Fragmentssur Londres.
Lorsqu’un jeune homme de l'une de nos petites villes d’Alsace vientpour la première fois à Strasbourg, il est tout ébahi de voir cettepopulation nombreuse qui circule rapidement dans ses rues, ces maisonsà 4 et 5 étages serrées l'une contre l'autre : et cependant Strasbourg,sous ce rapport, ne peut guères se comparer qu'à un faubourg de Paris.Mais Paris même, cette grande et superbe ville, est pour l'étendue etle nombre de ses habitants encore bien au-dessous de Londres. Là oncomptoit, en 1811, 1.990.300 habitants qui y vivent tant bien que mal.Probablement les deux millions seront bientôt complets. Cette villecontient donc à elle seule le quart de toute la population du royaumed'Angleterre. On pourroit loger à Londres la masse entière des sujetsde certains royaumes, du Royaume de Wurtemberg par exemple, et lesloyers seroiept encore moins chers qu'ils ne le sont à présent. Leloyer d'une maison située dans les bons quartiers se paie de deux àcinq cents livres sterling par an ; c'est-à-dire de cinq à douze millefrancs, car là livre st. vaut environ 35 fr. Pour une chambre garnie onpaie une guinée, même au-delà, par semaine. Des villages qui, il y a 70ans, étoient encore dans les environs de la ville, sont aujourd'huifondus dans son enceinte. La ville s'étend de jour en jour davantage.Si cela continue, toute l'Angleterre finira par devenir Londres.
L'étranger qui vient à Londres ne tarde pas à s'apercevoir qu'il estdans un état marchand. On y fait trafic de tout, de choses même qui nedevroient pas être vénales. Par exemple, veut on se défaire de safemme, on la mène au marché la corde au cou. Le cas est rare, à lavérité ; mais le droit existe et, quoique tombé en désuétude, il n'estpas abrogé. L'adultère est puni par une amende pécuniaire. Tel marin'est pas du tout fâché de surprendre sa femme en flagrant délit, sison complice est riche. Il n'est même pas inouï que mari et femme sesoient entendus pour des spéculations de ce genre. Pendant quel'adultère en est quitte pour de l'argent, gare au voleur s'il estdécouvert : le plus léger larcin le conduit à la potence. Que conclurede là ? que l'honneur y est d'un moindre prix que l'or ?
On prétend que la somme des fausses lettres de change, des faux billetsde banque et autres papiers-monnaies en circulation à Londres se monteau moins à 170.000 l. st., et celle des fausses monnaies à 500.000 l.st. Belles sommes ! Comment pourroit-il en être autrement dans uneville où la disproportion des fortunes est telle, que journellementplus de 30.000 individus se réveillent le matin sans savoir comment ilsappaiseront leur faim dans la journée, ni où ils reposeront leur têtele soir ; tandis que d'un autre côté plusde 20,000 richards en selevant ne savent comment ils s'y prendront pour dépenser le plusgaiement possible l'énormité de leurs revenus, et se racheter del'ennui ; car, ayant épuisé tous les genres de plaisir, il ne prennentplus goût à rien ; à force de jouissances ils ont émoussé toutesensation ; ils ont tant vécu qu'ils sont rassasiés de la vie. C'est ceque dans le pays on nomme
spleen.
Je ne sais quel auteur français a dit : « Les hommes ont un génie siinventif que, si le ciel avoit oublié de fixer un terme à la vie, ilsauroient eux-mêmes inventé la mort. La preuve, c'est qu'ils ont inventéla guerre, la navigation, la médecine et l'art de la cuisine. » Si cetauteur eût vécu de nos jours, il auroit ajouté : et les révolutions.
Les Anglais font grand cas de la cuisine. Grand bien leur fasse ! L'artd'assouvir la faim, ou, pour mieux dire, de flatter le palais ets'exciter à manger sans avoir faim, a quelque chose (je ne dirai pas desi brutal, car les brutes ne font rien de semblable) quelque chose, desi contraire à la nature que l'art de la guerre, c'est-à-dire l'art detuer des hommes qu'on ne connoit pas, et, qu'on ne hait pasindividuellement. Les Romains du temps de Sénèque, avant de se mettre àtable, prenoient un vomitif pour pouvoir mieux manger ; puis ilsmangeoient pour vomir de nouveau. Les choses n'en sont pas encore à cepoint-là à Londres. Mais à l'installation d'un nouveau lord-maire (lepremier magistrat de Londres), quand se donne le grand banquet, on acoutume dans la prière de faire commémoraison des estomacs : «Seigneur, préservez-nous des indigestions et des maladies qui endérivent. » Un Anglais bien joufflu, bien ventru, bien rembourré deporc et de rostbeef, n'imagine d'autres plaisirs, sur la terre et dansle ciel que ceux de la bouche.
Il n'est pas étonnant que dans Londres il se passe tant de chosescontre nature : la nature dans cette ville monstrueuse seroit unphénomène. On n'y voit rien de la terre que quelques bandes étroitesentre les toits, et le ciel est presque toujours voilé par lesbrouillards, les exhalaisons et la fumée. Des semaines, des moisentiers se passent, surtout dans la mauvaise saison, sans qu'on soitréjoui d'un seul rayon du soleil. On raconte qu'un ambassadeurd'Espagne, rappelé de Londres par sa cour après un séjour de quatremois d'hiver, n'avoit pas vu le soleil pendant tout ce temps. A sonaudience de congé, le roi d'Angleterre, qui l'estimoit beaucoup, luiayant témoigné le désir de faire quelque chose qui pût lui êtreagréable, l'ambassadeur répondit : « Sire, votre bonté me pénètre déreconnoissance, et puisque votre Majesté le permet, j'ose lui demanderdeux grâces la première, de me conserver sa bienveillance ; la seconde,de me recommander au soleil quand un jour il reviendra en Angleterre. »
Les boxeurs ou les combats à coups de poings sont aussi une desparticularités de Londres, ou plutôt de toute l'Angleterre. Nous enparlerons plus tard.
Que dans une ville comme Londres il y ait une prison spéciale pour lesdébiteurs qui ne veulent ou ne peuvent pas payer leurs dettes, il n'y alà rien d'extraordinaire ; on voit cela partout ailleurs. Le bâtimentdestiné à cet usage est très-ancien, il s'appelle
Ludgate.EtienneForster, lord- maire de Londres au quinzième siècle, le fit réparer,agrandir et arranger de manière à offrir à ses nombreux hôtes un séjourplus commode. Malgré cela, ce vaste édifice avec ses cours et ses corpsde logis est encore trop étroit pour notre siècle où l'art de faire desdettes a acquis une si grande extension. Laissons-là cette vilaineprison, et parlons plutôt d'Et. Forster, de cet ami de l'humanité ; sonhistoire plaira, j'en suis sûr, davantage à nos lecteurs que ladescription de ces tristes cachots. Monsieur Forster, le pèred'Etienne, étoit un honnête marchand de la cité de Londres. Le cielbénit son travail, et la fortune versa sur lui ses faveurs au pointque, dans peu d'années, il devint un homme richissime que tout le mondeaimoit et estimoit. Mais cette prospérité ne dura pas. Bientôtl'inconstante fortune lui tourna le dos ; des revers de tout genrevinrent fondre sur lui, comme autrefois sur Job. M. Forster, en cestristes circonstances, prit son parti selon les principes dechristianisme alors en vigueur : il vendit ce qui lui restoit et payases dettes. D'après les principes d'aujoutd'hui, ce brave homme auroitdissimulé ses pertes, augmenté sa dépense pour conserver son çrédit ;puis, après avoir contracté de nouvelles dettes, il auroit déposé sonbilan, fait un
honnêteaccord avec ses créanciers, auxquels, s'il vouloit être bien généreux,il auroit offert vingt-cinq pour cent. Par ce moyen, M. Forster seroitresté après sa déconfiture aussi riche qu'auparavant. Il n'en fit rien,aussi tomba-t-il dans la misère. Un malheur après l'autre vintl'accabler ; le chagrin et les soucis minèrent sa santé, une longuemaladie épuisa ce qui lui restoit de ressources. A peine fût-il rétablique sa femme tomba malade, et il se vit bientôt sans le sou, horsd'état de payer même les médicaments nécessaires.
M. Forster avoit un fils, nommé Étienne ; c'étoit un beau jeune hommede vingt-deux ans, doué des plus belles qualités. Il aimoit ses parentsde tout son cœur et leur prodiguoit tous les soins que leur étatexigeoit. Aussi fut-il inconsolable quand enfin le dénuement absolu lerendit incapable de leur procurer le moindre soulagement. Dans sonembarras extrême il se souvient d'un certain monsieur Philips, hommepuissamment riche, qui autrefois avoit été l'intime ami de son père.C'est à lui qu'il se décide de s'adresser.
Il court chez lui, et le conjure par l'ancienne amitié qu'il portoit àson père de lui prêter huit l. st., promettant de les lui rendrebientôt. Mais l’ancien, l'intime ami ne pouvoit se rappeler d'avoirjamais été lié avec un sieur Forster de la cité. Il y a des gens quidans certaines circonstances ont la mémoire bien foible. CependantEtienne ayant si bien mis sur la voie cette débile mémoire qu'il ne futplus possible de désavouer l'ancienne intimité, M. Philips se retranchaderrière un torrent de doléances sur la stérilité des affaires, sur larareté de l'argent. Etienne y joignit les siennes de son mieux en luidépeignant la détresse de sa maison, et le pressa sans relâche de luiprêter les huit l. st., s'engageant à les lui rendre au jour qu'ilfixeroit. M. Philips, pour se débarrasser enfin de l'importun jeunehomme, consent à lui compter la moitié de cette somme contre son billet.
