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ACHARD,Amédée (1814-1875) : L’aubergiste (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.XI.2009) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. L’aubergiste par Amédée Achard ~ * ~Pour rencontrer l’aubergiste, il faut donc, s’il vous plaît, grimper endiligence et sortir des barrières de Paris : c’est à peine si dans lesfaubourgs il en existe quelques-uns, tout au fond des quartiersindustriels et populeux ; mais ceux-là encore n’ont point dephysionomies franches et décidées ; ils sont abâtardis par l’atmosphèreparisienne, ils ont perdu leur allure originale, leur caractèreprimitif, leurs bonnes et vieilles habitudes, au contact des moeurscitadines. Les uns aspirent au rang de maîtres d’hôtel, les autresdescendent au niveau des marchands de vin ; beaucoup de ces aubergistesfaubouriens sont des logeurs, aucun n’est vraiment ce qu’il devraitêtre. Laissez-vous emporter au petit trot par les lourdes gondoles desmessageries ; allez toujours de relais en relais ; ne craignez pas depousser trop loin : il faut que le grand bruit de Paris meure àl’horizon, il faut que rien ne rappelle la capitale aux voyageurs ;quand vous serez là-bas dans quelque province lointaine, sur lesfrontières d’un département perdu dans les montagnes, alors seulementvous trouverez l’aubergiste tel que le passé nous l’a légué,l’aubergiste du Romancomique de ce pauvre infirme de tant d’espritqu’on appelait Scarron. Ne vous arrêtez même pas sur le boulevard de lamodeste sous-préfecture ; cette auberge qui étale, toute grandeouverte, sa large porte, est la soeur puînée d’un hôtel ; avant qu’ilsoit une semaine, un coup de pinceau aura balayé l’humble substantifsur l’écriteau élargi et mis à neuf. C’est dans une petite ville qu’il faut s’arrêter, une toute petiteville du Languedoc ou de la Normandie, sans prétention aucune, et quiaspire tout au plus aux honneurs administratifs de la justice de paixet du chef-lieu de canton. Là, vous ne chercherez pas longtemps sansdécouvrir l’auberge, et si vous avez trouvé l’auberge, vous avez dumême coup mis la main sur l’aubergiste, tant le maître quitte peu samaison, pas plus que l’huître son écaille ; il vit dans elle et pourelle, si bien que la physionomie du bâtiment et la physionomie del’homme ont quelque chose de sympathique, et qu’il serait impossible detrouver un autre logis pour ce maître et un autre maître pour ce logis. Tantôt l’auberge hospitalière se tient aux limites extrêmes du bourg,afin d’accueillir plus tôt le voyageur fatigué, le roulier poudreux etson attelage, le colporteur et sa valise, le commis voyageur qui trottesur son bidet en fredonnant une ariette d’opéra-comique, le pâtre quigagne la montagne avec son troupeau bêlant. C’est la vieille aubergequi a de vastes hangars, de profondes écuries, une cour ample etremplie de poules qui caquettent et de canards qui barbotent, de largeset chaudes étables, une immense cuisine pour salon, et de grandeschambres avec de grands lits. Parfois, aussi, l’auberge est assise surla grand’place, tout à côté de la mairie, en face de l’égliseparoissiale ; le vieil ormeau qui a vu danser quatre générations sousses vigoureuses branches ombrage sa large porte cochère ; mais cetteauberge-ci est quelque parvenue qui vient insolemment étaler son luxede fraîche date tout au milieu de la ville. Son propriétaire est unhomme cossu qui a puisé quelques idées tronquées d’amélioration et deconfortable dans ses fréquents voyages à la sous-préfecture ; il a,tant bien que mal, et plutôt mal que bien, restauré un antique couventque les hasards des révolutions ont fait passer dans les mains de safamille ; avec deux ou trois cellules, il fait d’assez mauvaiseschambres ; le réfectoire conserve sa destination et prend le nomconstitutionnel de salle à manger ; les corridors restent ce qu’ilssont ; avec la chapelle il crée une remise, et le chapitre peut fortbien se transformer en salle de billard ; le reste va à l’avenant, etl’auberge se trouve installée. Cette auberge ne va pas au-devant desvoyageurs : elle