  vous soutiendront hardiment quePolichinelle se perpétue de siècle ensiècle à la ressemblance du grand Lama, sous desformes toujours semblables, dans des individus toujours nouveaux, commesi la nature prodigue pouvait incessamment fournir à lareproduction de Polichinelle ! Il y a près d’undemi-siècle, à mon grand regret, que je voisPolichinelle. Pendant tout ce temps-là, je n’aiguère vu que Polichinelle ; je n’aiguère médité que sur Polichinelle, etje le déclare dans la sincérité de maconscience, non loin du moment où je rendrai compteà Dieu de mes opinions philologiques, et des autres. Iln’y a jamais eu qu’un Polichinelle. Je suis encoreà concevoir comment le monde pourrait en contenir deux.

Le secret de Polichinelle, qu’on cherche depuis silong-temps, consiste à se cacher à propos sous unrideau qui ne doit être soulevé que par soncompère, comme celui d’Isis ; à secouvrir d’un voile qui ne s’ouvre que devant sesprêtres ; et il y a plus de rapport qu’on ne penseentre les compères d’Isis et legrand-prêtre de Polichinelle. Sa puissance est dans sonmystère, comme celle de ces talismans qui perdent toute leurvertu quand on en livre le mot. Polichinelle palpable aux sens del’homme comme Apollonius de Tyane, comme Saint-Simon, commeDéburau, n’aurait peut-êtreété qu’un philosophe, un funambule ouun prophète. Polichinelle idéal et fantastiqueoccupe le point culminant de la société moderne.Il y brille au zénith de la civilisation, ouplutôt l’expression actuelle de la civilisationperfectionnée est tout entière dans Polichinelle; et si elle n’y était pas, je voudrais biensavoir où elle est.

Pour exercer à ce point l’incalculable influencequi s’attache au nom de Polichinelle, il ne suffisait pas deréunir le génie presque créateur desHermès et des Orphée, l’aventureusetémérité d’Alexandre, laforce de volonté de Napoléon, etl’universalité de M. Jacotot. Il fallaitêtre doué, dans le sens que la féerieattribue à ce mot, c’est-à-dire pourvud’une multitude de facultés de choix propresà composer une de ces individualitéstoute-puissantes qui n’ont qu’à semontrer pour subjuguer les nations. Il fallait avoir reçu dela nature le galbe heureux et riant qui entraîne tous lescoeurs, l’accent qui parvient àl’ame, le geste qui lie, et le regard qui fascine. Jen’ai pas besoin de dire que tout cela se trouve enPolichinelle. On l’aurait reconnu sans que jel’eusse nommé.

Je vous ai déjà dit que Polichinelleétait éternel, ou plutôt j’aieu l’honneur de vous le rappeler en passant,l’éternité de Polichinelleétant, grace à Dieu, de toutes les questionsdogmatiques, celle qui a été le moinscontestée à ma connaissance. J’ailà du moins tous les livres de polémiquereligieuse que l’on a écrits depuis quel’on prend la peine d’en écrire, et jen’y ai trouvé de ma vie un seul mot quipût mettre en doute l’indubitableéternité de Polichinelle, qui estattestée par la tradition monumentale, par la traditionécrite, et par la tradition verbale. - Pour lapremière, son masque, a étéretrouvé, saisissant de ressemblance, dans les fouilles del’Égypte. On sait s’il est possible dese tromper sur la ressemblance du masque de Polichinelle ! et onm’assure que l’authenticité de ceportrait est au moins aussi bien démontrée quecelle du testament autographe de Sésostris qu’on adernièrement retrouvé aussi quelque part,à la grande satisfaction des gens de goût qui nepouvaient plus se passer du testament de Sésostris. Pour latradition écrite, elle ne remonte pas tout-à-faitsi haut, mais nous savons que Polichinelle existait identiquement etnominativement, à l’époque de lacréation de l’Académie, qui partageavec Polichinelle le privilége del’immortalité, par lettres-patentes du roi. Il estvrai que Polichinelle ne fut pas de l’Académie, etqu’elle en parle même, en termes un peulégers, dans son Dictionnaire, mais celas’explique naturellement par le sentiment d’aigreurque jettent des concurrences de gloire entre deux grandesnotabilités. - Pour la tradition orale enfin, vous nerencontrerez nulle part d’homme assez vieux pour avoir vuPolichinelle plus jeune qu’il n’estaujourd’hui, et qui ait entendu parler à sonbisaïeul d’un autre Polichinelle. - On aretrouvé le berceau de Jupiter dansl’île de Crète ; on n’a jamaisretrouvé le berceau de Polichinelle. «L’âge adulte est l’âge desdieux », dit Hésiode qui ne devait pas croire auberceau de Jupiter. L’âge adulte estl’âge aussi de Polichinelle, et jen’entends pas tirer de là uneconséquence rigoureuse qui risquerait fortd’être une impiété.J’en conclus seulement qu’il aété donné à Polichinelle defixer ce présent fugitif qui nous échappetoujours. Nous vieillissons incessamment, tous tant que nous sommes,autour de Polichinelle qui ne vieillit pas. Les dynasties passent, lesroyaumes tombent, les pairies, plus vivaces que les royaumes,s’en vont ; les journaux qui ont détruit toutcela, s’en iront faute d’abonnés. Quedis-je ! les nations s’effacent de la terre ; les religionsdescendent et disparaissent dans l’abîme dupassé après les religions qui ont disparu ;l’Opéra-Comique a déjàfermé deux fois, et Polichinelle ne ferme point.Polichinelle fustige encore le même enfant, Polichinelle battoujours la même femme, Polichinelle assommera demain soir leBarigel qu’il assommait ce matin, ce qui ne justifie enaucune manière le soupçon de cruautéque des historiens, ignorants ou prévenus, font peser malà propos sur Polichinelle. Ses innocentes rigueurs ne sedéploient que sur des acteurs de bois, car tous les acteursdu théâtre de Polichinelle sont de bois. Iln’y a que Polichinelle qui soit vivant.