Etienne, transporté de joie, vole avec ses quatre l. st. à la maison,et pour ne pas inquiéter son père sur la restitution de cet argent, illui fait accroire que c'est un cadeau de je ne sais quelle riche tantequi restoit aux environs de Londres, et qui jadis avoit fait beaucoupde caresses au petit Etienne dans son enfance. M. et Mme. Forsterrecouvrèrent bientôt leur santé quand ils ne furent plus privés dunécessaire.
Cependant le jour de l'échéance du billet arrive, Etienne va entremblant chez M. Philips et le prie de lui accorder un délai, luiexposant humblement qu'ayant été obligé de veiller jour et nuit près dulit de ses parents, il n'avoit rien pu gagner. « Je me reposai,ajouta-t-il, sur la bonté de votre cœur. Mais M. Philips pensoit que lecœur n'avoit rien à faire dans cela ; que le billet étant échu, ilfalloit le payer ; et sans plus de façons, il fit conduire sorsdébiteur à Ludgate.
Quelle désolation chez les Forster ils étoient plus affligés que leprisonnier même que soutenoit du moins la conscience de s'être sacrifiépour ses parents. La perte de sa liberté l'affectoit peu, s'il pouvoitcontinuer à leur être utile. Pour cela il surmonte sa fierté naturelle,et s'abaissant jusqu'au rôle de mendiant, tous les jours il va seplacer â une fenêtre avec un écriteau sur sa poitrine ou on lisoit cesmots écrits en grosses lettres :
PRISONNIER SANS REPROCHE.
Un jour qu'Etienne étoit à son poste accoutumé, une jeune et joliepersonne, vêtue de noir et suivie d’une servante, vint à passer ets'arrêta devant un homme âgé qui paroissoit avoir beaucoup de respectpour elle. La jeune dame engagea une conversation avec lui. Comme parhasard elle avoit le visage tourné vers la fenêtre derrière lesbarreaux de laquelle Etienne se tenoit, il s'aperçut que malgré lachaleur de sa conversation avec le vieillard, la jeune inconnue,laissoit de temps en temps échapper de son côté des regards où sepeignoit toute sa compassion. (
Voyez la gravure.)Bientôt il put juger qu'elle parloit de lui, car le vieillard tournasoudain ses yeux du côté de la prison, et la dame, après lui avoirserré la main, s’éloigna. Le vieillard alors s'approchant de lagrille, demande au prisonnier la signification de son écriteau. Etiennelui raconte succinctement son histoire. Quand le vieillard fut au faitde tout, il s'écria : « Pour quatre livres st. ! n'est-ce que cela ? Envoici huit, vous êtes libre. »
Le jeune homme, transporté de joie, alloit se répandre en actions degrâces ; mais le vieillard lui dit avec modestie : « ce n'est pas àmoi, mais à cette noble dame qui vient de me quitter que vous en avezl'obligation. » Et comme Etienne le pressoit de lui nommer sabienfaitrice, ce monsieur lui dit en secouant la tête : « Elle me l'adéfendu. » Puis il partit.
Etienne paya sa dette et courut chez ses parents. Quelle fut leur joie! Père, mère et fils se tenoient embrassés en versant des larmesd'attendrissement. Quand cette première émotion fut calmée, ils semirent à délibérer comment pour l’avenir ils gagneroient leur vie parun travail honnête ; mais le plus vif de leurs désirs était celui detémoigner leur reconnoissance à leur bienfaitrice inconnue. Etienne nesortait jamais de la maison sans promener ses regards de tout côté pourla découvrir. Il n'y réussit pas, mais au bout d'une huitaine de joursil rencontra la servante ou femme de chambre qu'il se rappelle avoirvue à sa suite. Il l’accoste avec empressement et apprend d'ellequ'elle est au service de mistriss Simpson, la plus jeune et la plusriche veuve de Londres dont le mari étoit mort d'apoplexie depuisquatre mois, à l'âge de soixante- huit ans.
Etienne n'eut rien de plus pressé que de voler chez sa généreusebienfaitrice. Il se fit annoncer et fut admis. Elle le reçut avecbonté, écoutant en rougissant les transports de sa reconnaissance, quibientôt se manifesta plus encore par les larmes dont ses yeux étoientmouillés que par ses paroles. Lorsqu'il en vint aux causes de sadétention à Ludgate, mistriss Simpson l'interrompit en lui disant : «Je sais tout; j'ai pris des informations sur vos parents, et touchée deleurs malheurs, j'avois résolu d'améliorer leur sort par quelquesavances d'argent. Je veux le faire dès à présent. Quant à vous, commej'ai besoin d'un homme honnête, intelligent et actif pourl'administration de mes biens, je vous destine cette place si elle vousconvient.» « Si elle me convient, mistriss ! » s'écria Etienne enposant la main sur son cœur, les yeux levés verste ciel, « ah disposezde ma vie. »
L'affaire fut bientôt conclue. La famille Forster ne cessoit deremercier Dieu du changement inespéré survenu dans leur position, etEtienne se chargea avec zèle de l'administration des biens de la maisonSimpson. Il s'en acquitta avec tant d'ardeur et d'habileté que samaitresse avoit tout lieu de se féliciter de son choix. Il joignait àcela tant de désintéressement qu'elle ne put lui faire accepter qu'unmodique traitement. « Jamais, » lui disoit-il souvent, quand elle luitémoignoit le désir de l'augmenter, « jamais je ne pourrai m'acquitterenvers vous pour tout le bien que vous avez fait à mes parents ; je nedemande qu'à vous consacrer tous les moments de ma vie, je n'ai d'autreambition. » Bref, ce jeune homme ne vivoit, ne respiroit que pour sabienfaitrice ; il ne pensait qu'à elle et ne rêvoit que d'elle, et siparfois il étoit obligé de s'absenter quelques jours, pour visiter undomaine éloigné, cette courte absence lui paroissoit durer une année.
Le lecteur voit bien que c'étoit un sentiment plus tendre que celui dela reconnoissance qui s'était emparé d'Etienne à son insu. Je n'endécrirai pas ici toutes les gradations, ni l'inclination toujourscroissante de mistriss Simpson pour son jeune intendant. Un messagerboiteux n'a pas, l'habitude du langage des romans, qui d'ailleursseroit déplacé dans un almanach. Cependant, comme ce n'est pas unroman, mais une histoire véritable que je raconte, je ne saurai passersous silence un événement qui contribua beaucoup à hâter le dénouement,et sans lequel ces deux amants ne se seraient peut-être jamais avoué àeux-mêmes le véritable état de leur cœur.
Les richesses et la beauté de la jeune veuve avoient fait une telleimpression sur un baronnet dont les terres touchoient à celles demistriss Simpson, qu'il la rechercha en mariage. Celle-ci rejeta laproposition du premier abord, sans balancer. Le baronnet, piqué de cerefus, résolut, à tout prix, de se mettre en possession de l'objet deses désirs, et pour y parvenir il eut recours à des moyens aussi odieuxque coupables ; tels enfin que la passion la plus déréglée pouvoitseule les lui inspirer. Il aposta deux hommes pour enlever celle qui nevouloit pas répondre à son amour. Ceux qu'il avoit choisis étoient descoquins déterminés, très propres à exécuter un pareil coup. Ilsforcèrent une petite porte du parc qui donnoit sur la campagne, et secachèrent près d'un bosquet où mistriss Simpson avoit coutume de sereposer, dans les belles soirées au retour de ses promenades. Non loinde là étoit un tertre sur lequel Etienne avoit fait élever un cabinetde verdure pour y jouir de la beauté de la vue et s’abandonner sanstémoins à ses rêveries. Un jour qu'il s'y rendoit, il vit la porte duparc entr'ouverte contre l'usage ; mais pensant que le jardinier étoitsans doute sorti par-là, il n'en conçut aucun soupçon.
Mistriss Simpson qui revenoit de sa promenade, suivie de deux femmes dechambre, s'étoit à peine assise à sa place favorite, que les deuxcoquins, le visage couvert d'un masque, s'élancent de leur embuscadel'épée à la main, et lui ordonnent de les suivre. Les femmes de chambrepoussent un cri de frayeur. Etienne l'entend et accourt à la hâte. Enrepassant devant la porte du parc, il voit les deux ravisseurs quientraînoient mistriss de force. Tirer l'épée et fondre sur eux futl'affaire d'un clin d'œil. Les scélérats lâchent leur proie pour sedéfendre. Mistriss tomboit en défaillance ; Etienne donne ordre à sessuivantes de l'emmener à la hâte ; puis il presse vivement ses deuxadversaires. La fureur et l'indignation doubloient ses forces, il eneut bientôt mis un hors de combat, l'autre s'enfuit par la porte duparc, s'élance sur un cheval et s'échappe. Le blessé fut livré à lajustice, et le baronnet pour se soustraire aux suites de cette méchanteaffaire, quitta l'Angleterre.