est bien trop grande dame pour cela ; elle attend, eton vient la chercher. Le préfet en tournée départementale et le conseilde révision la visitent ; les gros marchands qui battent le pays pourfaire provision de foin, de blé, de bestiaux, de vin, de cidre, decocons, la fréquentent volontiers. On y voit arriver aussi les Anglaisdont la berline se brise sur la route comme au troisième acte d’unefoule de mélodrames. Pour s’y trouver à l’aise, il suffit de secontenter de peu, et de payer ce peu assez cher. Sitôt que les deux auberges existent simultanément dans un bourg, laconcurrence s’établit, et la rivalité, d’abord, et la haine, ensuite,ne tardent pas à venir. On a dit quelquefois que ce qu’il y avait deplus terrible et de plus tenace au monde, c’était une rancune de moineet une haine de femme ; on s’est trompé : c’est une rancune et unehaine d’aubergiste qu’il aurait fallu dire. Les deux auberges sedressent et vivent comme deux ennemies irréconciliables. C’estRome Croix deMalte et Carthage Lion d’or,l’Athènes et la Sparte descuisines, Achille et Hector en bonnets de coton, le tablier blanc à laceinture. Les calomnies et les médisances volent de l’une à l’autre,l’insulte et l’injure ne chôment pas. Heureux quand les coups de poingne succèdent pas aux coups de langue ! Quant à nous, toutes nos sympathies sont acquises à l’auberge du petitpeuple, à l’auberge démocratique des faubourgs. C’est là seulementqu’on retrouve la profonde et haute cheminée où brûle un chêne, oùtoute la population du logis, pêle-mêle, bêtes et gens, se chauffe decompagnie. Le roulier avance ses larges mains à l’encontre du feu ; lechasseur laisse fumer ses guêtres humides sur les chenets de fer ; lecolporteur raconte quelque plaisante histoire d’amourette, et le petitcommis voyageur en mercerie, rétribué à raison de 5 francs par jour, nedédaigne pas de se livrer à quelque réjouissante charge empruntée aurépertoire d’un de ses illustres confrères de Paris. Un tournebrochegigantesque, tout chargé de volailles et de pièces de viande,fonctionne devant le feu ; les chiens clignent les yeux et dressentleurs pattes à côté de gros chats qui se pelotonnent et ronflent auxangles du foyer. Tout ce monde qui se rencontre là par hasard, et quise séparera le lendemain, cause, rit, fume dans la bonne camaraderie ducoin du feu. De gros jambons, d’épaisses tranches de lard pendent auplafond, jalonné de touffes de bruyère ; les murs, simplement recrépisà la chaux, sont ornés çà et là de gravures coloriées : Napoléon surson cheval blanc avec Roustan le mameluck, la cavalerie d’Ab-el-Kader,et le dernier crime célèbre de la contrée. Au chambranle de la cheminéeest attachée, dans le Midi, une image de la bonne Vierge ; un portraitéquestre de l’empereur la remplace au Nord. Le fusil de l’aubergiste,accroché au râtelier voisin, brille entre des carnassières, des fouetset des casseroles. La servante d’auberge, grande et forte fille auxbras rouges, aux joues rebondies, va et vient par la maison, agaçantcelui-ci, souriant à celui-là, boudant cet autre, et pourchassée par leconducteur des messageries locales, lequel, en sa qualité d’habitué,jouit de toutes sortes de priviléges. Les palefreniers chantent dansl’écurie, les garçons courent et ravaudent, et dérangent tout sousprétexte de mettre le logis en ordre. Le dîner, les chambres, leservice, se font au hasard ; personne ne s’en occupe et tout le mondes’en mêle ; cependant, quand vient la nuit, il se trouve que tout estfait sans que le garçon ait perdu un pourboire et la servante unbaiser. Au milieu de tout ce bruit, l’aubergiste se multiplie ; iltouche dans la main du voisin qui passe, apporte la provende au chevaldu postillon, allume sa pipe au cigare du commis voyageur, verse unpetit verre au garde-chasse, salue le gendarme qui entre, stimule safemme qui gouverne la cuisine, gourmande la fille qui batifole dans lacour, jette une bûche au feu, découpe un jambon, monte de la cave augrenier, crie, appelle, répond, gronde, et se trouve encore le premierà la porte de l’auberge lorsque le bruit du fouet