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NODIER, Charles(1780-1844) : L’amateur de livres (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1841 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L’amateur de livres
par
Charles Nodier

~ * ~



QUICONQUE est loup agisse en loup,
C’est le plus certain de beaucoup.


Ce que La Fontaine a dit du loup, je le dirai volontiers du pédant.Savez-vous rien de plus lourd qu’un pédant qui veut être léger, de plusmaussade qu’un pédant qui veut être gracieux ? et s’il me prenait enviede faire de l’esprit en huit pages, moi qui ai juste ce qu’il fautd’esprit pour distinguer le prétérit de l’aoriste, ne merenverriez-vous pas à mes diphtongues ?

J’aime mieux vous prévenir tout d’abord que cet article sera piquantcomme un colloque de Mathurin Cordier ou comme un chapitre deDespautère. Dieu, la nature et l’Académie ont renfermé mon imaginationdans ces étroites limites qu’elle ne franchira plus. Plus heureux quemoi, qui ne peux me dispenser d’écrire, puisque ainsi l’a décidé unlibraire trop exigeant, vous pouvez vous dispenser de me lire. Sondessin était fait, sa planche était tirée, il ne manquait plus qu’unelongue et inutile élucubration à sa livraison incomplète. Eh bien ! lavoici : mais vous y chercheriez inutilement un de ces portraitsingénieux auxquels vos écrivains favoris vous ont accoutumé. Si vousêtes curieux de voir le bouquiniste représenté dans une esquisse fineet originale, n’allez pas plus loin, je vous prie, et tenez-vous-en aumodeste conseil de Mathieu Laensbergh : « Voyez-en la représentationci-contre. »

L’amateur de livres est un type qu’il est important de saisir, car toutprésage qu’il va bientôt s’effacer. Le livre imprimé n’existe quedepuis quatre cents ans tout au plus, et il s’accumule déjà danscertains pays de manière à mettre en péril le vieil équilibre du globe.La civilisation est arrivée à la plus inattendue de ses périodes, l’âgedu papier. Depuis que tout le monde fait le livre, personne n’est fortempressé de l’acheter. Nos jeunes auteurs sont d’ailleurs en mesure dese fournir à eux seuls d’une bibliothèque complète. Il n’y a qu’à leslaisser faire.

A considérer l’amateur de livres comme une espèce qui se subdivise ennombreuses variétés, le premier rang de cette ingénieuse et capricieusefamille est dû au bibliophile.

Le bibliophile est un homme doué de quelque esprit et de quelque goût,qui prend plaisir aux oeuvres du génie, de l’imagination et dusentiment. Il aime cette muette conversation des grands esprits quin’exige pas de frais de réciprocité, que l’on commence où l’on veut,que l’on quitte sans impolitesse, qu’on renoue sans se rendre importun; et, de l’amour de cet auteur absent dont l’artifice de l’écriture luia rendu le langage, il est arrivé sans s’en apercevoir à l’amour dusymbole matériel qui le représente. Il aime le livre comme un ami aimele portrait d’un ami, comme un amant aime le portrait de sa maîtresse ;et, comme l’amant, il aime à orner ce qu’il aime. Il se ferait scrupulede laisser le volume précieux, qui a comblé son coeur de jouissances sipures, sous les tristes livrées de la misère, quand il peut luiaccorder le luxe du tapis et du maroquin. Sa bibliothèque resplendit dedentelles d’or comme la toilette d’une favorite ; et, par leurapparence extérieure elle-même, ses livres sont dignes des regards desconsuls, ainsi que le souhaitait Virgile.

Alexandre était bibliophile. Quand la victoire eut placé dans ses mainsles riches cassettes de Darius, il pouvait y renfermer les plus rarestrésors de la Perse. Il y déposa les oeuvres d’Homère.

