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ALLONVILLE,comte Armand d' (1762-1832?) .- Les maisons de jeu(1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome cinquième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 399 p.; 22 cm.
 
Lesmaisons de jeu
par
Le Comte Armand d'Allonville

~ * ~

Que fais-tu,clairvoyant Asmodée, tandis qu’une foule d’écrivains spirituels, aprèst’avoir solennellement évoqué, parcourent sans toi les différentsquartiers de cette vaste métropole, et explorent, eux seuls, cent lieuxpublics, ou réduits secrets, dans lesquels tu devais les introduire oules guider ?

Il en est cependant que ces vigilants observateurs n’ont point encorevisités ; ceux-là sont le domaine de certains esprits malfaisants,auxquels, malgré ta qualité de démon, ton génie satirique ne te fait,certes, pas ressembler ; mais tu les dois connaître, et je voudraispénétrer, sous tes auspices, dans ces antres où vont s’engloutir et lafortune et la moralité d’un trop grand nombre de misérables. Viens doncles offrir à mes regards, et m’aider à en tracer, s’il est possible, levrai et déplorable tableau !

Je sais bien que tout a été dit, cent et cent fois répété sur lapassion du jeu, ses causes sordides, ses faux calculs, ses séduisantesamorces, et ses épouvantables résultats. Régnard et Dufrény l’on peintedans leur verve comique ; Montesquiou (Amélie ou les Joueurs,drame tiré à 30 exemplaires), d’un faire presque sentimental ; etSaurin, dans toute son horreur : mais ne serait-elle pas inhérente ànotre très-déraisonnable espèce raisonnable ? car on la voit poindrechez le sauvage même ; prendre, dans notre âge héroïque, ce caractèresemi-galant, semi-féroce, que vantent les romans, que la moralecondamne, et que fulmina la religion ; puis se civiliser avec lasociété, et, après avoir été le passe-temps d’un fou (Charles VI),devenir l’esprit des sots et la sottise des gens d’esprit, ainsi que lepasse-port qui fit souvent pénétrer dans les réunions des hautesclasses sociales ceux que l’inégalité des conditions en aurait exclus.Enfin, passant des salons dans l’antichambre, et de l’antichambre dansla rue, ne déborde-t-elle pas aujourd’hui de toutes parts, avec lacorruption des idées et des coeurs, qu’elle tend à aggraver encore ;car si, dans le risque de perdre la moitié de sa fortune, l’on n’ad’espoir que de l’augmenter d’un tiers, qui pourrait, s’il n’est pasétranger à tous sentiments humains, contempler, sans en gémir, les mauxcuisants enfantés par son sordide triomphe ?

Dussaulx s’est longuement et lourdement vengé de ce vice éternel denotre fragile espèce (de la passion du jeu), vice dont lui-même ilavait été dupe et victime, puis faillit en être de nouveau victime etdupe, quand, présidant, comme membre de la commune de Paris, au tiragede la loterie royale, il crut l’occasion favorable pour prêcher contrecette escroquerie immorale, mais légale, devant les buralistes et lesjoueurs, rassemblés dans un tout autre but que celui d’écouterpaisiblement sa philanthropique homélie. Aussi le poursuivirent-ils, enlui lançant à l’envi les bancs, chaises et tables de la salle oùdevaient être proclamés les arrêts de la fortune, etl’apostrophèrent-ils de la qualification assassine d’aristocrate, quiétait alors ce que serait maintenant celle de ministériel, doctrinaire,populaire, et bête de carliste.

Le souvenir de cet homme de bien, aussi niais que tant de niais hommesde bien, gouvernants ou gouvernés, me rappelle deux anecdotes, dont lecourtisan disgracié de J.-J. Rousseau eût pu gonfler son pesantouvrage. Ce sont des tableaux de moeurs, et qu’Asmodée me soit ou nonen aide, je vais les tracer ici.