retentit sur la route. On ne saurait s’imaginer, à moins de l’avoir vu, quel homme c’est qu’unaubergiste dans les bourgs, les villages, les hameaux : c’est lepremier de l’endroit, la tête, le chef de la localité, la clef de voûtedu pays ; s’il n’est pas maire, il passe avant le maire ; il éclipsel’adjoint, marche de pair avec le brigadier de la gendarmerie etrivalise d’importance avec le juge de paix du canton. Les petitsenfants le connaissent, les jeunes filles le considèrent, voire même lecourtisent s’il est encore célibataire ; il est l’ami de tous leshommes, le camarade de tous les passants, la providence de tous lesvoyageurs. Il donne à dîner à tout le pays, et il arrive souvent quetout le pays lui doit les dîners qu’il donne. Il a affaire à tout lemonde : c’est le pivot autour duquel tourne tout le canton ; c’est bienplus à l’auberge qu’à l’hôtel de ville que se traitent les affaires dela commune ; le greffier de la mairie enregistre les décisions prisespar le conseil municipal, réuni en séance autour de quelques pots devin, chez l’aubergiste. L’aubergiste n’est rien, mais il délibère etvote ; mieux que personne, il sait ce qui se passe au chef-lieu :monsieur le préfet a mangé de sa cuisine ; les conducteurs dediligences, les gendarmes en mission, les rouliers de passage luiracontent ce qui se fait hors des frontières du village. On le consultecomme un oracle sibyllin ; ce qu’il ne sait pas, il l’invente ; cequ’il dit, on le croit ; ce qu’il propose, on l’exécute. L’aubergiste asalué les grands personnages et vu les princes qui voyagent incognito ;il n’est pas impossible même qu’il n’ait parlé à leur valet de chambreà propos de quelque fourniture. Le soir, il conte leur dialogue auvillage assemblé dans l’auberge, et le lendemain, il se trouve quel’aubergiste est devenu un personnage politique, grâce aux révélationsque lui a faites le valet de chambre, transformé, pour le moins, ensecrétaire intime. S’il se rencontre une fête à célébrer, voilàl’aubergiste qui dispose son logis et plante un mai devant sa porte.Quelqu’un se marie-t-il ? on dînera certainement dans le jardin del’auberge, on dansera sous la tonnelle de l’auberge, on se grisera avecle vin de l’auberge. L’aubergiste est le parrain-né des enfants dupays, le témoin de tous les époux, comme il a été le prétendant detoutes les filles. Demandez plutôt à la mariée qui rougit sous sonvoile blanc ? Si les corporations veulent s’égayer et prendre du bontemps, la grande salle de l’auberge apprête ses chaises et ses bancs,et la basse-cour se dépeuple en même temps que la cave se vide. Quandvient le dimanche, les ménétriers avec leurs violons, leurs hautbois,leurs tambourins, grimpent sur l’échafaudage de planches et de tonneauxqui leur sert d’orchestre, et appellent à grand bruit la populationvillageoise au bal champêtre de l’auberge. L’aubergiste a revêtu sonplus bel habit, rasé sa barbe et débouché ses meilleures bouteillesd’abord, et ses plus mauvaises après. Il sait que la danse donnera durelief à la piquette la plus frelatée. On ne saurait rien faire sansavoir recours à lui, et le plaisir fuirait la commune s’il n’existaitpas. Il arrive souvent que l’aubergiste est ou maire ou commandant de lagarde nationale, l’un ou l’autre, à son choix, peut-être tous les deuxà la fois, s’il le veut. Le sous-préfet ferme assez volontiers les yeuxsur ces menues illégalités qui le débarrassent du soin de chercher unsecond fonctionnaire. Les aubergistes qui ne sont rien sont desCincinnatus. Ils savent le prix des grandeurs et n’en veulent pas.L’écharpe municipale et l’épaulette de capitaine ne tentent pas leurindépendance, et aux gloires du forum ils préfèrent la fumée de leurpipe. Mais les vertus civiques ne sont point usuelles en France, et personnen’y affiche très-haut le mépris du pouvoir. Aussi devons-nous dire que,le plus souvent, les aubergistes briguent les éminentes fonctions quidoivent ajouter à leur influence et donner à leur personne un caractèreofficiel. Alors, quand leurs concitoyens leur ont offert l’écharpe qu’ilssouhaitaient, rien n’échappe à leur