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ACHARD, Amédée(1814-1875) : Le Bohémien (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Bohémien
par
Amédée Achard

~ * ~


NE vous étonnez pas trop de rencontrer l’enfant perdu dela Bohême dans cette grande galerie où les Français seuls ont droit debourgeoisie. Pour n’être point de la même famille, il a cependant destitres à notre attention. Si le Champenois ou le Normand heurte lesBohémiens dans sa route, c’est que les Bohémiens, comme ces aventureuxbâtards qui, n’ayant aucune origine, prenaient hardiment le nom d’unerace noble, ont posé le pied sur le sol de la France, et, s’y trouvantbien, y sont restés.

Allez dans le Midi, dans le Languedoc, en Provence, dans le Roussillon,et partout, au fond de la vallée, sur le flanc de la montagne commedans la plaine, vous trouverez le Bohémien, vagabond qui ne sait d’oùil vient, et ne sait pas davantage où il va.

On dirait qu’une antique et foudroyante malédiction a frappé ce peuple,toujours errant comme Ahasvérus ; il semble qu’une voix terrible lepousse au travers de l’Europe pour accomplir un éternel pèlerinage enpunition de quelque grand crime ignoré. Jamais il ne s’arrête, et voilàcependant quatre siècles qu’il marche. Où qu’il aille, sous quelqueciel qu’il dorme, il recueille partout l’héritage d’opprobre et demisère qui a été, est, et peut-être sera son lot. Il passe au milieudes nations sans se mêler à elles, il effleure la civilisation et n’engarde rien, il va du nord au midi, change de climats, traverse desraces qui obéissent à des lois, à des mœurs, à des langues différentes,se meut au milieu d’hommes qui se prosternent au pied de la croix ouinvoquent le nom de Mahomet ; et les climats, les lois, les coutumes,les langues, les religions, glissent sur ce peuple sans laisser plus detrace sur lui que la pluie sur une lame d’acier. Charami chez lesArabes, Pharaöhites chez les Hongrois, chez les Anglais GypsisGitanos parmi les Espagnols et les Portugais, Zingaris chez lesMoldaves, Zigenners en Allemagne, Caracos dans le Roussillon, quelque soit le nom qu’ils portent, les Bohémiens, partout conspués,méprisés, traqués, honnis, sont comme une bande de parias dans lagrande famille humaine. Les rois, les empereurs, les parlements, lesétats généraux, ne s’en occupent jamais que pour fulminer des arrêtscontre eux ; on les chasse de terre en terre, les provinces se lesrenvoient, les royaumes les expulsent ainsi que des lépreux ; et danscette multitude de lois qui les frappent et les condamnent, on neremarque rien que les règlements promulgués par l’impératriceMarie-Thérèse qui aient eu pour but l’amélioration de leur position enles soumettant à un régime normal et régulier, et encore ces règlementsn’ont-ils jamais été mis en vigueur.

Telles étaient la haine et l’horreur que les Bohémiens errantsinspiraient aux populations au milieu desquelles ils séjournaient oupassaient, que tous les états ont pris tour à tour des mesuresviolentes pour les écarter de leurs frontières. Les diètes suédoisesdécrétèrent à trois reprises différentes, en 1662, en 1723 et en 1727,les ordres les plus sévères pour leur entière expulsion du royaume ; en1578, une loi porta défense aux Polonais d’accorder l’hospitalité auxBohémiens sous peine de bannissement : la charité évangélique devenaitun crime quand on l’exerçait envers eux. Le code des lois du Danemark,plus impitoyable encore, leur refusait un asile. Ils furent chassés desPays-Bas, d’abord par Charles-Quint, puis par les états desProvinces-Unies, en 1582. Ceux qui tentaient de repasser les frontièresétaient punis de mort. L’empereur Maximilien poussa le premierl’Allemagne dans cette voie de sévérité, en appelant contre euxl’attention de la diète d’Augsbourg, en 1500. Le même soin occupa lesdiètes de 1530, 1544, 1548 et 1551. Tous les princes de l’Empire, laplupart du moins, suivirent un exemple qui partait de si haut. En mêmetemps le roi Henri VIII faisait, en 1531, une loi qui expulsait lesBohémiens d’Angleterre, et cette loi, qui était tombée en désuétude,fut renouvelée sous le règne de la reine Élisabeth. La situation desBohémiens n’était pas plus heureuse en Italie : en 1572, lesgouverneurs les obligèrent de quitter le territoire de Parme et deMilan. Un peu avant déjà, la république de Venise les avait égalementchassés de ses états ; et il y avait une loi générale dans la Péninsulequi ne leur permettait pas de coucher deux nuits de suite sous le mêmetoit. Le roi Ferdinand, qui venait d’expulser les Maures et les Juifsdes Espagnes, fit publier, en 1492, un édit qui ordonnaitl’extermination des Bohémiens. Mais les Bohémiens s’étant réfugiés dansles provinces écartées, Charles-Quint, et après lui Philippe II,suivirent l’exemple de Ferdinand. En France, le roi François Ier,rendit une ordonnance qui portait leur entier bannissement du royaume,et l’assemblée des États, en 1561, à Orléans, prescrivit auxgouverneurs des provinces de les exterminer par le fer et le feu ; en1612 cet édit fut renouvelé.

Traqués partout comme des bêtes fauves, les Bohémiens allaient etvenaient en Europe comme des hordes vagabondes, ne sachant où planterleurs tentes ; ils sortaient d’un royaume où l’épée les décimait, pourentrer dans une république où la hart les attendait. Il y eut un momentoù le désespoir s’empara de ces tribus à demi sauvages, où ces enfantsdu hasard, ne sachant comment sauver leur vie, vinrent l’offrir à leursbourreaux, et demandèrent la mort ainsi qu’une aumône. On les regardaiten tous lieux comme des êtres qui n’avaient d’humain que la face, commedes proscrits de Dieu, voués par avance aux misères et aux supplices ;et les grands avaient si peu de pitié pour ces pauvres créatures, qu’unprince d’une petite cour d’Allemagne, étant à la chasse, ne se fitaucun scrupule de tuer une Bohémienne qui allaitait son enfant, commeil l’aurait fait d’une louve et de son louveteau.

