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Un mot sur la politiquefrançaise enAlgérie.- Toulon : Typographie et lithographieF. Robert, 1870.- 16 p. ; 23 cm. Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.IV.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : Norm br 839). Un mot sur la politique française en Algérie ~ * ~SOMMAIRE : § Ier. - DU PRINCIPE DE LA PAIX EN ALGÉRIE. § II. - DE L’ASSIMILATION DES RACESALGÉRIENNES. § III. - DE LA COLONISATION EN ALGÉRIE. § IV. - DES INSTITUTIONS MUNICIPALES DE LA COLONIE. § V. - DE L’AUTONOMIE ALGÉRIENNE. § VI. - CONCLUSIONS. ~ * ~§ Ier. - DU PRINCIPE DE LA PAIX EN ALGÉRIE. Si nous demandons aux colons algériens pourquoi leursituation est si précaire, ils nous répondrontque la faute en est au régime militaire. En apparence, les colons ont raison : L’esprit militaire,qui est un esprit de subordination, exclut l’initiativeindividuelle qui crée la richesse sociale et fait lagrandeur réelle des empires. La discipline militaire, quiproduit l’unité essentielle à une fortearmée, a pour inconvénient grave de neutraliserles forces productives du soldat et de le rendre trèsimprévoyant. On conçoit aisément que si une semblabledisposition d’esprit prédomine dans lesinstitutions civiles d’un pays conquis, elle doit toutstériliser. Un autre inconvénient de l’armée,c’est d’être maintenue dans lecélibat, de sorte que si elle est souveraine dans unÉtat, elle est conduite par la force des choses àaltérer les bonnes moeurs protectrices du foyer. « C’est une règle tirée de lanature, dit Montesquieu, que plus on diminue les mariages quipourraient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits : moins il ya de gens mariés, moins il y a defidélité dans les mariages commelorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols.» (1) Ainsi, par la raison que l’armée est la souverainepuissance en Algérie, elle y est une cause de ruine ; maisil faut le dire bien vite, c’est une cause toute secondaireet d’apparence. La cause première, qui est laréelle, a des racines plus profondes qu’un fauxpatriotisme nous empêche d’apercevoir. La prépotence de l’armée enAlgérie est un grand mal, j’en conviens, mais elleest un effet logique de notre situation au milieu d’un peupleque nous avons voulu soumettre malgré sarésistance. Du moment que nous avons affirmé enAlgérie le droit du plus fort, il a bien fallu que nousayons recours au seul moyen qui nous le donne : la forcearmée. Cette conséquence est fatale, et Montesquieu a pu dire avecraison : « Un empire fondé par les armes a besoinde se soutenir par les armes. » La vérité, c’est que lerégime militaire persistera en Algérie aussilongtemps que les Arabes s’insurgeront contre notredomination. Cette conséquence est facile à comprendre.Qu’un soulèvement armé ait lieu dans unou plusieurs départements de la métropole,n’est pas vrai que l’état desiége mettra les pouvoirs civils et judiciaires de cetteportion du territoire, entre les mains del’autorité militaire ? Eh bien ! Ce qui sepasserait alors en France, est ce qui se passe en Algériedepuis 40 ans, parce que la force des choses y maintientl’état de siége. Au lieu de s’acharner contre le régime militaire,il vaut bien mieux, je pense, chercher à détruirela cause réelle qui le fait être. Cette causeréelle vient de ce que, par rapport aux tribus arabes, nousn’avons d’autre droit que le droit deconquête qui moralement n’est pas un droit quand levaincu l’infirme. Le gouvernement turc de la régence nous a bienconféré le droit de substituer notreautorité à la sienne d’aprèsla capitulation d’Alger ; mais comme les tribus arabesn’ont jamais voulu reconnaître le gouvernementturc, il s’ensuit que celui-ci ne nous a donnéaucun droit sur elles. Pour bien comprendre ceci, il faut remarquer que la cause desArabes était distincte de celle des Turcs et des Maures.