Polichinelle est invulnérable ; etl’invulnérabilité des hérosde l’Arioste est moins prouvée que celle dePolichinelle. Je ne sais si son talon est restécaché dans la main de sa mère quand elle leplongea dans le Styx, mais qu’importe àPolichinelle dont on n’a jamais vu les talons ? Cequ’il y a de certain, et ce que tout le monde peutvérifier à l’instant même surla place du Châtelet, si ces louables étudesoccupent encore quelques bons esprits, c’est quePolichinelle, roué de coups par les sbires,assassiné par les bravi, pendu par le bourreau, etemporté par le diable, reparaît infailliblement,un quart d’heure après, dans sa cage dramatique,aussi frisque, aussi vert et aussi galant que jamais, nerêvant qu’amourettes clandestines etqu’espiègleries grivoises. Polichinelle est mort; Vive Polichinelle ! C’est cephénomène qui a donnél’idée de la légitimité.Montesquieu l’aurait dit s’il l’avait su.On ne peut pas tout savoir.

Je poursuis. Polichinelle éternel etinvulnérable, comme on voudrait l’êtrequand on ne sait pas ce que vaut la vie, Polichinelle a le don deslangues qui n’a été donnéque trois fois, la première fois aux apôtres, laseconde fois à la société asiatique,et la troisième fois à Polichinelle. Parcourez laterre habitée, si vous en avez le temps et le moyen ; allezaussi loin de Paris qu’il vous sera possible, et je vous lesouhaite, en vérité, du plus profond de moncoeur. Cherchez Polichinelle, et que chercheriez-vous ? Jevous mets au défi de suspendre votre hamac dans un coin duglobe où Polichinelle ne soit pas arrivé avantvous. Polichinelle est cosmopolite. Ce que vous preniezd’abord pour la hutte du sauvage, c’est la maisonde Polichinelle sous ses portières de coutil flottant (etvous savez si elle s’annonce de loin par le cercle joyeux quil’entoure !) Polichinelle encore endormi, sa têtesur un bras, et son bras sur la barre de sa tribune en plein vent,comme l’Aurore de Lafontaine, ne se sera pasréveillé au brusque appel de soncompère, ou au retentissement de l’airainmonnayé qui sonne harmonieusement sur les pavés,que vous allez le voir tressaillir, sursaillir, bondir, danser, et quevous l’entendrez s’exprimer allégrementcomme un naturel dans l’idiome du pays. Moi, voyageur nomadeà travers toutes les régions del’ancien monde, je n’ai pas fait vingt lieues sansretrouver Polichinelle, sans le retrouver naturalisé par lesmoeurs et par la parole ; et si je ne l’avais pasretrouvé, je serais revenu ; j’aurais dit commeles compagnons de Regnard :

    Hîc tandem stetimus nobis ubidefuit orbis.