Toutes les hontes leur étaient réservées : en Russie, les boyardsvendaient les nids de Bohémiens pour payer leurs dettes de jeu ; ilsfaisaient entre eux échange de mâles et de femelles, selon que leurstribus esclaves avaient besoin des uns ou des autres, afin demultiplier les produits dont ils trafiquaient ; le premier Bohémienqu’on rencontrait le long du chemin faisait, en Moldavie, fonction debourreau ; c’était un Bohémien qui pendait, torturait, fustigeait sesfrères ; cette profession, ils l’exerçaient en Hongrie et l’exercentencore en Transylvanie, et, faut-il le dire, ils mettaient tant deconstance et d’habileté dans leur infamant métier de tortionnaires, quela nature semblait les avoir créés tout exprès pour manier lestenailles et le couteau. Les musulmans qui s’allient, en Bulgarie, avecdes chrétiennes ne consentent jamais à s’unir aux filles des Bohémiens.Partout enfin, rebuts de la race humaine, ils récoltent l’humiliation.

Mais les temps d’épreuves sont à peu près finis pour eux ; une dernièrepersécution les menaça, en Espagne, il y a une trentaine d’années ;mais, comme une tempête qui passe à l’horizon, elle gronda sans lesatteindre. Pauvres, ils ont échappé à la ruine par leur pauvreté même ;expulsés et maudits, ils ont vécu au hasard sur la lisère des forêts,dans les ravins obscurs, au fond des pays montagneux, descendant dansla plaine lorsque la loi venait à s’oublier comme toute chose s’oublie,disparaissant comme les brouillards du matin, quand le parlement oul’empereur fulminait de nouveaux édits contre leurs tribus, jusqu’à cequ’enfin le temps et la civilisation aient étendu sur eux ce manteauqui couvre toutes les misères, et qu’on appelle l’indifférence.

On a longtemps discuté sur l’origine des Bohémiens ; beaucoup de livresont été faits à ce sujet, et il s’en fera probablement beaucoup encore.Ce n’est pas ici le lieu d’examiner le mérite comparatif desdifférentes théories qui ont été émises par des hommes fort savants, etsans nous arrêter à l’opinion, longtemps admise, qui les fait descendrede la haute Égypte, ou à la croyance plus moderne, et peut-être aussimieux justifiée, qui leur donne les Indes pour patrie, et la caste des Sudders, de la tribu des parias, pour famille, bornons-nous à lesprendre pour ce que nous les voyons, et à les étudier selon qu’ils nousapparaissent aujourd’hui. Que nous importe, après tout, que lesBohémiens soient des mameluks, les derniers d’entre ceux quidéfendirent l’Égypte contre le sultan Sélim, en 1517, ou, plusprobablement, de misérables Indiens de la classe la plus infime dupeuple, chassés de l’Indoustan par l’invasion de Timur-Bec, vers 1408ou 1409 ? Ce qu’il nous suffit de savoir, c’est qu’ils existent, etqu’ils existeront longtemps encore, sinon toujours. La Bohême est unfait accompli, et l’on sait quelle puissance on attribue, dans le tempsoù nous sommes, aux faits accomplis. Ce n’est donc plus le cas dediscuter. Racontons et examinons.

En 1427, le 17 août, les habitants de la bonne ville de Paris furentfort étonnés de rencontrer à leurs portes douze individus qui parlaiententre eux un langage que nul ne comprenait. Ces douze personnages,parmi lesquels on comptait un duc et un comte, traînaient à leur suitecent vingt misérables, hommes, femmes et enfants, comme il ne s’enétait jamais vu dans le pays. Les hommes avaient le teint bronzé, lescheveux crêpés et noirs, les allures sauvages ; les femmes portaientaux oreilles des boucles d’argent ; les enfants marchaient presque nus.Comme ils avaient en route appris quelque peu du langage français, ilsparvinrent à se faire comprendre, et leur duc raconta qu’ils étaient depauvres pénanciers chassés de la basse Égypte par les Sarrasins, etque, s’étant rendus à Rome, le pape leur avait enjoint pour pénitenced’errer pendant sept ans par le monde sans coucher sur aucun lit.

Les chefs et leur suite furent logés à la Chapelle, où une grande foulede peuple vint les visiter. L’étrangeté de leur histoire, de leurlangage, de leur figure, de leurs costumes, attirait autour de leurasile un grand concours de gens désœuvrés et curieux. Les femmes, quiétaient laides, disaient la bonne aventure et prédisaient l’avenir enconsultant les traits du visage, et surtout les lignes de la main ; leshommes mendiaient et volaient. Cependant le clergé de Paris s’émut dela présence de ces étrangers dont l’orthodoxie en matière de religionne lui était pas démontrée. Bientôt même la rumeur publique les accusade sortiléges et de maléfices, et l’évêque, voulant enfin délivrer sonpeuple de vagabonds qui avaient la peau noire et les coutumes barbaresdes idolâtres, les contraignit de quitter le toit hospitalier de laChapelle et le territoire de Paris. Pour mieux écarter des Égyptienscelles de ses ouailles que l’attrait de l’inconnu et du merveilleuxpouvait conduire sur leurs pas, il excommunia les Parisiens crédulesqui les avaient consultés.

Les douze pénanciers s’éloignèrent avec leur tribu de mendiants ;mais d’autres arrivèrent successivement ; leurs bandes errantes sesuccédèrent bientôt en plus grand nombre, et depuis lors, quelle quefût la rigueur des lois qui les proscrivirent, les Bohémiens necessèrent pas un jour de fouler le sol français.