« Les Arabes voulaient bien, dit Pélissier deReynaud, que nous renversions les Turcs et que nous occupions lespoints du littoral ; mais ils voulaient rester maîtres chezeux et se gouverner eux-mêmes. » (2) Ainsi s’explique la résistance acharnéedes tribus qui acceptaient bien que nous fussions leurs voisins, maisnon leurs maîtres : « A vous la mer, disaient-ils,à nous la terre. » Cette distinction entre le droit arabe et le droit turc est essentielleet ce fut le tort des Français d’autrefois de nepas l’avoir acceptée en principe. Maintenant que nous avons pénétré dansl’intérieur du pays au-delà des limitesque nous assignaient le bon droit et la raison, il ne nous reste plusqu’à adopter une politique de conciliation età tenter un arrangement qui apaise les populations arabes etles satisfasse. Nous pouvons avec raison conserver le droit de souverainetéen Algérie, mais nous ne pouvons pas persister dansl’idée malheureuse de gouverner les Arabesà notre façon, quand ils désirent segouverner à la leur. Nous ne pouvons avoir plus longtemps laprétention de savoir mieux que les Arabes ce qui leurconvient. C’est pour cela qu’il faut essayer detraiter. Cette idée de traiter n’est pas uneidée neuve pour les populations arabes. Dès 1830, le chef de la tribu des Flittas, Ben Zamoun,écrivait au général De Bourmont :« Qu’il offrait d’user de son ascendantpour réunir les hommes influents de la provinced’Alger et leur proposer les bases d’untraité qui règlerait, àl’avantage de tous, la nature de nos rapports avec lesArabes, tant dans l’intérêt actuel quedans celui des races futures. Il priait legénéral en chef de considérer que,pour qu’un pareil traité fût solide, ilne devait pas être imposé par la forceà la faiblesse, mais librement débattu etconsenti parce qu’alors tout le monde travaillerait de bonnefoi à le maintenir. » (3) En entrant dans cette voie, nous n’avons pas àexaminer si les indigènes sont un ramassisd’hommes avilis et dégradés, sinon desêtres nobles et élevés. La question n’est pas de savoir si les Arabes sontchevaleresques ou bourgeois, et de les juger en idéalistesou en positivistes, ni de les observer en optimistes ou en pessimistes.Nous n’avons pas à prendre pour objectif dedéfense les minarets de Sainte-Sophie ou les buttesMontmartre, et de voir dans les Arabes des anarchistes ou des martyrs.Nous devons entrer dans cette voie, parce qu’elle est laseule digne d’une grande nation, la seule digned’un peuple aussi humain, aussigénéreux que le nôtre. Finalement, je me résume comme il suit : 1° Le régime de conquête que nous avonssuivi jusqu’à ce jour en Algérieétant la cause génératrice durégime militaire, celui-ci ne peut finir qu’aveccelui-là. 2° Hors du consentement libre des populations arabes, nous nepouvons rencontrer en Algérie qu’impuissance etsouveraineté provisoire, parce que de l’avis deVoltaire : « Les droits de gouverner une nationmalgré elle ne se soutiennent jamais longtemps. » § II. - DE L’ASSIMILATION DES RACESALGÉRIENNES. Les deux races qui sont en présence sur le solalgérien (l’orientale etl’européenne) sont séparéespar les traditions, les moeurs, les croyances et lesidées. Leur assimilation aurait pour mérite desimplifier considérablement la questionalgérienne ; mais est-il raisonnable del’espérer ? Je ne le crois pas. Je ne crois pas à l’assimilation des deux races,parce que l’assimilation serait pour l’Arabel’équivalent d’un changement dereligion, et on sait par expérience que ce que les