Les colonnes d’Hercule de la civilisation des modernes,c’est la loge de Polichinelle.

Ce n’est pas tout : Polichinelle possède lavéritable pierre philosophale, ou ce qui est plus commodeencore dans la manipulation, l’infaillible denier du juiferrant. Polichinelle n’a pas besoin de traînerà sa suite un long cortége de financiers, et demander à travers les royaumes ses courtiers en estafettes etses banquiers en ambassadeurs. Polichinelle exerce une puissanced’attraction qui agit sur les menus métaux commela parole d’un ministre sur le vote d’unfonctionnaire public, puissance avouée,réciproque, solidaire, synallagmatique, amiable,désarmée de réquisitions, desommations, d’exécutions, et de moyens coercitifs,à laquelle les contribuables se soumettentd’eux-mêmes et sans réclamer, ce qui nes’est jamais vu dans aucun autre budget depuis que lesystème représentatif est en vigueur, et ce quine se verra peut-être jamais, car la concorde des payeurs etdes payés est encore plus rare que celle desfrères. Il n’y a si mince prolétairequi n’ait pris plaisir à s’inscrire, aumoins une fois en sa vie, parmi les contribuables spontanésde Polichinelle. L’ex-capitaliste ruiné par unebanqueroute, le solliciteur désappointé, lesavant dépensionné, le pauvre qui n’ani feu ni lieu, philosophe, artiste ou poète, garde un soude luxe dans sa réserve pour la liste civile dePolichinelle. Aussi voyez comme elle pleut, sans êtredemandée, sur les humbles parvis de son palais de bois !C’est que les nations tributaires n’ont jamaisété unanimes qu’une fois sur lalégalité du pouvoir, etc’était en faveur de Polichinelle ; maisPolichinelle était l’expression d’unehaute pensée, d’une puissantenécessité sociale, et tout hommed’état qui ne comprendra pas cemystère, je le prouverai quand on voudra, est indigne depresser la noble main du compère de Polichinelle !

L’incomparable ministre dont j’ai eul’honneur d’être le secrétaireparticulier, dans le temps où les ministresrépondaient encore aux lettres qui leur étaientécrites, se plaignant un jour de mes inexactitudesrégulières, j’essayai dem’excuser comme un écolier, par le plaisir quej’avais pris à m’arrêterquelque temps devant la loge de Polichinelle. « A la bonneheure, me dit-il en souriant, mais comment se fait-il que je ne vous yaie pas rencontré ?... » Mot sublime quirévèle une immense portéed’études et de vues politiques. Malheureusement ilne conserva le portefeuille que cinquante-trois heures et demie, et jene le plaignis point, parce que je connaissais la force et lastoïcité de son esprit. Polichinelle venait des’arrêter par hasard devantl’hôtel du ministère ; Polichinelleinsouciant et libre, en sa qualité de Polichinelle, ducaprice et de la mauvaise humeur des rois. Le ministredisgracié s’arrêta, par un de ceséchanges de procédés qui signalent lesbonnes éducations, devant la loge de Polichinelle.Polichinelle chantait toujours ; le ministre se remit àl’écouter avec autant de joie que s’iln’avait jamais été ministre ; et vousl’y trouverez peut-être encore, mais vous verrez,hélas ! qu’on n’ira pas le chercherlà.

Les notabilités n’y manquent pas, devant la logede Polichinelle ! Tout le monde y passe à son tour ! Peusont dignes de s’y fixer. L’oisifhébété la laisse en dédain; le flâneur impatient de nouvelles émotions, lasalue tout au plus d’un regard de connaissance ; lepédant pétrifié dans sa sotte sciencela cligne en rougissant d’un coup d’oeilhonteux. Vous n’y craindrez pas le contacteffronté de la grossière populace auxgoûts blasés et abrutis, écume del’émeute et de l’orgie, qui se roule,sale cohue, autour des monstres du carrefour, des disputes gymniquesdes cabarets, et des échafauds du palais ; elle a vu desenfants sans tête et des enfants à deuxtêtes ; elle a vu des têtes coupées :elle ne se soucie plus de Polichinelle.