Un jeune marié, pour qui la lune de miel avait lui au-delà du termeordinaire, et qui rêvait avec ivresse, dans son propre bonheur, celuide sa charmante épouse, venait de toucher sa dot ; il passait devant lenuméro trop connu de ce Palais-Royal, réceptacle de tant de vices,théâtre de tant de forfaits ; matière de tant de spéculations, licitesou non, tolérables ou fangeuses ; foyer de despotisme sous Richelieu,d’agiotage sous Necker, de désordre, et pis encore, à une époque plusrapprochée de nous. C’est là qu’un des amis du jeune homme l’arrête, etl’engage à monter dans cette infernale maison, source de misère pournombre de familles, de désespoir ou de crime pour tant d’individus.C’est là que des monceaux d’or l’éblouissent ; il joue, avec prudenced’abord, mais il perd, s’entête, et voit successivement disparaîtrejusqu’à son dernier écu. La ruine, l’indigence dans laquelle il vaplonger celle qu’il aime, son déshonneur, sa honte, ses remords,troublent ses sens, égarent son esprit : il voudrait recouvrer sespertes ; mais il ne lui reste plus rien ; mais, pour surcroît, il nevoit que des ris moqueurs répondre à son impuissante rage. Un de sesvoisins, cependant, lui fait remarquer le brillant qu’il porte à l’unde ses doigts : c’est un don de l’amour ; n’importe : il est àl’instant échangé contre la légère somme fournie par l’usurier, quifait partie de l’infâme tripot légalement autorisé. Le malheureux pontealors étourdiment, et la fortune rebelle à ses premiers calculs, sedéclarant en faveur de sa folie, lui fait rapidement amonceler untrésor bien supérieur à celui qu’elle lui ravit. Son ami, désespéréd’un événement dont il est cause, et qui, malgré sa brillante issue, nelui en semble pas moins irréparable, s’empresse à recueillir les fruitsopulents d’un hasard inespéré, et à les transporter, ainsi que soncamarade en délire, dans la demeure de celui-ci, où celle à qui il estlié par un noeud cher et sacré, est saisie d’horreur et de pitié envoyant son époux qui ne la reconnaît point, et dont la raison paraîtirrévocablement aliénée. Mais le médecin aux soins duquel on le confie,bon physiologiste, sage praticien et profond observateur, instruit dela cause du mal, et voyant que la croyance à une ruine totale etcoupable est l’idée fixe du malade, ordonne, pour principal remède,qu’à chaque demande qu’il fera on lui présente de l’or. Il le rejetteavec terreur dans les premiers moments, puis le regarde avec envie, leprend plus tard, sourit en le contemplant, et s’accoutumeinsensiblement à le regarder comme à lui ; enfin, sa première idée estun sentiment ; car il souhaite, car il prie que cet or soit destiné auxbesoins, aux fantaisies mêmes de son épouse : elle s’empresse àsatisfaire ses désirs, à se parer de ses dons, et l’amour achève ce quela prudence avait commencé. Bientôt le coeur du malade s’émeut, saconscience se calme, son esprit renaît. La cure cependant est longueencore ; mais elle est complète, et d’autant plus heureuse que le jeunehomme est pour jamais guéri de la passion du jeu.

Ce même et funeste numéro avait été déjà le théâtre d’unévénement  cent fois plus déplorable.

L’époux d’une femme vouée au supplice, durant ces jours d’horreur dont,maintenant, l’on ne se ressouvient pas assez, s’était vu assigner, dansce repaire, un rendez-vous par l’un des pourvoyeurs du bourreau. Là,pour une somme convenue d’avance, devaient être assurés le salut et laliberté de l’innocente victime. Cette somme, l’époux infortuné nel’avait pu recueillir que péniblement, à gros intérêts, et à très-courtterme ; l’occasion de la doubler et de se libérer ainsi se présentait,elle le séduit et le perd ; car ce prix du sang a bientôt passé de sesmains dans celles des joueurs ou du banquier. Le vendeur de chairhumaine, cet homme qui, comme tant d’autres à cette époque, trafiquaitfroidement de la vie et de la mort, se présente, voit sa cupiditédéçue, vocifère, menace, se venge ; et l’époux, devenu veuf par uncrime, trop criminel lui-même à ses propres yeux, s’en punit àl’instant par un suicide.

Si les jeux, du moins, étaient uniquement relégués dans ces infâmescavernes où la cupidité va chercher sa ruine en rêvant la fortune, lesravages causés par la plus trompeuse des passions cesseraient dedevenir aussi funestes qu’ils le sont à la moralité humaine ; mais, cequ’il y a de vraiment épouvantable, c’est que, par l’établissement desloteries, le gouvernement lui-même en offre de toutes parts lesperfides amorces, soit au valet, qui, après y avoir perdu le prix de saservitude volontaire, finira peut-être par voler son maître ; soit àl’ouvrier, qui mourra de faim ou deviendra brigand après y avoir jetéles fruits de son labeur.