Il est facile au lecteur de deviner avec quels sentimentsmistriss reçut son libérateur, lorsqu'il vint la rejoindre après soncombat. Elle aurait volé à son secours si ses femmes ne l'eussentretenue ; elle trembloit pour sa vie, et eut peine à se persuader qu'iln'avoit pas reçu de blessure. Leur émotion réciproque trahit le secretde leur cœur. En un mot l'issue de cette aventure fut qu'EtienneForster, l'intendant de la riche et belle mistriss Simpson devint sonmari. Monté au rang que lui donnoit une alliance si brillante, il sutbientôt se faire distinguer par ses concitoyens. Son esprit, saprobité, son zèle pour le bien public lui concilièrent tellement leurestime et leur attachement qu'ils l'élurent pour leur lord-maire.
Dans ce poste élevé il n'oublia pas Ludgate qui avait été le fondementde sa fortune. Tous les ans il payoit la rançon d'un prisonnier pourdettes, et il fit tout ce qui étoit en son pouvoir pour alléger le sortdes autres détenus. C'est à lui que cette prison doit sonagrandissement, ses améliorations et la construction d'une chapelle. Ony lit une inscription qui fait son éloge et celui de son épouse. Ellefut posée en 1515, l'année ou Thomas Forster fut nommé lord-maire.
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Le roi d’Akin.
Sur les côtes occidentales de l'Afrique s'étend sous un soleil brûlant,mais à l'ombre des palmiers, des cèdres, des ricins et des gommiers, unvaste pays qu'on nomme Guinée. Il est habité par des nègres qui viventsous divers rois dont les royaumes portent chacun un nom particulierpeu connu des Européens. Car lorsque ceux-ci en firent la découverteils s'embarrassèrent peu de la géographie des Maures, mais neconsultant que leur, caprice, ils en établirent une à leur guise. C'estainsi que la Guinée, ce pays où ils recueilloient la poudre d'or quiservoit à faire leurs guinées, fut divisée en divers districts auxquelsils donnèrent des nom» conformes aux objets qu'ils y recherchoient,tels que l'ivoire, la poudre d'or, du poivre, des esclaves. De là lesnoms de Côte des Dents, Côte d'or, Côte de Malaguette etc., touslesquels ils sont encore de nos jours désignés sur nos cartes. Leroyaume d'Akin ou d'Acanes renferme une grande partie de la Côte d'Or ;mais comme il est dans l'intérieur des terres, à près de 100 lieues descôtes, les Européens n'y pénétrèrent que plus tard.
Cependant
Frempung, le roi d'Akin, avoit entendu parler de l'apparition des
monstres marins blancs.C'est sous ce nom que ces ignorants nègres avoient l'insolence de nousdésigner, nous autres aimables Européens. Eux qui sont noirs commecharbon, et qui à la place de nos grands cheveux noirs, bruns, châtainsou blonds n'ont qu'une laine courte et rude ; eux dont les nez épatéset les grosses lèvres rendent à nos yeux leurs figures si uniformes etsi hideuses, nous appeloient des monstres ! tant les notions de beautésont différents et arbitraires !
Nous disons donc que le roi d'Akin avoit entendu parler des monstresmarins blancs qui étoient venus du fond ou de par-delà la mer dans degrands coffres de bois. Des voyageurs qui avoient vu ces créatures deleurs propres yeux, prétendoient que ces êtres avoient beaucoup deconformité avec les hommes ; qu'ils marchoient sur deux jambes, qu'ilsavoient une voix à l'aide de laquelle ils articuloient divers sons, cequi fesoit supposer qu'ils pouvoient se faire entendre entre eux demême que d'autres animaux. Ils ajoutoient qu'à l'exception du visage,qui étoit d'un blanc dégoûtant, ils ne se ressembloient pas les uns auxautres, ayant les parties du corps différemment conformées, plus oumoins velues et de couleurs diverses, bleu, vert, rouge etc. ; qu'ilsétoient même la plupart marqués de différentes couleurs comme certainsoiseaux ; De nouveaux voyageurs survinrent qui prétendoient que cesêtres sortis de la mer n'étoient pas des hommes, mais une espèced'amphibies ; que plusieurs d'entre eux avoient de longs poils sous lenez qui rendoient leur figure hideuse ; que leur boisson favorite étoitune certaine eau que nul homme ne pouvoit avaler; qu'ils avoientvoulu en goûter, mais que quelques-gouttes seulement leur avoit mis lalangue en feu, et qu'ils se hâtèrent de la rejeter. Ces êtresextraordinaires, ajoutoient-ils, portent des espèces de massues creusesdans laquelle la foudre est renfermée. Dirigent-ils ces massues contreun oiseau en l'air, soudain la foudre sort avec éclat, et l'oiseautombe mort comme s'il avoit été percé d'une flèche.
A ces nouvelles le roi d'Akin, qui étoit un seigneur doué de beaucoupde raison, fut rempli de surprise. Il n'ajoutoit pas foi entière, àtout ce qu'on racontoit ; apparemment le proverbe
a beau mentir qui vient de loinétoit-il aussi en usage dans son royaume. Cependant, ces nouvelles sesuccédant et se confirmant de jour en jour, il ne savoit plus qu'enpenser. Enfin le rapport d'un homme très considéré de sa cour, quirevenait d'un voyage qu'il avoit fait sur les côtes, mit le comble àson étonnement. Il avoit aussi vu ces enfants de la mer, et il déclaradevant le roi qu'il les prenoit pour des hommes sortis de contrées trèséloignées. Voici sur quoi il fondoit ses conjectures.
« Il s'est établi au bord de la mer des hommes de notre race qui ontappris la langue de ces êtres inconnus, qui même peuvent converser aveceux, donc il faut que ce soit des hommes ; car on n'est jamais parvenuà faire une pareille expérience sur les animaux. Mais je ne sauroisaffirmer qu'ils soient doués d'intelligence au même degré que nous,j'en doute même ; quelquefois à la vérité, je les trouvoistrès-raisonnables, mais souvent aussi ils semblent entièrement dénuésde raison. Par exemple, leur plus grand plaisir est de boire de cetteeau brûlante dont on vous a déjà parlé. Quand ils en ont bu, ilsdeviennent comme fous, ils rient, ils hurlent, ils chancellent et nepeuvent se tenir sur leurs jambes ; d'autres fois ils s'embrassent,puis ils se querellent , se battent et se blessent; d'autres font dessauts et des gambades jusqu'à ce que le sommeil les gagne. Quand ils seréveillent, ils paroissent redevenus raisonnables.»
« Ils ont aussi le goût de la danse, et j'ai remarqué que lorsque l'und'eux frotte avec un petit bâton à poils sur un morceau de bois creuxpardessus lequel sont tendus des boyaux de je ne sais quel animal, ilen résulte une espèce de sifflement qui met leurs jambes en train ;tantôt ils marchent et glissent à pas mesurés, tantôt il sautillent àdroite et à gauche, le plus souvent ils se tiennent deux à deux entournoyant à perte d'haleine, ce qui est très-plaisant à voir. »
« J'ai aussi remarqué qu'ils avoient des espèces de fétiches dont ilss'occupent beaucoup. Deux, trois ou quatre s'asseoient au tour d'unetable ; ils prennent un paquet de ces fétiches, tous de la mêmegrandeur, mais diversement peintes ; ils les mêlent et les distribuententre eux. Alors chacun se met à bien examines les siens, sans endétourner les yeux. Bientôt le charme opère : les uns deviennent morneset sérieux, d'autres témoignent une joie maligne ; à mesure qu'ilsjettent leurs fétiches sur la table un à un, la joie des uns augmente,tandis que les autres prennent un air de mécontentement, quelque foisde désespoir, comme s'ils venoient d'éprouver un grand malheur. Dureste ils n'ont pas grand respect pour ces fétiches, car j'ai vu de cessauvages qui, dans leur colère, les ont jetés à terre, même mis enpièces.»
Le roi d'Akin secouoit la tête à tous ces rapports, comme un homme quiest indécis s'il doit y ajouter foi ou non. Tout ce qu'il venoitd'entendre excitoit sa curiosité au suprême degré, et il ne désiroitrien tant que de voir par lui-même une de ces singulières créatures. Ilconvoqua ses conseillers et ses serviteurs les plus expérimentés et lesplus fidèles pour entendre leur avis. Le sentiment des plus anciensétoit qu'il devoit bien se garder d'admettre chez lui ces avortons dontil n'y avoit rien de bon à se promettre. Mais les jeunes, aussi curieuxque le roi même, pensoient qu'il convenoit à un roi d'examinersoigneusement tout ce qui se présentoit d'extraordinaire pour s'assurerde ce qui pouvoit en résulter de bien ou de mal, afin d'en instruireson peuple, aux intérêts duquel c'était son devoir de veiller. Qu'avanttout il était important de constater si ces êtres sortis de la merétoient des hommes ou non.
Frempung flottant encore entre ces deux opinions contradictoires,raconta à la jolie Mandingo, jeune négresse de quinze ans et safavorite, ce qui s'étoit passé dans son conseil. Celle-ci, pénétrée àl'instant du plus violent désir de voir ces étranges figures que l'eausalée venoit de produire, pria le roi, en lui faisant mille caresses,d'en faire venir, Ceci le décida. Frempung envoya vers les côtes uneambassade choisie parmi ses plus vaillants guerriers, pour inviter lesfils de la mer, s'ils étoient réellement des êtres doués de raison, àdéputer l'un des leurs à sa cour, ou, si ce n'était que des animauxinconnus, pour tâcher d'en amener un en vie.