domination : la puissancemunicipale achève soudain ce qu’avait si bien commencé l’influenceculinaire. L’aubergiste passe roi de la commune ; il enlève lesdélibérations à la pointe de la fourchette, discute les affaires àtable, et, quand une partie du conseil municipal, émoustillée par lessarcasmes subversifs d’une minorité jalouse, s’avise de se révolter, lemaire-aubergiste ne s’épuise pas en vains discours ; il met la brocheau feu, perce la plus vénérable futaille, invite le conseil à souper,et grise l’opposition. Tout est voté entre la poire et le fromage, etle conseil rentre chez lui comme il peut. Parfois même il couche àl’auberge, afin de signer, au petit jour, en se frottant les yeux, leregistre des délibérations, égaré sur le comptoir, entre le livre desdépenses et le journal des fournitures. Comment se pourrait-il faire que l’aubergiste ne devînt pas ce qu’ilveut être ? Tout le village passe devant sa porte le matin ; le bergerqui vend le lait de son troupeau, la fermière qui accourt commePerrette avec son panier d’oeufs frais sous le bras, le braconnier qui,pendant la nuit, a maraudé le gibier du parc voisin, le jardinier quicueille tout exprès ses plus beaux fruits pour lui, le maraîcher avecson âne chargé de légumes verts. Et puis, que deviendrait la populationouvrière des charrons, des taillandiers, des forgerons, s’il ne luidonnait la pratique des rouliers et des voituriers qui fréquentent lepays ? N’est-ce pas chez lui qu’arrive le seul journal qu’on lise dansl’endroit ? Mais qu’il monte au rang des autorités constituées ou qu’il préfèrerester dans la foule des administrés, l’aubergiste garde le plussouvent une parfaite neutralité entre les opinions belligérantes. Sonétat lui commande l’éclectisme en tout et pour tout ; on peut discouririmpunément chez lui ; carlistes et républicains sont également lesbienvenus, mais jamais il ne se mêlera à la discussion aussi chaudequ’elle puisse être. Il a horreur des professions de foi presque autantque de l’eau, ce fade élément dont il daigne à peine se laver lesmains. La politique est, pour lui, une affaire de clientèle : il serattache le plus qu’il peut à celle qui a la majorité, lorsque, parhasard, les circonstances l’obligent d’adopter une opinion. C’est,malheureusement pour lui, ce qui arrive bientôt lorsqu’une aubergerivale s’établit au même lieu. Quoi qu’il advienne, il faut prendre unparti, mais un parti violent : l’aubergiste sera rouge ou blanc, maisjamais bleu, c’est le hasard qui décide de la couleur. Selon qu’un jourles amis du gouvernement auront festoyé chez son concurrent maudit, ilfulminera le soir une philippique ardente contre l’autorité, et, lelendemain, l’opposition campera fièrement dans son logis. L’aubergedevient un drapeau. Mais c’est là une extrémité terrible à laquellel’aubergiste ne se résout qu’à son corps défendant. Achille dutournebroche, il voudrait toujours demeurer sans sa tente. L’auberge est, avec l’église, le seul bâtiment qui donne de laphysionomie au village. Que serait le bourg sans elle ? Un corps sansâme et voilà tout. Enlevez l’Écude France ou les Trois mages quiembellissent sa grande rue, sa seule rue quelquefois même, et le bourgsera comme un visage sans yeux. L’auberge est le lien gastronomique quile relie au pays d’alentour et le fait participer à l’existencegénérale du département, de la province, de la France entière. Sous cepoint de vue encore, l’auberge est une école mutuelle où l’enseignementse fait par l’action. Le peuple français, qui est certainement le plusbavard de tous les peuples, aime à se réunir pour parler ; il a horreurdes impressions solitaires. On se cherche, on se rencontre, on cause,et, sans le savoir, les opinions se fondent, les moeurs se modifientet,souvent, les événements du lendemain sont le résultat des conversationsde la veille. L’auberge est le club du village ; c’est là que le vieuxsoldat conte aux enfants émerveillés les batailles épiques de l’empire,auxquelles se mêlent aujourd’hui les récits du zouave ou du zéphirrevenu d’Afrique ; le gendarme, les mains croisées sur son