La clientèle ordinaire de Polichinelle est beaucoup mieuxcomposée. C’est l’étudiantfraîchement émoulu de sa province, quirêve encore les douceurs de sa famille et les adieux de samère. Hâtez-vous de goûter sur sonvisage frais et riant l’expansion de son dernier bonheur ;demain il sera classique, romantique, ou saint-simonien ; il sera perdu! - C’est le jeune député, patriote deconviction, honnête homme d’instinct, qui bravel’appel nominal pour venir méditer un moment avecPolichinelle sur les institutions rationnelles de lasociété. Loué soit Dieu quil’a mis dans la bonne voie. La tribune de Polichinelle luiapprendra plus de vérités en un quartd’heure que l’autre ne peut lui endésapprendre dans une session. - C’est le pairdéshérité qui descend de son cabrioletdevenu plus modeste, pour se former au mépris des grandeurshumaines par l’exemple de Polichinelle. Homme heureux entretous les hommes ! il a perdu la pairie, mais il a gagné lasagesse ! - C’est l’éruditcassé de travail que Polichinelle délasse etreverdit, ou le philosophe épuisé despéculations inutiles, qui vient, en désespoir decause, humilier ses doctrines trompées aux pieds invisiblesde Polichinelle. - Et c’est encore mieux que tout cela !

Voilà, voilà Polichinelle, le grand, le vrai,l’unique Polichinelle ! Il ne paraît pas encore, etvous le voyez déjà ! Vous le reconnaissezà son rire fantastique, inextinguible comme celui des dieux.Il ne paraît pas encore ; mais il susurre, il siffle, ilbourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix quin’est pas une voix d’homme, de cet accent quin’est pas pris dans les organes de l’homme, et quiannonce quelque chose de supérieur àl’homme, Polichinelle, par exemple. Ils’élance en riant, il tombe, il serelève, il se promène, il gambade, il saute, ilse débat, il gesticule, et retombedémantibulé contre le châssis quirésonne de sa chute. Ce n’est rien,c’est tout, c’est Polichinelle ! Les sourdsl’entendent, et rient ; les aveugles rient et le voient, ettoutes les pensées de la multitude enivrée seconfondent en un cri : C’est lui ! c’estPolichinelle !

Alors… Oh ! c’est un spectacle enchanteur quecelui-ci !... Alors les petits enfants, qui se tenaient immobilesd’un curieux effroi entre les bras de leurs bonnes, la vuefixée avec inquiétude sur lethéâtre vide, s’émeuvent ets’agitent tout à coup, agrandissent encore leursbeaux yeux ronds pour mieux voir, s’approchent, se retirent,se rapprochent, se disputent la première place. - Ilss’en disputeront bien d’autres quand ils serontgrands ! - Le flot de l’avant-scène rouleà sa surface des petits bonnets, des petits chapeaux despetits schakos, des toques, des casquettes, des bourrelets, de jolisbras blancs qui se contrarient, de jolies mains blanches qui serepoussent ; et tout cela, vous savez pourquoi ? pour saisir, pouravoir Polichinelle vivant ! Je le comprends à merveille ;mais moi, pauvres enfants, moi qui ai grisonné làderrière vos pères, il y a quarante ans que jel’attends !...

Au second rang cependant se pressent les bonnes et les nourrices,épanouies, vermeilles, joyeuses comme d’autresenfants, sous le bonnet pointu et sous le bonnet rond, sous la cornetteaux bandes flottantes, et sous le madras en turban ; les bonnes de lahaute société surtout, aux manières defemmes de chambre, au cou penché, àl’épaule dédaigneuse, au geste rond, auregard oblique et acéré, que darde, entre delongs cils, une prunelle violette, et qui promet tout cequ’il refuse. Je ne sais pas si cela est changé,mais je me souviens qu’elles étaient charmantes.

C’est ici que devrait commencer logiquementl’histoire de Polichinelle ; mais ces prémissesphilosophiques m’ont entraînéà des considérations si profondes sur les besoinsmoraux de notre malheureuse société, quel’attendrissement m’a gagné au premierchapitre de l’histoire de Polichinelle. L’histoirede Polichinelle, c’est, hélas !l’histoire entière de l’homme, avec toutce qu’il a d’aveugles croyances,d’aveugles passions, d’aveugles folies, etd’aveugles joies. Le coeur se brise surl’histoire de Polichinelle : Sunt lacrymæ rerum !

J’ai promis cependant l’histoire de Polichinelle.Eh, mon Dieu ! je la ferai un jour, et je ne ferai plus que cela : carc’est décidément le seul livre quireste à faire ; et si je ne la faisais pas, je vousconseille en ami de la demander à deux hommes qui la saventmieux que moi, - Cruyshank et Charlet.

CHARLES NODIER.