I
LA BATAILLE DE MANSOURAH. LE PREMIER COMTE D’ARTOIS.
En 1249, vers le milieu du mois de mai, la flotte de Louis IX étaitpartie de Chypre. Des dix-huit cents vaisseaux qui la composaient, ceuxque n’avaient pas dispersés le vent et la tempête cinglaient versl’Égypte.
Le 4 juin, un des pilotes s’écria, d’une voix qui tremblait un peu :
- Dieu nous aide ! Dieu nous aide ! voici Damiette.
Au loin, derrière une ligne jaunâtre, frangée d’écume, on aperçut lesminarets de la ville, dressés dans l’azur, et les étangs quiétincelaient sous le soleil.
Tous ces chevaliers, tous ces hommes d’armes, dont les regards sefixaient sur la côte sablonneuse et basse, éprouvaient, au moment del’aborder, autant de crainte que d’impatience. L’Égypte passait pourune terre mystérieuse, peuplée de monstres et défendue par des démonset des magiciens. Le Nil, d’après Joinville, prenait sa source dans leParadis terrestre. Tous les soirs, les Égyptiens y tendaient leursfilets et ils les en retiraient, le lendemain, pleins, non pas depoissons, mais d’
épiceries, de sucre, de cannelle, de poivre, degingembre.
En même temps, le vieux pays des Pharaons réveillait dans l’âme de cesCroisés, de ces chrétiens fervents, les souvenirs les plusimpressionnants de l’Histoire Sainte. Ces Pyramides, connues par lesrécits des voyageurs, elles avaient sans doute été construites par lesfils de Jacob. Dans une corbeille transformée en berceau, arrêtée etcachée par les roseaux du Nil, une jeune princesse, au cours d’une deses promenades, avait trouvé un enfant qui souriait et tendait les bras: Moïse sauvé des eaux. Au pied de quelque palmier ou à l’ombre dequelque buisson, sur le bord de la route, un autre enfant avait été, uninstant, déposé, à l’abri des rayons du soleil, pendant que son père etsa mère, Joseph et Marie, le regardaient dormir, lassés de la longueurde la route.
Ainsi, pour Louis IX et ses compagnons, sur cette terre privilégiée,vieille de tant de siècles, chaque pas qu’ils allaient faire évoquaitun miracle, rendait présents et visibles les beaux et édifiants récitsde la Bible, et, malgré les mécréants et les enchanteurs, rapprocheraitdu Ciel. Il ne s’agissait que de la conquérir, de l’arracher auxinfidèles, et d’y planter la croix et l’oriflamme fleurdelisée.
Les guetteurs, postés sur les remparts, avaient signalé l’arrivée de laflotte. Des portes de la ville sortaient, à la hâte, des soldats quicouvraient peu à peu le rivage. On distinguait les longs vêtementsblancs, semblables à ceux des Templiers, et les cuirasses dorées deschefs. C’était la garnison laissée à Damiette par le sultan du Caire,Melek-Saleh Negmeddin.
Le débarquement eut lieu le 5 juin. Un des premiers, le boucliersuspendu au cou et la main armée de l’épée, le roi s’élança dans l’eau,entouré de chevaliers et d’hommes d’armes. Au cri de guerre qu’ilspoussaient : « Montjoie Saint-Denis ! » répondaient, sur le rivage, lesfanfares des cors sarrazinois et les roulements des timbales. Tout cebruit troubla d’abord les assaillants, mais l’ordre fut vite rétabli.Effrayés à leur tour, les Sarrazins, après un simulacre de résistance,prirent la fuite, sur leurs chevaux légers, jusqu’au Caire. Là, lesattendait le sultan. Pour redonner un peu de courage aux soldats, ilfit pendre cinquante des chefs.
A Damiette, où Louis IX attendait le reste de ses troupes, lesdifficultés commencèrent. Le camp des Croisés était sans cesse assiégé,harcelé, par des nuées de cavaliers rapides, insaisissables. Toutsoldat qui s’écartait, qui franchissait l’enceinte, était perdu. Lacupidité s’ajoutait au fanatisme. Chaque tête de chrétien était payéeune pièce d’or.
Après une traversée périlleuse sur une mer démontée, après avoir perdu240 vaisseaux, fracassés et engloutis avec leurs équipages, le comte dePoitiers avait pu débarquer et amenait de nouveaux croisés. Vers lamême époque, débarquèrent également deux cents chevaliers anglais,conduits par Guillaume, comte de Salisbury, Guillaume « Longue-Épée. »
L’armée était au complet. Elle comptait 60 000 hommes environ, pleinsd’ardeur et de confiance.
La prudence conseillait de se diriger vers Alexandrie, et d’occupercette ville, mais les chevaliers les plus jeunes étaient partisansd’une marche immédiate vers le Caire, qui leur procurerait plus degloire et aussi plus de profits, car bataille et pillage leurplaisaient au même degré. Cette manière de voir était partagée etopiniâtrement soutenue par Robert d’Artois, frère, comme Alphonse dePoitiers, de Louis IX. Il résuma son opinion et mit fin aux débats endisant :
- Qui veut occire le serpent doit d’abord lui écraser la tête.
Écraser la tête du serpent, c’était s’emparer du Caire ; maisl’opération allait se heurter à de sérieux obstacles.
Le 20 novembre, l’armée commençait sa marche en avant, suivie, commed’un vol de guêpes, par les bandes de cavaliers sarrazins, et, le 19décembre, elle arrivait sur le bord du canal d’Aschmoun. Sur la riveopposée, l’armée égyptienne, commandée par l’émir Fakreddin, attendait.Elle avait pour alliés, le sable, le vent, le soleil et la peste.
En vain, à plusieurs reprises, les Croisés s’étaient efforcés defranchir le canal. Il ne leur restait plus d’autres moyens, aprèstoutes ces tentatives, que de détourner les eaux à l’aide d’une digue.Les
chasteils en protégeaient la construction. C’étaient des galeriescouvertes, dominées par des tours mobiles qui roulaient sur quatreroues. Mais les Sarrazins se défendaient de leur mieux. Ilsmaintenaient l’obstacle en le déplaçant, en creusant au canal un autrelit. Sur les galeries et les tours, leurs machines de guerre lançaientle feu grégeois.
Ils le lançaient par masses énormes, de la grosseur d’un tonneau,assure Joinville, témoin oculaire. Chaque fois que l’explosionéclatait, avec un bruit formidable qui rappelait celui du tonnerre, leroi croisait les mains et murmurait :
- Beau sire Dieu, gardez-moi ma gent.
Tours et galeries gisaient sur le sol, démolies, à demi brûlées ; maisau moment où on commençait à désespérer, un Bédouin se présenta au campet offrit, si on lui donnait cinq cent besants, – vingt mille francsenviron, – d’indiquer un gué. La somme fut remise et on put franchir lecanal.
A quelques kilomètres en arrière s’élevait la ville de Mansourah, queJoinville et les autres chroniqueurs du temps appellent la Massoure.Là, allait se livrer une terrible bataille.
A la tête d’un corps de chevaliers, dont les Templiers et leshospitaliers formaient l’élite, et avec la petite troupe de GuillaumeLongue-Épée, Robert d’Artois, le premier, avait traversé le gué et,d’un seul élan, repoussé les Sarrazins, en fuite vers Mansourah.
Le grand maître du Temple, vieux soldat plein d’expérience, conseillaitd’attendre, avant d’engager la bataille, le gros de l’armée. Robertd’Artois l’accusa, lui et son ordre, de trahison :
- Pour vous rendre nécessaires et tirer de l’argent de l’Occident,dit-il, vous ne voulez pas que la guerre finisse. Et pour ne pas voussoumettre aux rois des pays d’Europe, vous en avez empoisonné plusieurset vous en avez livré d’autres aux ennemis.
Le grand maître, pour toute réponse, ordonna de déployer la bannière duTemple.
- Il faut, ajouta-t-il, que les armes et la mort décident aujourd’huide votre honneur.
Guillaume Longue-Épée avait voulu intervenir. Il n’avait obtenu d’autrerésultat que de s’entendre accuser, lui et ses Anglais, de lâcheté. Ilrépliqua fièrement :
- Comte Robert, j’irai aujourd’hui si avant dans le danger que vousn’approcherez pas seulement de la queue de mon cheval.
Il ne restait plus qu’à combattre et à mourir. D’un élan irrésistible,les chevaliers entrèrent à Mansourah, mais ils y entrèrent comme dansun piège.
Derrière eux, un corps de Sarrazins les coupait de l’armée de Louis IX.Dans la ville, la lutte s’était rapidement organisée. Au moment del’entrée des Croisés, l’émir Fakreddin, que Joinville appelle Facardin,venait de prendre un bain dans son palais et se faisait peigner labarbe. Il sauta sur ses armes, monta à cheval, rallia quelques soldats,organisa les premiers essais de résistance, mais un coup de lancel’abattit sur le sol. Un simple soldat, Boudocdar, plus tard destiné àune haute fortune, rallia ses compagnons, qui fuyaient.
Pendant ce temps, dans la ville, du haut des maisons, tombaient sur lescavaliers, des pierres, des charbons enflammés, de l’huile bouillante.Dans les petites rues étroites et escarpées, où leurs chevaux pouvaientà peine se mouvoir, ils étaient écrasés et égorgés sous les lourdescuirasses.
Guillaume Longue-Épée trouva dans ce combat une mort glorieuse. Legrand maître du Temple eut un œil crevé. Le grand maître desHospitaliers fut fait prisonnier.
Après des prodiges de valeur, Robert d’Artois tomba percé de coups et,par l’héroïsme de sa mort, racheta sa folle imprudence.
C’était un prince orgueilleux, violent, aussi incapable de suivre unconseil que de se soumettre à un joug. Ses vices et ses défauts, etaussi son courage, il devait les transmettre à son petit-fils, à ceRobert III, dont nous nous proposons de raconter l’histoire, – en lafaisant précéder de quelques explications indispensables.
Attribué comme apanage à Robert Ier, le vaincu de Mansourah, par LouisIX, son frère, l’Artois, en 1297, fut érigé en comté-pairie en faveurdu fils de Robert Ier, Robert II. Celui-ci eut de sa femme, Amicie deCourtenay, deux enfants, Philippe et Mathilde ou Mahault.
Philippe mourut du vivant de son père, en 1298. Il laissait un filsRobert III ; mais, quand le grand-père mourut à son tour, en 1302, cefut la fille de celui-ci, femme d’Othelin, comte de Bourgogne, qui luisuccéda, contrairement aux droits – réels ou présumés – de Robert III,alors mineur.
Il semble bien qu’il y ait eu à cette occasion, une dérogation aux loisféodales, un véritable déni de justice ; mais Mahault, très ambitieuse,avide de pouvoir, était soutenue, plus ou moins ouvertement, par le roide France, Philippe le Long, son gendre.
En tout cas, occupation légitime ou odieuse usurpation, ce futl’origine du drame.
II
L’HÉRITAGE DISPUTÉ.
Majeur en 1308 (il était né en 1287), Robert III se hâta de réclamer lecomté d’Artois. Pris comme arbitre, Philippe le Bel en maintint lapossession à Mahault. Il préférait le voir entre les mains d’une femmeque le remettre à un jeune prince dont il redoutait la précoce ambitionet qui pouvait devenir, pour la royauté, si on le laissait tropgrandir, une menace et un danger.
La comtesse Mahault avait un fils qui mourut en 1315. A cette occasion,Robert d’Artois, derechef, mais, cette fois, les armes à la main,revendiqua son comté. Puisqu’on ne voulait pas le lui donner, ilessayait de le prendre. Philippe le Long, gendre de Mahault, intervinten sa faveur, lui garantit ses droits, par le traité d’Amiens, en 1316,et les fit reconnaître, deux ans après, par le Parlement. L’arrêt duParlement (en mai 1318), ordonnait
que ledit Robert amist laditecomtesse comme sa chière tante et ladite comtesse ledit Robert commeson bon neveu. Cette affection par autorité de justice devait manquerde solidité.
Même dépossédé, Robert III restait un des plus riches et des pluspuissants seigneurs de France. En 1319, il épousait une sœur dePhilippe de Valois. En 1328, le domaine de Beaumont-le-Roger, qu’ilpossédait depuis longtemps, était érigé en comté-pairie par Philippe leValois, qui venait de monter sur le trône ; mais ni ses ambitions nison amertume ne s’en trouvaient diminuées.