sabre,rappelle le dernier crime qui épouvanta la contrée, et comment ilarrêta le malfaiteur dans le bois voisin, un soir que le vent sifflaitdans les arbres et que la pluie détrempait le chemin. On questionne levoyageur qui s’arrête pour dîner, et il dit volontiers où il va et d’oùil vient. On est indiscret comme on est confiant. Tandis qu’on parle,on fume et on boit, en attendant l’heure du dîner ; à mesure que lesvoyageurs arrivent, on ajoute quelques couverts à la table, un gigot àla broche, on élargit le cercle qui s’arrondit autour de l’âtrelumineux, et il se forme là d’étranges relations entre les gens quipassent et les gens qui restent. Ainsi que son auberge, la main de l’aubergiste est ouverte à tout lemonde. C’est le plus bavard de tous ses commensaux bavards ; le plusremuant, le plus indiscret, le plus hâbleur : chacun obtient quelquechose, un sourire, un salut, un regard bienveillant, une tape surl’épaule, une inclinaison de tête, un serrement de main,franc-maçonnerie du geste graduée selon la condition du nouveau venu.Si, tout à coup, on vient lui dire que l’auberge est pleine, qu’unevoiture est là, à la porte, qui attend, et qu’il n’y a plus de place aulogis, l’aubergiste ne s’étonne pas, il a des ressources pour toutesles circonstances ; en un tour de main, il dresse un lit dans lagrange, ce sera le sien ; quelques bottes de paille au grenier, voilàpour ses enfants ; et, radieux, triomphant, le sourire aux lèvres et lebonnet à la main, il conduit les Anglais dans sa chambreabandonnée.Tous les voyageurs qui passent en calèche sont des Anglais pourl’aubergiste ; c’est une règle générale, une croyance préexistante.Mais à ce titre-là il leur fait payer étrangement tout ce qu’il leursert et ce qu’il ne leur sert pas. C’est une affaire de patriotisme.L’aubergiste aime à fonder sa fortune avec les dépouilles dela perfideAlbion, ainsi que les chansons où gloire rime avecvictoirelui ont appris à appeler l’Angleterre. Il arrive souvent, le plussouvent même, que ces Anglais sont de bons propriétaires de la Beauceou de gros filateurs de l’Alsace ; mais qu’importe ? on prend leurslouis pour des guinées, et la conscience est en repos, l’intentionétant réputée pour le fait. Le temps de l’aubergiste ne lui appartient pas, il est au public ; sonsommeil même n’est pas à lui : il dépend du premier maraud aviné de leréveiller au plus sombre de la nuit, sous prétexte de lui demander ungîte. Aussi faut-il lui pardonner un peu si son vin n’est pas des bonscrus, et si ses mémoires vont hardiment sur les brisées des comptesd’apothicaires. Il faut bien payer le dérangement, la fatigue etl’insomnie. Il est vrai que, nonobstant cette insomnie, cette fatigue et cedérangement, l’aubergiste se porte le mieux du monde. Les névralgies,les migraines, les fluxions n’entrent jamais en son logis ; le matin ilchante, il chante encore le soir de façon à faire vibrer les carreauxde son auberge ; le rhume n’a pas de prise sur cette large poitrinequ’il expose sans crainte aux froides brises du matin. Leste, fringant,nerveux, l’aubergiste, n’atteint presque jamais l’obésité si fréquentedans le corps des rôtisseurs. Une cause physiologique explique cettedifférence : le rôtisseur se repose dans son travail, et l’aubergisteagit. C’est lui qui le premier se lève avant l’alouette, avant sesgarçons surtout ; c’est lui qui le dernier se couche quand tout dortdans la maison. Mais il est aussi de toutes les fêtes, de tous lesplaisirs, de toutes les joies ; c’est le chansonnier vivant de lacommune : tous les voyageurs, qu’ils viennent de l’Est ou de l’Ouest,lui ont appris les couplets les plus en vogue du Caveau ancien etmoderne, et les lambeaux de ce qu’il a retenu lui font un répertoireimmense et varié. Au dessert, quand sa mémoire s’embrouille, il met auhasard des airs sur des paroles qui n’ont jamais marché de compagnie,chante bravement à pleine voix, fait rimer le tra la la d’unebarcarolle avec les zonzon zon d’un choeur bachique, et ledilettantisme villageois applaudit avec frénésie. Comment voudrait-onque l’aubergiste ne se portât