peupleschangent le moins, quand ils subissent le joug d’unétranger non coreligionnaire, ce sont leurs croyancesreligieuses. Voici du reste l’avis officiel d’un musulman quiprit la parole au Conseil générald’Alger en novembre 1864 : « Personne plus que moi, dit-il, ne désireparticiper et faire participer ma famille et la population toutentière aux avantages attachés à laqualité de citoyen français. J’y aimême un intérêt tout personnel, car monfils est sous les drapeaux et sert la France avec ledévoûment d’un noble coeur. Ehbien ! sans la naturalisation, il ne pourra parvenir dansl’armée qu’au grade de simplelieutenant. C’est vous dire assez combien j’attachede prix à l’insigne honneur de jouir desmêmes lois civiles et politiques ; mais un obstacle insurmontable se présente, c’est que, pourobtenir cette faveur, nous serions obligés de subir desconséquences que notre conscience nous défendd’accepter. » « Vous le savez, Messieurs, notre loi est tout àla fois civile et religieuse. Dans ces conditions rigoureuses etexceptionnelles, notre loi et nos moeurs s’opposentfatalement à la naturalisation. » (4) Voilà qui est fort clair. Qu’on consulte lesArabes depuis le dernier des bergers jusqu’au premier desgrands chefs, ils répondront : « Notre consciencenous défend d’accepter. » En présence d’une opinion aussi formelle, cequ’il nous reste à faire, c’estd’accepter franchement le parallélisme des loisprivées et des moeurs particulièresà chacune des deux races. Ce parallélisme, adopté comme principedéfinitif des institutions algériennes,n’est pas une impossibilité. Des peuples moinsintelligents que les Français le réalisentparfaitement. (5) Mieux vaut donc ce parallélisme que depousser l’infatuation jusqu’à vouloirque les musulmans règlent leurs institutions sur lesnôtres, car imposer nos lois civiles aux Arabes et auxKabyles, ce serait aussi dangereux que si nous voulions leur imposernos croyances religieuses. Les colons algériens et bon nombre de Français dela métropole demandent la fin du régime militaire; mais par une de ces inconséquences, si communesau milieu des hommes, ils demandent qu’on exerce sur lespopulations indigènes des réformes radicales etvexatoires qui à elles seules feraient venir lerégime militaire, si une raison première nel’avait rendu inévitable. Que les colons lesachent bien : aussi longtemps que les populations musulmanes serontinquiètes sur nos projets à venir, il y auraperspective de révolte et le système militairesera triomphant. Une grande partie de la presse suit les mêmes errements queles colons. Certains journaux ne semblent pas comprendrequ’en gardant l’offensive contre lasociété arabe, ils font vivre lerégime qu’ils condamnent, parce que leurhostilité crée une situation plus forte que leshommes. Qu’il y ait de nombreuses réformesà faire dans la société arabe, on nepeut le mettre en doute, mais notre habileté doit consister,non à faire nous mêmes les réformes,mais bien à les rendre inévitables en donnant auxindigènes de bons exemples et de bonnes raisons : « Inviter quand il ne faut pas contraindre, dit Montesquieu,conduire quand il ne faut pas commander, c’estl’habileté suprême. La raison a unempire naturel, elle a même un empire tyrannique : on luirésiste, mais cette résistance est son triomphe.» (6) Finalement, je me résume comme il suit : 1° Puisque l’assimilation des deux racesalgériennes rencontre un obstacle que nous ne pouvonssurmonter, essayons de le tourner au moyen des institutionsparallèles ; 2° « Puisque la montagne ne veut pas venirà nous, imitons le prophète arabe, et allonsà la montagne. » § III. DE LA COLONISATION EN ALGÉRIE. En principe, le mode de colonisation