Les bibliophiles s’en vont comme les rois. Autrefois les rois étaientbibliophiles. C’est à leurs soins que nous devons tant de manuscritsinestimables dont une munificence éclairée multipliait les copies.Alcuin fut le Gruthuyse de Charlemagne, comme Gruthuyse l’Alcuin desducs de Bourgogne. Les beaux livres de François Ier porteront aussiloin que ses monuments la renommée de ses salamandres. Henri IIconfiait le secret de son chiffre amoureux aux magnifiques reliures desa librairie, comme aux somptueuses décorations de ses palais. Lesvolumes qui ont appartenu à Anne d’Autriche, font encore, par leurchaste et noble élégance, les délices des connaisseurs.

Les grands seigneurs et les gens notables de l’état se conformaient augoût du souverain. Il y avait alors autant d’opulentes bibliothèquesque de familles à écussons et à pannonceaux. Les Guise, les d’Urfé, lesde Thou, les Richelieu, les Mazarin, les Bignon, les Molé, lesPasquier, les Séguier, les Colbert, les Lamoignon, les d’Estrées, lesd’Aumont, les la Vallière, ont rivalisé, presque jusqu’à nos jours,d’utiles et savantes richesses ; et je nomme au hasard quelques-uns deces nobles bibliophiles pour m’épargner le soin fastidieux de nommertout le monde. Nos successeurs ne seront pas si embarrassés.

Bien plus, la finance elle-même, la finance aima les livres ! elle abeaucoup changé depuis. Le trésorier Grollier influa plus à lui seulsur les progrès de la typographie et de la reliure que ne le ferontjamais nos chétives médailles et nos budgets littéraires, si économespour les lettres. Son exemple fut suivi de Zamet à Montauron, et decelui-ci à Samuel Bernard, Paris et Crevenna. Un simple marchand debois, M. Girardot de Préfond, releva sa noblesse un peu équivoque parcet honorable emploi de l’argent, qui lui assure du moins l’immortalitédes bibliographies et des catalogues. Nos banquiers n’en sont pasjaloux.

Il y a quelque temps qu’un de mes amis visitait un de ces capitalistesà millions, entre les mains desquels circulent incessamment tous lestrésors de l’industrie et du commerce, pour y rentrer augmentés d’unelarge récolte d’or. Impatient d’échapper au faste qui l’éblouissait, iltémoigna le désir de se réfugier dans la bibliothèque : « Labibliothèque ? dit le Crésus, n’allez pas plus loin, la voici. » Cettebibliothèque se réduisait en effet à un portefeuille énorme, enflé debillets de banque. « Pensez-vous, ajouta le financier avec la fatuitérailleuse d’un sot qui a eu l’esprit de devenir riche, que lesbibliothèques les plus célèbres du monde renferment un volume de cettevaleur ? » Il n’y a rien à répondre à cette question, sinon que l’hommequi possède un pareil volume est bien malheureux de ne pas trouver duplaisir à en acheter d’autres.

Le bibliophile ne se trouve plus dans ces classes élevées de notresociété progressantes (je vous demande pardon pour ce hideuxparticipe, mais il passera, si vous voulez bien le permettre, avec leverbe progresser) ; le bibliophile de notre époque, c’est le savant,le littérateur, l’artiste, le petit propriétaire à modiques ressourcesou à fortune congrue, qui se désennuie dans le commerce des livres del’insipidité du commerce des hommes, et qu’un goût déplacé peut-être,mais innocent, console plus ou moins de la fausseté de nos autresaffections. Mais ce n’est pas lui qui pourra former d’importantescollections, et trop heureux, hélas ! si ses yeux mourants s’arrêtentencore un moment sur la sienne ; trop heureux s’il laisse ce faiblehéritage à ses enfants ! J’en connais un, et je vous dirais son nom sije voulais, qui a passé cinquante ans de sa laborieuse existence àtravailler pour se composer une bibliothèque, et à vendre sabibliothèque pour vivre. Voilà le bibliophile, et je vous notifie quec’est un des derniers de l’espèce. Aujourd’hui l’amour de l’argent aprévalu : les livres ne portent point d’intérêt.