Quand un ministère fiscal et imprévoyant imagina cette fraude aussicondamnable, et peut-être aussi funeste que celle pratiquée jadis, dansl’altération des monnaies, le parlement, qui en considérait lesrésultats nécessaires, représenta, mais vainement, que ces coupables jeuxseraient laruine du pauvre peuple. En effet, quelques lots brillants,quoique rares, exaltant les esprits, l’amour des gains rapides seglissa dans ces classes où précédemment c’était par de la prudence etl’activité, du temps et de la constance, que l’on parvenait à l’aisanceou à la fortune. Avec la cupidité, l’ambition s’accroît, l’on sedégoûte de son état, les vices se multiplient, les crimes deviennentplus fréquents (les greffes criminels en font foi,) et des suicideseffrayent une société que ruine une foule de banqueroutes, symptômesévidents de la dégradation des moeurs. Aujourd’hui, enfin, le hasardest courtisé jusque dans tout le cours de la voie publique ; à qui doncpourrait-on accorder encore une pleine confiance, quand on voit surtoutque, quelque désastreuse que soit la passion du jeu, elle n’en règnepas moins parmi nous, et dans toutes les classes, et dans tous lescarrefours avec la plus dévorante fureur ? elle s’y étend même, chaquejour, sur une plus large surface ; car, si l’esprit du siècle estl’égoïsme, et son espérance le hasard, son unique dieu c’est l’or.Aussi la famille des Bazilespullule-t-elle avec une honteuse rapidité, chez un peuple où, toutabjecte que soit la source de l’opulence, son éclat n’en absout pasmoins ceux qui la possèdent ; enfin, la passion du jeu est devenuejournellement et plus coupable et plus audacieuse, dans ses intentions,sa marche, et ses résultats, depuis que le jargon de la bourse a envahijusqu’à la société.

Oui, la bourse et ses turpitudes sont devenues nos plus redoutablesfléaux ; c’est le jeu avec ses flatteuses illusions et ses dangersréels ; c’est le jeu précédé, accompagné et suivi de tous ses maux etde tous ses forfaits : c’est le jeu, avec la crainte, trop souventjustifiée, de voir votre mise dévorée entre les mains de celui qui estchargé de la faire, et qui joue à son profit avec des fonds qui luisont confiés. Celui qui, sur un tapis vert, égorgeant ou égorgé sanspitié, risque de ruiner son avenir et celui des siens, ne hasarde, dumoins, que ce qu’il possède ; il semblerait donc un ange près de ceuxqui, dans un palais modelé sur les temples des infâmes divinitésantiques, jouent sans pudeur la fortune de tels qui ne peuvent sepasser de leur ministère ; ces agents infidèles, abusant de la foipublique, se croiraient-ils encore quelque probité, le jour où,déclarant une faillite, parfois frauduleuse, ils forcent leurscréanciers à les libérer à perte ? Se croiraient-ils hommes d’honneur,au moment où, trompés par de coupables spéculations, ils seprépareraient à solder leurs comptes en saisissant l’arme meurtrièrequi va consommer le crime par le crime ?

O Asmodée, détourne un moment les yeux de ces ridicules dont,maintenant, la peinture ne corrige plus personne ; et porte enfin tesregards foudroyants sur des forfaits qui compromettent la fortunepublique comme les intérêts privés, en détruisant toute confiance, parla ruine de toute moralité. Perce donc, non-seulement le toit de cePandémonium, où des hurlements sataniques se font journellemententendre, au nom des passions les plus sordides, mais aussi ceux detant de misérables, revêtus d’or et pétris de fange ; montre-nous prèsdu brillant hôtel d’un fastueux et insolent publicain, grand-seigneurimprovisé, l’humble galetas où gémit sa victime ; oppose aux déliresd’une joie coupable, les sanglots de l’innocente indigence ; etstigmatise à jamais ces hommes d’or et d’orgueil, qui aspirent à lafortune par le crime, et au pouvoir par la fortune ?

LECOMTE ARMAND D’ALLONVILLE.