est distinct selon qu’onimite les Grecs ou les Macédoniens. La colonisation à la grecque consiste à se saisirpacifiquement de quelques terres vierges sur lesquelles les colonsfondent une nouvelle patrie. C’est ainsi que les anciensGrecs ont colonisé l’Italie etl’Asie-Mineure. La colonisation à la macédonienne consisteà se rendre maître d’un vieux peuplequ’on gouverne ensuite à la condition de respecterses moeurs et ses lois. On sait qu’Alexandre, ainsique les généraux qui continuèrent son oeuvre, ne purent s’établird’une manière durable en Egypte et en Syrie,qu’en acceptant les moeurs, les usages et les loisde ces contrées. (7) Dans les terres vierges de l’Amérique, del’Australie et de la Nouvelle-Calédonie, on a puadopter le mode de colonisation à la grecque ; mais, enAlgérie, nous ne pouvons faire que ce que lesMacédoniens firent en Egypte et en Syrie, parce que nousavons rencontré sur cette terre un peuple vieux etcristallisé qui a son histoire, ses moeurs, sespréjugés, ses croyances et avec cela un glorieuxpassé. J’en conclus que ce n’est nià l’autorité civile, ni àl’autorité militaire qu’il faut remettreles détails de l’administrationindigène, mais bien à des musulmans, et cela pourdeux raisons : La première, parce que les musulmans ont seulsl’autorité morale dont on ne peut se passer dansun bon gouvernement ; La seconde, parce qu’il faut à tout prix ne plusdonner aux Européens l’occasion de blesser lesindigènes dans leurs croyances et dans leursmoeurs, ce qui n’est possible qu’enéliminant les chrétiens des affaires arabes. (8) Ce déplacement d’attribution, que je demande,mérite l’attention sérieuse deséconomistes, car, là où nous nepouvons régner qu’à l’aided’une armée de 60,000 hommes en moyenne, les Turcsde l’ancienne régence régnaient avecune milice de 14,994 hommes ; là, où cesmêmes Turcs vivaient et économisaient de beauxdeniers pour retourner dans leur pays, nous avonsdépensé déjà plus de deuxmilliards de francs ! Pourquoi cette différence, sinon parce que nous sommeschrétiens, là où les Turcsétaient musulmans. Qu’on n’objecte pas que les Turcs de larégence régnaient par la terreur etqu’ils avaient pour se défendre une politiqued’excessive intimidation ; car, comme le dit Pelissier deReynaud : (9) « Il ne faut pas croire que le despotismeoriental pesait sur les Arabes de tout son poids ; les Turcs avaient degrands ménagements pour ces peuples sur lesquels le joug dugouvernement d’Alger se faisait peu sentir. » (10) Ici je ferai deux remarques : PREMIÈRE REMARQUE. - Bien des personnes en France croientqu’on peut simplifier la question algérienne etmieux pacifier le pays en augmentant le nombre des colonseuropéens. Ne serait-ce pas le contraire qui doit avoir lieu? Les Arabes ne voient-ils pas dans l’accroissement des colonsune plus grande certitude d’être dominés? N’ont-ils pas lieu de craindre, si les colons semultiplient outre mesure, que de sénatus-consulteprotecteur, du 22 avril 1863, ne cesse un jour d’avoir forcede loi ? (11) C’est à cela qu’il faut penser. La question algérienne offre ceci de particulier,qu’on pourrait faire aisément la paixs’il n’y avait pas de colons dans le pays, tandisque les obstacles opposés à la pacification sonten raison directe du développement colonial, parce que lesArabes voient dans ce développement une arrièrepensée de domination ; d’où je conclusque les éléments européens,qu’on attire dans le pays en vue d’affaiblir lerégime militaire, concourent au contraire à lefortifier. DEUXIÈME REMARQUE. - Est-il vrai que si les Anglais avaientconquis l’Algérie, ils en auraient fait unecolonie prospère ? Mon opinion est que si les Anglais avaient pris