L’opposé du bibliophile, c’est le bibliophobe. Nos grands seigneurs dela politique, nos grands seigneurs de la banque, nos grands hommesd’état, nos grands hommes de lettres sont généralement bibliophobes.Pour cette aristocratie imposante que les heureux perfectionnements dela civilisation ont fait prévaloir, l’éducation et les lumières dugenre humain datent tout au plus de Voltaire. Voltaire est à leurs yeuxun mythe dans lequel se résument l’invention des lettres parTrismégiste, et l’invention de l’imprimerie par Guttemberg. Comme toutest dans Voltaire, le bibliophobe ne se ferait pas plus de scrupulequ’Omar de brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Ce n’est pas que lebibliophobe lise Voltaire, il s’en garde bien ; mais il se félicite detrouver en Voltaire un prétexte spécieux à son dédain universel pourles livres. A l’avis du bibliophobe, tout ce qui n’est plus brochureest déjà bouquin ; le bibliophobe ne tolère sur les tablettes négligéesde son cabinet que le papier qui sue et les pages qui maculent, sauf àse débarrasser de ce fatras de chiffons humides, tribut stérile dequelques muses affamées, entre les mains du colporteur qui les paieau-dessous du poids ; car le bibliophobe reçoit l’hommage d’un livre etle vend. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne le lit pas et qu’il ne lepaie jamais.

Il y a quelque dizaine d’années qu’un étranger, homme de génie, setrouva surpris dans un café de Paris, à la suite de son déjeuner, parun de ces désappointements ridicules auxquels les esprits profondémentpréoccupés sont trop sujets. Il avait oublié sa bourse, et cherchaitinutilement dans son portefeuille un misérable pound égaré, quand sesyeux tombèrent, parmi les adresses éparses dans son album, sur cellede je ne sais quel seigneur suzerain d’un million d’écus, dont la porteétait voisine. Il écrit au noble Turcaret, lui demande 20 francsd’emprunt pour une heure, charge un garçon de sa lettre, attend, etreçoit pour toute réponse le non inflexible du cardinal à Maynard. Unami providentiel survient heureusement, et le tire d’embarras. Cetteanecdote est jusqu’ici  trop commune pour mériter qu’on laraconte, mais elle n’est pas finie. L’homme de génie devint célèbre, cequi arrive quelquefois au génie, et puis il mourut, ce qui arrivetoujours, tôt ou tard, à tout le monde. La renommée de ses ouvragespénétra jusque dans les salons de la Banque, et le prix de sesautographes, qui ne fut pas coté à la Bourse, fit quelque sensationdans les ventes. Je l’ai vu, ce noble et utile appel à l’urbanitéfrançaise, se payer 150 fr. dans un encan où le richard l’avaitfurtivement glissé, pour tenter le caprice des amateurs, et je seraisbien étonné si ce petit capital n’était pas triplé aujourd’hui dans desmains si discrètes et si intelligentes. Ceci prouve qu’un bienfaitrefusé n’est pas plus perdu qu’un autre. On sait que j’ai toujours aiméà mêler quelque trait de morale dans mes moindres historiettes.

Il est une espèce de bibliophobe auquel je puis pardonner sa brutaleantipathie contre les livres, la plus délicieuse de toutes les chosesdu monde après les femmes, les fleurs, les papillons et lesmarionnettes ; c’est l’homme sage, sensible et peu cultivé, qui a prisles livres en horreur pour l’abus qu’on en fait et pour le mal qu’ilsfont. Tel était mon noble et vieux compagnon d’infortune, le commandeurde Valois, quand il me disait, en détournant doucement de la main leseul volume qui me fût resté (c’était, hélas ! Platon) : « Arrière,arrière, au nom de Dieu ! ce sont ces drôles-là qui ont préparé larévolution ! Aussi, ajoutait-il fièrement après avoir relevé avecquelque coquetterie le poil de sa moustache grise, je puis prendre leciel à témoin que je n’en ai jamais lu un seul. »