On a remarqué, et de nombreux exemples le prouvent, que, sous les rois,ce sont les femmes qui gouvernent et que, sous les reines, ce sont leshommes. La comtesse Mahault ne faisait pas exception à cette règle,presque absolue. Elle avait un ministre qui était pour elle, si l’on encroit les témoignages contemporains, plus qu’un ministre. C’étaitl’évêque d’Arras, Thierry d’Irechon, ancien chancelier de Robert II, etconnu pour les scandales de sa vie privée. Malgré ses écarts deconduite et quoiqu’il se montrât plus capable d’abuser du pouvoir quede l’exercer honnêtement, la comtesse Mahault, pour des raisons sansdoute qui ne se rattachaient pas à la politique, lui avait accordé saconfiance. Elle ne lui reprochait que l’influence qu’il avait laisséprendre à une femme, noble et belle, plus belle que noble, qui senommait Jeanne de Divion, et qui était, dira un témoin bien renseigné,« moult amie » de l’évêque d’Arras.
Jeanne de Divion, fille d’un petit gentilhomme peu fortuné, avaitépousé un certain Pierre de Broyes, mari dupé ou complaisant, l’un etl’autre peut-être, et qui, d’ailleurs, dans toute cette histoire, nejouera qu’un rôle très effacé. Elle jouissait d’une très mauvaiseréputation, et tous les témoins, pendant le procès, s’accordèrent pourle reconnaître et pour l’affirmer.
Le 20 novembre 1328, Thierry d’Irechon mourut. En présence de plusieurspersonnes qui se trouvaient dans la chambre mortuaire, et notamment demaître Gobert le
fisicien (médecin), la comtesse Mahault manifesta
un grand chagrin.
- Las ! las ! s’écria-t-elle, en versant des larmes, je perds lemeilleur, le plus sage et
la fleur de tout le monde. Certes, je doisbien en être affligée, car, à trois reprises, il m’a conservé le comtéd’Artois.
Quand elle eut donné un libre cours à sa douleur, la comtesse Mahaultsongea à se venger de la jeune femme que, déjà mûre et plus que mûre,elle avait eu pour rivale, et elle s’en vengea d’une manière assezperfide. Elle la laissa entrer en possession d’une somme de 3 000livres tournois, que lui laissait l’évêque – et qui représenterait,aujourd’hui, une centaine de mille francs – et elle la fit ensuitepoursuivre en restitution du legs, obtenu, assurait-elle, par desmoyens illicites et réprouvés par la morale.
C’était imprudent, car Jeanne de Divion savait bien des choses etespérait en tirer profit. Elle était aussi cupide qu’ambitieuse, et lesscrupules, comme on le verra, ne la gênaient guère.
Arrêtée, elle fut confiée aux bons soins d’un sergent de la prévôté deBeauquesne, lequel se nommait Martin de Neufport.
Ancêtres de nos huissiers, mais beaucoup plus décoratifs, ces sergentsdu roi – nous en trouverons bon nombre dans le cours de ce récit –étaient chargés de notifier et de faire exécuter les exploits etjugements. On les payait par journées, et non par exploits, quand ilsallaient en campagne, ce qui, à cette époque, présentait parfoisquelque danger. Les sergents à cheval recevaient 3 sols par jour, sanscompter les horions imprévus, et les sergents à pied 18 deniers.Ils avaient droit à une sorte d’uniforme, et cela compensait, dans unecertaine mesure, les déboires de leur profession. Ils portaient unecasaque ornée des armes du roi ou du seigneur qu’ils représentaient,et, sur cette casaque, un manteau bigarré. Ils tenaient à la main unbâton semé de fleurs de lys peintes, – leur bâton de maréchal, – et ilsen touchaient ceux contre lesquels ils étaient requis.
Le sergent du roi Martin de Neufport avait une âme sensible etconfiante. Chargé de garder Jeanne de Divion, il se laissa très viteempaumer par elle. Quand une femme malheureuse est jeune et jolie, leshommes, et même les sergents, se sentent plus portés à la plaindre.Peut-être dans les sentiments qu’éprouvait Martin de Neufport,l’intérêt entrait-il aussi par une large part. Sa prisonnière avait sule convaincre qu’elle tenait de Thierry d’Irechon et qu’elle conservaitprécisément des preuves, des preuves écrites, signées, authentiques, del’usurpation de la comtesse Mahault. Ainsi s’expliquait, et tropfacilement, la haine de celle-ci.
Que fallait-il pour réparer le crime, pour rétablir, dans ses droits,la victime d’une si odieuse machination ? D’abord sortir de prison,puis se rendre à Paris. Jeanne de Divion proposa à Martin de Neufportde l’y accompagner, de s’associer à son œuvre de justice. Sans trophésiter, ému, flatté par cette offre, et escomptant peut-être quelquebénéfice, il accepta.
A peine furent-ils arrivés à Paris, le sergent du roi essaya des’entremettre pour une réconciliation, – impossible, – entre les deuxfemmes. Si elle avait pu obtenir ce qu’elle demandait, de l’argent etl’abandon de toute poursuite, Jeanne de Divion, probablement, se seraittenue tranquille. Déçue et irritée, elle ne songea plus qu’à exécuterle plan que lui avaient suggéré ses relations avec l’évêque d’Arras.Sous le double aiguillon de la cupidité et de la haine, l’ambitieuse etbesogneuse intrigante se lança à corps perdu dans une aventure, dontelle ne voyait pas les dangers et dont le succès lui semblait certain.Elle comptait, d’ailleurs, sur de hautes complicités qui la mettraientà l’abri des indiscrétions et des investigations de la justice.
Elle trouva, on ne sait comment, le moyen de s’introduire chez lacomtesse de Beaumont, femme de Robert III, et, à mots couverts, sanstrop se livrer, et se compromettre, elle lui affirma qu’elle pourraitfaire restituer à son mari le comté d’Artois. La comtesse de Beaumontne parut pas attacher une grande importance à ces propos.
Quelques temps après, Jeanne de Divion réussit à se faire recommanderet présenter à Robert d’Artois par un sergent d’armes, Maciotl’Allemand.
Les sergents d’armes avaient été créés, en 1215, par Philippe-Auguste,en Terre Sainte, pour la garde de sa personne, à une époque où ilpouvait se croire visé et menacé par le fanatisme des disciples duVieux de la Montagne.
Tous gentilshommes, armés de massues d’airain, d’arcs et de carquois,ils étaient chargés du service dans le palais ou de l’escorte, quand leroi paradait dans sa bonne ville de Paris ou se rendait aux armées. Ilsavaient leur église, Sainte Catherine du Val des Écoliers, dont lespiliers et les murs étaient couverts de leurs écus.
C’était donc un personnage notable que ce Maciot l’Allemand, quiintervenait en faveur de Jeanne Divion.
Tout ce qui encourageait ses prétentions, tout ce qui flattait sesrancunes, devait plaire à Robert d’Artois. Il passait, et à justetitre, pour un prince très intelligent ; mais son intelligence étaitaveuglée par la passion, et il partageait les préjugés de son temps. Ilen avait la mentalité bizarre, l’excessive crédulité, la foi ausurnaturel, la terreur et l’obsession du diable.
A des défauts et à des vices qui étaient ceux d’une époque, il enajoutait d’autres moins communs et plus personnels : une ambitionféroce née d’un sentiment exagéré de sa valeur, une excessive violencede caractère, exaspérée encore par les obstacles accumulés sur saroute, par le vol qu’on lui avait fait, – il le pensait du moins, – deson bien, de sa terre, de son comté d’Artois. Il n’était ni consolé, nirésigné. Son orgueil souffrait toujours de cette blessure.
Cette Jeanne de Divion, il savait ou il pressentait pourquoi ellevenait le voir. Peut-être lui apportait-elle sa revanche, si longtempsattendue. On la disait jeune, jolie, de manières accortes et d’espritagréable. Il avait d’assez nombreuses raisons de l’accueillir trèsaimablement dans son hôtel.
L’entrevue dut être secrète, enveloppée de mystère, à l’heure oùcommençaient à tomber les ombres de la nuit. Les baladins, quin’étaient pas autorisés à exercer leur métier après quatre heures dusoir, avaient terminé leurs parades et rentré leurs tréteaux. Lespaisibles bourgeois, pour ne pas s’exposer à quelque désagréablerencontre, – car les tire-laines et les coupeurs de boursesabondaient, ̶ se hâtaient de regagner leur logis. Lesmarchands fermaient les volets de leurs boutiques et les tavernesfumeuses, aux massives tables de bois, se remplissaient d’une clientèlebruyante d’étudiants et de filous. La police s’écartait prudemment desquartiers dangereux, où il n’y avait que des coups à recevoir. La courdes miracles se déversait sur la ville. Sous ces ombres protectrices,Paris devenait aussi favorable aux assassinats qu’aux rendez-vous. Onn’avait pas à craindre d’être reconnu par un sergent du guet ou par unmari, dans ces rues étroites et boueuses, où n’étaient pas encoreallumées les lanternes pieusement placées dans les niches des saints.
Par les étroites fenêtres aux vitraux historiés, les dernières lueursdu jour pénétraient à peine dans la vaste salle, où se tenait assis,sur sa chaise de cuivre, garnie de velours vermeil, et surmontée de ses armoiries, le comte Robert. Des serviteurs fidèles gardaient lesportes. Les tapisseries représentant des scènes de chasse et leslourdes tentures de brocart arrêtaient le bruit des voix.
Jeanne de Divion remit-elle au comte, à cette première visite, lalettre de Thierry d’Irechon, qui, en la supposant authentique, eût étédécisive, puisqu’elle avouait et affirmait la fraude, le déni dejustice ?
On a prétendu le contraire. On a cru et on a dit, mais sans en fourniraucune preuve, que Robert d’Artois en approuva l’idée, en dicta lestermes et que sa complice se chargea de la faire fabriquer.
Il semble beaucoup plus naturel d’admettre que Jeanne de Divion, quiavait déjà son plan et qui en avait commencé l’exécution, se présentaavec la fausse lettre de l’évêque. Thierry d’Irechon y recommandait auxbontés du comte la jeune femme qui la lui apporterait et qui, parconséquent, dut la lui apporter dès leur première entrevue.
Cette fausse lettre fut écrite par un complice, Jacques Rondelle, à quion avait promis, pour stimuler son zèle, de lui payer le voyage deSaint-Jacques de Compostelle, en Galice. Un pèlerinage, commerétribution ou comme prime d’un faux, cela ne manque pas de quelquesaveur.
Elle fut scellée par Jeanne de Divion, en présence de ses deux
meschines (servantes), Jeanne et Marie, à l’aide d’un sceau détachéd’une autre lettre de l’évêque.
Dans sa déclaration, destinée à être produite en justice, Thierryd’Irechon reconnaissait avoir soustrait, et en demandait humblementpardon, le véritable contrat de mariage du père de Robert III,Philippe, dont il était chancelier, et d’autres titres aussiimportants, établissant que, seuls, les mâles pouvaient hériter ducomté d’Artois, comme du royaume de France. Ces titres se trouvaiententre les mains d’un « « prud’homme » qui n’hésiterait pas à s’endébarrasser au profit du comte. Ainsi, Robert d’Artois pourrait rentreren possession de son comté ; mais l’évêque le suppliait d’attendre pourcela que la comtesse Mahault, qui l’avait comblé de ses bienfaits, fûtmorte.
Cette dernière partie de la lettre n’avait d’autre but que de la rendremoins suspecte, puisqu’elle paraissait défendre et vouloir sauvegarderles intérêts de la comtesse Mahault, dont elle attaquait les droits etcontre qui elle avait été fabriquée.
Lorsque les juges, au cours du procès, demandèrent à Jeanne de Divioncomment elle avait reçu cette lettre, comment elle l’avait conservée,elle fit le récit suivant, qu’elle démentit après sa condamnation.
Thierry d’Irechon était, depuis trois ans, évêque d’Arras, lorsqu’ellese trouva un jour, à l’heure du dîner, dans sa propriété de Gounay.Elle le vit s’approcher d’un grand coffre de chêne et l’ouvrir. Elleregarda, aperçut un paquet de lettres et constata – constatationassurément bien rapide ! – que c’étaient celles qui garantissaient lesdroits de Robert d’Artois. Elle reprocha à l’évêque de les avoirdissimulées, et celui-ci, très humilié et très inquiet, la supplia dene rien dire. Mais si vive était son indignation qu’elle ne put lacontenir. Elle appela un écuyer de l’évêque, Regnault d’Arras, quiétait en train de mettre la table et elle lui dit :
- Regnault, voici les lettres qui auraient empêché qu’on déshéritâtmonseigneur Robert d’Artois. Ce sont de bien méchantes gens, ceux quiles ont ainsi cachées.