la villed’Alger, ils l’auraient tout simplementabandonnée, après en avoir détruit lesfortifications. Pour en juger ainsi, je me fonde sur ce que les Anglaisfirent jadis à Tanger qu’ils ont occupéau même titre que nous occupons Alger. Les Anglais ont biendes défauts, mais il faut reconnaîtrequ’en matière de colonisation, ils sont habilesà s’éloigner des pays coloniauxoù il faut employer beaucoup d’hommesarmés et dépenser beaucoup d’argent. Finalement, je me résume comme il suit : 1° Comme l’Algérie n’est pas uneterre vierge et que le peuple arabe n’est pas un jeunepeuple, nous ne pouvons coloniser le pays qu’à lafaçon dite : macédonienne ; 2° La facilité de résoudre leproblème algérien est en raison inverse du nombrede colons établis dans le pays ; 3° L’Algérie ne pouvant pas satisfaire lesaspirations des Anglais, ceux-ci ne l’auraient pascolonisée en admettant qu’ils eussent pris Alger. § IV. - DES INSTITUTIONS MUNICIPALES DE LA COLONIE. Les villes de l’Algérie et leurs faubourgsétant composés en majeure partied’éléments européens, neserait-il donc pas possible de les constituer : Villes libres nerelevant que du gouvernement central de la colonie ? Pourquoi ne donnerait-on pas aux citésalgériennes les institutions municipales descités (boroughs) de l’Angleterre, lesquelles ontle bonheur de posséder un gouvernement localvéritablement autonome ? Sous prétexte de remédier aux vices del’administration civile des colons, il est question derétablir l’autorité complètedes préfets, en diminuant l’autoritéconférée aux généraux del’armée. Cette réforme peut biendéplacer le mal, mais c’est tout ; cars’il peut être supprimé, cen’est qu’à la conditiond’affranchir les villes algériennes de la tutelledu préfet comme de celle du général. Le gouvernement est parfaitement libre de repousser cetteidée d’affranchissement, mais qu’ilsache bien qu’aussi longtemps qu’il maintiendra enAlgérie les traditions administratives de France, il y feravivre ce déplorable esprit de tutelle qui énerveles citoyens et fait obstacle au bon génie de lacolonisation. (12) § V. - DE L’AUTONOMIE ALGÉRIENNE. Je laisse à chacun la liberté de ses opinions,mais je persiste à dire que l’idéed’un royaume arabe, ayant son gouvernement autonome, est uneidée des plus justes. L’Algérie ne peut êtrefrançaise pour plusieurs raisons. La plussérieuse de toutes, c’est que la nature fait del’Algérie un pays essentiellement oriental : Par sa position géographique, l’Algérieest détachée de l’Europe etrattachée à tous les pays de l’Orient,car avec le Maroc et le Soudan, comme avec l’Arabie,l’Algérie ne fait qu’un, tandisqu’elle fait deux avec la France. Par son climat et son milieu ambiant, l’Algérieest encore détachée de l’Europe etparticulièrement de la France, car les Occidentaux quihabitent la colonie sont enveloppés par toutes les mollessesde l’Orient, et il n’est pas jusqu’aufameux vent du désert qui ne vienne influencerl’élément colonisateur etdésarmer les énergies européennes. Si les partisans de l’unité réalisaientjamais leur idéal d’union pure et simple, cen’est pas l’Algérie qui deviendraitfrançaise, mais bien la France qui deviendraitalgérienne. Ce n’est pas la France quirégénéreraitl’Algérie, mais bienl’Algérie qui feraitdégénérer la France. Nous pourrions bien envoyer dans les plaines de la Chiffa deséléments de jeunesse, des citoyens forts etvigoureux, mais il nous reviendrait de ce pays certains pachasautoritaires, dont certes nous n’avons nullement besoin. En résumé, la nature ne permet pas plusà l’Algérie orientaled’être française, qu’elle nepermet à la France occidentale d’êtrealgérienne. § VI. - CONCLUSIONS. Les hommes réunis en