L'ambassade, trouva les Européens vivant dans la meilleure intelligenceavec les nègres établis dans un village sur la côte. Sur la mer onvoyoit dans le lointain un grand vaisseau avec ses mâts, ses agrès etses banderolles. C'étoient des Danois qui étoient venus débarquer à laCôte d'Or dans le royaume d'Acra pour y faire refleurir le commerced'une de leurs colonies. Ceux-ci furent charmés d'apprendre qu'un roide l'intérieur de l'Afrique désiroit faire connoissance avec eux. Leurimagination s’enflamma, et déjà ils voyoient en perspective la poudred'or, la gomme, l'ivoire, les diamants et les esclaves qu'ils allaientse procurer à vil prix. Monsieur Kamp, le subrécargue, fut désigné pourambassadeur, et il partit, accompagné d'un interprète, avec l'ambassaded'Akin.
Arrivé sans obstacle à la capitale de Frempung, il dut, dès lelendemain, avoir l'honneur d'être présenté au monarque nègre. Monsieurle subrécargue Kamp, homme de la vieille roche qui se piquait de savoirvivre, donna un soin particulier à sa toilette.
Frempung, assis sur un carreau et entouré des principaux de sa courl’attendoit non sans éprouver un secret battement de cœur. Des deuxcôtés de la salle étoient rangées une centaine de jolies négresses quibrûloient d'impatience de voir l'animal marin. Enfin monsieur Kampentre en habit de dimanche, en bas de soie blancs, souliers à bouclesd'argent, sur la tête une perruque à queue poudrée. A sa vue, unmouvement général de surprise se manifeste. Chacun de ces nègres etnégresses s'étoit attendu à voir un monstre extraordinaire; mais cequ'ils voyoient passoit tout ce que leur imagination avoit puconcevoir. Ils croyoient tout bonnement que ces pans d'habit, cetteveste, ces culottes et ces bas étoient inhérents au corps comme le poildes quadrupèdes ou les plumes des oiseaux.
Dans cette supposition la figure de monsieur Kamp dans son accoutrementfaisoit un grotesque contraste avec les formes herculéennes ougracieuses de ces nègres ou négresses dans leur état de pure nature.Mais l'envie de rire à laquelle ces jeunes filles, et surtout lapétulante Madingo, sentoient une disposition prête à eclater, leurpassa bientôt, car le monstre marin s'avança droit vers le roi que cemouvement suspect ne mettoit pas trop à son aise.
L'honnête subrécargue, qui dans son pays passoit pour un homme trèspoli, ne voulant pas compromettre cette réputation en présence d'unecour africaine, s'arrêta quand il fut à dix pas du monarque, et fit unprofond salut en étendant la jambe droite en arrière le plus qu'il put.Frempung, non familiarisé avec cette manœuvre de civilité européenne,l'interpréta mal, et s'imagina que l'animal étranger vouloit prendreson élan pour lui sauter au visage. Car dès l'entrée de monsieur Kamp,celui-ci ayant tourné la tête de côté et d'autre dans la salle, le roiavoit remarqué la longue queue à la prussienne qui pendoit à saperruque, et en avoit conclu que c'étoit un singe d'une espèceinconnue. Quand donc il lui vit faire la manœuvre que nous venons deraconter, il s'étendit par terre tout de son long, pour l'esquiver, eten même temps il appela ses gardes à son secours.
Le bon Danois sentit qu'il y avoit quelque mal-entendu, et ayant apprisde son interprète quelle avoit été l'inquiétude du roi, il s'empressade lui expliquer très humblement que son mouvement n'avoit été qu'unedémonstration de respect usitée en Europe. Frempung le dispensa pourl'avenir de pareilles démonstrations.
L'ambassadeur, profitant du calme qui s'étoit rétabli, se mit en devoird'exposer, au nom du gouverneur pour sa majesté danoise du fort deChristians-bourg, les vœux que la colonie formoit pour la conclusiond'un traité de commerce avec S. M.' ackimoise, qui offrit des avantagesréciproques. Dans cette vue il s'étoit fait apporter dans la salled'audience une caisse renfermant des présents pour le roi. Mais avantde les lui remettre, il voulut prononcer un discours qu'il avoit étudiéavec soin, et que l’interprète devoit rendre dans la langue du pays.Pour cela ayant pris une attitude imposante et solennelle, il commençapar vanter la magnificence et la puissance de sa majesté danoise. Iln'en avoit encore débité que quelques périodes qu'il fut interrompud'une manière très-fâcheuse.
Pendant que toute la cour examinoit attentivement l'être étrange venude la mer et écoutoit avec surprise son baragouin, l'un des conseillersdu roi s'avisa d'éprouver si cet animal pouvoit mordre, et ce qu'il yavoit à craindre de ce côté-là. Pour faire cette expérience il prit unlong bâton blanc qu'il tint devant la bouche de l'orateur. Celui-cicroyant sans doute que c'était l'étiquette de la cour, continua saharangue sans y faire attention. Le prudent conseiller, enhardi par ladouceur de l'animal, lui passa à plusieurs reprises son bâton très-prèsde la bouche en répétant
gnrr ! gnrr !pour l'exciter à mordre. Au moment même où monsieur Kamp, dans lachaleur de son éloquence, ouvrit la bouche plus que de coutume, leconseiller lui fourra adroitement le bâton entre les dents.
Pour le coup notre orateur fut tout déconcerté, il se remit cependantde son émotion, mais ne voulant plus continuer son discours, il ordonnaà l'interprète de rendre au roi ce qu'il venoit de dire. Frempung nel'écouta pas, et comme il avoit vu que le singe étoit bien apprivoiséet qu'il n'y avoit rien à en craindre, il s'approcha de lui et le tâtade tous les côtés. Ce qui excitoit le plus son admiration c'étoit laqueue de la perruque ; car il croyoit avec toute sa cour que c'étoitune queue naturelle qui, aulieu de croître à la place accoutumée,tenoit à la nuque, chose monstrueuse qui ne se voyoit à aucun autreanimal connu. L'interprète eut beau assurer que cette queue n'étoitqu’artificielle, et qu'elle pouvoit s'enleyer avec la chevelureentière, on n'en vouloit rien croire. Enfin le roi demanda quel'étranger en fit l'expérience.
Cette demande parut bien impertinente à monsieur l'ambassadeur, et ilalloit se fâcher tout de bon. Cependant pour se calmer et avoir letemps de réfléchir sur le parti qu'il devoit prendre, il prit une prisede tabac. Nouveau sujet d'étonnement. Quand la cour vit ce drôled'animal ouvrir pathétiquement une petite boite, y prendre entre deuxdoigts un peu de poudre brune et l'introduire dans son nez, touspartirent d'un grand éclat de rire ; les négresses surtout faillirenten étouffer. Elles trouvoient cela si plaisant de la part de ce singequ'elles auroient donné tout au monde pour lui voir recommencer cetteopération.
Monsieur le subrécargue, qui ne pouvoit se figurer qu'une action aussiordinaire eût pu exciter une telle hilarité, avoit dans cet intervallefait ses réflexions, et ayant considéré que les ambassadeurs dévoientsouvent se prêter à toutes sortes de facéties pour atteindre le but deleur mission, il avoit résolu de céder aux désirs du roi. Il saisit deses doigts le sommet de la perruque pour l'enlever de dessus sa tête,un profond silence s'établit par toute la salle, tous regardoientbouche béante et l'œil immobile une chose qui jusque-là leur avoit paruimpossible ! Toute la chevelure se détache, à la fois et la queue estséparée de la nuque. Un cri général se fait entendre ; mais quand lesubrécargue, pour démontrer à l'assemblée qu'il n'en avoit pas pris demal, tourna en tout sens sa tête pelée, un nouvel éclat de rireretentit, un rire bruyant, inextinguible, tel qu'on n'en avoit jamaisentendu en Afrique. Le roi que ce spectacle amusoit beaucoup, fit alorsprier le monstre d'ôter aussi sa tête, de déposer ses bras et sesjambes, car Frempung crut désormais que tout lui étoit possible. Cettenouvelle prétention ne laissa pas d'embarrasser monsieur Kamp, quicommençoit à comprendre qu'on ne le prenoit pas pour un êtreraisonnable. Dans de pareilles circonstances il craignoit de voiréchouer sa négociation. Il se donna donc toutes les peines imaginablespour faire comprendre au roi qu'il étoit un être doué de raison, unhomme enfin, à la couleur et aux cheveux près, formé comme un nègre ;qu'il pouvoit bien déposer les habits qui couvroient son corps, maisnon se séparer des membres précieux qu'il tenoit du créateur.
Frempung doutoit encore et exigea qu'il fournît une preuve sansréplique de ce qu'il avançoit en se déshabillant et se montrant dansson état naturel. Kamp s'accommoda au temps, mais refusa de sedéshabiller en présence des femmes. Ce seroit, disoit-il, uneinconvenance, une indécence à laquelle il ne pouvoit se résoudre. Lesnégresses ne concevoient rien à son obstination, et étoient detrès-mauvaise humeur de ce qu'il les vouloit empêcher d'être témoinsd'une aussi surprenante expérience. Il eût été pourtant si drôle de luivoir déposer, sa peau comme un vieux serpent ! S'il étoit véritablementun homme, se disoient-elles, il ne feroit pas tant de façons. Mais M.Kamp fut inexorable ; tout en faisant mille excuses à ces noiresbeautés qui, dans leur innocence et sans y entendre malice, lepressoient de céder à leur curiosité, il déclara nettement qu'il n'enferoit rien. Enfin Frempung décida. Un signe de sa part et les femmess'éloignent.