Furieux d’être ainsi pris à partie et gourmandé devant un de sesdomestiques, Thierry d’Irechon répliqua aigrement. Une disputes’engagea, tandis que Regnault d’Arras, discrètement, s’esquivait, et,pour en finir, l’évêque, hors de lui, déclara qu’il ne voulait pasdîner en compagnie d’une insolente qui oubliait, à ce point, le respectqu’elle lui devait. La table fut desservie et transportée dans unesalle du bas.
Plus tard, l’évêque, qui venait d’être gravement malade, aurait confiéces lettres à Jeanne de Divion, en la priant de les remettre, quand ilserait mort, à Robert d’Artois. Elle les examina, elle essaya de leslire, elle fit bien attention aux sceaux dont l’un représentait unchevalier armé de toutes pièces. Puis, elle plaça ce précieux dépôtdans un coffret de chêne, fermé à clef, qu’elle se hâta de mettre àl’abri, dans le garde-manger ou
lardier de sa maison d’Arras, etensuite, la cachette ne lui paraissant pas assez sûre, au fond d’unegouttière de la maison, et ce ne fut pas sans peine, car elle se blessaà la main.
L’année suivante, quand l’évêque fut sur le point de rendre son âme àDieu, Jeanne de Divion, d’après cette même déposition, se tenait à sonchevet. Elle se dissimula rapidement derrière le lit, quand un desserviteurs annonça la visite de la comtesse Mahault. Celle-ci, à peineentrée, demanda à Thierry :
- Évêque, pensez-vous à votre âme ?
Il répondit, en soupirant :
- Ah ! madame, je n’éprouverais aucune appréhension, sans l’affaire quevous savez.
Alors, elle se mit à pleurer :
- Évêque, dit-elle, n’ayez point de crainte et agissez comme vousl’entendrez. Je vous suis si attachée que, plutôt que de vous perdre,je donnerais dix comtés comme le comté d’Artois. Trois fois, vous mel’avez conservé. Il est à vous plus qu’à moi ; disposez-en à votreguise.
Assurément, si ces paroles furent prononcées, elles établissaient, dela manière la plus formelle, les droits de Robert d’Artois.
La comtesse Mahault n’avait pas tardé à être avertie des projets deJeanne de Divion. Pour la lutte qui se préparait, pour les prochainsdébats, les deux femmes faisaient le siège des témoins, s’efforçaientd’encourager, de rassurer ceux qui leur étaient favorables, maisn’osaient pas se montrer trop affirmatifs, et d’effrayer, de menacer,ceux dont elles redoutaient les déclarations.
Une cousine de Jeanne, Marie de Feuquières, qui habitait Arras, luiavait rendu le service de cacher dans sa maison quatre coffrets, pourles soustraire aux recherches de la justice. La comtesse Mahaultl’apprit. Elle fit mander devant elle Marie de Feuquières et luidemanda si elle ne savait rien d’une certaine lettre, dont onprétendait que Robert d’Artois devait se servir pour revendiquer lecomté. Et l’autre ayant affirmé qu’elle n’avait pas la moindreconnaissance de cette lettre, ni de l’usage qu’on voulait en faire, lacomtesse ajouta :
- Si vous aviez perdu votre cotte, vous en seriez très affligée :aussi, pouvez-vous croire que je serais très affligée si je perdais lecomté d’Artois.
Un jour qu’elle revenait, sur son char, d’une abbaye voisine d’Arras,elle rencontra, dans la ville, devant la halle aux échevins, un sergentou gardien de cette halle, Raoult, qui avait été attaché, pendant neufans, au service de Thierry d’Irechon, et qui était appelé comme témoindans le procès.
- Raoul, lui dit-elle, tu te disposes à partir pour Paris, et je saispourquoi.
Et comme le sergent, un peu inquiet, gardait le silence.
- Eh bien, reprit-elle, puisque tu vas à Paris, fais bien attention àce que tu y diras !
Deux servantes de Jeanne de Divion, en 1328, avaient le même prénom,Marie et plus familièrement Marotte. Pour les distinguer, on lesappelait
Marotte la noire et
Marotte la blanche, sans doute à causede leur teint, ou on ajoutait au prénom le nom du pays d’origine.
Le jeudi avant l’Ascension de cette année 1328, Marotte de Bethencourt,qui se trouvait à Arras, fut arrêtée par un sergent de la comtesseMahault et incarcérée, sans explication, dans la prison de la ville.
Le lendemain, on la conduisit au château de Rémy et on l’y enferma. Leclerc ou secrétaire du bailli d’Arras lui fit subir un premierinterrogatoire, et, comme elle refusait de répondre, il partit en luidisant :
- Dans trois jours, tu en diras plus qu’on ne voudra.
Ce délai écoulé, pour lui donner le temps de réfléchir, les baillis deLens et d’Arras se présentèrent. Interrogée pour la seconde fois sur lalettre de l’évêque et les autres documents, elle s’obstina à garder lesilence. Alors, on lui montra du doigt une corde et une échelle,l’échelle destinée à la transporter jusqu’à la corde, et, posée sur unetable, bien en vue, une poire d’angoisse (variété de fruit difficile àavaler). Puis, on la descendit dans une espèce d’oubliette et on luilaissa entendre qu’elle irait de là dans la salle de torture.
Cette perspective modifia un peu les résolutions de Marotte deBethencourt. Lorsque la comtesse Mahault l’eut fait venir devant elleet lui eut promis mille livres si elle parlait, et des supplicesvariés, si elle ne parlait pas, elle se décida à avouer que lesfameuses lettres se trouvaient dans un coffret de chêne, dans lelardier, près de la gouttière.
On lui servit une bouteille de bon vin, on la logea dans une chambre
bien poudrée d’herbes vertes. Mais, quand on eut découvert, à laplace indiquée, le coffret de chêne, on constata que les lettres n’yétaient plus.
Jeanne de Divion, de son côté, ne perdait pas son temps. Pour empêcherles révélations des servantes, si portées et si habiles que fussentcelles-ci à n’en faire que de peu compromettantes, elle eut recours àRobert d’Artois, et celui-ci obtint un ordre du roi qui les transférad’Arras à Amiens. Elles échappaient ainsi à la comtesse Mahault.
Quelque temps auparavant, avait été emprisonné, à Paris, un cousin deJeanne de Divion, le bailli de Calais, Guillaume de la Planche, accuséet convaincu d’avoir, l’année précédente, en 1327, tué de sa propremain un bourgeois, Tassart le Chien, que l’on soupçonnait, et à justetitre, de vouloir livrer la ville aux Flamands. Non seulement, ill’avait tué, mais il avait mis au pilori son cadavre, traîné ensuitedans les rues de la ville.
Ce Tassart le Chien était un coquin, mais c’était un bourgeois. Lesfranchises municipales et la justice du roi devaient le venger. Voilàpourquoi le malheureux Guillaume de la Planche, qui faisait tropfacilement l’office de bourreau, avait été plongé, – plongé est bien lemot qui convient, – dans ces prisons du Châtelet qui passaient pour lesmoins confortables de Paris. Dans l’un des cachots, la
Chaussed’hypocras, les détenus avaient les pieds dans de l’eau croupie. Unautre cachot portait le nom de
Fin d’aise. Il était remplid’immondices, au milieu desquelles grouillaient des crapauds. On ydescendait les prisonniers, au moyen de poulies, comme les seaux d’unpuits.
Plus désireux de mettre les autres en prison que d’y séjournerlui-même, Guillaume de la Planche s’ennuyait dans son cachot etcommençait à désespérer d’en sortir, lorsqu’il reçut une visiteimprévue, celle de Jeanne de Divion.
Celle-ci, au début, ne se montra pas très rassurante. Elle prédit audétenu les pires calamités. Tous les membres du Parlement étaient maldisposés contre lui. On voulait faire un exemple. Le moins qu’il pûtredouter était d’avoir la tête tranchée ou de se balancer au bout d’unepotence, entouré d’une nuée de corbeaux.
Peut-être restait-il un moyen de salut. Obtenir l’appui d’un de cespersonnages qui étaient au-dessus des lois et à qui le roi lui-même nepouvait rien refuser. Robert d’Artois, par exemple. Et que fallait-il,pour cela ? Peu de chose. Un simple témoignage. Une affirmation, devantdes juges, qu’on avait entendu l’évêque d’Arras parler de lettresgarantissant les droits du comte et que, ces lettres, on les avait lues.
Pour sortir de prison, Guillaume de la Planche aurait témoigné enfaveur du diable, si le diable avait cherché à être comte d’Artois. Ilpromit tout ce qu’on voulut.
On avait trop besoin de lui pour ne pas tenir fidèlement la promessefaite. Il fut mis en liberté, et condamné à une simple amende de millelivres que ses protecteurs payèrent pour lui.
Une partie de l’opinion publique, à ce moment, soutenait et favorisaitle comte. Il avait pour lui ces grands seigneurs qui, blessés dans leurorgueil de mâles et dans leurs préjugés de féodaux, avaient vu, avecindignation et avec colère, au couronnement du roi Philippe le Long,une femme, en qualité de comtesse d’Artois, s’acquitter des fonctionset jouir des honneurs réservés aux pairs de France. Il avait pour lui,également, la plupart des vassaux et sujets de la comtesse, qui luireprochaient son mauvais gouvernement et la scandaleuse faveur accordéeà l’évêque d’Arras.
On parlait de documents jusqu’alors ignorés, nous dirions aujourd’huide faits nouveaux, sur lesquels le comte allait appuyer sesprétentions, ses revendications, trop longtemps méconnues.
L’authenticité de ces documents semblait certaine. Comment aurait-on pules suspecter ?
Comment aurait-on supposé, à la veille ou au début du procès ou plutôtde l’enquête, qu’ils étaient l’œuvre de falsificateurs au service d’unemisérable aventurière et d’un des plus grands seigneurs de France,dévoré d’ambition ?
A la cour, un revirement s’était produit en faveur de Robert d’Artois.
Par des lettres datées d’Amiens, le 7 juin 1329, le roi Philippe VInomma une commission de huit membres, parmi lesquels Bouchard, sire deMontmorency, et le légiste Pierre de Cugnières, avocat général auParlement, et il chargea cette commission de faire une enquête et derecueillir les témoignages.
Cette enquête eut lieu en Artois, et à Paris, en plein vent, avec unesimplicité qui rappelait saint Louis et le chêne de Vincennes. Lesjuges étaient assis sur l’herbe, dans des prés voisins de l’égliseSainte-Geneviève et de l’église Saint-Bernard.
Sur les cinquante-cinq témoins, la plupart subordonnés, qui furententendus, dix déclarèrent qu’ils avaient vu les lettres établissant ouconfirmant les droits de Robert d’Artois sur le comté.
Douze affirmèrent sous serment, – et c’étaient des vieillards, desgentilshommes d’une réputation inattaquable, – qu’ils avaient assistéau mariage de Philippe, père de Robert III, avec Blanche de Bretagne,et que, dès cette époque, on disait, et eux-mêmes ils l’avaient entendudire, que le comté d’Artois, comme tous les grands fiefs et apanages,ne pouvait se transmettre que de mâle en mâle.
Un des témoins, Simon Dourin ou Dourier, ancien clerc de Me Eudes deSaint-Germain, procureur de Robert II, prétendit, jura avoir copié, desa propre main, l’acte décisif par lequel le comté d’Artois étaitdéclaré réversible sur les enfants issus du mariage de Philippe et deBlanche de Bretagne.
Mais, de toutes ces dépositions, aucune ne fit plus d’impression surl’esprit des enquêteurs que celles de Pierre de Machaux et de Guillaumede Maleval.
Le 30 avril 1315, accusé de malversations (2) et coupable surtout des’être attiré la haine de Charles le Valois, oncle de Louis X, l’anciensurintendant des finances, Enguerrand de Marigny fut pendu, à la grandesatisfaction du populaire qui a toujours aimé à voir pendre, décapiterou brûler vifs des ministres, même innocents.
Pendant que l’on conduisait le malheureux au gibet de Montfaucon, etqu’il était encore sur la charrette, Pierre de Machaux, à en croire sadéposition, lui fut envoyé par le roi Louis X pour s’informer s’iln’avait rien à dire
in extremis, sur le procès déjà entamé entre lacomtesse Mahault et Robert d’Artois. Enguerrand de Marigny réponditqu’il existait peut-être encore des lettres, sur lesquelles l’évêqued’Arras, Thierry d’Irechon, pourrait donner des renseignements, et illaissa entendre que, ces lettres, on avait dû les détruire.