société ne sontni absolument libres dans leurs mouvements, ni absolument soumisà l’inexorable fatalité. Une nation quine subit pas le joug, mais qui l’impose, peut, àson gré, opter pour les bons comme pour les mauvaisprincipes de gouvernement ; mais une fois le choix fait, la logiquesociale ne permet pas que cette nation obtienne d’unesituation fausse et illégale les conséquencesheureuses que les bons principesd’équité et de justice peuvent seulsengendrer. Pour ce qui nous concerne, nous sommes libres de perpétueren Algérie une politique de conquête quiméconnaît le droit arabe, mais nous ne sommes paslibres de faire produire à ce système unétat de paix qu’il n’est pas en sonpouvoir de donner. Sans doute que l’idée detraiter avec les Arabes soulève des difficultésréputées insurmontables, mais à celaje réponds qu’une grande fin nes’obtient qu’avec de grands moyens. Il est juste de dire que la France a laissé enAlgérie de nombreux témoignages de sonhumanité. Jamais elle n’ahésité à être charitableenvers les Arabes réduits à la misèreet décimés par les maladies, mais cela ne suffitpas, car l’aumône ne peut tenir lieu de la justice. Etre généreux envers des infortunés,c’est une bonne politique ; mais ce qui est mieux encore,c’est être équitable envers des vaincus,car sans l’équité, nous ne pouvonsempêcher que les temps futurs ne soient des temps dereprésailles et de violentes réparations. Une situation aussi fausse que celle que nous nous sommes faite enAlgérie, peut subsister encore longtemps ; mais croireà notre établissement régulier etdéfinitif dans ce pays sans traiter avec lesindigènes, c’est faire preuve d’unegrande imprévoyance. Les Arabes de nos jours, il est vrai,ne sont pas des adversaires sérieux que nous soyons tenus deménager, mais qui peut répondre des Arabes del’avenir ? Qui peut affirmer qu’ilsn’acquerront pas avec le temps une grande aptitudeà s’organiser et à combattre ? Les tribus que nous avons soumises sont sans force, parcequ’elles sont sans unité et sans discipline ; maiscombien la face des choses changerait si du fond du Maroc il sortait unmusulman de génie qui saurait agréger sescoreligionnaires et les grouper sous sa loi ! La France adéjà fait beaucoup pour consolider saconquête, mais quels plus grands sacrifices ne devrait-ellepas faire encore si elle avait pour adversaire un habile sultan quis’approprierait les progrès de la civilisation, etsaurait se servir des hommes en exploitantl’avidité des uns et le fanatisme des autres ! Une semblable révolution est-elle donc impossible ? Je ne lecrois pas, car à ne consulter que notre propre histoire, onvoit combien les peuples sont susceptibles de se transformer : quelleressemblance y a-t-il, par exemple, entre ces guerriers pusillanimes,que Jeanne d’Arc entraînait au combat, et ceslégionnaires entreprenants que commandaitNapoléon ! S’il est vrai que les Français de nos jours soientréputés soldats de naissance, il n’enfut pas toujours ainsi, et j’en conclus par analogie que lesArabes, qui sont peu redoutables aujourd’hui, peuvent fortbien l’être demain. Cette perspective de rénovation arabe, ne peut trop faireréfléchir les métropolitains et lescolons. Si ces derniers surtout avaient une idée nette deleurs véritables intérêts, ils feraient cause commune avec l’indigène pour le calmer,car aussi longtemps que les colons serontéloignés de cette politique de concorde, ils nepourront compter ni sur des temps meilleurs ni sur des institutionsplus dignes d’eux. En résumé, l’avenir estimpénétrable. Toutefois si nous lui demandionsquelle paix nous pouvons attendre des Arabes, il répondraitce que les révoltés de Privernumrépondaient au Sénat