Ce qui distingue le bibliophile, c’est le goût, ce tact ingénieux etdélicat qui s’applique à tout, et qui donne un charme inexprimable à lavie. On oserait garantir hardiment qu’un bibliophile est un homme à peuprès heureux, ou qui sait ce qu’il faudrait faire pour l’être.L’honnête et savant Urbain Chevreau a décrit merveilleusement cebonheur, en parlant de lui-même, et je lui en fais mon compliment. Vousserez de mon avis, si vous voulez l’écouter un moment à ma place, etvous savez déjà que vous n’y perdrez pas. « Je ne m’ennuie point,dit-il, dans ma solitude, où j’ai une bibliothèque assez nombreuse pourun ermite, et admirable pour le choix des livres. On y peut trouvergénéralement tous les Grecs et tous les Latins, de quelque professionqu’ils aient été, orateurs, poëtes, sophistes, rhéteurs, philosophes,historiens, géographes, chronologistes, les pères de l’Église, lesthéologiens et les conciles. On y voit les antiquaires, les relationsles plus curieuses, beaucoup d’Italiens, peu d’Espagnols, les auteursmodernes d’une réputation établie ; et le tout dans une fort grandepropreté. J’y ai des tableaux, des estampes ; un grand parterre toutrempli de fleurs, des arbres fruitiers, et dans un salon, des musiciensdomestiques, qui, par leur ramage, ne manquent jamais de m’éveiller, oude me divertir dans mes repas. La maison est neuve, et bien bâtie ;l’air en est sain, et pour m’acquitter de mon devoir, j’ai troiséglises à côté de mes deux portes cochères. »

Si Urbain Chevreau avait vécu du temps de Sylla, je ne sais pas trop sile sénat aurait osé proclamer Sylla le plus heureux des hommes de laterre : mais je suis porté à le croire, car il est bien probable qu’unhomme comme Urbain Chevreau n’aurait pas été connu du sénat. Remarquez,en effet, que ce digne Urbain Chevreau, l’objet et le modèle de mesplus chères études, l’enchantement de mes plus agréables lectures, præsidium et dulce decus meum, a oublié ou méconnu, dans ce charmanttableau d’une existence digne d’envie, ce que sa félicité avait de plusprécieux et de plus rare. Il était plus savant que les savants de sontemps, qui étaient si savants ; il était plus lettré que les lettrés ;il faisait des vers qui valaient les meilleurs vers, et de la prose sipleine, si abondante et si facile, qu’on croit l’entendre quand on lelit. Que de périls à éviter ! que d’obstacles à vaincre pour êtreheureux ! il fut heureux parce qu’il sut se contenter de sa fortune etse passer de la gloire. On l’oublia tellement de son temps, qu’il nefut pas de l’Académie ; mais la haine l’avait laissé en paix comme lafaveur, et il mourut paisible, entre ses fleurs et ses livres, à l’âgede quatre-vingt-huit ans.

Que la terre soit légère au plus aimable et au plus érudit desbibliophiles, comme dit la petite phrase épicédique aujourd’huiconsacrée. Mais que sont devenus ses livres, les livres si choisis etsi propres d’Urbain Chevreau, dont aucun catalogue récent n’a faitmention ? C’est là une question vive, pressante, incisive, et dont ons’occupera beaucoup dans le monde social, quand le monde social nes’occupera plus des sots non-sens de philosophie humanitaire et deméchante politique dont il est infatué.

Le bibliophile sait choisir les livres ; le bibliomane les entasse. Lebibliophile joint le livre au livre, après l’avoir soumis à toutes lesinvestigations de ses sens et de son intelligence ; le bibliomaneentasse les livres les uns sur les autres sans les regarder. Lebibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou mesure. Lebibliophile procède avec une loupe, et le bibliomane avec une toise.J’en connais certains qui supputent les enrichissements de leurbibliothèque par mètres carrés.