Guillaume de Maleval se montrait plus affirmatif et plus précis.D’après lui, les lettres auraient été brûlées par Enguerrand de Marignylui-même, gagné par la comtesse Mahault, qui lui aurait donné, pourcela, quarante ou cinquante mille livres.
En somme, de tous ces témoignages, se dégageait un tel accent de véritéqu’il devenait presque impossible aux commissaires de ne pas conclureleur enquête dans un sens favorable à Robert d’Artois.
Les deux jugements qui avaient été rendus contre ce prince par la courdes Pairs, Philippe VI les déclara nuls et non avenus.
III
LES FAUSSAIRES A L’ŒUVRE.
Ce premier résultat, ce premier succès, était très important. Maiscomment l’avait-on obtenu ? Par les dépositions de témoins quiaffirmaient l’existence de lettres, d’actes qui rendaient inattaquablesles droits de Robert d’Artois. Ces lettres, ces actes, les enquêteursne les avaient pas eus sous les yeux, et pour cause. Il étaitnécessaire de les produire ; mais, aussitôt qu’on les produisit, ilsfurent suspects.
La confiance, l’aveuglement de ceux qui furent mêlés à cette vasteintrigue étonne, quand on se rend compte des difficultés presqueinsurmontables qu’ils avaient à vaincre, et des moyens aussi dangereuxqu’insuffisants dont ils pouvaient disposer.
Peu de temps après la conclusion de l’enquête des commissaires, on vitreparaître à Arras, d’où elle avait été chassée, Jeanne de Divion.
C’était le jour de la Saint-Jean-Baptiste (24 juin 1329) consacré danscette ville, de temps immémorial, à des fêtes et réjouissances, etnotamment à un tournoi qui attirait toute la noblesse du pays, de dixlieues à la ronde.
Richement vêtue d’une robe fourrée d’hermine, escortée par son mari etpar d’autres gentilshommes, elle paradait sur son cheval. On aurait ditune reine faisant son entrée dans sa capitale. L’aventurière prenait sarevanche. Elle éclaboussait de son luxe d’emprunt ceux qui l’avaientméprisée, ceux qui l’avaient connue pauvre et réduite aux expédients.
Devant la maison de sa cousine Marie de Feuquières, elle s’arrêta.Marie de Feuquières s’était mise à la fenêtre pour voir passer leschevaliers qui se rendaient au tournoi. Interpellée par Jeanne deDivion, elle se plaignit d’abord, avec aigreur, de ne plus avoir reçude ses nouvelles, après les services qu’elle lui avait rendus ; puis,calmée par les explications, par les excuses, par les protestationsd’amitié, elle lui promit d’aller chez elle le lendemain.
A ce moment passait dans la rue, le nez au vent, un bourgeois d’Arraset un des moins estimés, Ourson le Borgne, surnommé le
Beau Parisis,parce qu’on le soupçonnait, et non sans raison, de faire l’usure. Ilavait entendu l’invitation de Jeanne de Divion.
- N’y allez pas, dit-il à Marie de Feuquières, car c’est une personnefort diffamée, ou, si vous voulez y aller, que ce soit avec précautionet la nuit, sans quoi il pourrait vous en cuire.
Marie de Feuquières tient compte du conseil et ne fit sa visite, lelendemain, qu’à la nuit tombante.
Jeanne de Divion la reçut avec de grandes démonstrations amicales ;puis, venant à son dessein, elle lui parla du comte Robert d’Artois, dudévouement avec lequel elle s’était intéressée à sa cause, desrécompenses qu’elle en attendait et que pouvaient en attendre tous ceuxqui le serviraient. Elle ajouta que, pour achever son œuvre, surlaquelle elle se garda bien sans doute de s’expliquer très clairement,elle avait besoin de deux sceaux, l’un du comte d’Artois, Robert II,l’autre du roi Philippe le Bel. C’était simplement pour les compareravec d’autres sceaux brisés, mais on en paierait un bon prix.
Marie de Feuquières promit de se mettre en quête des deux sceaux. Quandelle rentra chez elle, Ourson le Borgne l’y attendait. Ce prêteurd’argent avait flairé quelque bonne affaire, et il était venu auxrenseignements. Marie de Feuquières lui raconta sa visite. Or, il avaitjustement « une lettre en cire verte et en lacs de soie », avec unsceau de Robert II, mais il déclara qu’il y tenait beaucoup et qu’il nela céderait pas à moins de quatre cents livres parisis, – ce quireprésenterait aujourd’hui une dizaine de mille francs.
Prévenue par Marie de Feuquières, Jeanne de Divion se hâta d’envoyer unde ses complices, Perrot de Sains, pour examiner ce sceau, et ellel’acheta trois cents livres. Le paiement ne fut pas facile. Jeanne deDivion n’avait pas la somme, relativement élevée. Elle offrit commegage à l’usurier un cheval noir, sur lequel son mari avait pris part autournoi, et, comme il ne voulait pas s’en contenter, elle lui remitquelques bijoux «
deux couronnes, trois chapeaux, deux affiches, deuxanneaux, le tout d’or et prisé sept vingt-quatre livres parisis (3) ».
Pour toutes ces opérations, l’autorisation de Pierre de Broyes étaitindispensable. Il dormait quand on alla le réveiller, pour luiexpliquer la chose. Il ouvrit un œil, ne comprit pas très bien ce qu’onlui disait, donna l’autorisation qu’on lui demandait, et se rendormit.Nous avons déjà remarqué que c’était un mari débonnaire et sans malice.
Le sceau vendu par Ourson le Borgne fut détaché avec soin et appliquésur l’acte fabriqué par Perrot de Sains, le faux contrat de mariageentre Philippe et Blanche de Bretagne. Jeanne de Divion jeta ensuitedans les
chambres aisées, – au cabinet, – un document qui pouvaitêtre très compromettant, une lettre par laquelle la comtesse deBeaumont lui indiquait divers moyens de se procurer des sceaux.
Rien de plus important, au point de vue légal, sur une lettre ou sur unacte, que ces grands cachets représentant des chevaliers, la lance aupoing, ou des rois sur leur trône, – à une époque où tant de gens, mêmedans les classes élevées, ne savaient pas signer leur nom.
Il en résultait, entre autres conséquences, que le métier d’écrivain ettous les métiers qui se rattachaient à celui-là, comptaient parmi lesplus nécessaires et les plus considérés.
A l’ombre de l’église Saint-Jacques de la Boucherie existait encore, auXVIIIe siècle, la maison construite cinq siècles auparavant par NicolasFlamel, écrivain juré de l’Université de Paris et par-dessus le marchéalchimiste.
Sur le pilier, à droite de la porte d’entrée, on voyait son image enronde-bosse.
Il était vêtu d’une longue robe et d’un ample manteau retroussé surl’épaule droite, et coiffé d’un chaperon, dont les bords, sur les côtéset derrière, tombaient sur le cou. A la ceinture il portait, signedistinctif de sa profession, l’écritoire et le cornet.
C’est ainsi qu’il faut se représenter ces innombrables clercs,écrivains, copistes, tous plus ou moins suppôts de justice, car ilsdevaient aux chats fourrés du Parlement ou du Châtelet, par la copie demémoires requêtes, exploits, etc., une bonne partie de leurs gains.
Ils étaient plus de dix mille, laïques, prêtres ou moines, toussemblables par le costume, les mœurs, tous plus ou moins frottés delatin.
La plupart logeaient dans le quartier de l’Université, dans la rue dela Parcheminerie, alors rue
aux Ecrivains, ou dans cette autre rue,près de Saint-Jacques de la Boucherie, à laquelle ils donnèrentégalement leur nom, et dont le principal habitant, comme on vient de levoir, était Nicolas Flamel, marié à dame Pernelle, dont la jalousie, àce que dit l’histoire, le rendait très malheureux, et dont la mort luicausa une vive satisfaction.
Parmi eux abondaient les artistes et les spécialistes ; ceux quifaisaient, avec la plume d’oie ou la plume de métal, – car on ne seservait plus, depuis longtemps, du
calame ou roseau, – les capitales,les lettres de fantaisie, barbues, tondues, perlées, brodées, tressées,sagittées ou labyrinthoïdes, en forme d’oiseaux, de serpents, depoissons ; les
rubricateurs, qui excellaient dans les lignesinitiales et les têtes de chapitres écrites en rouge ; les
chrysographes, qui n’usaient, pour de précieux manuscrit, que d’encred’or ou d’argent ; et ceux qui traçaient, comme le frère Alumno, auXIIIe siècle, sur les beaux parchemins, des lettres aussi fines, aussinettes, que les plus menus caractères d’imprimerie.
Souvent, peintres et calligraphes, ils écrivaient et enluminaient.
Il y avait les maîtres, dont on admire encore les œuvres, Jehan deMontmartre, Jehan Susane, nommé enlumineur du roi Jean le Bon, le 30octobre 1350, avec deux sols parisis par jour, comme gages, plus centsols par an pour ses robes,
pro robis, et même une femme Anastasie,louée par Christine de Pisan.
Mais il y avait aussi, dans cette profession si encombrée, une plèbe,de simples grossoyeurs, dégarnis d’argent, prêts à toutes les besognes,honnêtes ou non.
On les trouvait dans leurs échoppes, ou aux étages les plus élevés desvieilles maisons de la rue de la Parcheminerie, ou dans des tavernesmal famées, attendant le client problématique comme l’araignée lamouche, un peu copistes et un peu agents d’affaires, mêlés sans grandprofit à bien des secrets.
Pour recourir plus facilement à eux, Jeanne de Divion avait besoind’être à Paris. Sa sécurité, d’ailleurs, y était plus grande, et elles’y sentait mieux protégée, moins suspecte.
Elle vint loger à l’hôtel de l’Aigle, dans la rue du même nom, quiaboutissait à la rue Saint-Antoine, non loin de la place Baudoyeroù se tenaient les marchands de marée et où, chaque matin, à la mêmeheure, se présentaient les prudhommes chargés de choisir le poisson duroi.
Cet hôtel de l’Aigle, qui appartenait à l’abbaye deSaint-Maur-les-Fossés, était un des plus réputés de Paris.
On entrait dans une cour entourée de montoirs et au milieu de laquellese dressait un poteau, surmonté d’une lanterne. Il y avait une vasteécurie, pour les chevaux, et une salle à manger, pas beaucoup pluspropre, pour les voyageurs (4) ; à côté, la cuisine d’où s’échappaitune appétissante odeur de pâtisserie, car au XIVe siècle, comme au XXe,on mangeait beaucoup de gâteaux, et les Français se distinguèrenttoujours par leur gourmandise.
La vaisselle était d’étain, et non pas de poterie ou de bois, commedans les hôtelleries populaires. Les chambres contenaient des lits àcoffres, (ce qui vous donnait l’impression de coucher dans une malle)et même, les plus chères, des lits à ciel suspendu. Les repas coûtaientdeux sous, et ce prix assez élevé ne les mettait pas à la portée detoutes les bourses.
Quant à l’hôtelier, si nous en jugeons par la réputation qu’avaientalors ses confrères, c’était, sans doute, un vieux filou. Il a laisséquelques successeurs.
Le quartier où se trouvait cet hôtel de l’Aigle était, sauf aux heuresde marché, très tranquille, presque désert. On ne risquait d’y êtredérangé, et très rarement, que par les visites des archers qui venaients’assurer que les règlements, et particulièrement celui de ne pas logerdes gens de mauvaise vie, étaient observés. S’ils aperçurent, au coursd’une de ces visites, Jeanne de Divion, ils durent la prendre pour unebelle et honneste dame.
Dès son arrivée à Paris, elle s’était préoccupée de cette questionessentielle des sceaux, sans lesquels aucune apparenced’authentification, pour les actes qu’elle préparait, n’était possible.
Elle avait d’abord songé à les contrefaire, et Mme de Beaumont luiaffirmait que la chose ne présenterait pas de grandes difficultés.
Pour s’en assurer, elle se rendit chez un
tailleur de sceaux, quihabitait dans une rue voisine du Palais de justice. Elle lui demanda dereproduire un sceau en mauvais état qu’elle lui apportait. Il refusa enalléguant des règlements très compliqués, l’obligation pour ceux quidésiraient faire reproduire un sceau de prouver leur identité, lapossession légitime, etc.
Elle rendit compte de sa démarche, de son insuccès à Mme de Beaumont,et les deux femmes, les deux complices, tombèrent d’accord, qu’ilfallait recourir à un autre moyen :
détacher les sceaux authentiquespour les appliquer sur les actes faux.