Alors Monsieur le subrécargue tient parole et se déshabille. Le Roiregarde cette opération avec un étonnement toujours croissant. Enfin ilvoit devant lui au lieu d'un monstre, un homme auquel il ne manque quela couleur. Il palpe chacun de ses membres non sans dégoût ; aprèscette investigation il s’écrie : « Tu es un homme, je n'en puisdisconvenir ;
mais tu es blanc comme le diable. »
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SUITE DES VARIÉTÉS.
Les opérations de recrutement, au moment d'être terminées dans ledépartement du Jura, ont présenté dans l'arrondissement de Poligny unphénomène que l'on peut regarder comme l'un des plus dignes d'intérêtet de curiosité.
Lors du tirage du canton des Grandes-Planches, un père a apporté devantl'autorité, dans une besace, deux jeunes gens appartenant à la classede 1822, et nés en 1802 à Foncine-le-Haut, qui pesoient ensemble 83livres, et dont la taille de l'un étoit de 3 pieds 8 pouces, et cellede l'autre de 3 pieds moins quelques lignes. En naissant, ils pesoientsept livres et demie les deux. Ces enfants intéressants ont pris dansl'urne de verre mise à leur portée, le numéros 27 et 31.
Leur physique est celui de deux enfants, l'un de six ans, l'autre detrois et demi. Il faut assurément toute la sévérité des recherches dansces sortes d'opérations administratives, pour croire, sans en douterque ces jeunes gens sont à la veille d'être majeurs. Leurs formes sonttoutes régulières et même modelées, aucune infirmité ne les a encoreatteints ; leur caractère est l’enjouement, leur figure gracieuse lepeint à merveille ; leur intelligence n'a suivi que le développement deleur physique ; mais ils ont celle des âges qu'on leur accordé en lesvoyant ; leur voix est tout à fait enfantine.
Depuis seize ans, ils suivent les écoles, et n'ont pu encore qu'épeleret connaître, leurs lettres. Entièrement prives de mémoire, ce qu'ilsont appris le matin est oublié le soir : du reste, ils n'ont rien quipuisse approcher même de l'état d'idiotisme ou d'imbécillité. Cesjumeaux sont de la plus parfaite ressemblance ; leurs cheveux sontégalement blonds, presque blancs ; leurs jeux, leurs habitudes sontceux des enfants de leur taille.
Le père est un superbe homme, de cinq pieds sept pouces et demi, d'unebelle figure, spirituelle et même distinguée ; la mère est égalementune femme très-remarquable, et leurs autres enfants sont les trois plusbelles filles-du Canton.
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Enterrements des Tunquinois.
L'enterrement des Morts est sans contre dit l'une des plus grandes etdes plus dispendieuses cérémonies du Tunquin. On y observescrupuleusement un rituel qui tire son origine de la Chine, et on segarde d'autant plus d'y manquer que les Tunquinois sont pénétrés dedeux préceptes de Confucius :
Servez les morts comme les vivants ; et
ayez pour les absents les mêmes égards que pour les présents.
Ils ont la croyance que les enfants au sein de leur mère sont animéspar les âmes des enfants morts avant d'avoir atteint l'âge viril ; lesâmes des hommes faits errent sur la terre, et, font aux vivants du bienou du mal, selon qu'elles sont bien ou mal traitées par leurs parents :de là vient que les Tunquinois donnent à leurs morts des vivres et desbijoux ; ceux-ci sont placés dans leur bouche, ceux-là, à côté d'eux.Ils ne s'approchent pas volontiers d'un mourant, mais dès qu'ilss'aperçoivent qu'il est sur le point d'expirer, ils étendent unmouchoir sur son visage, dans l'opinion d'y recueillir son âme. Avantqu'on enterre un mort ; les prêtres et les devins sont consultés sur lejour qui seroit le plus favorable pour cette cérémonie : d'où il arrivequelquefois chez les riches du moins, que le cadavre reste deux anssans être enterré. En attendant, le cercueil, bien calfeutré etproprement laqué, est placé sur quatre pieux, dans un lien convenableoù les parents viennent chaque jour lui porterie tribut de leursgémissements et des vivres en abondance. Le fils aîné doit pendant toutce temps passer les nuits couché au pied du cercueil, lequel estrecouvert d'étoffes de soie. Le cadavre y est couché sur le dos levisage tourné vers le ciel, et la tête assujettie sur une espèce depâte. Les riches dépensent des sommes énormes pour l'enterrement desmembres de leur famille ; les pauvres aussi se mettent en frais autantque leurs moyens le leur permettent.
Le jour de l'enterrement, les parents et les amis du défunts'assemblent en habits de deuil, qui consistent dans de longs sarreauxde coton grossier et non-teint ; le fils ou le plus proche parent estceint d'une corde, et porte sur la tête un torchon de paille en guisede bonnet. Tous marchent appuyés sur leurs bâtons pour exprimer lepoids de leur douleur ; les femmes ont le visage couvert d'un voile detoile, et poussent des cris lamentables. Le corps est porté par vingt àtrente personnes avec lenteur et gravité ; sur le cercueil est posé unvase rempli d'eau ; si rien n'en est versé, c'est un bon signe, et lesporteurs sont bien récompensés.
Tout le cortège précède ou suit le cercueil ; un maître des cérémoniesprescrit les génuflexions, les prosternements, les gémissements ; lescris comme le silence se succèdent d'après son signal. Tantôt c'est unecacophonie épouvantable : celle-ci regrette dans le défunt son mari,celui-là son père, un autre son ami, son bienfaiteur, etc. ; un instantaprès, au signal donné, tout se tait. On s'arrête souvent pour offrirdes sacrifices, puis le tintamarre, les génuflexions recommencent deplus belle. Pendant la marche, le fils aîné se jette quelquefois parterre, et laisse le cercueil passer sur son corps ; en vain veut-on leretenir, il semble ne vouloir pas survivre plus long-temps à celuiqu'il a perdu : c'est le plus grand témoignage de respect et d'amourfilial qu'il puisse donner. En tête du convoi funèbre on porte desdrapeaux où sont inscrits quelques éloges du défunt, et à côté desquelsdes musiciens jouent de divers instruments. Mais l'objet le plusessentiel du convoi est le mouchoir dans lequel doit se trouver l'âme ;après l'avoir porté avec beaucoup de précaution jusqu'à la tombe, on lerapporte à la maison, où il est posé sur un guéridon destinéexclusivement à cet usage. Les gens de distinction observent encorebeaucoup d'autres cérémonies; ils font diverses marques sur desmorceaux de papier doré qu'ils brûlent en l'honneur du défunt : ce sontautant de lettres de change dont il pourra se servir dans l'autremonde. Outre ces sacrifices on dresse des tables chargées de toutessortes de mets. Lorsqu'enfin tout est terminé, le cortège retourne à lamaison du deuil, on s'asseoit à un grand repas et on noie son chagrindans le vin.
Les grands seigneurs ont plusieurs cercueils, l'un au-dessus del'autre, qui sont portés sous un baldaquin, escorté par des soldats etune longue suite de mandarins. Plus un fils fait de dépense pourl'enterrement de ses parents, plus il est estimé et considéré : aussiarrive-t-il quelquefois qu'à force de vouloir se surpasser l'un l'autrepar ce luxe funèbre, on finit par se ruiner. Le deuil pour les parentsse porte trois ans en habits gris de cendre avec des bonnets de paille,mais le fils aîné doit le porter trois mois en sus ; pendant tout cetemps on mène la vie la plus dure, la plus austère et la plus triste.Le choix du lieu de sa sépulture est pour tout homme un objet importantdont il s'occupe long-temps avant sa mort, parce qu'on croit qu'ilinflue puissamment sur le bonheur ou le malheur de ses descendants. Onne laisse jamais croître d'herbe sur les tombeaux et autour d'eux, eton en retourne la terre tous les ans. Les grands font construire desvoutes et quelquefois même des temples sur leurs tombeaux, Aprèsl'écoulement du temps fixé pour le deuil, on déterre le cercueil, et onen retire les ossements pour les-mettre dans un cercueil plus petitqu'on va enterrer ailleurs. Si les chaires se sont conservéesjusqu'alors, c'est une preuve que le défunt étoit un méchant homme quitourmentoit les vivants, aux dépens desquels il s'est conservé de lasorte ; si au contraire on ne retrouve que des os ou de la poussière,c'étoit un juste, et l'honneur en rejaillit sur sa famille.
De tout cela il résulte que les Tunquinois sont loin du matérialisme, et qu'ils sont bien convaincus de l'immortalité de l'âme.
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Aventures d'un étudiant.
Dans une société où les plaisirs d'une conversation spirituelle etintéressante, passe-temps sans contredit plus instructif et plus digned'un être raisonnable que les cartes ou les dés, formoient le principalamusement, un de ses membres raconta une aventure qui lui étoit arrivéedans sa jeunesse, et que le messager boiteux, qui l'a écoutéeattentivement et qui a bonne mémoire, veut communiquer à ses lecteurs.