pas bien ? Aimé, choyé, recherché, ilembrasse toutes les filles, et gagne sur tous les passants. Il exercesans trop de peine et assez volontiers une hospitalité peu coûteuse ;il y a toujours dans la grange un petit coin avec de la paille fraîchepour le mendiant, et dans la huche un morceau de pain bis. S’il tondsans vergogne la bourse des riches voyageurs, il donne sans regret auxpauvres diables ; il prend beaucoup d’un côté, il rend un peu del’autre, et la bonne volonté rétablissant l’équilibre, l’aubergistes’endort gaiement du sommeil du juste. Au milieu de toutes les choses qui passent ou se modifient, l’aubergereste seule immuable. Dans le Maine, au fond du Périgord, dans lesvallées du Dauphiné, elle est aujourd’hui ce qu’elle était autrefois,au temps où Philippe d’Anjou, allant prendre possession du trôned’Espagne sous le nom de Philippe V, mettait quinze jours pour serendre de Paris à Bordeaux en voyageant grand train. Le progrès n’a pasde prise sur ses vieilles murailles rugueuses, sur ses toits brunis parla pluie, où les hirondelles voyageuses suspendent leurs nids ; laporte demeure fermée aux innovations, l’ébéniste ne touche pas auxmeubles, et si par aventure le maçon ou le menuisier passe par là, ilrépare ce que le temps a ruiné, mais il ne le change pas. La traditionrègne en souveraine, et l’aubergiste, en fumant sa pipe, ne voit paspourquoi ce qui était bon pour nos pères ne serait pas convenable pournous. L’aubergiste est presque toujours marié : le célibat et l’aubergeferaient mauvais ménage ; quelquefois il est veuf, mais le veuvage estun état mixte où l’aubergiste ne fait que passer pour rentrerpromptement sous les fourches caudines de l’hymen. A peine a-t-ilquelques brins de barbe au menton qu’il sent lui-même que dans sacondition le célibat est impossible ; entouré qu’il est de filles et degarçons âpres à la curée, il verrait bientôt les provisions de la caveet de l’office disparaître avec une effrayante rapidité, s’il n’avaitlà, près de lui, une ménagère alerte pour surveiller la tribu dévorantedes valets et tenir la clef sur toutes choses. Cette ménagèreintéressée à maintenir le bon ordre dans le logis, c’est une femme, unefemme jeune, active, au pied leste, à l’oeil vif, au nez retroussé, unefemme prompte à la réplique, gaillarde de corps et d’esprit, de joyeusehumeur, et dont la main va aussi vite que la langue. Grâce au ciel, ilne manque pas de ces femmes-là en France, et l’aubergiste a bien vitechoisi ce qu’il lui faut parmi les plus jolies filles du village. Etpuis, faut-il le dire ? les voyageurs, ceux qui ne courent pas la posteen berline, et c’est le grand nombre, aiment volontiers à êtreaccueillis par le souriant visage d’une femme, la cornette en l’air etle poing sur la hanche, non pas de ces maîtresses d’auberges comme ils’en montre dans les vaudevilles de M. Scribe, avec des bas de soie etdes jupes de taffetas, mais de ces bonnes petites mères au minoisréjoui, dont le fichu mal noué laisse voir une épaule ronde et potelée; voilà ce qu’ils cherche, voilà ce qu’ils désirent. Ils savent que lafemme de l’aubergiste n’est point trop farouche ; elle ne s’épouvantepas d’un propos leste ou de quelque plaisanterie ; tout en appliquantune vigoureuse tape sur les mains impertinentes qui lui prennent lataille, elle sourit de façon à laisser voir des dents blanches entreses lèvres rouges. Les déclarations ne lui font point peur : elle lesécoute et puis s’enfuit en chantant. Quand vient le quart d’heure deRabelais, et qu’il s’agit de régler le compte, elle n’ignore pas qu’ense laissant voler un baiser sur le col, le voyageur ne verra pas lescolonnes enflées et le chiffre imposant de l’addition. Si l’aubergisteentr’ouvre la porte par hasard, il s’éloigne en sifflant et n’a rienvu. C’est elle qui verse le coup de l’étrier et dit aucavalier aurevoir, ce joli mot qui est à la fois un souvenir et uneespérance,cet adieu qui fait pressentir le retour. On conçoit qu’à ce métier-là l’aubergiste mène bonne et joyeuse vie, etamasse une fortune assez ronde. Fortune, dans ce cas, ne veut pas