Une des servantes de l’aventurière, Jeannette, – qui est appelée dansle procès de divers noms, Desquesnes, des Chainnes, de Charennes, dePire ou Dupré, – connaissait ou prétendait connaître ce procédé. Ellel’avait employé pour la lettre supposée de l’évêque d’Arras, mais sansdoute assez maladroitement, car Robert d’Artois n’osa jamais produirece document, qui n’est connu que par la déposition d’un des témoins,Jacques Rondelle.
On allait essayer de faire mieux. Jeanne de Divion s’était liée avec uncertain Jean Oliette, qui lui avait vendu plusieurs sceaux utilisableset qui se vantait de pouvoir les détacher plus facilement et avec plusd’habileté que la servante Jeannette. Ce Jean Oliette était le gendred’un écrivain juré de l’Université de Paris, Robert Rossignol. Ilrecommanda en même temps son procédé et son beau-père.
Robert Rossignol se rendit, de nuit, dans la chambre de Jeanne deDivion, à l’hôtel de l’Aigle. Moitié par peur, moitié par cupidité, ilcopia un acte, rédigé par Jeanne ou par Mme de Beaumont, et par lequelRobert II était censé investir de son comté d’Artois son fils Philippeet les enfants mâles de Philippe ; mais, par précaution, pour seménager une échappatoire, au lieu de 1302 (28 juin), date que devaitporter le document, il écrivit 1322, et personne ne s’aperçut, sur lemoment, de cette erreur volontaire.
L’acte copié, Robert Rossignol avait hâte de filer, et par le pluscourt chemin, car toute cette aventure, à laquelle on le mêlait, luiparaissait sentir le fagot.
- Tu ne sortiras pas, lui dit Jeanne de Divion, avant d’avoir vu ce queje vais faire.
Et on se demanda quel intérêt elle pouvait avoir à le retenir, quelleraison plus sérieuse que le puéril désir de lui montrer sa dangereusehabileté.
Elle ouvrit un coffret placé sur une table qui était au milieu de lachambre. Elle en sortit des sceaux et les étala sur la table. Elle lesprésenta ensuite, pour les échauffer, à la flamme d’une chandelle queportait la servante Jeannette et, avec un long cheveu, arraché de satête et plongé dans un mystérieux liquide, pour lui donner plus deforce, elle les détacha du parchemin. Certains témoins prétendentqu’elle se servit pour cette délicate opération, d’un couteau dont lalame très mince avait été rougie. Quoi qu’il en soit, après avoirdétaché avec soin les sceaux, sans les briser, elle en présenta ledessous à la flamme et elle les appliqua sur l’acte qu’on venait decopier.
Cet hôtel où l’on n’entendait plus aucun bruit, cette chambre maléclairée par une chandelle fumeuse, cette jeune femme qui semblaitpratiquer une opération de magie noire, avec tant de dextérité que lediable devait y être pour quelque chose, cette scène, ce décorépouvantaient Robert Rossignol. Il crut devoir protester et d’une voixtremblante, plein d’une indignation très effrayée, il s’écria :
- Ah ! demoiselle, ce que vous faites est vilenie et trahison, et quipourrait bien vous conduire au bûcher !
Elle le regarda d’un air dédaigneux :
- Tais-toi, chétif, lui dit-elle, ce qui vient d’être fait l’a été pourMonseigneur Robert d’Artois, et, si tu avais la hardiesse d’en parler,il t’en coûterait cher.
Jeanne de Divion porta, le vendredi après la Pentecôte (1330), au comteet à la comtesse de Beaumont, qui se trouvaient alors à leur château deReuilly, l’acte copié par Rossignol et pourvu des sceaux (il y en avaitsix), qui devaient lui donner un aspect d’authenticité. Ce fut alorsqu’on s’aperçut de l’erreur de date.
- Simple vice de notaire, déclara un des familiers du comte, Tesson, etil s’y connaissait, étant lui-même notaire royal.
Quand le jour suivant ce Tesson, qui se disposait à quitter le châteaude Reuilly, vint prendre congé, le comte était en train de lire unroman de chevalerie, la comtesse était étendue sur un lit de repos, etJeanne de Divion se tenait assise, par terre, à ses pieds. On reparlade l’acte. Jeanne de Divion demanda au notaire royal s’il n’avait pasun canif.
- Qu’en voulez-vous faire ? répondit-il.
- Gratter le chiffre qui a été ajouté en trop, à moins que vous nepensiez qu’il vaut mieux l’effacer avec de l’encre.
- Gardez-vous-en bien, vous gâteriez tout.
Et, prenant son canif, il gratta lui-même le chiffre.
- Maintenant, Monseigneur, dit-il au comte, vous pouvez, sans lamoindre crainte, vous servir de cet acte.
On s’était procuré, en les payant fort cher, tous les sceaux dont onavait besoin. On avait recruté, à prix d’or ou par des promesses ou pardes menaces, une bande de copistes faméliques. Il restait encore biendes obstacles à vaincre.
La pièce la plus malaisée à fabriquer était les lettres patentes dePhilippe le Bel, annexées à l’acte de mariage de Philippe avec Blanchede Bretagne. Il semble résulter du procès que ce furent Robert d’Artoiset sa femme qui se chargèrent de la fabrication comme de la rédactionde cette pièce.
On s’adressa, pour cela, à un ancien notaire du comte Robert II, SimonDourier ou Dourin, très âgé, très expérimenté, et qui savait comment serédigeaient et se formulaient les actes royaux sous Philippe le Bel. Onlui donna un modèle écrit en français ; mais, après l’avoir copié, ille déclara sans valeur parce qu’il n’était pas écrit en latin, languedont se servait toujours Philippe le Bel, pour les pièces officielles.
On fit alors venir, Simon Dourin s’étant sans doute récusé, lechapelain et notaire du comte, Thibaut de Meaux, et on lui demanda derédiger en latin des lettres de confirmation qui étaient destinées, –ce fut du moins ce qu’on lui dit pour ne pas éveiller ses soupçons, –au mariage du fils du comte, Jean d’Artois, avec une demoiselle deLeuse. Les noms, les dates, devaient être laissés en blanc.
L’acte ainsi formulé, on voulut, pour aller plus vite, confier le soinde le copier à un jeune clerc qu’on avait sous la main, Colinet Dufour,qui était au service de la comtesse de Beaumont ; mais ce Colinet s’entira très mal. Il s’embrouilla dans ce latin barbare, ratura, oubliades mots, et le comte, très mécontent, lui dit, ou à peu près :
- Que le diable emporte celui qui t’a appris à écrire.
Il fallut recourir à un copiste plus instruit et plus exercé, Me Jehan,écrivain juré de la ville d’Évreux. Les lettres patentes,calligraphiées avec soin, sur beau parchemin, prirent leur formedéfinitive, et on y appliqua un sceau de Philippe le Bel, que Jeanne deDivion avait réussi à se procurer.
Parmi ces pièces falsifiées, destinées à entraîner la décision desjuges, il y en avait une dont nous n’avons pas encore parlé, et certes,la plus décisive, une prétendue déclaration de la comtesse Mahault etdatée du 10 mars 1324, et reconnaissant que le comté d’Artoisappartenait à son frère, Philippe, lorsqu’il s’était marié, et que cecomté devait
être en droit à son cher neveu, Robert d’Artois.
Produire, rendre publique cette déclaration, du vivant de la comtesseMahault, c’était inévitablement s’exposer à un désaveu. On y mit bonordre, et, ici, nous entrons en plein dans le drame.
Au mois d’octobre 1329, la comtesse Mahault revenait de Paris où elleavait été mandée pour défendre ses droits et où elle avait eu unelongue conférence avec le roi Philippe VI. Arrivée à Saint-Germain,elle se sentit subitement atteinte par une mystérieuse maladie. Elle sehâta de regagner Paris, et, au bout de huit jours, le 27 octobre, ellemourut.
Sa fille, Jeanne de Bourgogne, veuve du roi Philippe le Long, futprovisoirement mise en possession du comté d’Artois. Quelques mois plustard, elle partit pour Arras, sa capitale. Elle se trouvait à Roye,dans le Vermandois, lorsque, une nuit, – c’était le 31 janvier 1330, –elle eut soif et demanda à son bouteiller, Huppin, de lui donner du
claret. Huppin lui apporta un pot en argent et une coupe. Elle but.Elle se mit au lit et, presque aussitôt, un grand frisson secoua toutson corps et elle rendit l’âme. Les médecins constatèrent que le
venin lui sortait par la bouche, par les narines, par les oreilles,et que son corps était marbré de taches noires et blanches.
Deux témoins, parmi lesquels Michelet Guéroult, valet du notaire royalTesson, attribuèrent ces morts subites et inexplicables à Jeanne deDivion. Elles servaient merveilleusement ses projets, ses machinations.Si ces morts furent des crimes, comme l’ont cru les contemporains, onpeut, sans trop d’invraisemblance, les lui attribuer.
IV
LA JUSTICE DU ROI.
Tous ces pourparlers, tous ces conciliabules, toutes ces recherches desceaux, des changements de fortune trop rapides, des démarcheshasardeuses et des confidences imprudentes, finissaient par attirerl’attention et par semer la défiance. Il y avait trop de complices pourque le secret pût continuer longtemps à être bien gardé.
Lorsque Robert d’Artois se décida à produire les actes sur lesquels ilappuyait la revendication de ses droits, bien des gens se doutaient ousavaient que ces actes étaient des faux. Il y avait eu, non seulementdes dénonciations, mais des aveux. Si déplorable que lui parût unchâtiment mérité qui, en frappant le beau-frère du roi, risquaitd’éclabousser le trône, Philippe VI comprit la nécessité de sévir.
Nous avons vu que, pour la copie des lettres de confirmation ou deratification attribuées faussement à Philippe le Bel, on s’étaitadressé au notaire royal, Simon Dourin. Ce fut probablement cettedémarche qui donna l’éveil.
Peu de temps après, Jeanne de Divion, qui venait d’arriver à Conches,où Robert d’Artois possédait une
verderie (vénerie), un pavillon dechasse, fut mandée, par ordre du roi, à Paris.
- J’ai grand’peur, dit-elle au comte, qu’on ne me veuille mettre enprison.
Ses pressentiments ne la trompaient pas. A peine était-elle rendue àParis, qu’on l’enfermait dans un des cachots du Grand Châtelet.
La justice disposait alors de moyens un peu brutaux, mais trèsefficaces, pour arracher des aveux aux criminels, et même auxinnocents. Jeanne de Divion, qui n’était pas innocente, parla. On avaitarrêté et interrogé la plupart de ses complices. Eux aussi, ils avaientparlé.
L’instruction fut secrète. Il n’en reste aucune trace, aucune trace, dumoins, de la procédure. On sait seulement que, du Grand Châtelet,Jeanne de Divion fut transférée dans les cachots de l’hôtel de Nesle,voisin du Louvre. Là, la main du roi pouvait s’appesantir encore plusfortement sur elle. Elle n’avait plus ni recours, ni espoir. Elle étaitperdue.
Certainement soumise à la torture, bien qu’aucun document ne le dise,trois fois la malheureuse avait fait des aveux. Pendant quinze mois,elle resta enfermée dans cette triste tour de Nesle, qui rappelait lesouvenir de Buridan et de Marguerite de Bourgogne, et dont les murssemblaient tachés de sang. Un arrêt du 6 octobre 1331 l’en fit sortir.
Il y avait alors, en dehors de l’enceinte de Paris, à l’extrémité de larue des Bourdonnais, un terrain servant de voirie, qu’on appelait laplace des Pourceaux et qu’on appellera, plus tard, la place aux Chats.C’est là que, ce 6 octobre 1331, on transporta dans une charrette, avecun moine à son côté, chargé de la ramener à Dieu (elle avait beaucoupde chemin à faire), Jeanne de Divion. Elle renouvela ses aveux, et avecplus de remords, avec moins de ménagements, en présence du prévôt deParis, du grand prieur de l’hôpital de France et de plusieurs hautspersonnages.
On avait dressé un bûcher. Elle y monta, et l’homme vêtu de rouge, lebourreau, y mit le feu.
Sur cette même place, la servante, fidèle et dévouée, Jeannette, futégalement brûlée, le 20 mai 1335.
Martin de Neufport, le sergent du roi, s’était empressé, dèsl’arrestation de Jeanne de Divion, de faire des aveux et de dénoncer auprévôt de Paris ses complices. Il fut mis hors de cause.
On ne put jamais retrouver ni Jean Oliette, ni sa femme, ni les deuxservantes, Marotte la noire et Marotte la blanche. On soupçonna lecomte d’Artois de les avoir envoyés dans quelque pays étranger, oupeut-être, pour plus de sûreté, de les avoir expédiés dans l’autremonde.