Voilà quatre siècles et plus que les premiers d’entre eux ont passé leRhin et les Alpes ; déjà leurs frères s’étaient montrés en Allemagne,en Italie, en Suisse, depuis plusieurs années. Les persécutions n’ontpu éteindre leur race, et ils se sont multipliés comme ces plantesparasites que la charrue coupe quelquefois, mais qu’elle ne détruitjamais. Maintenant on les rencontre à peu près dans toute l’Europe, etplusieurs milliers se promènent en France, errant à l’aventure,attendant qu’il plaise à Dieu de leur envoyer leur pain quotidien,comme il donne la pâture aux petits des oiseaux.

Laissons-les donc vivre en Russie, attachés en qualité de serfs à laglèbe du seigneur, et dans les provinces qu’arrose le Danube, enHongrie, en Transylvanie, en Valachie, occupés à laver le sable desrivières pour en tirer des parcelles d’or : misérables orpailleurs quiobéissent à des waywodes presque aussi misérables qu’eux ; laissonstous ceux enfin qui, au nombre de plus de sept ou huit cent milleindividus, pétrissent l’Europe sous leurs pieds des monts Oural auxcolonnes d’Hercule, et ne nous occupons que des Bohémiens qui habitentla France, si l’on peut dire qu’un Bohémien habite quelque part.

C’est particulièrement dans le midi qu’on les rencontre, le long desPyrénées surtout. Il en existe cependant un petit nombre en Alsace eten Lorraine ; mais, pour étudier leurs mœurs en s’attachant aux troupesnombreuses et non aux individus isolés, c’est dans les plainesverdoyantes du Languedoc, sur les coteaux du Roussillon, qu’il fautaller. C’est là que le Bohémien se présente aux regards del’observateur dans tout le pittoresque vagabondage de son existenceparesseuse, dans toute l’indépendance de son isolement. Suivez doncavec nous les routes poudreuses de ces départements lointains dont lamer baigne le sable argenté, et nous ne marcherons pas longtemps sansrencontrer une halte de Bohémiens.

Il est midi : le soleil flamboie dans le ciel tout rayonnant de lumière; les insectes bourdonnent sous le feuillage des méliziers, la brisenonchalante arrache à peine un murmure aux branches harmonieuses despins ; le berger dort au pied d’une haie ; la cigale chante sur lebuisson ; le troupeau est couché par terre, dans l’herbe ; là-bas, aupied de la colline, un village dresse son clocher blanc entre lespeupliers verts ; la route est déserte. Tout à coup voilà un tourbillonde poussière qui s’élève, approche, grandit. Des cris étranges percentle voile blanchâtre qui roule sur le chemin : c’est un bruit discordantoù le rire éclate au milieu des chansons, où le beuglement des animauxse mêle aux pleurs des enfants. Certainement c’est une troupe deBohémiens qui passe. Si un coup de vent se rue de l’horizon, le nuagecrève ; si la troupe s’arrête, le nuage s’abat ; approchez-vous alorset regardez.

C’est un pêle-mêle étrange, hideux quelquefois, mais pittoresquetoujours, d’hommes en guenilles, drapés de manteaux troués, coiffés delongs bonnets rouges, pieds nus la plupart ; de femmes couvertes deloques informes où brillent de petits morceaux de verroterie et demétal, clinquant grotesque sur de misérables habits ; des enfants àdemi nus, entassés sur des ânes ou pendus aux seins de leurs mères ; untroupeau hennissant de chevaux, d’ânes, de mulets ; de pauvres bêteschargées de bagages qui n’ont d’appellations dans aucune langue ;d’horribles vieilles qui se traînent en criant comme des bandes d’oiessauvages ; des vieillards qui mâchent un morceau de tabac, tandis queleurs yeux étincellent sous des sourcils épais et grisonnants.

Le chef, celui qui paraît en tête, monté sur un cheval harnaché deplumes éclatantes et de brimborions reluisants, s’est arrêté ; il aregardé autour de lui ; un terrain inculte, couvert de genêts et debroussailles, s’étend aux côtés de la route ; il l’a montré du doigt àsa troupe et saute à bas de cheval. Les Bohémiens vont faire halte.

Trop fier pour s’occuper des travaux de campement, le chef se couchesous un arbre, en quelque endroit frais et ombreux. C’est, le plussouvent, un homme grand, leste, vigoureux, jeune encore. Il a fait toutce qu’il a pu pour rendre son costume splendide ; c’est un bizarreassemblage de haillons de couleurs chatoyantes où le rouge domine ; desboutons de cuivre, d’argent, de filigrane, ont été attachés à son habitécarlate, que rehaussent encore de vieilles broderies d’or, galonsvolés à quelque mercier du bourg voisin. Le chef a confié son chevalaux mains d’un enfant ; il tire de sa poche une pipe de bois noirciepar la fumée, casse un morceau du tuyau imbibé d’un suc âcre etmordicant, le roule entre ses dents, le presse de ses lèvres, ets’endort en mâchant ce bois empesté.

Cependant toute la troupe s’est mise à l’œuvre pour transformer lechamp désert en un village, sorte de camp volant qui s’élève en uneheure et tombe en cinq minutes, décoration d’opéra qui dure un jour ousix semaines, suivant le caprices des circonstances, et que la plusmince autorité de la hiérarchie constitutionnelle fait disparaître enun instant, comme une feuille morte, sous le souffle de sa colère.

Bientôt le terrain est balayé ; les ronces sont arrachées, les caillouxécartés ; quelques pieux, plantés en terre, supportent une toilecrevassée ; de méchants ustensiles, deux ou trois marmites et quelquespots de terre sont étalés à l’entour ; les enfants recueillent des tasde feuilles vertes qu’ils répandent dans l’intérieur de la tente ; ondébride et desselle les animaux, qui vont çà et là, cherchant unemaigre pâture entre les genêts. Un feu de branches mortes s’allume, etbientôt un morceau de viande embroché d’un bâton tourne au-dessus dubrasier en compagnie d’un chaudron suspendu à deux piquets ; et uneheure après qu’ils se sont arrêtés, les Bohémiens ont déjà élevé leurshabitations, préparé les logements et cuit le dîner.