L’innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans lebibliomane, une maladie aiguë poussée au délire. Parvenue à ce degréfatal de paroxysme, elle n’a plus rien d’intelligent, et se confondavec toutes les manies. Je ne sais si les phrénologistes qui ontdécouvert tant de sottises ont découvert jusqu’ici dans l’enveloppeosseuse de notre pauvre cervelle l’instinct de collectivité, sidéveloppé dans plusieurs pauvres diables de ma connaissance. J’en ai vuun, dans ma jeunesse, qui faisait collection de bouchons de liége,anecdotiques ou historiques, et qui les avait rangés par ordre, dansson immense galetas, sous des étiquettes instructives, avec indicationde l’époque plus ou moins solennelle où ils avaient été extraits de labouteille ; exemplum ut : « M. LE MAIRE, CHAMPAGNE MOUSSEUX DEPREMIÈRE QUALITÉ ; NAISSANCE DE SA MAJESTÉ LE ROI DE ROME. » Lebibliomane doit avoir à peu près la même protubérance.

Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. Du bibliophile aubibliomane, il n’y a qu’une crise. Le bibliophile devient souventbibliomane, quand son esprit décroît ou quand sa fortune s’augmente,deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés; mais le premier est bien plus commun que l’autre. Mon cher ethonorable maître, M. Boulard, avait été un bibliophile délicat etdifficile, avant d’amasser dans six maisons à six étages six cent millevolumes de tous les formats, empilés comme les pierres des muraillescyclopéennes, c’est-à-dire sans chaux et sans ciment, mais qu’on auraitpu aussi prendre de loin pour des tumuli gaulois. C’était, en effet,de véritables bibliotaphes. Je me souviens qu’en voyageant un jour aveclui parmi ces obélisques mal calés, et dont la prudente science de M.Lebas n’avait pas assuré l’aplomb, je m’informai curieusement d’unlivre unique, dont ma respectueuse amitié s’était empressée de luicéder la possession dans une vente célèbre. M. Boulard me regardafixement, avec cet air de bonhomie gracieuse et spirituelle qui luiétait particulier ; et, frappant du bout de sa canne à pomme d’or unede ces masses énormes, rudis indigestaque moles, puis une seconde etune troisième : « Il est là, me dit-il, ou bien là, ou là. » Je frémisà l’idée que la malencontreuse plaquette avait disparu pour toujours,peut-être, sous dix-huit mille in-folio, mais ce calcul ne me dit pasnégliger l’intérêt de mon salut. Les piles géantes, ébranlées dans leuréquilibre incertain par le bout de la canne de M. Boulard, sebalançaient sur leurs bases d’une manière menaçante, et leur sommetvibra longtemps comme la flèche légère d’une cathédrale gothique, à lavolée des cloches ou aux assauts de la tempête ; j’entraînai M.Boulard, et je m’enfuis avant qu’Ossa ne fût tombé sur Pélion, ouPélion sur Ossa. Aujourd’hui même, quand je pense que les Bollandistes ont failli s’écrouler tous à la fois, et de vingt piedsde haut, sur ma tête, je ne me rappelle pas ce péril sans une pieusehorreur. Ce serait abuser des mots que d’appeler bibliothèques cesépouvantables montagnes de livres qu’on ne peut attaquer qu’avec lasape, et soutenir qu’avec l’étançon.

Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.

Le bibliophile ne doit pas se confondre avec le bouquiniste, dont nousallons parler, et cependant le bibliophile ne dédaigne pas de bouquinerquelquefois. Il sait que plus d’une perle s’est trouvée dans le fumier,et plus d’un trésor littéraire sous une grossière enveloppe.Malheureusement ces bonnes fortunes sont fort rares. Quant aubibliomane, il ne bouquine jamais, parce que bouquiner, c’est encorechoisir. Le bibliomane ne choisit point, il achète.