L’ex-bailli de Béthune et de Calais, Guillaume de la Planche, futcondamné à déposer dans l’église de Notre-Dame, à Paris, et dansl’église de Notre-Dame, à Arras, un bassin d’argent du poids de sixmarcs, avec la chaîne pour le suspendre, et un cierge de trois livresqu’on devait brûler pendant la grande messe.
La tête découverte et les pieds nus, chargé d’un cierge et d’un bassin,il fut conduit en procession, du palais de justice à Notre-Dame, lejour de l’Ascension, en 1335. L’autre bassin et l’autre cierge, le jourde la Pentecôte de la même année, il les déposa pieusement dansl’église de Notre-Dame d’Arras.
Cela valait mieux que d’être pendu.
Avant de le condamner, ou plutôt pour ne pas être obligé de lecondamner, Philippe VI avait essayé d’obtenir de son beau-frère unehumble confession, une sincère manifestation de repentir, qui auraitlaissé une place à la clémence. Robert d’Artois s’obstina à prétendreque les actes qu’il invoquait en sa faveur étaient authentiques, qu’illes avait reçus
d’un homme vêtu de noir. En réalité, cet homme vêtude noir, et dont il se gardait bien de dire le nom, c’était sonconfesseur, le frère jacobin Jacques Aubéry. Il avait remis ces papiersau moine et les lui avait aussitôt redemandés. Voilà comment il pouvaitaffirmer, sans mentir, qu’il les avait reçus d’un homme vêtu de noir.
Le 28 mars 1330, le roi convoqua au Louvre sa cour du Parlement. Parmiceux qui en faisaient partie, on comptait un clerc très instruit ettrès habile dans l’art de l’écriture, l’abbé de Cluny. Les fonctions deprocureur général étaient tenues par un des plus célèbres avocats dutemps, Me Simon de Bucy.
Robert d’Artois avait plutôt l’attitude d’un justicier que celle d’unaccusé. Plus que jamais, il affirmait l’authenticité des actesprésentés par lui.
- Si quelqu’un, s’écria-t-il, ose soutenir le contraire, je jette mongage et l’appelle au combat comme traître et félon.
Et il jeta, au milieu de l’assemblée, son gantelet de fer.
Un gantelet n’est pas une preuve et il ne s’agissait pas,malheureusement pour Robert d’Artois, d’un combat, mais d’une expertise.
L’abbé de Cluny n’eut pas de peine à établir la fausseté des actes, etil le fit d’une manière saisissante. De la flamme d’une torche, ilapprocha le sceau appliqué par Jeanne de Divion sur une des pièces. Lesceau tomba, laissant voir des marques de la criminelle opération.
Robert d’Artois fut comme anéanti par cette irréfutable démonstration.Il baissa la tête, garda le silence. A trois reprises, Simon de Bucylui demanda s’il persistait à vouloir légalement se servir de cesactes. Il finit par répondre, d’une voix à peine distincte, qu’ilallait en délibérer avec son conseil. Il sortit un instant, puis revinten déclarant qu’il renonçait.
Il signait ainsi lui-même sa condamnation. Ses prétentions furentdéfinitivement rejetées. Les procédés dont il avait usé pour sedéfendre furent blâmés et flétris. On brisa les sceaux. Le roi voulut,de sa propre main, entailler avec des ciseaux, rendre à jamaisinutilisables, les quatre pièces, condamnées elles aussi, – et qu’onpeut voir encore, avec cette flétrissure, aux Archives.
Le châtiment se fût sans doute borné là, si Robert d’Artois avait faitun geste de regret ; mais son orgueil, soumis à une si rude épreuve, seraidit, refusa de fléchir. Son attitude resta aussi hautaine, avec plusd’irritation et d’amertume, avec un plaie qui ne se ferma jamais.
Il décourageait l’indulgence et repoussait le pardon. On prit contrelui des mesures de plus en plus sévères. Ses biens furent saisis, parun arrêt du 19 mars 1332, qui le condamna à un bannissement perpétuel.Il s’y attendait. Après avoir fait embarquer, à Bordeaux, pourl’Angleterre, ses chevaux et son trésor, il s’était réfugié à Bruxelles.
V
L’ENVOUTEMENT.
La perte de son procès, l’insuccès de toutes ces combinaisons qu’ilcroyait si habiles et si sûres, l’écoulement définitif de sesambitions, avaient un peu troublé l’esprit de Robert d’Artois. Un moinede l’ordre de la Trinité, qui lui servait de chapelain, frère HenriSagebrand, raconte, dans sa déposition au procès, que, dans la crainte,sans doute, d’être arrêté ou assassiné, il changeait sans cesse dechambre et qu’il passait une grande partie de son temps à parler auxoiseaux de ses volières.
En réalité, – le frère Sagebrand ne le dit pas, mais il nous le laisseentendre, – Robert d’Artois ne parlait pas aux oiseaux, comme autrefoisFrançois d’Assise,
mais au Diable, et la preuve, c’est qu’enprononçant des mots incompréhensibles, dans une langue bizarre, ilregardait avec obstination la pierre d’un anneau d’or qu’il portait audoigt, quelque talisman maudit, une pierre évidemment infernale.
Il était de plus en plus sujet à de cruelles insomnies. Or, un soir, –c’était vers la Saint-Jean-Baptiste de l’année 1333, et il logeaitalors chez Gaultier, avoué d’Huy (5), près de Liège, – il envoyachercher le frère Henri Sagebrand, à qui il aimait assez à se confier.Il lui annonça qu’il venait de recevoir des lettres de France, que safemme s’intéressait beaucoup à sa santé et qu’elle se disposait à fairepréparer, à son intention, des petits billets magiques, écrits sur descarrés ou des bandes de parchemin (6). Il n’aurait qu’à les placer sursa tête et il dormirait si profondément qu’on pourrait le transporterd’un lieu à un autre, sans qu’il s’en aperçût.
Frère Henri se mit à rire et, hochant la tête, il affirma, avecautorité :
- Ce sont là des procédés de
truffeurs pour exploiter les bonnes gens.
Robert d’Artois se tourna vers un valet, Berthelot, qu’on avait mis àson service.
- Frère Henri, lui dit-il, n’a pas confiance dans les billets qui fontdormir. Je le croyais plus savant.
- Lui ! répliqua Berthelot, pour qui la science n’était pasprobablement que l’art de calligraphier, il ne serait pas capable detracer un A ; mais je connais un homme qui peut écrire ces billets. Ils’appelle Fourriau.
Le frère Henri connaissait, lui aussi, Fourriau et il ne l’appréciaitque médiocrement.
- Ce n’est qu’un pauvre hère, déclara-t-il d’un air dédaigneux. S’il ensavait autant que vous le prétendez, il aurait un peu plus d’argent.
Ce Fourriau était un scribe qui paraît avoir eu comme principaleressource, assez dangereuse, ces billets magiques, pour lesquels il seservait d’une encre spéciale, dont il possédait le secret. Le frèreHenri, sur la demande du comte, alla le voir et, pour deux florins, ilcopia, en rouge et en noir, sur un petit morceau de parchemin, uneformule consacrée et mystérieuse.
Robert d’Artois s’appliqua sur la tête le petit morceau de parchemin –et il continua à mal dormir.
Sa perpétuelle inquiétude le poussait de projets en projets, touségalement irréalisables. Il songeait à tuer le roi de France et lareine, qu’il détestait encore plus. Avec une troupe de malandrins,armés et payés par lui, il voulut marcher sur Paris.
Contre ces odieux ennemis, trop bien défendus dans leur Louvre etinexpugnables, contre tous ceux, juges ou autres, qu’il rendaitresponsables de ses malheurs, qui prendre comme allié, comme patron ?Qui était plus puissant que le roi et peut-être plus puissant que Dieu?...
Robert d’Artois se décida à s’adresser au Diable.
Chassé du ciel, Satan régnait sur la terre ; mais, dans les ténèbres dumoyen âge, jamais il ne régna autant qu’au XIVe siècle. Jamais il nefut servi avec plus de dévouement, adoré avec plus de ferveur. Lesavantages qu’il accordait à ses fidèles, il ne les leur faisait pastrop attendre. Il ne leur promettait pas un bonheur lointain etproblématique. Argent, honneurs, titres, ils en jouissaient pendantleur vie.
Bien plus que Dieu lui-même, Satan intervenait dans le gouvernement dumonde. On le sentait partout présent, jaloux de son autorité etdésireux de ne pas la laisser oublier. On voyait bien qu’il avait uneréputation à soutenir et une clientèle à garder et à accroître.
Qu’on les redoutât ou qu’on s’efforçât de les utiliser, personne neméconnaissait ni son activité, ni son influence. L’Église avait pourlui une haine, mêlée de peur. Haine et peur que nul, dans ce sièclemaudit, n’éprouva et ne représenta autant que ce pape d’Avignon, JeanXXII, dont on ne peut pas ne pas évoquer la sombre et dure figure quandon parle de la magie et de l’envoûtement au moyen âge. Entre lui etSatan, qu’il traitait en ennemi personnel, la lutte incessante, le duelacharné dura près de vingt ans.
Énergique jusqu’à l’entêtement, dévot jusqu’au fanatisme, ce vieillardviolent, vindicatif, thésauriseur, avait une âme d’inquisiteur, uneimagination emportée et inquiète, toute saturée du plus noirmysticisme. Son savoir très réel, très varié, lui laissait, en lesexagérant, tous les préjugés et toutes les superstitions de son temps.Il était théologien, médecin, alchimiste. Il écrivait des traités surles maladies des yeux, sur la goutte, sur la formation du fœtus, et un
Art transmutatoire des métaux.
Que Dieu existât, il le croyait fermement ; mais il était encore plussûr de l’existence du Diable. Il le voyait sans cesse rôder autour delui. Il le poursuivait, il le chassait avec des oraisons, des injures,des menaces, des signes de croix et des aspersions d’eau bénite. LeDiable revenait toujours et se vengeait en suscitant contre sonintraitable adversaire des empoisonneurs, des envoûteurs et desmagiciens.
Convaincu qu’on voulait attenter à sa vie et l’empêcher de faire sonsalut, le vieux pape devenait féroce. Ses lettres, ses bulles nous lemontrent atteint, au plus haut degré, incurablement, du délire de lapersécution. Une double terreur pesait sur lui, celle du poison etcelle de l’envoûtement.
Il écrivait à l’évêque de Riez et au Dr Paul Teissier : «
Lesmagiciens Jacques, dit Brabançon, Jean d’Amant, médecin, ont préparédes breuvages pour nous empoisonner, nous et quelques cardinaux, nosfrères ; et, n’ayant pas eu la commodité de nous les faire prendre, ilsont fait des images de cire sous nos propres noms en peignant cesimages. Mais Dieu nous a préservés et a fait tomber en nos mains troisde ces images diaboliques. »
A peine avait-il expulsé le Diable de ces images de cire que sesennemis le lui renvoyaient, enfermé dans un anneau ! Commentn’aurait-il pas été épouvanté et exaspéré ? Pour se défendre contre lescharmes et les sortilèges, aucune précaution ne lui semblaitsuffisante, aucun châtiment ne lui paraissait trop cruel. Il frappait àtort et à travers, comme un fou, comme un monomane, et il appelait àson aide l’exorciste et le bourreau. la prière, la prison et le bûcher.
Jacques dit Brabançon et le médecin Jean d’Amant étaient ensevelis dansces cachots, dans ces oubliettes, dans ces
in pace, d’où l’on nesortait que l’esprit et le corps malades, avec une vision d’horreur.L’évêque de Cahors, Hugues de Gérard, accusé d’envoûtement, étaittraîné dans les rues d’Avignon, déchiré, écorché avec des crocs de fer,jeté vivant, loque humaine, couverte de boue et de sang, sur un bûcherqu’on avait dressé, près du palais pontifical, au pied du rocher desDoms, à l’ombre de cette vieille église, consacrée à la Vierge et à laMère qui représente, pour les chrétiens, toutes les indulgences ettoutes les miséricordes.
Hérétiques et magiciens, Roger Bacon, Raymond Lulle, Dante, Albert leGrand, etc., ceux qui cherchaient la pierre philosophale et ceux quicherchaient Dieu, ce vieillard débile, guetté par la mort et quin’avait de forces que pour haïr, les poursuivait de la mêmeréprobation. Quand il pouvait les saisir, il les frappait des mêmeschâtiments.