Tant que dure l’été, les Bohémiens errent par les champs et dormentsous leurs tentes, souvent même sans autre abri que le feuillage desarbres, comme ils n’ont pour lit que la mousse ; mais quand vientl’hiver, lorsque les neiges commencent à blanchir les collines, si lepays leur convient, si les gendarmes ne les inquiètent pas, si leshabitants, bons et hospitaliers, leur permettent le séjour de lacommune, ils préparent enfin des demeures plus solides, et demandent àleur travail un refuge contre les rigueurs de la saison. La hutteremplacera la tente. Le Bohémien choisit ordinairement un monticule aumilieu d’une vallée, un tertre dans la plaine. Il creuse d’abord untrou, profond de dix à douze pieds, sur une largeur à peu près égale ;ce trou est ouvert sur la campagne, le tertre coupé sert de murailleaux trois autres côtés ; une perche, enfoncée dans la muraille par unbout, et appuyé sur un pieu à l’autre extrémité, sert d’arête àplusieurs branches transversales qui s’inclinent vers le sol ; c’est lacarcasse du toit : le tout est recouvert de chaume et de gazon.Au-devant de cette demeure souterraine s’élève un hangar chétif bâtiavec de la boue et du fumier : c’est l’écurie, l’étable, le bûcher, lemagasin de la famille. La fumée du feu qui brûle continuellement dansla hutte s’échappe par une ouverture pratiquée dans le toit ; et quandla campagne est chargée de neiges éblouissantes, cette fumée est leseul indice qui révèle au voyageur la demeure du Bohémien.

En été comme en hiver, les Bohémiens choisissent, pour établir leurcamp, le voisinage des villes ou des bourgs, qui leur permet d’exercerplus facilement leur industrie.

Que ce mot ne vous surprenne point trop : industrie et Bohémienaccouplés semblent jurer de se trouver ensemble ; et néanmoins il fautbien que cela soit, puisque c’est la vérité. Cependant, si nous nousservons du mot industrie, c’est que nous n’en trouvons pas d’autrepour désigner les différents métiers qui font vivre la famille duBohémien.

La plupart des Bohémiens sont forgerons ; ces forgerons-là ne charrientpas après eux un grand attirail d’outils : une minute leur suffit pourinstaller leur forge en plein vent. Le chef de la famille place sur ledos de son âne tout le matériel : un méchant soufflet, une petiteenclume, de pierre le plus souvent, des pincettes, une paire demarteaux et quelques débris de ferraille. Dans cet équipage, il va deferme en ferme offrir ses services aux campagnards. Si quelque paysanles accepte, il allume un feu de broussailles ; un enfant faitmanœuvrer le soufflet, le Bohémien saisit ses outils et se met autravail sans autre préparatif. Lorsqu’il ne trouve aucun ouvrage àfaire, il forge pour son compte. D’ouvrier, il devient fabricant. Lamatière première ne lui a rien coûté, il l’a prise en route. Avec devieux morceaux de fer, il prépare des bagues, des anneaux, amulettesque sa femme vendra plus tard ; des cachets, des aiguilles, de petitsclous, des couteaux, toutes sortes de menus objets qu’il échange contredes comestibles, de l’eau-de-vie, des vêtements. C’est surtout pendantl’hiver que ce travail sédentaire occupe les Bohémiens : si, tandisqu’ils forgent, la pluie vient les surprendre, si un vent trop froidfait tourbillonner les feuilles sèches, ils laissent là leurs outils,rentrent dans leurs huttes, se couchent autour du feu, pêle-mêle, ets’endorment insouciants de la tempête qui gronde autour de leurs toits.

Pourquoi sont-ils forgerons plutôt qu’autre chose ? Qui le sait ?personne ne leur a appris ce métier, et ils l’exercent de père en fils.Les premiers Bohémiens étaient forgerons, si bien qu’en Hongrie il estun proverbe qui dit : Autant de Bohémiens, autant de forgerons.

Il est encore une autre industrie que les Bohémiens exercent plusvolontiers, sans doute parce qu’elle exige moins de travail et qu’ellerapporte de meilleurs profits. A proprement parler, cette industrie estun commerce. Tous les Bohémiens sont plus ou moins maquignons, etmaquignons de père en fils, comme ils sont forgerons.

Ce sont les habitués les plus fidèles des foires de villages ; sitôtque le jour du marché est arrivé, on les voit accourir chassant devanteux un troupeau d’ânes effarouchés et de mulets étiques ; ilss’installent sur le champ de foire, et se mettent en quête d’acheteursavec une activité que ne rebute aucun refus. C’est dans ces occasionsque le Bohémien déploie toute l’adresse innée dans l’esprit des racessauvages. Au milieu du bruit et de la cohue il va et vient, parle plushaut que le paysan, gesticule comme un acrobate, pérore ainsi qu’unorateur, use de toutes les ressources de la parole, du geste, del’accent, fascine la crainte, éblouit le doute, charme l’incrédulitéque la double puissance du poumon et de la pantomime, et se débarrasse,avant la nuit, de sa phalange d’animaux poussifs. Que de verve et detalent gaspillés en plein vent ; que de ruse, que d’audace, quelleslongues improvisations, et tout cela pour gagner dix écus !

Toutes les roueries du métier, les Bohémiens les connaissent : bienplus même ils en inventent qu’ils se transmettent comme un héritage.Ils ont reculé les limites extrêmes de cet art ; le maquignonnage leurdoit des progrès. Le Bohémien fait courir le cheval mourant, hennir lecheval asthmatique, caracoler le cheval fourbu ; il travaille le corpsdu pauvre animal comme une matière inerte, le pétrit, l’insuffle, lerafistole ; il dresse le cheval sur ses quatre pattes, par un effort degénie le fait marcher, et le vend un quart d’heure avant sa mort.