Le bouquiniste proprement dit est ordinairement un vieux rentier ou unprofesseur émérite, ou un homme de lettres passé de mode, qui aconservé le goût des livres, et qui n’a pas su conserver assezd’aisance pour en acheter. Celui-là est sans cesse à la recherche deces bouquins précieux, raræ aves in terris, que le hasard capricieuxpeut avoir cachés d’aventure dans la poussière d’une échoppe, diamantssans monture que le vulgaire confond avec la verroterie, et qui ne s’endistinguent qu’au regard judicieux du lapidaire. Avez-vous entenduparler de cet exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ, que Rousseaudemandait en 1763 à son ami M. Dupeyrou, qu’il annotait, qu’il ornaitde sa signature, et dont un des feuillets se trouve marqué d’unepervenche sèche, la vraie pervenche, la pervenche originale queRousseau avait recueillie la même année sous les buissons desCharmettes ? M. de Latour est possesseur de ce bijou de modesteapparence qui ne serait pas surpayé au poids de l’or, et qui lui acoûté 75 centimes. Voilà une délicieuse conquête ! Je ne sais toutefoissi je n’aimerais pas autant le vieux volume de Théagène et Chariclée,que Racine abandonna en riant à son professeur : « Vous pouvez, luidit-il, brûler celui-là ; maintenant je le sais par coeur. » Si ce jolipetit livre n’est plus sur les quais, avec la signature élégante et lesnotes grecques en caractères mignons qui le feront distinguer entremille, je vous réponds qu’il y a passé. Et que diriez-vous de l’éditionoriginale du Pédant joué de Cyrano, avec les deux scènes que voussavez, enfermées dans une large accolade, et cette simple note deMolière, griffonnée sur la marge : « Ceci est à moi. » Ce sont là lesdouces joies, et le plus souvent, il faut en convenir, lesmerveilleuses illusions du bouquiniste. Le savant M. Barbier, qui apublié tant d’excellentes choses sur les anonymes, et qui en a tantlaissé à dire, avait promis une bibliographie spéciale des livresprécieux ramassés pendant quarante ans sur les quais de Paris. La pertede ce manuscrit serait fort à regretter pour les lettres, et surtoutpour les bouquinistes, ces habiles et ingénieux alchimistes de lalittérature, qui rêvent partout la pierre philosophale, et qui entrouvent de temps en temps quelques morceaux, sans prendre grand soucide les faire enchâsser richement dans des reliures fastueuses. Lebouquiniste croit toute sa vie posséder ce que personne ne possède, etses épaules se soulèveraient de pitié devant l’écrin du grand Mogol ;mais le bouquiniste a de puissantes raisons pour ne pas relever sesrichesses de la vaine apparence d’une richesse étrangère, et il déguiseson motif secret sous un prétexte assez spécieux. « La livrée de l’âge,dit-il, sied aux vieilles productions de la typographie, comme lapatine au bronze antique. Le bibliophile qui envoie ses livres àBauzonnet ressemble à un numismate qui ferait dorer ses médailles.Laissez le vert-de-gris à l’airain, et le cuir éraillé aux bouquins. »Ce qu’il y de vrai au fond de tout cela, c’est que les reliures deBauzonnet sont fort chères, et que le bouquiniste n’est pas riche.N’enluminez pas la beauté d’un fard presque sacrilége, et n’abandonnezpas les livres aux opérations dangereuses de la restauration, quand ilspeuvent s’en passer, mais croyez fermement qu’aux livres comme auxbelles, la parue ne nuit en rien.

Lenom du bouquiniste est un de ces substantifs à sens double quiabondent malheureusement dans toutes les langues. On appelle égalementbouquiniste l’amateur qui cherche des bouquins, et le pauvre libraireen plein air qui en vend. Autrefois, le métier de celui-ci n’était passans considération et sans avenir. On a vu le marchand de bouquinss’élever du modeste étalage de la rue, ou de la frileuse expositiond’une échoppe nomade, jusqu’aux honneurs d’une petit boutique de sixpieds carrés. Tel fut naguère ce Passard dont la mémoire vit peut-êtreencore dans la rue du Coq. Et qui pourrait avoir oublié Passard, avecses cheveux coupés de près, sa courte queue en trompette, son gros oeilfauve et saillant, et le petit oeil bleu enfoncé qu’un jeu bizarre delanature avait opposé à l’autre, pour que le signalement de Passard n’eûtrien à envier à son caractère en originalité excentrique ? LorsquePassard, l’angle droit de sa bouche relevé par une légère convulsionsardonique, était en humeur de parler ; quand son petit oeil bleucommençait à pétiller d’un feu malin qui n’enflammait jamais son grosoeil éteint, vous pouviez vous attendre à voir se dérouler devant voustoute la chronique scandaleuse de la politique et de la littératurependant quarante années historiques. Passard, qui avait colporté, sousle bras, sa boutique ambulante, du passage des Capucines au Louvre, etdu Louvre à l’Institut, avait tout vu, tout connu, tout dédaigné duhaut de son orgueil de bouquiniste. Et cependant Passard n’était pasl’homme d’Horace, dicendi bona mala locutus ; il n’en était que lamoitié. La mémoire de Passard ne se rappelait que le mal ; mais, avecquelle verve ironique, et quelquefois éloquente, il stigmatisait de sonmépris les noms les plus illustres, c’est ce qu’il faut avoir entendupour le croire. » Mirabeau cependant ? lui dis-je timidement un jour. –Mirabeau, me répondit fièrement Passard en se campant sur le pieddroit, était un stupide polisson. » Je me hâte de déclarer, pourl’acquit de ma conscience, que ceci ne prouve rien, si Passard neconnaissait pas mieux les hommes qu’il ne connaît les livres. Ce qu’ily a d’incontestable pour les bouquinistes amateurs qui l’ont visité sisouvent, c’est que sa conversation était beaucoup plus curieuse que sesbouquins.