« Lorsque je fis mes études à Heidelberg (nous laissons, parler lehéros de l'aventure), je me plaisois pendant les vacances à faire dansles environs des excursions à pied. Au bout de quelques années, etquand je me disposai à quitter l'université pour retourner dans maville natale, je résolus de visiter encore le lac de Constance.J'espérai y arriver au temps des vendanges mais j'avois compté sans monhôte, ou, pour mieux dire, sans mon professeur, chez lequel je suivoisavec quelques camarades un cours privé, que notre savant traînatellement en longueur que les arbres se dépouilloient déjà de leursdernières feuilles lorsqu'enfin il tourna le dernier feuillet de soncahier. Mieux vaut tard que jamais, me dis-je, en faisant mon paquet,et je me mets en route. Les bords riants du lac, quoiqu'ils eussentdéjà perdu la plus grande partie de leur parure, offroient encore descharmes capables de satisfaire un homme peu exigeant et aussi grandadmirateur des beautés de la nature que moi ; si seulement les frimasn'avoient pas hâté leur arrivée d'autant de semaines que j'en avoiséprouvé de retard.
« Un soir il tomba tant de neige que je dus précipiter mes pas pouratteindre un abri. Une petite auberge isolée fut le premier qui seprésenta, et voici quelle étoit sa situation : à sa gauche l'entréed'une vallée profonde et étroite, à sa droite des broussaillestrès-touffues ; le silence qui régnoit dans cette contrée déserten'étoit interrompu que par le bruit monotone et lointain d’un moulin ;les parois escarpées d'une montagne bornoient la vue en face de cettebicoque, et par derrière elle étoit adossée à un côteau de vignes qu'ilfalloit tourner pour arriver au misérable village dont ce cabaretfaisoit partie. En entrant dans le cabaret je le trouvai rempli depaysans à moitié ivres, assis au tour d'une table, qui écoutaient avecgrande attention les historiettes de brigands et de revenants que leurracontait le maitre d'école, et qui me firent éprouver à moi-même unsecret frémissement, tant elles étoient épouvantables. Heureusement samémoire s'épuisa en même temps que sa bouteille, et sa langue devintimmobile quand il n'eut plus de quoi l'arroser. Il se leva, paya sonécot et sortit d'un pas mal assuré ; son auditoire ne tarda pas à lesuivre.
« Pendant ce temps on m'avoit servi un frugal souper à une autre tableà laquelle un homme en habit de chasseur étoit assis dans un coinvis-à-vis de moi. Dans le premier moment je ne fis pas grande attentionà lui, la faim qui me pressoit ne permettant pas de m'occuper d'autrechose que de mon assiette. Quand mon estomac fut enfin apaisé, mesautres sens reprirent leurs fonctions ; je recommençai à voir et àentendre. Alors le chasseur me donna dans la vue. Le chapeau enfoncédans la tête, il paroissoit insensible à ce qui se passoit au tour delui ; je m'aperçus néanmoins qu'à la dérobée il tournoit de tous côtésdes yeux perçants. Je lui adressai la parole, il me répondit avec unaccent étranger qui me parut plus affecté que naturel, quand je vouluscontinuer la conversation, il coupa court. J'en conçus de fâcheuxsoupçons, et ne me crus pas trop en sûreté dans ce lieu. Cependant lechasseur prend de la table son couvert qui lui appartenoit, et le remetdans le fourreau de son énorme couteau de chasse. M'imaginant qu'ilm'avoit fait voir celte arme dans la vue de me braver, je fis semblantde chercher quelque chose dans mes poches, et j'en tirai mes pistoletsque je déposai devant moi sur la table. L'inconnu n'y jeta pas même lesyeux. Alors je me lève brusquement, et lui disant sèchement bon soir,je demande après ma chambre. Pendant que l'hôte me conduisoit à traversla cour dans un petit corps de logis séparé où étoit la seule chambredécente et chauffable de l'auberge, je le questionnai sur le compte duchasseur étranger; mais il ne put m'en donner le moindre renseignement.
« A peine me vis je seul qu'une frayeur panique s'empare de moi.Resterai-je ? Irai-je plus loin ? Si je reste, je passerai pour lemoins une mauvaise nuit ; si je pars, je m'expose à la risée et auxbrocards du cabaretier et de ses gens. Où aller d'ailleurs par le tempsqu'il fait ? comment diriger mes pas dans l'obscurité ? Pendant que jedélibère ainsi, on frappe doucement à ma porte. J'en suis toutinterdit, et je ne réponds pas. On frappe plus fort, je demande qui estlà, et une voix que je crois reconnoître pour celle de mon voisin detable, me dit d'ouvrir. Je réponds d'un ton brusque qu'à pareille heureje n'ouvrois à personne. Là-dessus on s'éloigne. Je prends sur le champmon parti, je me rhabille et remets mon paquet sur le dos. Dans cetinstant on frappe de nouveau, et j'entends la voix du cabaretier qui meprie instamment d'ouvrir. Je tire le verrou, l'hôte entre et derrièrelui le chasseur, qui se place devant moi en me disant d'un ton froid etcalme « Je suis *Jean de Constance* ; vous aurez entendu parler de moi.» Je n'ignorois pas que le chef d'une bande de brigands qui répandoitla terreur dans ces contrées portoit ce nom, aussi en fus-je si troubléque je lui dois encore la réponse.
« Ne craignez rien, continua-t-il en me frappant assez rudement surl'épaule ; couchez-vous tranquillement, il ne vous arrivera pas lemoindre mal. J'ai déjà fait la même promesse à cet homme. Mes gens seréuniront ici cette nuit, ils se conduiront paisiblement, tant que...»Ici il éleva la voix... « tant qu'on ne les inquiétera pas. » Cela dit,le redoutable Jean s'en va et emmène l'hôte avec lui.
Mon premier mouvement fut de prendre la fuite ; mais je me ravisaibientôt. Où aller ? Dans le cabaret ?... Supposé même que le cabaretierne fût pas complice de la bande, quel secours pouvois-je en attendre ?Dans le village ?, Le brigand est trop prudent pour m'y laisser aller.M'échapper secrètement ? Le scélérat a sans doute pris des mesures pourl'empêcher. Mieux vaut rester. Après tout il y a chez ces sortes degens une certaine probité de métier, et ce ne seroit pas la premièrefois que la parole d'un brigand auroit été plus sacrée que telengagement souscrit par un soi-disant honnête homme. Je me résignaidonc à faire ce que monsieur le capitaine Jean m'avoit ordonné,c'est-à-dire à déposer toute crainte et à m'enfoncer dans mon lit. L'unet l'autre me devint également impossible. Je reste donc levé et jeprends un livre ; mais réfléchissant bientôt que la lumière dans machambre pourroit déplaire à ces messieurs et m'attirer une mauvaiseaffaire, je résolus de la cacher dans un coin. Avant d'y procéder jevoulus, selon ma coutume en voyage, visiter le dessous de mon lit.Pendant que je m'en occupai, la chandelle tombe du chandelier ets'éteint. Désespéré de cet accident, je me jette sur le lit. Je n'y pustenir long-temps, l'inquiétude et l'ennui m'en chassèrent bientôt, etje me mis à me promener en long et en large. Mais ma chambre étoit aurez de chaussée, vraisemblablement elle étoit surveillée, le capitainem'avoit ordonné de me coucher, il ne falloit donc pas m'exposer à êtrevu. Nouvel embarras. Je vais me tapir derrière le poêle. Les poêles decette contrée sont très grands en terre cuite, avec deux ou troismarches à côté de la même matière, sur lesquelles les gens du paysaiment à se reposer en hiver. Je montai sur la plus élevée, et de ceposte je pouvois voir tout ce qui se passoit dans la cour. Il sonnaminuit. Cinq ou six figures passèrent comme des ombres, se dessinantdistinctement sur la neige. Pas le moindre bruit ne se faisaitentendre, seulement le cliquetis des carreaux de mes fenêtresinterrompoit de temps en temps, sous les coups du vent, ce sinistresilence. Mes joues étoient brûlantes, tandis qu'un frisson fiévreuxfaisoit claquer mes dents. Presque hors de moi je retourne euchancelant vers mon lit, qui n'étoit séparé du corridor que par unemince cloison en planches. J'avois à peine fermé les veux que j'entendstout près de moi un bruit de chaînes. Croyant m'être trompé, j'écouteen retenant mon haleine. Le même bruit se répète très-distinctement ;j'entends en outre marcher très-légèrement, et un cri perçant commed'un enfant. En même temps ma porte craque comme si l'on faisoit desefforts pour l'enfoncer. Je saute du lit à pieds joints, et dans mafrayeur je traîne tables, chaises, tout ce qui me tombe sous la main,devant la porte. Mes membres tremblent, une sueur froide se répand partout mon corps ; j'étais sur le point de perdre connoissance, quand laporte craque de nouveau. Le désespoir me ranime, je prends un pistoletde chaque main, et fermement résolu de me frayer un chemin à traversles brigands ou à vendre chèrement ma vie, je m'avance précipitamment,et me cogne avec une telle violence contre ma barricade que je reculechancelant et tout étourdi. Alors je cours à la fenêtre, que j'ouvre etque j'enjambe ; mais au moment que je vais passer l'autre jambe pourm’élancer