Un quart d’heure ! c’est plus qu’il n’en faut au Bohémien pour s’êtreéclipsé dans les bois, lui, sa femme et ses enfants.

Sur les extrêmes frontières de la France, le long des Pyrénées, il estdes Bohémiens qui sont contrebandiers ; mais ce sont les plus hardisd’entre leurs tribus, et leur nombre n’est jamais considérable. C’estlà un métier qui demande trop d’audace, trop de courage, et le Bohémienpréfère aux chances hasardeuses d’une expédition que les balles desdouaniers peuvent interrompre, les bénéfices d’un trafic qui n’exigeque de l’astuce et de l’habileté. Quelques-uns encore tiennent maisonouverte sur les premiers versants des montagnes, dans le départementdes Pyrénées-Orientales ; leurs méchantes posadas se dressent auxendroits les plus solitaires, dans les plus misérables hameaux ; c’estmoins une auberge qu’une retraite contre la tempête, un asiletemporaire où le voyageur, le marchand forain, le contrebandier, lechasseur, trouvent du pain noir, un feu de mélèze, un lit de fougère,abri impur que la fatigue et l’orage peuvent seuls faire supporter.

Ces pays de frontières, voisins de provinces où la police a trop àfaire pour s’occuper de pauvres vagabonds, plaisent singulièrement auxBohémiens ; passant de France en Espagne, et d’Espagne en France,suivant les circonstances, ils mettent lestement la frontière entre euxet leurs ennemis. Chaque Caraco pose un pied en Catalogne et l’autreen Roussillon ; si les ayutamientos ou les gardes champêtres lesinquiètent trop, ils filent vers le nord, ou descendent vers le sud, etles Caracos, à l’abri de toutes poursuites, bravent l’autorité. C’estleur pays de Cocagne, leur Eldorado.

Déjà, nous l’avons fait entendre, les Bohémiens ne possèdent nulle partune fort bonne réputation. Et, en vérité, partout ils méritent lamauvaise renommée qui les entoure : ce sont de francs voleurs, filouspar instinct, par habitude, par nature, nous allions presque dire parnécessité. Le vol se transmet de père en fils dans les tribus comme unecoutume ; c’est une affaire de tradition ; les Bohémiens ont par deverseux quatre siècles d’antécédents ; ils pèchent parce qu’ils ont vupécher, et ils apprendront à leurs enfants à voler parce qu’ils ontvolé. Le Caraco qui trotte gaiement sur le sentier de la montagne, vendà Perpignan ce qu’il a volé à Roses ; mais au retour il se défera àRoses de ce qu’il aura dérobé à Perpignan : les deux pays sont égauxdevant leurs doigts. Mais il ne faut pas croire que le Bohémien, à lamanière des chefs de bandes castillanes dont il est question dansmaints romans, s’embusquent dans les fourrés, dans le creux desvallons, au détour des bois, le poignard à la ceinture, l’escopette àla main, le sombrero rabattu sur les yeux. Point ; ce sont là desfaçons hardies qui leur inspirent une grande répugnance ; tout aurebours des brigands de madame Radcliff, ils rôdent autour des fermes,sans manteaux sombres et sans poignards, s’introduisent en tremblantpar une brèche du mur, se glissent, l’œil aux aguets, dans le local oùdorment poules, dindons et canards, étranglent la volaille et décampentà toutes jambes. Ils ne dédaignent pas non plus les foulards et lesbonnets étendus sur l’herbe par les lavandières, la valise ducolporteur endormi, tous les menus objets abandonnés, çà et là, dansles cours, aux seuils des maisons, hardes, outils, comestibles, tout cequi s’emporte sans peine et se vent aisément.

Le Bohémien est un escroc, un filou, soit ; mais il n’est presquejamais brigand ; distinguons ; il est bien trop timide pour cela ; etpuis, s’il affronte la prison, il ne brave pas la potence : il sait queles portes de l’une s’ouvrent toujours, mais il n’ignore pas non plusque les cordes de l’autre ne rompent jamais.

Cependant le plus souvent les voleurs sont des voleuses ; les mœursintimes et conjugales des Bohémiens expliquent la participation activedes femmes à ce que les procureurs du roi appellent, en style officiel,la perpétration du crime.

Quand vient  le jour, le Bohémien, forgeron ou maquignon, part,son sac sur le dos ou sa bête entre les jambes. Il va chercher fortuneau hasard, troquer son âne contre un cheval, ses clous contre unmanteau, s’il peut. La femme reste au logis, en admettant que sa huttesoit un logis ; c’est à elle qu’est confié le soin de pourvoir audéjeuner, au dîner, au souper. Le garde-manger et la cuisine rentrentdans ses attributions ; l’éducation de la famille et son entretienétant une œuvre à laquelle les membres du couple collaborent également,le mari fournit le logement, la femme le pot-au-feu ; il se charge desustensiles, elle répond des comestibles ; le bon Dieu donne le reste ;quand il ne le donne pas, le couple le prend, et les petits Bohémienstrouvent que tout va pour le mieux du monde sous le toit paternel.

Quand donc elle a vu partir son mari, la femme se met en campagne ; lavoilà pieds nus, les cheveux roulés et noués sous la résille, les mainsimpatientes et le nez au vent. Elle passe dans les champs comme unflâneur, voyant tout sans paraître regarder rien ; alors malheur aucanard vagabond qui poursuit les sauterelles, au coq qui chante àl’écart, aux dindes étourdies qui errent dans les prés ! Malheur à lafermière qui a laissé la porte de sa maison ouverte ! quelques bipèdesmanqueront à l’appel du soir, et il se pourra aussi que les fichus etles tabliers aient déserté le vieux bahut.