J’ai cité Passard, bouquiniste obscur dont le nom ne brillera jamaisdans une biographie ; Passard, qui est, selon toute apparence, leBrutus, le Cassius, le dernier des bouquinistes. Le bouquiniste desponts, des quais et des boulevards, pauvre créature équivoque, anomale,étiolée, qui ne vit plus qu’à demi de ses bouquins méconnus, est toutau plus l’ombre du bouquiniste : le bouquiniste est mort.

Cette grande catastrophe sociale, la mort du bouquiniste, était un desrésultats infaillibles du progrès : douce et innocente superfétation dela bonne littérature, le bouquiniste devait finir avec elle. Dans cetâge d’ignorance auquel nous avons eu le bonheur d’échapper, le libraireétait, en général, un homme capable d’apprécier ses publications, quiles faisait imprimer sur un bon papier solide, élastique et sonore, etqui les faisait recouvrir, quand elles en valaient la peine, d’un boncuir imperméable, assujetti par une bonne colle et par une bonnecouture. Si le livre tombait par hasard dans le domaine du bouquiniste,il n’était pas perdu pour cela. Basane, veau ou parchemin, sa reliurebrûlée et racornie aux feux du soleil, imbibée, détendue et ramolliepar les averses, revêtue par le vent d’une couche épaisse de poussièrequi devient de la boue quand il pleut, protégeait longtemps encore,sous un abri fort disgracieux au regard, les visions du philosophe oules rêveries du poëte. Aujourd’hui, ce n’est plus cela. Le libraire duprogrès sait que la gloire viagère des livres qu’il publie n’a guèreplus de durée probable que la vie des moucherons du fleuve Hypanis, etqu’à peine baptisée par la réclame, elle sera enterrée dans trois joursavec le feuilleton. Il couvre d’un papier jaune ou vert son papierblanc noirci d’encre, et il abandonne le spongieux chiffon à toutes lesintempéries des éléments. Un mois après le honteux volume gît dans lescaisses de l’étalagiste, à la merci d’une belle pluie matinale. Ils’humecte, s’abreuve, se tord, se marbre çà et là de larges zônesmordorées, retourne peu à peu à l’état de bouillie dont il est sorti,et n’a presque plus de préparation à subir pour tomber sous le pilon ducartonnier. L’histoire des livres du progrès est tout entière là-dedans.

Le bouquiniste aux vieux et nobles bouquins n’a rien de commun avec cetriste marchand de papier mouillé qui étale, en haillons moisissants,quelques lambeaux de livres nouveaux. Le bouquiniste est mort, vousdis-je, – et quant aux brochures qui ont remplacé ses bouquins, il n’enrestera pas de souvenir dans vingt ans. On peut bien m’en croire, carj’y suis pour trente volumes.

Et puis faites-moi la grâce de me le dire, si vous le savez, querestera-t-il dans vingt ans ?                                

CHARLES NODIER.