dans la cour, je reçois au front un coup violent qui me jetteà la renverse sans conoissance. J'ignore combien de temps je restaidans cet état, seulement je me rappelle qu'en reprenant mes sens je visla lueur d'une lumière qui jetoit sur le plafond de ma chambre l'ombrevacillante d'une figure humaine. Bientôt on frappe à ma porte etj'entends la voix de mon hôte qui me dit : « Etes, vous éveillé, monbon monsieur ? ouvrez, tout est parti, nous sommes délivrée » Il futobligé de me le répéter avant que j'y ajoutasse foi. Enfin jedébarrasse la porte et j'ouvre. Le cabaretier entre précipitamment d'unair effarer ; mais lorsqu'il m'eut éclairé de sa lanterne il reculeépouvanté en me voyant pâle, défait la tête ensanglantée, les yeuxhagards, les cheveux hérissés. « Que cette nuit étoit horrible ! »s'écria-t-il en se jetant sur un siège, « Volontiers je serais venuprès de vous ; mais ces coquins nous avoient défendu, sous les plusterribles menaces, de quitter nos lits. Ils ont tramé quelque nouveaucoup ; j'espère du moins qu'il ne sera pas dirigé contre-moi. » - Dansce moment le bruit de chaines qui m'avoit tant effrayé dans la nuit sefait entendre de nouveau. Je saisis la lumière et cours voir ce quec'est. Ce spectre, le croirez-vous n'étoit autre chose qu'un tirebottes assujetti au plancher par une chaîne comme c'est assezgénéralement l'usage dans les petites auberges, pour que les voyageursne puissent pas l'emporter. Le cabaretier en voyant mon étonnement semir à rire, « Vous n'êtes pas le premier, me dit-il, que ces mauditsrats ayent épouvanté de la sorte. »
Je n'eus pas plutôt la clef de cette énigme que je devinai facilementtoutes les autres. Je m'asseois sur mon lit, et passant en revue toutce qui m'étoit arrivé celte nuit, je rougis de moi-même. Le craquementde la porte était l'effet naturel de la chaleur du poêle sur desplanches encore neuves ; les pas, les cris que j'avois entendusprovenoient des voleurs à quatre pattes qui se disputoient le bout dechandelle que j'avois laissé tomber tout près du tire bottes ; et lecoup que je reçus à la tête, grâces en soient rendues au vent quipoussa le volet contre mon front ! il m'a sauvé la vie. Car, si j'avoiseffectué mon projet de sauter dans la cour, les deux brigands qui yétoient en sentinelle m'auroient fait un mauvais parti. Si, dès leprincipe je n'avois pas perdu la tête, j'aurois réfléchi que lebrigand, eût-il voulu me dévaliser ou m'assassiner ne seroit pas venuchez moi se nommer pour que je me tienne en garde. Je n'ignorois pasd'ailleurs que les voleurs ne font jamais d'effraction dans les lieuxoù ils se rassemblent. J'aurois pu me dire tout ceci et autres chosesencore pour me rassurer, si la peur ne m'avoit pas troublé la raison. »
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Les feuilles allemandes, sous la date de Varsovie, 4 mai, ont publié le fait suivant :
« Un juif aubergiste, à qui un voyageur anglais avoit confié, pour lalui garder, une cassette qui contenoit pour plus d'un million devaleurs, a nié ce dépôt lorsque le propriétaire le lui a demandé, et ila persisté en justice dans sa dénégation. Dans son désespoir l'étrangera porté plainte devant le grand-duc Constantin. Ce prince fit tous sesefforts pour amener l'aubergiste à un aveu, lui promettant même sonpardon. Tout fut inutile. Alors S.A..I. porta la conversation surd'autres objets, et ayant, tiré sa montre, comme s'il doutait qu'ellealla bien, il dit au juif de tirer la sienne pour savoir au justel'heure qu'il était. Le prince feignant de trouver cette montre, fortbelle, lui proposa de l'échanger contre la sienne ; l'aubergiste, quine perdait assurément pas au troc, y consentit avec empressement. Alorsle prince s'étant retiré pour un moment dans son cabinet, envoya un deses gens avec la montre du juif, dire de la part de celui-ci à safemme, qu'il avoit besoin de la cassette à elle connue pour conclureune affaire avec le grand-duc ; la femme, à qui l'exhibition de lamontre de son mari ne laissait aucun doute, remit la cassette au valetde chambre. Le grand-duc ayant alors les moyens de convaincre lescélérat, lui offrit encore le pardon, s'il voulait avouer son crime.Celui-ci persista obstinément dans sa dénégation par serment, Le princele livra alors au tribunal militaire, qui le condamna à être fusillépar vingt juifs ; ceux-ci exécutèrent si maladroitement cet ordre quele coupable n'expira qu'après deux heures de souffrances.
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Nouvelle spéculation manufacturière.
Si le lecteur a trouvé étrange d'apprendre l'année dernière qu'on avoitvendu au marché des souris à la douzaine, enfilées comme des alouettes,que dira-t-il si aujourd'hui je lui apprends qu'on en fait desouvrières dans les fabriques ? Vive l'industrie ! vive le génie ducommerce qui sait tirer parti de tout ! Ne voilà-t-il pas que M. Haltonen Angleterre s'est avisé d'employer les souris dans sa filature ! Sansdoute que ces animaux rongeurs l'auront importuné outre mesure quandils lui inspirèrent l'idée de les transformer en êtres utiles à lasociété. Eh ; pourquoi ne feroit-on pas travailler cette race parasite,lorsque chien, animal bien autrement intéressant, est depuis long-tempscondamné à faire mouvoir le soufflet du cloutier ! M. Halton fait doncpour essai faire quelques douzaines de petites roues, du genre decelles que font mouvoir les écureuils, mais proportionnées à lagrandeur et la force des souris, ces roues, il les adapte à sesdévidoirs ; des souris sont enfermées, elles courent et font bon grémalgré elles l'office de dévideuses.
Comme elles ne reçoivent par mois que pour un sou de farine d'avoine,nourriture qu'on a trouvé suffisante, parce qu'elles deviendroientparesseuses si on les engraissoit trop, l'habile fabricant, qui saitson barème par cœur, a calculé que chaque souris lui rapporte unbénéfice clair et net de 8 fr. par an.
Je trouve, moi, qu'il a oublié d'évaluer un autre bénéfice qui résulteencore pour lui de sa nouvelle invention : c'est que désormais il peut,il doit même se passer de chats. Dans une grande fabrique on ne pouvoittenir jusque-là moins de dix chats ; un chat ne vit pas uniquement desouris, il mange aussi du rôti, voire même de la volaille si on lui endonne ou s'il peut s'en procurer par adresse ; du moins faut-il luipasser une subvention fixe de nourriture que je puis évaluer, sansexagération, à un demi sou par jour : cela feroit donc, si je n'ai pasoublié mon abécé en arithmétique, 91 fr. d'épargnes par an. Or, cequ'on épargne est autant de gagné, ceci est incontestable, et si nousne le savions depuis long-temps, nous l'aurions appris de reste par cequi se dit chaque année à la tribune lors des débats sur le budget.
Quel beau revenu l’on pourroit se faire avec seulement deux ou troismille souris ! Vraiment c'est bien dommage qu'on ne puisse appliquerl'invention de M. Halton aux presses d'imprimeur : c'est alors que lelecteur aurait des almanachs à bon marché, si au lieu de faire du dégâtdans les ma-gasins de librairie, en rongeant sans respect lesmessagers, boiteux, les souris étoient forcées de les imprimer.
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Le fou et son conducteur.
Les journaux de Londres ont rapporté cette année l'anecdote suivante :Il y avoit dans le comté d'Hertsfordshir un fou. Comme sa maladie étoitde nature à troubler la tranquillité publique, on avoit obtenu l'ordrede le faire conduire dans une maison d'aliénés. On le saisit, et l'onse met en route. Le fou et son gardien, près d’arriver, descendent dansune auberge et couchent dans la même chambre. Comme le gardien dormoitprofondément, sou malade se lève, s'empare du porte-feuille, y prend,l'ordre dont le conducteur étoit chargé, s'habille, sort sans éveillerson compagnon, et se rend auprès du directeur de la maison des aliénés; il lui annonce qu'il a l'ordre de lui amener un fou qui loge en telendroit. « Mais, dit-il au directeur, ne vous y trompez pas, c'est unfou fort singulier.
Il a des accès d'une bizarrerie inconcevable. Croiriez-vous qu'en cemoment il soutient que c'est moi qui suis le fou, et que c'est lui quidoit m'amener ici ; mais vous voyez l'ordre dont je suis porteur ; jevous prie donc de m'accompagner et de me donner main-forte s'il estbesoin.
On se transporte, en effet au lieu indiqué : bon gré mal gré, on sesaisit du conducteur ; il s'obstine en vain à se prétendre raisonnable; on l'emmène ; on le place dans un lieu destiné au traitement desfous, et plus il se prétend raisonnable, plus il se débat, plus on luiadministre de douches. Cependant, le véritable fou regagne son villagebien content de son exploit.
Le gardien est enfin parvenu à se faire reconnoître pour raisonnable ;mais cette aventure a failli lui faire réellement perdre la tête.