diremillion, elle n’est pas dans les campagnes ce qu’elle est à Paris.Mais, petit à petit, il arrondit le champ paternel ; il achète untroupeau dans la montagne, une métairie dans la plaine, il établit sesgarçons, dote ses filles et prend du bon temps sur ses vieux jours. Enoutre des bénéfices patriotiques qu’il fait sur les Anglais depassage, il se permet encore de rançonner les voyageurs qui, sur la foides règlements, osent se mettre à table quand la diligence s’arrête. Iln’est personne qui ne connaisse ces repas étranges où le touriste,surexcité par l’appétit le plus vorace, a tout au plus le tempsd’avaler un maigre potage ; au moment où, d’une main impatiente, ilsaisit le vieux coq qui fait office de chapon sur la table, on entendla voix du conducteur qui crie : « En voiture ! en voiture ! » et lavolaille tombe des mains, à cette voix terrible, comme les portes deJéricho aux sons de la trompette des Hébreux. Le fouet claque, leschevaux hennissent, les voyageurs se lèvent et la voiture part. On n’arien mangé, mais on a tout payé. Le dîner sept fois réchauffé estresservi sept fois ; sept fois entamé, il meurt enfin, mais il meurt devieillesse, et l’aubergiste achète un boeuf avec le prix du coq. Toutcela est le résultat d’une association monstrueuse entre le conducteuret l’aubergiste ; l’un fournit le poisson, l’autre fournit l’appât, etquand la farce est jouée, ils se partagent les bénéfices. Que si vousnous objectez que c’est immoral, nous vous demanderons si la chose estplus coupable que les jeux de Bourse auxquels se livrent tant de gensréputés honorables ? L’aubergiste est un personnage historique dont l’origine se perd dansla nuit des temps. Remontez aussi haut que vous le voudrez dans lesannales du monde, et vous trouverez des aubergistes. Lorsque Esaüvendait à son frère Jacob son droit d’aînesse pour un plat delentilles, Jacob faisait le métier d’aubergiste ; il donnait à manger àcelui qui avait faim et en exigeait un salaire. Cependant, voici quel’industrie vient de déclarer la guerre aux aubergistes : les cheminsde fer sont les ennemis-nés des auberges, et, partant, des aubergistes; avec les chemins de fer, ainsi que l’a dit un spirituel écrivain, onne voyage plus, on marche, et les aubergistes ne vivent pas de ceux quimarchent, mais de ceux qui s’arrêtent. Il y aura toujours des hôtels,mais des auberges ? C’est là la question, comme dirait Hamlet. Mais, en attendant que les montagnes soient rasées au niveau du sol etles vallons comblés pour la plus grande gloire du rail-way, lesauberges et les aubergistes se portent merveilleusement bien. Où n’y ena-t-il pas ? Partout où il passe, l’homme laisse une auberge après lui.Ce misérable hangar dont le toit crevassé et les planches mal jointeslaissent pénétrer le vent et la pluie, c’est une pèsada, une auberge oùle contrebandier des Pyrénées avale lestement son morceau de pain et sagousse d’ail. Ce couvent si haut bâti dans les Alpes, que les neigeséternelles l’entourent, c’est une auberge chrétienne où de pauvresreligieux donnent à tous une sainte hospitalité au nom de l’Évangile.Sur la montagne encore, mais plus bas, ce chalet coquettement assis surde la mousse verte, près d’une murmurante fontaine, vous croyez quec’est une ferme ? point, c’est une auberge où les montagnards suissesfont payer aux touristes 20 francs une tasse de lait. Lorsqu’il nerestera plus rien de l’Orient de Mahomet, ni harem, ni mosquée, soyezcertain qu’au milieu des débris du vieil empire turc, vous trouverezdebout encore un caravansérail, l’antique auberge de l’Arabe. Le wigwamdu Mohican, la hutte du Lapon, la tente du Bédouin, le carbet du nègre,auberge que tout cela quand le voyageur égaré vient frapper à la porte! Et la terre elle-même qu’est-elle, sinon une grande auberge oùl’humanité tout entière campe en attendant un autre asile, que personnene connaît et que tout le monde espère ; asile éternel où tous, pauvresvoyageurs que nous sommes, les plus humbles et les plus forts,reposerons ensemble sous la main puissante de ce grand hôtelier qu’onappelle Dieu. AmédéeACHARD. |