Le bûcher qui s’était allumé à Avignon pour Hugues de Gérard était àpeine éteint qu’il se rallumait à Marseille, pour ces Franciscainsdissidents, les petits frères, les
fraticelli, ardents dans leur foi,simples dans leurs mœurs, et tout imprégnés de l’esprit de Françoisd’Assise.
Sous l’influence de cet effroyable pape, Jean XXII, qui régna, – quisévit, – de 1316 à 1334, la sorcellerie et toutes les sciences mauditesfirent d’immenses progrès, grandirent sous la persécution.
La puissance du Diable fut affirmée par l’Église, proclamée
urbi etorbi. Les magiciens ne passèrent plus pour des malades et desimposteurs. On leur reconnut, à eux aussi, un pouvoir surnaturel, desforces mystérieuses, qu’ils devaient à leur maître Satan et qui lesrendaient dangereux et criminels, les plaçaient hors de l’humanité. Leconcile de Valladolid, en 1322, défendit, sous peine d’excommunication,de les consulter. L’Inquisition les pourchassa, les traqua, leur fitune guerre impitoyable (7). Un vent de folie passa sur le monde. Lesâmes les mieux trempées n’y échappèrent pas. L’universelle crédulitéaccueillit avec empressement tout ce qui flattait le goût dumerveilleux, tout ce qui donnait satisfaction à cet impérieux etmaladif besoin de s’enrichir ou de se venger de ses ennemis, parl’intervention de Dieu ou du Diable.
Et les procès d’envoûtement se multiplièrent.
En 1305 était morte la femme de Philippe le Bel, Jeanne de Navarre,victime, disait-on, d’une pratique de ce genre. Ses fils (8)n’hésitèrent pas à le croire, et, redoutant d’être frappés de la mêmemanière, ils firent le serment de se prêter une mutuelle assistance. Cefut une société d’assurance contre le Diable et ses représentants etses ministres.
Le magicien, professionnel ou accidentel, qu’on avait accusé del’envoûtement de Jeanne de Navarre, c’était Guichard, évêque de Troyes.Comme sa maladie se prolongeait, il avait, dit-on, approché du feu lafigurine de cire façonnée à sa ressemblance, et il s’était écrié :
- Que diable ! elle vivra donc toujours, cette femme !
Puis, dans un accès de colère, il avait jeté au feu la figurine de cireet, aussitôt, la reine était morte. D’autres crimes analogues luiétaient reprochés. Heureusement pour lui, son principal accusateur,Noffo Dei, finit par reconnaître qu’il l’avait calomnié et attesta soninnocence. Et les juges, pour se consoler de n’avoir pu brûlerGuichard, firent pendre Noffo Dei.
En 1315, Pierre de Latilly fut accusé d’avoir envoûté Philippe le Belet Louis le Hutin. Celui-là aussi eut la chance d’échapper au bûcher.
Cette même année 1315, Enguerrand de Marigny était accroché au gibet deMontfaucon.
Une des causes ou un des prétextes de sa condamnation avait été ladécouverte chez sa femme, Alix de Monts, et chez sa sœur, la dame deCanteleu, de petites statuettes de cire, coiffées d’une couronne etvêtues d’un manteau d’hermine. «
Ces images, dit la « Chronique deSaint-Denis »,
étaient fabriquées de telle sorte que, si elles avaientpu longtemps durer, le roi (Louis X) et le comte (Charles de Valois)n’auraient fait chaque jour que se dessécher et dépérir. »
Les deux femmes, qu’on s’était hâté d’emprisonner, furent relâchéesaprès l’exécution d’Enguerrand de Marigny, sur leur affirmationréitérée qu’elles avaient voulu, non pas menacer la vie du roi, maisémouvoir son cœur.
Coupables peut-être, si l’on en croit la
Chronique de Saint-Denis,elles bénéficièrent du mouvement de pitié qui suivit la mort de cemalheureux ministre, dont l’innocence était reconnue, un peu tard, parcelui qui était la principale cause de sa condamnation. Charles deValois, en effet, pris de remords, faisait crier aux passants, par lespauvres de Paris, auxquels il avait donné de larges aumônes :
- Priez Dieu pour Monseigneur Enguerrand de Marigny et pour MonseigneurCharles de Valois.
Voilà ce qui sauva Alix de Monts et la dame de Canteleu ; mais, commeil fallait donner une petite satisfaction et compensation aux juges, lecomplice, le comparse, Jacques Paviot, fut brûlé.
En 1316, le cardinal François Caietani usa de ce même procédé du
voltpour essayer de se débarrasser de quelques personnes qu’il n’aimait paset qui gênaient ses ambitions.
Il y avait à Paris, quelques années plus tard, en 1319, une sorcière,Marguerite de Belleville, surnommée la Sage-Femme, très réputée et trèsachalandée par son adresse à fabriquer des volts et à composer descharmes. Associée à cinq autres personnes, parmi lesquelles sa commère,Méline la Haumière, elle fit une tentative d’envoûtement contre Jeannede Bourgogne. On mit en prison, au Châtelet, toute la bande, mais il neparut pas y avoir eu de condamnation plus sévère.
Mahault elle-même, la comtesse Mahault, tante de Robert d’Artois, nelui avait-on pas reproché, en 1317, la composition d’un « filtre » pourréconcilier sa fille Jeanne de Bourgogne et son gendre Philippe leLong, et d’un autre filtre, moins bien intentionné, pour empoisonnerLouis le Hutin, ce pauvre Louis le Hutin qui semble avoir étéspécialement visé par tous les fabricants de poisons, de charmes et demaléfices ?
Dans les procès qu’on vient de rappeler ne furent impliqués, à de raresexceptions près, que des personnages considérables, des grandsseigneurs, un cardinal, des évêques. Il y en eut beaucoup d’autres,moins connus, mais aussi tragiques.
Cette monomanie de l’envoûtement a été la plaie et la tare du XIVesiècle, d’une époque caractérisée par l’oppression fiscale, la soif del’or, des guerres incessantes, la brutalité des grands et la misère despetits, un excès de souffrances qui cherchait partout des dérivatifs,et un détraquement nerveux presque universel.
L’envoûtement a existé dans tous les pays, dans tous les temps. Ilexiste encore, et plus répandu et plus redoutable qu’on ne pensegénéralement.
Théocrite le décrit. Ovide, dans une de ses
Héroïdes, représente unemagicienne fabriquant, pour ses incantations, de fragiles statuettes decire. Au cours de ses missions dans le Canada, le père Charlevoix, auXVIIIe siècle, a retrouvé cette criminelle pratique, cette tentative ouce moyen de tuer à distance, chez les Illinois.
Au XIVe siècle, l’envoûtement avait ses traditions, ses lois, sesrègles, ses formules.
La statuette de cire, le
volt ou
voult (du mot latin
vultus,visage), façonnée à la ressemblance de la personne visée, étaitreprésentée les bras levés et les mains croisées, quand il s’agissaitd’un envoûtement d’amour, les bras baissés et les mains appuyées surles cuisses, quand il s’agissait d’un envoûtement de haine, cas le plusfréquent.
On insérait dans la figurine une dent de la personne (c’est de là queviendrait l’expression
avoir une dent contre quelqu’un) ou descheveux, des rognures d’ongles, etc.
Le cœur d’une hirondelle, placé sur l’aisselle droite de la statuetteet le foie, sous l’aisselle gauche, aidaient beaucoup au succès del’opération.
En tout cas, une condition essentielle était de baptiser la figurinedes noms de son modèle, avec prêtre, parrains et marraines, de l’oindred’huile baptismale et de cendre d’hosties consacrées.
Dans l’affaire du cardinal Caietani (1316), un agent provocateur, Jehandu Pré, faux monnayeur, au service du comte de Bare et sorcier,fabriqua, avec une demi-livre de cire vierge achetée chez un épicier,les deux figurines représentant les cardinaux Colonna et il les baptisadans un bassin de barbier remplie d’eau bénite. Pour l’envoûtement duroi et du comte de Poitiers, ce même Jehan du Pré essaya de se procurerune langue de pendu de trois jours, qu’il fallait baiser… Le tout setermina par une dénonciation du cardinal Caietani par l’agentprovocateur.
La figurine de cire était parfois remplacée par un animal, un crapaudgénéralement, tué avec un couteau magique, et dont, souvent, onenlevait le cœur, enveloppé dans des effets ou du linge ayant appartenuà l’envoûté, et percé de clous ou d’épingles. L’envoûtement offraitplus de chances de réussite, si on enterrait le crapaud, après luiavoir fait avaler une hostie.
Il arrivait assez fréquemment que l’image fût d’airain ; mais on devaitalors lui donner une forme bizarre, en contournant les membres, enplaçant la tête à l’envers et, surtout, en inscrivant sur cette tête unnom mystérieux, un des noms du Diable sans doute, et, sur les côtés,une non moins mystérieuse formule, composée en partie de lettres del’alphabet arabe :
Alif, Laseil, Zazahit mil Meltat Levatan Leutace.On déposait ensuite la statuette dans un tombeau et on n’avait plusqu’à attendre les effets de l’opération.
D’une manière générale, rien de plus difficile que d’avoir et de donnerdes indications précises sur les formules d’incantations dont seservaient les envoûteurs. Elles étaient et restaient secrètes. On neles prononçait qu’avec de grandes précautions, devant des initiés, etportes closes. Les démonographes du XVIe siècle, lorsque par hasard ilsles connaissaient, n’ont pas osé les transcrire. Ils avaient peurde respirer soudain une odeur de soufre et de voir apparaître, à côtéde leur table de travail, messire Satan. Ces opérations pouvaient malfinir. Le Diable avait un assez mauvais caractère : il n’aimait pasqu’on le dérangeât inutilement.
Les gens amis de leur repos ne doivent pas non plus s’amuser à faire,par curiosité, de l’envoûtement. Ils s’exposeraient à déplacer, àmettre en mouvement des forces insoupçonnées, et à produire, sans levouloir, des effets terribles. Il y a dans l’envoûtement doubletransmission de pensée et de volonté, parfois inconsciente, des côtésinexplicables, des mystères non pénétrés encore. La raison et laprudence commandent de réserver son jugement et de s’abstenir de touteexpérience.
Les détails qu’on vient de donner, les observations qu’on vient defaire, peuvent avoir leur utilité, pour expliquer dans quel atmosphèrede sombre et noir mysticisme, de foi dévoyée, d’obsession satanique,vivait Robert d’Artois, comme tous les hommes de son temps, et laportée de l’arme dont il allait se servir.
Entre la Saint-Rémy (1er octobre) et la Toussaint de l’année 1333, ildit à son chapelain, dont il faisait volontiers, nous l’avons vu, sonconfident, surtout quand il avait besoin de lui :
- Frère Henri, je viens de recevoir de Paris, des nouvelles qui ne sontpas trop bonnes. L’on m’a envoyé un
voult fabriqué contre moi par lareine…
- Voult ? interrogea le moine. Je ne sais ce que ce mot signifie.
- C’est, reprit le comte, une figure de cire à la ressemblance de lapersonne à laquelle on veut nuire.
Cette explication donnée, Robert d’Artois resta un instant silencieux ;puis, comme s’il prenait son parti.
- Frère Henri, ajouta-t-il, je ne vous ai pas dit la vérité. Ce n’estpas contre moi que le voult a été fait.
Et, s’approchant d’un coffret placé sur une table, il en sortit unestatuette de cire, haute de cinquante centimètres environ, et quireprésentait un jeune homme. Elle était enveloppée, dans le coffret,d’un voile de crêpe.
Sur la tête de cette statuette, on avait appliqué une longue chevelure.Le moine voulut y porter la main ; mais, d’un geste effrayé, le comtel’arrêta :
- N’y touchez pas ! s’écria-t-il. Ce voult a été fraîchement baptisé.Il est à la ressemblance de Jean de France, fils du roi, et fait contrelui, mais j’en attends un autre, à l’image de la reine, ou plutôt decette diablesse qui, tant qu’elle vivra, sera mon ennemie. Et quand cevoult sera prêt, je vous demande en grâce, frère Henri, de la baptiser,par amour de moi.
Le frère s’y refusa avec indignation. Il ne voulut même pas promettred’envoyer à sa place un autre baptiseur, et la conversation en resta là.
Le jour où le comte montra à frère Henri la statuette de cire, étaitarrivée au château de Namur, où il résidait, Jeannette (sans doute laservante de Jeanne de Divion), laquelle, d’après la déposition dumoine, « porte les messageries de Monseigneur Robert d’Artois et va, enguise d’homme, portant un fardelet à son col », Frère Henri pensa quec’était cette Jeannette qui avait apporté de Paris le voult.