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En Angleterre il est des gens qui par goût ou par point d'honneur,quelquefois par spéculation, plus rarement par colère ou esprit devengeance, se défient au combat à coups de poings. Un amateur de cessortes de combats en rencontre-t-il un autre également renommé en cegenre, ou bien voit-il un homme d'une stature qui promette un championdigne de lui, il l'arrête et lui montre les poings. Celui-ci est obligéd'accepter le combat, ne veut point passer pour un lâche. Les championssont-ils d'accord pour une partie de coups de poings, ils sedéshabillent jusqu'aux hauts-de-chausses et se mettent en position ;alors les bras s'allongent, se retirent, les coups de poings sedistribuent de part et d'autre ; dans les commencements tout se passede sang-froid et selon les principes de l'art, mais bientôt lescombattans s'échauffent, le combat devient plus vif, et l'on ne sequitte que lorsque l'un, quelquefois l'un et l'autre des combattans ontles yeux pochés, les dents enfoncés, et quelque côte de rompue. Voilàce que l'on nomme boxer. Celui qui soutient le combat le pluslong-temps, et qui est encore debout lorsque l'adversaire n'en peutplus et demande merci, est le vainqueur.
Chez nous, si pareille fantaisie prenoit à deux individus, on iroitbien vite chercher main-forte pour mettre le holà. En Angleterre aucontraire, on se garde bien de troubler deux boxeurs dans leurdivertissement, on fait cercle autour d'eux ; le riche, le pauvre, lelord, et le décrotteur, tout s'arrête pour voir ces combats ; on prendparti pour l'un ou pour l'autre des deux combattans, des pariss’engagent, et un coup de poing maîtrement appliqué a souvent décidé dugain et de la perte des sommes les plus considérables.
Un semblable combat a eu lieu il y a quelques années entre Cribb etMolineux, deux des plus fameux boxeurs de la Grande-Bretagne. Avant deraconter ce grand événement, je dois faire connoître les deux héros àmes lecteurs. Cribb est connu pour la meilleure pièce de chair humaineque la nature ait coulée dans son moule. C'est un terrible mangeur. Ensouplesse et dans l'art de donner des coups de poing, il ne le cède àaucun boxeur, et les surpasse tous en courage. Le nègre Molineuxs'étoit déjà mesuré quelques mois auparavant pendant vingt-cinq minutesavec ce redoutable adversaire, et la victoire étoit restée silong-temps douteuse, que même au moment de l'issue du combat il sefaisoit encore des paris pour Molineux. Ceci étoit bien fait pourexciter la jalousie la plus violente parmi les amis de Cribb ;l'orgueil national se révoltoit de voir qu'un nègre eût tenu tête aupremier boxeur de la Grande-Bretagne. Quelque grande que fût leurappréhension pour l'issue d'un nouveau combat, ils forcèrent néanmoinsCribb d'accepter le cartel que Molineux lui avoit envoyé de nouveau.
Cribb, pour défendre son honneur, se soumit au régime le plus sévère.Le capitaine Barclay, son protecteur déclaré, fit sur lui l'essai d'uneméthode qu'il avoit inventée pour former un boxeur parfait, et quiavait pour but de diminuer le poids du sujet tout en augmentant sesforces. Effectivement, retiré dans un coin solitaire de l’Ecosse, legenre de vie auquel il fut astreint sous la direction du capitaine,rendit Cribb plus léger de trente Livres. Molineux n'avait pasl'avantage d'être dirigé par un maître aussi expérimenté ; il nepouvait prendre conseil que de soi-même, et n'étoit pas assezindépendant pour pouvoir s'adonner exclusivement à l'étude de son art.
La plaine de Thisleton-Gap, dans le comté de Rutland, fut choisie pourle théâtre de ce combat remarquable. Au centre de cette vaste plaine,on érigea une estrade élevée de six pieds, au tour de laquelle on formaun cercle au moyen de cordes fixées à des pieux. La veille du combat onn'auroit pu se procurer un asile, ni même un lit à vingt milles à laronde. Lorsqu'enfin le jour remarquable et si impatiemment attendu vintà pointer, des spectateurs en foule affluèrent de tous côtés dans laplaine ; les piétons se placèrent immédiatement au tour de l'enceinte,en rangs tellement serrés qu'il leur devenoit impossible de faire lemoindre mouvement. Derrière eux et à perte de vue, on voyoit uneimmense quantité de spectateurs à cheval, en voitures et sur descharriots de toute espèce, les sièges, les impériales et jusqu'auxroues, tout étoit couvert de monde.
Peu avant midi arrivèrent les seconds, leur vue causa dans le publicune agitation extraordinaire, il annonçoit l'approche du combat. A midile noir Molineux parut dans l'enceinte, mais Cribb sauta le premier surl'estrade et salua l'assemblée avec beaucoup de gaieté ; de bruyansapplaudissements retentirent de toutes parts. Le salut de Molineuxexcita des acclamations moins nombreuses, cependant on en put jugerqu'il ne manquait pas non plus de partisans.
Cribb avait une mise élégante ; son extérieur est vraiment imposant, sataille est de cinq pieds et demi. Molineux portoit un habit bleu, despantalons de nankin. Il n'est pas si grand que son adversaire, maisil a une poitrine large, des épaules d'Hercule et une paire debras muscleux, faits tout exprès pour asséner des coups de poing.
On fit enfin les apprêts de la manière la plus solennelle ; il estimpossible de décrire quelle étoit en ce moment l'impatience etl'anxiété de la multitude. L'air résolu des combattans, la force qu'ilsdécéloient, l'animosité du nègre, tout annonçait une lutte terrible.Cribb et Molineux se déshabillent ; tous les spectateurs sont dans laplus vive attente.
Le combat fut cette fois de courte durée, mais des plus violents. Cribbfut assailli par son adversaire avec tant d'impétuosité qu'il auroitsuccombé s'il n'avoit bientôt repris son aplomb, grâce à sa fermeté età l'excellence de son éducation, toute entière dirigée vers le pugilat.Le nègre, au contraire, étoit tellement emporté par sa fureur quebientôt essoufflé il se donna aveuglément en prise aux coups meurtriersde son adversaire. Il reçut à la gorge un coup qui lui causa unehémorragie interne, et on s'apercevoit de temps à autre que le sangmanquoit de l'étouffer. Le coup qu'il reçut dans le côté au moment desa chute, ressemblait à un coup de marteau, et fut entendu desspectateurs les plus éloignés, qui en témoignèrent leur satisfactionpar de longs applaudissements. Malgré cela il faut dire que le nègre sebat bien ; Cribb avoue lui-même que personne ne frappe avec tant devigueur, et il en portait sur son corps des marques parlantes. Maisquand une fois Molineux a reçu quelques coups trop violents, ils'emporte et oublie toutes les finesses et ressources de son art : dansles derniers moments il se battait en frénétique, et tomba comme uneénorme poutre. Ses seconds furent obligés de le relever comme une massede plomb, et de le conduire comme un enfant prés de Cribb. Dès lors lavictoire ne fut plus douteuse. Après la onzième attaque Molineux ne futplus en état de soutenir le combat, et Cribb, à grand cris fut proclamévainqueur.
Molineux resta long-temps étendu sur le plancher comme mort. Lechirurgien qu'il avoit amené avec, lui, de Londres le saigna, etquelque temps après on le porta plus qu'on le conduisit dans savoiture. Il avoit la machoire en pièces et deux côtes fracassées. Cribbsauta en bas de l'estrade et fit quelques entrechats pour montrer aupublic qu'il, était encore, en état de donner et de recevoir des coupsde poing.
Selon la coutume anglaise le reste de la journée se passa en banquetsqui furent prolongés jusqu'au lendemain. Les vainqueurs,c'est-à-dire ceux qui avaient parié pour Cribb, célébroient leurtriomphe le verre à la main ; les vaincus cherchaient à noyerdans le vin le souvenir de leur perte. C'est ainsi que s'amusent lesanglais.
Anecdote.
En. 1359 les anglais assiégeaient la ville de Rennes en Bretagne. Lesbraves Bretons avaient déjà repoussé plusieurs assauts, lors, que lesanglais, désespérant de s'emparer de la ville par la force des armes,résolurent de la réduire par la famine, et convertirent le siège en unrigoureux blocus. En effet les assiégés eurent bientôt à souffrir de ladisette-. Pour rendre leur situation encore plus insupportable par lespectacle de l'abondance, les assiégeants s'avisèrent de faire passerdevant les murs de la ville, et sous une forte escorte, un grandtroupeau de bestiaux ; pour perpétuer même ce genre de supplice, ilsétablirent- à une petite distance de la place un nombreux troupeau deporcs qu'ils firent garder par l'élite de leurs troupes. A cette vue lecélèbre Bertrand Du Guesclin, qui se trouvait parmi les assiégés,imagina un stratagème pour s'emparer de ce troupeau sans effusion desang. Il fit faire dans toute la ville la recherche d'un porc vivant,et on fut assez heureux pour en découvrir le seul qui se trouvât encoreà Rennes. Il fit conduire ce cochon sous l'une des portes de la villequ'il avoit fait ouvrir ; là on tourmenta l'animal en le pinçant à laqueue et aux oreilles pour le, faire crier. Aussitôt que letroupeau de porcs des anglais eût entendu ces cris poussé parl'instinct, il se mit à courir d'un trait vers le lieu d'où ilspartaient, et sans que ses gardiens pussent l'arrêter, le troupeau toutentier se précipita dans la ville, dont les portes se fermèrentincontinent derrière lui. Alors les habitans coururent surles remparts en criant aux Anglais : Au lard ! au lard ! qui veutacheter du lard.