romain : «Fidèle et perpétuelle si elle estéquitable, de « courte durée si elleest oppressive. » Toulon, le 4 février 1870. POST-SCRIPTUM. - Une Commissionspéciale élaboreun projet de constitution pour l’Algérie. Nuldoute que ce ne soit une oeuvre harmonieuse et bienordonnée ; mais cela ne suffit pas, car l’harmoniepeut exister dans la froide statue comme dans le cadavreinanimé et sans vie. Ce qui fait l’excellence d’une constitution,c’est de porter en elle la force, la vitalité etl’énergie que donne le consentement libre dupeuple. La constitution de l’Algérieréunira-t-elle cette dernière condition ? LesFranco-Arabes donneront-ils la vie et le mouvement à cecorps de lois qui aura été fait sans eux ?C’est ce que l’avenir nous apprendra. Notes : (1) Esprit des lois, livre XXIII, chapitre XXI. (2) Annales algériennes, éd. 1854, tom. Ier.(page 150 ?) (3) Annales algériennes, tome Ier, page 100, et Histoirede la conquête d’Alger, par P. Christian. -Introduction ? (4) Moniteur de l’Algérie du 13 novembre 1864. (5) Voir Montesquieu, Esprit des lois, livre X, chapitre XV ? (6) Esprit des lois, livres XXVIII, chapitre XXXVIII. (7) Voir Montesquieu, Esprit des lois, livre X, chapitre XIV. (8) Le lecteur peut voir dans la Revue des Deux-Mondes (livraison du15 août 1864, p. 634 et 635) comment les chefschrétiens des indigènes mettent ceux-ci dans lafâcheuse nécessitéd’être en contradiction avec eux-mêmes enleur faisant jouer la comédie de l’hommecivilisé. Les faits de cette nature ont plusd’importance qu’on ne le suppose ; car, comme ledit Montesquieu : « On n’offense jamais plus leshommes que lorsqu’on choque leurscérémonies et leurs usages. Cherchez àles opprimer, c’est quelquefois une preuve d’estimeque vous en faites ; choquez leurs coutumes, c’est toujoursune marque de mépris. » Voir aussi ce que dit encore Montesquieu dans son Traité del’esprit des lois, livre X, chapitre XI. (9) Annales algériennes, éd. 1854, tome Ier,page 4. (10) S’il est vrai que par rapport aux nationschrétiennes comme par rapport à la marineeuropéenne, ces infâmes pirates d’Algerétaient barbares et inhumains, il est vrai aussi que parrapport aux Arabes (leurs coreligionnaires) les Turcs de larégence étaient accommodants autant quedébonnaires. Cette distinction est essentielle pour lesesprits scientifiques qui veulent envisager la question sous son vraijour. (11) Sénatus-consulte qui confère aux tribusarabes le droit de propriété sur les terresqu’elles occupent. (12) Dans un livre que nous venons de lire (De la réformeen France, tome II, page 164), il est dit que la loi sur le partageforcé votée en 1793 est la cause de notreinaptitude à coloniser. Bien que l’auteur de ceremarquable ouvrage, M. Le Play, fasse autorité dansl’espèce, nous ne pouvons nous ranger àson opinion. Que cette loi ait le tort d’être tropabsolue, je ne dis pas, mais il n’est pas possibled’admettre qu’elle nous ait fait perdre noscolonies du Canada, de Madagascar et des Indes, puisque nous ne lesavions plus à l’époque oùelle fut votée. Si les Français ontcessé d’être aptes àcoloniser, c’est bien plutôt parce que depuis troissiècles nos institutions de tutelle ont faitéchec à l’initiative individuelle ;c’est aussi parce que nos pouvoirs tropcentralisés ont fait des richesses publiques et des honneursune répartition généralement peuéquitable, les absents ayant toujours eu tort. Pourquoiirait-on fièrement chercher les richesses et les honneursau-delà des mers, puisqu’avec de la souplesse etdu savoir-faire on les obtient de Paris. Pourquoi irait-on braver lafaim et la fièvre pour conquérir des biensqu’on peut obtenir d’une façon moinsdigne, mais plus douce ? |