Quel usage en fit Robert d’Artois ? Réussit-il à se procurer l’autrevoult, celui de la reine ? Trouva-t-il un prêtre ou un moine pourbaptiser les figurines de cire ? Aucun document du procès ne nouspermet de l’affirmer, mais c’est très probable. Ses contemporains n’ontpas hésité à le considérer, non seulement comme un faussaire, maiscomme un envoûteur. On ne peut guère douter que ces bizarres eteffrayantes opérations de l’envoûtement, – le baptême, les coupsd’épingle dans le cœur de la statuette de cire, – il ne les aitpratiquées ou fait pratiquer devant lui. Nous savons, par le procès,qu’il ne se borna pas à sa tentative manquée auprès de frère HenriSagebrand, et qu’il essaya de trouver un prêtre ou un moine mieuxdisposé à le servir.
On avait enfermé dans les prisons de l’évêque de Paris, – non pas commedes coupables, mais comme des témoins qu’on voulait avoir sous la main,– en même temps que frère Henri, un prêtre du diocèse de Liège, JeanAimeri, et voici ce que raconta ce Jean Aimeri aux juges quil’interrogèrent, le 31 janvier 1334 (9).
Un chanoine de l’église Saint-Albin de Namur vint, un jour, luiconseiller de s’attacher au comte Robert d’Artois, capable et trèsdésireux de l’obliger et de lui donner beaucoup d’argent et
jusqu’àcent et cent mailles d’or.
- Quel est donc, répondit le prêtre, le service qui me vaudra une siforte somme ? Je n’ai pas l’habitude de tant gagner. Je m’estime bienpayé lorsqu’on me gratifie de huit deniers ou douze ou quatorze, lesjours où je chante ma messe.
Le chanoine répliqua :
- Vous êtes un homme qui avez voyagé par tous pays, en deçà des montset ailleurs ; et vous avez vu et appris bien des choses que la plupartdes gens ignorent. Si vous exécutez ce qu’on attend de vous, le roi deFrance ne sera pas roi dans un an.
Jean Aimeri, qui commençait à s’inquiéter, demanda des explicationsplus précises.
- Vous savez certainement, ajouta alors le chanoine de Namur,
fairemanies ou forceries (envoûtements et opérations magiques), grâceauxquelles le roi ne manquera pas de mourir très rapidement.
Le prêtre, si l’on en croit sa déposition, ne voulut pas en entendredavantage, et il se retira dignement, en disant à celui qui essayait dele tenter et de l’entraîner dans quelque abominable aventure :
- Gardez l’affaire pour vous et veuillez me laisser en paix.
Robert d’Artois tenait sans doute beaucoup à l’avoir comme complice,car, peu de temps après, il lui envoya l’avoué d’Huy, chargé de luifaire les plus engageantes promesses. Si, par ses sortilèges, ilprovoquait la mort du roi, il deviendrait le clerc le plus honoré et leplus riche du pays. Il aurait autant d’or et d’argent qu’il en voudraitet un beau cheval avec ses harnais et sa selle.
Pour la seconde fois, Jean Aimeri refusa, avec énergie, et il ajouta :
- Je préférerais assassiner sur les grands chemins que commettre lecrime qu’on me demande et je m’étonne qu’un bon chevalier tel que vousme le propose et me le conseille.
Et il répéta, en terminant, ce qu’il avait dit au chanoine :
- Veuillez me laisser en paix.
Au moment où Robert d’Artois formait de si mauvais dessins, il en futpuni, semble-t-il, par un avertissement de la Providence.
A la Noël de cette année 1333, et, par conséquent, un mois après saconversation avec frère Henri, il voulut aller assister à un tournoiqui se donnait, ce jour-là, à Namur. Il logea dans la maison d’unbourgeois de la ville, Jean Ornet, et, afin de voir sans être vu, il seservit, en guise de masque, d’une « nasse à prendre poisson ». Ilregardait par une étroite fenêtre, garnie de barreaux de fer. Il sepencha un peu trop, engagea sa tête entre les barreaux, et ne putensuite la retirer qu’avec de grands efforts et après s’êtrecruellement blessé au cou et au visage. Il se mit au lit et, se croyanten danger de mort, il se confessa à frère Henri et se repentit(provisoirement) de ses fautes.
VI
LES DERNIÈRES ANNÉES. LA TRAHISON.
C’est vers cette époque que se place, dans ce drame, un épisode assezamusant, la poursuite de Robert d’Artois, par un sergent du roi, unhuissier à cheval, qui ne réussit pas à l’atteindre et qui, peut-être,ne réussit même pas, ce qui dut lui être plus sensible, à se fairepayer. Cela semble du moins résulter de la requête qu’il adressa aux
magnifiques et puissants seigneurs de la Chambre des Comptes de Paris.
Robert d’Artois avait été condamné au bannissement par la cour desPairs en 1331. Au mois de septembre de cette année, il était sorti deFrance. La haine et les craintes du roi continuaient à le poursuivre.Il était partout suspect et partout menacé. Il errait, dans lesPays-Bas, de province en province. Ceux qui lui donnaient un asilepassager attendaient avec impatience son départ. Le duc de Brabant,chez qui il pensait trouver un refuge plus sûr, un appui plus généreux,lui conseilla bientôt de s’établir à Louvain ; mais, quand le fils duduc, Jean, épousa la fille de Philippe VI, Marie, une des clauses ducontrat de mariage exigea l’expulsion de Robert d’Artois.
Il alla, sur les frontières, de ville en ville, de château en château.Il séjourna chez le seigneur de Bostelle, chez un parent de l’avouéd’Huy, Regnault d’Argenteau, non loin de Liége.
En 1333, il se trouvait au château de Namur où il resta assezlongtemps. L’opération dont on chargea Robin du Martrai, le sergent duroi dont on vient de parler, doit être de l’année suivante, despremiers mois de 1334.
Le bruit s’était répandu que le comte était en Provence. Le gouverneurde cette province au nom du roi de Naples promit à Philippe VI sonappui pour l’arrestation. Philippe VI chargea de cette arrestation lesénéchal de Beaucaire, qu’il avait mandé à Paris, et celui-ci, deretour dans sa sénéchaussée, confia à Robin du Martrai la délicatemission de poursuivre le fugitif et de lui mettre la main au collet.
Robin du Martrai parcourut vainement la Provence. Il vit à Nice legouverneur qui l’engagea vivement à partir pour l’Allemagne, où secachait, croyait-on, Robert d’Artois. Il arriva dans une ville qu’ilappelle Philibert et où il essaya inutilement de se renseigner. Aprèsavoir, pendant une quinzaine de jours, battu la campagne, dans les deuxsens du mot, il repassa le Rhin et s’arrêta à Genève. Là, on lui appritque Hugues, comte de Genève, avait donné à Robert d’Artois six hommes àcheval portant derrière eux, sur le dos du cheval, des mangonneaux. Lesdifficultés de l’arrestation devenaient de plus en plus sérieuses. Lesmangonneaux étaient des petits canons qui lançaient des traits et despierres et qui devaient faire d’assez graves blessures. Je suppose quele sergent du roi n’avait pas une très grande hâte d’atteindre celuiqu’on l’avait chargé d’arrêter, car, pour être sergent, on n’en est pasmoins homme.
De Genève, Robin du Martrai descendit à Avignon. On lui dit que Robertd’Artois venait d’y passer. Le gouverneur qui, pour s’en débarrasser,l’aurait envoyé en Chine, l’engagea à aller en Italie, où, sans doute,il rencontrerait le comte. On vit le malheureux huissier à Vintimille,à Coni, à Asti. Il se décida enfin à revenir à Nîmes, d’où il se rendità Paris, pour y faire son rapport, rapport qui dut être fraîchementaccueilli.
Cette expédition avait duré quatre mois. Le sergent du roi avaitdépensé, pour lui, un valet et deux chevaux, – dont un mourut defatigue, – 10 à 12 tournois par jour, ce qui représenterait aujourd’huiune cinquantaine de francs. Sa note de frais, y compris ce qu’ilréclamait pour le cheval mort, s’élevait à 1296 livres, unecinquantaine de mille francs. C’était un peu cher pour une expéditionratée.
Robert d’Artois avait pris le parti de se réfugier en Angleterre,déguisé en marchand pour ne pas être reconnu pendant le trajet.
Le roi Édouard III le reçut avec de grands honneurs, l’admit dans sonconseil et lui accorda de nombreux avantages, pécuniaires et autres,qui ne furent rendus publics qu’après la rupture avec la France.
Cette rupture, nul plus que Robert d’Artois n’y contribua. Le faussaireet l’envoûteur allaient aboutir au traître.
En 1336, Philippe VI fit demander à Édouard III, son vassal,
s’ilétait vrai qu’il tînt avec lui et en sa compagnie, Robert d’Artois, sonennemi mortel, et banni du royaume. Il ne put obtenir d’autre réponsequ’une déclaration de guerre.
En 1340, le vassal rebelle et félon, impatient de se venger, fut mis àla tête d’une armée qui passa en Artois, et ce comté, dont on lui avaitrefusé la possession, il le livra, comme une proie, à ses bandes deroutiers ; mais, si les campagnes furent dévastées, les villesrésistèrent. Du haut des beffrois, dans leur cage de pierre, lescloches sonnèrent le tocsin, comme pour les incendies. A leur voix, onréunit les milices communales, on ferma les rues avec des chaînes et onhissa les canons sur les murailles crénelées. Partout s’organisa ladéfense. Le traître eut peur et recula.
Au mois d’octobre 1342, avec une flotte anglaise, il s’embarqua pour laBretagne. Près de Guernesey, une bataille navale eut lieu, acharnée etindécise. Ni d’un côté ni de l’autre, on ne put s’attribuer la victoire; mais Robert d’Artois, avec quelques vaisseaux, aborda à Vannes. Ilassiégea la ville et réussit à s’en emparer. Un retour offensif desBretons, quelques jours après, la lui enleva. En essayant de s’ymaintenir, il fut blessé à la cuisse, faillit être pris, et se sauva àgrand’peine, couvert de sang, par une poterne.
La blessure s’était rapidement envenimée. Robert d’Artois, qui avaittrouvé un abri à Hennebont, sous la protection de la flotte anglaise,craignit, lorsqu’elle serait partie, de tomber, malade, entre les mainsdes Français. Il partit pour l’Angleterre et débarqua à Londres. Il n’ydébarqua que pour mourir, sans doute à la fin d’octobre, un peu avantla Toussaint. Il fut enterré, d’après Froissart, à l’église Saint-Paul,et, d’après d’autres chroniqueurs, à Cantorbéry.
Il mourut sur un sol étranger, hostile, loin de sa femme, emprisonnéeau château de Chinon, loin de ceux qu’il avait eus comme compagnons etcomme amis, accablé (on voudrait le croire) par le souvenir de tout lemal qu’il avait fait, par les premiers et tristes résultats de laguerre déchaînée par lui contre son pays.
Les années qu’il vécut, banni et fugitif, après son crime, furentcouvertes comme d’un voile presque impénétrable. On ne connaîtexactement ni la date de sa mort, ni le lieu de sa sépulture. Ceprince, qui avait été un des seigneurs les plus puissants, un des chefsles plus habiles, un des hommes les mieux doués de son temps, perdu parson ambition et par son orgueil, principal acteur dans un des dramesles plus émouvants du moyen âge, disparut sans presque laisser detrace, enveloppé de silence et d’oubli.
HENRID’ALMÉRAS.
NOTES :
(1)
Copyright by Henri d’Alméras, 1925. Tous droits de traduction,adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, ycompris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Et accusé aussi d’envoûtement, comme on le verra plus loin.
(3)
Déposition de PERROT DE SAINS. Les couronnes, les chapeaux, lesaffiches devaient être des diadèmes, des colliers et des agrafes. Tousces bijoux furent dégagés, moyennant trois cents livres, par le comteet la comtesse de Beaumont.
(4) Sauf pour ceux qui étaient excommuniés. Ceux-là mangeaient dans unesalle à part ou dans leur chambre.
(5) Les avoués étaient des représentants et défenseurs du temporel deséglises et couvents. Des villes, des communautés avaient aussi desavoués.
(6) Ces talismans avaient été interdits, sous peine d’excommunication,dans un concile tenu à Rome, en 721.
(7) A Carcassonne, de 1320 à 1350, il y eut plus de quatre centsexécutions pour crimes de sorcellerie.
(8) Philippe le Long, Louis le Hutin et Charles le Bel.
(9) Le même jour avait eu lieu l’interrogatoire de frère Henri.