Pendant que la mère exerce le mieux qu’elle peut, les enfantsparcourent les rues des villages et prennent lestement tout ce qui leurtombe sous la main ; si bien que, lorsque le mari rentre sous la hutte,le souper est prêt, et tout le monde mange de bon appétit, comme sichacun avait fait son devoir.

Mais ce n’est pas tout encore ; si les Bohémiennes jouissent, commeon dit vulgairement, d’une réputation de voleuses bien acquise, ellespassent aussi pour d’habiles sorcières ; les habitants superstitieux duRoussillon et du Languedoc racontent mainte histoire, où leur scienceen nécromancie est merveilleusement démontée. Quand un paysan, le soir,rencontre une vieille Bohémienne errant dans la plaine, il se signe ethâte le pas. Les jeunes filles dont les fiancés combattent en Afrique,les femmes dont les maris voguent sur le grand Océan, embarqués à bordd’un léger brick, l’amant qui redoute une trahison, la mère qui attendson fils, tous la consultent secrètement, tous lui tendent leurs mainsouvertes, écoutant avec effroi l’arrêt du destin qu’elle a lu dans leslignes que Dieu lui-même a tracées, et tous se retirent le cœur ivre dejoie, ou éperdu de terreur. Les amulettes de la Bohémienne pendent aucou de bien des gens. Comme les sorcières antiques, elle ne hantejamais les villes, se promène dans les champs, cueille, au clair delune, les herbes magiques dont elle exprime le suc, et passe dans lesclairières en chantant les chansons que les lutins comprennent. C’estau pied des haies, assise sur le tronc argenté d’un bouleau, en un lieusolitaire où croît la verveine, près du ruisseau que voile le nénuphar,que la Bohémienne rend ses oracles, ses cheveux gris agités par levent, et sortant ses bras maigres de dessous le manteau rouge qu’elleroule autour de son corps.

N’est-ce pas déjà une tradition populaire en Corse que la rencontred’une Bohémienne et de Napoléon ? On raconte qu’un soir, à l’heure oùl’ombre des sapins s’allonge sur la montagne, l’enfant qui sentait déjàpeut-être dans son cœur les flammes de ce génie dont les grandesclartés devaient illuminer le monde, se trouva tout à coup, tandisqu’il rêvait, face à face avec une Bohémienne. L’enfant la regarda aveccet œil limpide et clair où l’intelligence rayonnait, et la Bohémiennelui prit la main. On ne sait pas ce qu’elle lui dit ; mais, lorsqu’ilrevint embrasser sa mère, l’enfant tressaillait comme le cheval quientend sonner la trompette, son regard était plein d’éclairs, et ilsemblait qu’une espérance inconnue gonflait sa poitrine d’impatience etd’orgueil.

Ce sont encore les Bohémiennes qui jettent un sort sur les blés verts,sur les prairies en fleurs ; elles prononcent des mots qui appellentl’orage sur la moisson, font accourir les chenilles avides sur lesbourgeons, et précipitent les nuages flottants de sauterelles sur lesvignes. Il y a beaucoup de crainte dans la haine qu’elles inspirent auxgens de la campagne ; il n’est pas de sortilèges dont elles ne soientaccusées : ce sont elles qui font mourir les veaux, les poulains, lesbrebis. Que la jeune mère se garde de lever la tête si elle rencontreune Bohémienne assise à l’angle du sentier ; la Bohémienne a le mauvaisœil.

Rien ne saurait déraciner ce préjugé généralement répandu dans lesdépartements méridionaux. Et cependant, si les fermiers voulaientétudier les habitudes des Bohémiennes, ils sauraient bien vite à quoise réduisent leurs pratiques magiques !

Le soir, à l’heure où les troupeaux rentrent, en beuglant, despâturages, voilà qu’un veau s’éloigne brusquement de sa mère, aprèss’être accroupi avidement ; il revient encore, approche ses naseaux ets’écarte sans avoir effleuré les pis gonflés de lait. Le fermiern’hésite plus, car il comprend qu’un sort a été jeté ; il fait appelerune Bohémienne et la conduit dans l’étable : la Bohémienne examinegravement la vache qui se plaint et le veau qui tourne autour d’elle ;bientôt elle fait un signe et le fermier sort avec les bergers : laBohémienne doit rester seule pour conjurer le sort. Un quart d’heureaprès, elle ouvre la porte et montre aux paysans étonnés le veau quitette en frétillant.

Mais les paysans auraient été moins surpris, s’ils avaient vu laBohémienne enlever avec un linge la liqueur puante dont elle avaitenduit les pis de la vache tandis que le pasteur dormait.

Nous donnons cet exemple comme un échantillon suffisant de leur scienceocculte.

Quand le Bohémien vient au monde, sa mère, étendue sur des haillons,dans sa hutte enfumée, le lave dans un trou rempli d’eau froide, et lecouvre de langes immondes qu’elle a recueillis çà et là. Quand latroupe se met en route, l’enfant voyage sur le dos de sa mère, attachépar une sangle. Jusqu’à trois ou quatre ans, il se roule à demi nu dansla poussière avec les enfants de le tribu ; mais alors son éducationcommence : sa mère lui apprend à danser, si l’on peut donner le nom dedanse à une série de poses étranges, lascives pour la plupart, et degambades qui s’exécutent sur une seule jambe ; elle lui enseigne enoutre à voler, joignant volontiers la pratique à la théorie. Quand ilsait voler et danser, il sait tout ce qu’un Bohémien doit savoir ; si,par la suite, il devient forgeron, c’est qu’à force d’agiter lessoufflets de son père il a grossièrement retenu les rudiments d’unmétier que tous pratiquent par tradition. A quinze ou seize ans, leBohémien, développé par cette existence en plein air qu’aucun labeur nefatigue, qu’aucune peine ne tourmente, et, peut-être aussi, par laconstitution particulière à sa race, sent des désirs nouveaux seréveiller en lui. Il a remarqué une jeune fille de sa tribu quisouriait plus complaisamment en le regardant ; il aime à voir sa taillesvelte quand elle danse, ses jambes nues tandis qu’elle court. A peinea-t-il conçu ces désirs, que le Bohémien les déclare à la premièreoccasion ; la fille accueille sa demande sans beaucoup de façon ; tousdeux sautent lestement par-dessus les préliminaires de l’amour, etcourent au dernier chapitre du roman. Le mariage vient ensuite. Le maria seize ans ; la femme, douze ou treize ; avant qu’il l’épousât, elleétait sa cousine parfois, sa sœur peut-être aussi. Mais le Bohémien n’yregarde pas de si près. Un prêtre de la tribu, qui n’a pas non plus depréjugés, les bénit gaillardement, et la Bohême compte un ménage deplus. En pays musulman, c’est un ulèma qui remplit la formalité ; maisl’ulèma, comme le prêtre, est pris dans la caste, car le Bohémienadopte avec une parfaite insouciance la religion du pays qu’il habite ;turc, idolâtre ou chrétien, peu lui importe ; il est ce qu’on voudra.Quand le couple est marié, les amis apportent des pieux et du chaume,on bâtit la hutte en un tour de main ; les parents donnent la marmite,le plat de bois, l’escabelle, et le soir même les époux se trouventlogés et meublés.

Si la femme déplaît au mari, six mois ou six semaines plus tard, il larépudie sans façon et tous deux convolent à un autre hymen.

Les jours de fête, quand le village voisin dresse le mai joyeux, leforgeron se transforme tout à coup en ménétrier. Le Bohémien joue de laflûte ou racle du violon. Ces jours-là, il gagne quelque pièce blancheavec laquelle il achète une bouteille d’eau-de-vie et du tabac ; letabac et l’eau-de-vie, ces deux pôles de son cœur ! Tandis que le mari,le père, les frères exécutent leur concert, la femme, les filles, lessœurs dansent, et tendent la main après qu’elles ont fini.

Mais, faut-il le dire, ce n’est pas seulement à la danse et au volqu’elles demandent des ressources pour subsister. La prostitution étendsa lèpre infamante parmi les Bohémiennes ; toutes les familles, toutesles femmes presque en sont entachées. Épouses ou filles, elles seprostituent aux passants, aux voyageurs, aux gens de la campagne. Lemari, le père, le frère le savent et le tolèrent, peut-être mêmel’ordonnent-ils. La même honte se retrouve chez tous les Bohémiens,sous quelques latitudes qu’ils habitent, aussi bien parmi ceux qui sontorpailleurs en Valachie, que parmi ceux qui sont aubergistes en Espagne.

Les Bohémiens sont, en général, lestes, agiles, bien faits ; leurtaille est peut-être au-dessus de la moyenne ; ils ont les yeux noirset vifs, les mouvements rapides, la peau basanée, plutôt encore à causede leur dégoûtante malpropreté que par le hâle du grand air etl’influence de leur origine. Ils ont une adresse merveilleuse pourimiter les objets en fer, qu’ils fabriquent avec une perfection rare,si l’on considère le misérable état des instruments dont ils font usage; ils saisissent avec rapidité et intelligence tous les arts manuels,et pour la plupart ils témoignent d’une grande aptitude à la musique ;beaucoup d’entre eux sont ménétriers, surtout en Hongrie ; grâce à leurmémoire merveilleuse, ils retiennent un grand nombre d’airs de tous lespays, qu’ils exécutent ensuite sur la mandoline, la flûte, la guitare,le violon, avec une remarquable facilité. Plusieurs Bohémiens se sontfait une certaine réputation dans cet art ; le plus célèbre d’entre euxfut Barna Mihaly, dans le pays de Zips, qui, vers le milieu dudix-huitième siècle, se distingua dans la chapelle du cardinal comteEmeric de Cschakly. Quelques chanteurs bohémiens ont fait fortune enEspagne.

L’habitude qu’ont les Bohémiens de braver les intempéries des saisonset de vivre en plein air, endurcit leur tempérament ; sains de corps etrobustes, ils résistent à la chaleur et au froid sans jamais se sentirincommodés ; que la neige tombe ou que le soleil brûle, ils voyagent enfumant leur pipe, et les maladies ne les atteignent pas. Paresseuxainsi que des lazzaroni, ils ne travaillent que lorsque le besoin lesharcèle ; mais si quelque animal tombe en leur possession, ils laissentlà enclumes et marteaux, et passent le jour à fumer et la nuit à dormirjusqu’à ce que la chair soit épuisée ; peu délicats dans leurs goûts,ils préfèrent un animal mort de maladie aux morceaux les plus friands,prétextant que la chair de l’animal tué par Dieu doit être meilleureque celle de l’animal tué par la main des hommes. Cependant, ils nedédaignent pas les canards et les poules qu’ils volent aux fermiers ;amoureux de liqueurs fortes, ils n’estiment guère le vin, qui n’agitpas assez rapidement sur leur système nerveux ; l’eau-de-vie est lacompagne fidèle de leurs fêtes et de leurs plaisirs.

Longtemps on a accusé les Bohémiens d’anthropophagie ; mais si lesfastes judiciaires de la Hongrie semblent peut-être donner quelquepoids à cette accusation, il n’en est plus de même aujourd’hui. Cen’est plus qu’une vague tradition qui a tout au plus cours encore chezquelques habitants de la campagne dont la crédulité se plaît auxhistoires terribles, mais qui va chaque jour s’effaçant. Il n’y a pasde preuves non plus qu’ils enlèvent les petits enfants. Qu’enferaient-ils eux à qui la nature n’en prodigue que trop ? Ce sont là deces crimes imaginaires dont la haine aveugle et ignorante aime àcharger les Bohémiens, boucs émissaires qui portent le poids de toutesles malédictions, de toutes les animosités, de toutes les infortunes.

Le Bohémien, toujours libre, insoucieux ainsi que l’oiseau des champs,meurt comme il a vécu. Quand la vieillesse a cassé ses membres et brisésa robuste constitution, lorsqu’il sent sa dernière heure venue, il secouche. Aucun médecin n’a été appelé ; sa famille est autour de lui quipleure et se lamente ; lui reste immobile et silencieux ; il attend lamort, ne craignant rien, n’espérant rien ; le prêtre ne prie pas à sonchevet. Il meurt enfin, et ses parents le portent dans la fosse ; toutela tribu l’accompagne, et les cris retentissent jusqu’à ce que la terrerecouvre son corps. Laissez alors la famille rentrer sous sa hutte, etl’eau-de-vie aura bientôt calmé cette bruyante douleur.

Ici une grave question se présente, elle est assez importante pouroccuper les philosophes et les législateurs. La race des Bohémienspourrait-elle être pliée aux mœurs de la civilisation ? Ces hommesvagabonds, pour qui il n’est pas de registre de l’état civil, depasse-ports, de lois de recrutement, pour qui, bien plus, il n’y a nipatrie, ni religion, sauront-ils jamais se soumettre aux conditions despeuples européens, à leur vie normale, sédentaire, laborieuse, auxdroits qu’elle donne, aux devoirs qu’elle prescrit ? Nous ne le croyonspas.

La civilisation fera sans doute des conquêtes individuelles : elle en adéjà fait ; mais elle n’absorbera jamais la masse des Bohémiens. Leurrace s’éteindra peut-être un jour, lentement, comme un fleuve qui seperd goutte à goutte dans un désert ; mais le dernier d’entre eux serace que ses pères ont été. Si les inductions de la science moderne sontexactes, ils appartiennent à ces races orientales chez lesquelles latradition du passé se perpétue avec une puissance indestructible. Voyezles Turcs, les Arabes, les Chinois. L’expérience de quatre siècles aprouvé que les lois et les persécutions ne sauraient vaincre leurrésistance inerte ; ils fuient ou se laissent décimer. Ils parlentencore la langue qu’ils parlaient au commencement du quinzième siècle,lorsque leurs premières hordes apparurent dans les provinces situées àl’est et au midi de l’Allemagne, sous la conduite de chefs à qui leschroniqueurs et les annales du temps donnent complaisamment les titresde comtes et de ducs. Sans doute elle s’est corrompue par l’adjonctionde mots nouveaux et le mélange d’idiomes étrangers ; mais les Bohémiensd’Espagne peuvent causer et s’entendre avec leurs frères de la Hongrie.Là-bas ils vivent comme ils vivent ici ; leurs mœurs, leurs goûts,leurs penchants, leurs vices, sont les mêmes partout.

Dans quelques provinces allemandes, on a tenté, n’en pouvant tireraucun meilleur parti, de les enrégimenter ; il y avait un corps deBohémiens dans l’armée des Suédois, pendant la guerre de trente ans ;lors du siége de Hambourg, en 1686, les Danois en comptaient troiscompagnies à leur service ; mais on s’aperçut bien vite que jamais ilsne feraient de bons soldats : ils désertaient à la première occasion,ou lâchaient pied devant l’ennemi, autant peut-être par inconstance etlégèreté de caractère que par pusillanimité.

Quelques Bohémiens qui s’étaient enrichis dans le maquignonnage ont, encertains lieux, placé leurs fils dans les colléges locaux. LesBohémiens ont, comme nous l’avons dit, l’intelligence vive et l’espritsubtil ; ils comprenaient rapidement et ne tardaient pas à faire deremarquables progrès ; mais, lorsqu’ils avaient atteint l’adolescence,le souvenir du passé assaillait leur jeune imagination ; ils serappelaient le temps où, libres et joyeux, ils erraient à traverschamps et villes, sans contrainte, sans entraves, allant, venant,dormant à leur gré, et bientôt les jeunes écoliers disparaissaient pourne plus revenir.

Ce que les lois humaines ne peuvent faire, le temps le fera sans doute; mais que d’années se succéderont encore avant que les derniersBohémiens soient ce que nous sommes, si jamais ils le sont !

Maintenant sont-ils heureux ? nous demandera-t-on peut-être. Etpourquoi ne le seraient-ils pas ? S’il est vrai que le sauvage qu’oncivilise tourne toujours vers ses lointaines savanes des yeux baignésde larmes, le Bohémien qu’on veut arracher à sa vie errante et pauvrese souvient sans cesse de sa tente et de sa liberté. Enfant, il seroule sur l’herbe sans maillot et sans pédagogue ; jeune homme, il aimeet il est aimé ; homme, il va où il veut et fait ce qu’il désire, commel’oiseau ; vieillard, il meurt sans que la crainte tourmente son agonie; il ne sait rien, mais il n’envie rien ; il trouve le bonheur dans unepipe, et puise l’oubli dans un verre d’eau-de-vie ; la ruine,l’incendie, la tempête, les révolutions ne peuvent l’atteindre, et lamisère passe à côté de celui que la gaieté et l’insoucianceaccompagnent toujours.

Si, maintenant que notre tâche est finie, vous voulez prendre une idéeplus succincte et plus poétique de ces Bohémiens, que nous avons essayéde vous faire comprendre en prose, ouvrez notre poëte Béranger, lisezcette admirable chanson qu’il a faite sur eux, lisez surtout ce coupletsi beau, qu’il faudrait l’appeler une strophe :

D’où nous venons ? L’on n’en sait rien.

                       L’hirondelle
                   D’où vous vient-elle ?
               D’où nous venons ? L’on n’en sait rien ;
               Où nous irons, le sait-on bien ?

Et puis cette autre encore :

               Voir, c’est avoir ; allons courir !
                       Vie errante
                   Est chose enivrante.
               Voir, c’est avoir ; allons courir !
               Car tout voir, c’est tout conquérir.

Et vous en saurez autant et plus que tous les savants qui ont écrit degros livres sur le Bohémien.


Amédée ACHARD.